Le Maître de la terre/Livre III

Traduction par Théodore de Wyzema.
Perrin et compagnie (p. 283-418).

LIVRE III

LA VICTOIRE

Ce jour suprême ne viendra point sans que se soit produite, auparavant, une grande apostasie, et sans qu’on ait vu paraître l’Homme de Péché, est En tant de Perdition,

Cet ennemi de Dieu, qui s’élèvera au dessus de tout ce qui est appelé Dieu ou qui est adoré, à tel point qu’il trônera lui-même dans le temple de Dieu, se faisant passer pour un être divin…

Et le mystère d’iniquité est en train de s’accomplir, dès à présent ; et il faut que ceux qui sont fidèles maintenant persévérant dans la fidélité…

Et alors il sera révélé sous son jour véritable, ce monstre d’iniquité que le Seigneur Jésus fera périr par le souffle de sa bouche, et qu’il détruira par l’éclat de sa venue ;

Ce personnage qui doit arriver accompagné de la puissance de Satan, avec toute sorte de signes, de miracles, et de prodiges trompeur,

Et orné de toutes les séductions qui porteront à l’iniquité ceux qui sont destinés à périr, parce qu’ils n’auront pas accepté l’amour de la vérité, qui les aurait sauvés.

(IIe Épître de saint Paul aux Thessaloniciens, II, 3, 4 et 7-10).

CHAPITRE PREMIER

I

La petite chambre où le nouveau pape se tenait assis, son livre en main, était un modèle de simplicité. Les murs étaient blanchis à la chaux, le plafond était fait de poutres non rabotées, et de la terre battue formait le plancher. Au milieu de la pièce se dressait une table carrée, avec une chaise de bois auprès d’elle ; un brasier, maintenant refroidi, occupait le milieu du vaste foyer ; et la chambre ne contenait rien d’autre, absolument, à l’exception d’une douzaine de volumes sur une planche, contre l’un des murs. Il y avait trois portes, dont l’une menait à l’oratoire privé, une deuxième à l’antichambre, et la troisième à une petite cour pavée. Les fenêtres du sud avaient leurs volets clos : mais, Par la fente irrégulière de ces volets mal joints, ruisselait, en lames de feu, l’ardente lumière du printemps oriental.

C’était l’heure de la sieste, après le repas de midi, et, sauf le bruit de faux, rapide et saccadé, d’une cigale, au flanc de la colline qui s’élevait derrière la maison, un silence profond régnait à l’entour.

Le pape, qui avait dîné depuis plus d’une heure, avait à peine fait un mouvement, depuis lors, sur sa chaise, tout absorbé dans la lecture du livre qu’il tenait en main. Pour un instant, il avait tout mis de côté : ses propres souvenirs des trois mois passés, son amère anxiété présente, le poids effroyable de sa responsabilité. Le livre qu’il lisait était une réédition populaire, à bon marché, de la fameuse Biographie de Julien Felsenbargh publiée à Londres un mois auparavant ; et le pape était maintenant arrivé presque aux dernières pages.

C’était un livre très serré et très habilement écrit, œuvre d’un auteur anonyme, et que quelques-uns, d’abord, avaient attribuée à Felsenburgh lui-même. La plus grande partie du public, cependant, se refusait à admettre cette hypothèse : mais on était d’avis que le livre avait été rédigé, avec le consentement de Felsenburgh, par l’un des membres de ce petit groupe de privilégiés, qui, désormais accueillis dans l’intimité du Président, l’aidaient à diriger la politique du monde.

Le corps de l’ouvrage traitait de la vie de Felsenburgh, ou plutôt des deux ou trois années de cette vie que le monde avait pu connaître, depuis son brusque avènement dans la politique américaine, et sa médiation en Orient, jusqu’à la récente série de faits des mois précédents, où, tour à tour, Felsenburgh avait été proclamé messie à Damas, adoré comme un dieu à Londres, et, enfin, s’était vu élire à la présidence des deux Amériques.

Le pape avait parcouru le récit de ces événements historiques, qui lui étaient déjà suffisamment connus ; mais surtout il avait étudié avec attention l’analyse du caractère du mystérieux personnage, ce que l’auteur appelait, sentencieusement, sa « révélation au monde ». Cet auteur définissait, comme étant les deux grands traits caractéristiques de la personnalité du Président, sa double faculté de domination sur les mots et sur les faits. « En lui, écrivait-il, les mots, ces enfants de la terre, se trouvent mariés aux faits, ces enfants du ciel ; et le suprême Surhomme n’est que le produit de cette union. » Parmi les traits secondaires, l’écrivain anonyme notait la prodigieuse mémoire du héros, son génie linguistique. Il le louait de posséder à la fois « l’œil télescopique et l’œil microscopique », de pouvoir discerner également les grandes tendances universelles et les plus menus détails des choses particulières. Diverses anecdotes illustraient ces observations, et l’auteur rapportait un certain nombre de ces courts aphorismes qui étaient l’un des modes d’expression favoris de Felsenburgh. « Nul homme ne pardonne, disait, — par exemple, celui-ci : ce qu’on appelle pardonner, c’est seulement comprendre. » Ou bien : « Il faut une foi suprême pour renoncer à croire en Dieu. » Ou bien encore : « Un homme qui croit en soi-même est seul capable de croire en son prochain. » Et le pape songeait que cette dernière phrase traduisait parfaitement l’égoïsme transcendant qui, mieux que tous les autres états d’esprit, était capable de s’opposer à l’esprit chrétien. Felsenburgh disait encore : « Pardonner un mal commis, c’est approuver un crime. » Et encore : « L’homme fort ne doit être accessible à personne, mais tous doivent être accessibles pour lui. »

Il y avait, dans plusieurs de ces paroles, un certain ton d’emphase assez déplaisant ; mais ce ton provenait bien plutôt du biographe que de l’orateur lui-même. Quiconque avait vu Felsenburgh savait de quelle façon ces phrases avaient dû être prononcées : sans aucune solennité pédante, mais enveloppées d’un tourbillon brûlant d’éloquence, ou bien exprimées avec cette simplicité, étrangement émouvante, qui avait valu au Président sa première victoire sur Londres. Certes, il était possible de haïr Felsenburgh, et de le craindre, mais non pas de le dédaigner, ni de sourire d’aucune de ses manifestations.

Un des thèmes favoris de l’auteur du livre était de signaler l’analogie qu’il découvrait entre son héros et la nature. Dans l’un comme dans l’autre se trouvait la même contradiction apparente, la combinaison de l’extrême tendresse avec l’extrême impitoyabilité. « Le pouvoir qui guérit les plaies est aussi celui qui les inflige, le pouvoir qui revêt le sol de fleurs et de gazon est aussi celui qui le ravage par les tremblements de terre. » De même il en était pour Felsenburgh. Lui, qui avait pleuré sur la destruction de Rome, un mois après avait parlé de l’extermination comme d’un instrument qui, parfois, pouvait et devait être employé au service de l’Humanité. « Seulement, ajoutait-il, c’est un instrument qui doit être employé avec délibération, non avec passion. »

Ces paroles avaient soulevé un intérêt extrême, et tout le monde, d’abord, les avait trouvées singulièrement paradoxales, de la part d’un homme qui, la veille, avait prêché la paix et la tolérance. Mais, sauf un renforcement de mesures pour la dispersion des catholiques irlandais, et, çà et là, quelques exécutions individuelles ou par petits groupes, ces paroles de Felsenburgh, jusqu’ici, n’avaient pas été suivies d’effet ; et, de jour en jour, le monde s’était accoutumé à les admettre ; à comprendre leur nécessité profonde, et même à en attendre la prochaine réalisation. Car, aussi bien, comme le remarquait précisément le biographe, un monde issu de la nature physique ne pouvait manquer d’accueillir avec faveur l’homme qui accomplissait les préceptes de cette nature, le premier qui, délibérément et ouvertement, introduisait dans les affaires humaines des lois telles que celle de la survivance du plus apte, et des vérités naturelles telles que l’immoralité du pardon. Dans cet homme, qui incarnait la nature, comme dans la nature elle même, il y avait forcément une part de mystère : et l’un comme l’autre devaient être acceptés pour que l’être humain pût se développer et suivre sa voie.

Et le secret de ce pouvoir qu’exerçait Felsenburgh résidait, d’après le biographe, dans la personnalité du Président. Le voir, c’était croire en lui, ou plutôt c’était le reconnaître comme le représentant nécessaire de la vérité naturelle. « Nous ne pouvons pas expliquer la nature, ni lui échapper par des regrets sentimentaux Le lièvre mourant crie comme un enfant, le cerf blessé pleure de grosses larmes, le moineau tue ses parents ; la vie n’existe qu’à la condition qu’existe la mort ; et ces choses arrivent malgré toutes les théories qu’il nous plaît d’enfanter. La vie doit être acceptée dans ces conditions, qui seules sont bonnes, car nous ne pouvons pas nous tromper en suivant la nature ; et ce n’est qu’en acceptant ces conditions que nous trouverons la paix, car notre commune mère ne révèle ses secrets qu’à ceux qui la prennent comme elle est. » Pareillement il en était de Felsenburgh. « Sa personnalité est d’une’sorte qui ne souffre point la discussion. Il est complet et suffisant en soi, pour ceux qui se fient à lui ; et toujours il restera une énigme détestée pour ceux qui ne seront pas avec lui. Et il faut que le monde, se l’étant donné pour maître, se prépare à la conséquence logique de son avènement. Il ne faut point que le sentiment, une fois de plus, se trouve admis à dominer et à entraver la raison ! »

Enfin, l’écrivain anonyme montrait comment, à cet Homme par excellence, convenaient proprement tous les titres décernés, jusqu’alors, à des Êtres suprêmes imaginaires. Ainsi, c’était lui qui était le Seigneur, car à lui était réservé de mettre au jour cette vie parfaite de paix et d’union à laquelle, avant lui, les innombrables générations humaines avaient aspiré vainement. Et il était aussi le Rédempteur, car il avait racheté l’homme des ténèbres et de l’ombre de la mort, guidant ses pas dans la voie de la paix. Il était le Fils de l’Homme, car lui seul était parfaitement humain. Il était l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin de l’humanité renouvelée. Il était Dominus Deus Noster, — tout comme Domitien l’avait été jadis ! songeait le pape. — Il était aussi simple et aussi complexe que la vie même est simple dans son essence, complexe dans ses manifestations.

Et déjà son esprit remplissait le monde. L’individu n’était plus séparé de ses frères ; et la mort n’apparaissait plus que comme une ride qui courait, çà et là, sur l’immense mer inviolable. Car l’homme avait enfin appris que la race était tout, et non le moi personnel ; la cellule avait enfin découvert l’unité du corps entier ; et, de l’aveu des plus grands penseurs contemporains, la conscience même de l’individu allait bientôt céder le titre de personnalité à la masse collective des hommes. Au reste, n’était-ce pas cette fusion des individus en une humanité totale qui, seule, pouvait expliquer la cessation des rivalités de partis et des conflits entre les nations ? Or, tout cela, c’était l’œuvre de Julien Felsenburgh !

Voici que je suis pour toujours avec vous, — l’auteur anonyme terminait son livre par cette citation, — depuis ce jour jusqu’à la consommation du monde ! Je suis la porte, la route, la vérité et la vie ; le pain de la vie et l’eau de la vie. C’est moi qui suis le désir de toutes les nations ; et mon royaume n’aura pas de fin.

Ayant achevé de lire cette péroraison toute lyrique, le pape jeta le livre, et s’accouda sur la table, les yeux fermés.

II

Et lui-même, qu’avait-il à dire à tout cela ? Il n’avait à y répondre qu’en attestant un Dieu qui se cachait et un Sauveur qui tardait à venir, un Consolateur qui, depuis longtemps, avait cessé de se faire entendre dans le vent et de se faire voir dans la flamme !

Dans la chambre voisine se dressait un petit autel en planches, que surmontait une botte de fer ; et, dans cette boîte, était une coupe d’argent, et, dans cette coupe, était quelque chose.

À une distance d’environ cinquante mètres de la maison, s’élevaient les dômes et les toits plats d’un misérable village appelé Nazareth ; le Carmel était sur la droite, éloigné d’un peu moins de deux kilomètres ; sur la gauche était le Thabor ; en face, la plaine d’Esdraélon ; et, derrière, c’étaient Cana, et la Galilée, et le lac immobile, et Hermon. Et plus loin encore, vers le sud, Jérusalem. C’est à cette bande étroite de terre sacrée que le pape était venu demander asile : à cette terre où, deux mille ans auparavant, était née une religion qui, maintenant, allait être rasée de la surface du sol, à moins que Dieu ne parlât, du ciel, dans un nuage de feu. C’était sur cette terre qu’avait marché Quelqu’un dont les hommes avaient pensé qu’il allait racheter Israël. Dans ce même village, jadis, Il avait puisé l’eau de la fontaine, et exécuté des travaux d’artisan. Sur ce lac allongé, tout proche, Ses pieds s’étaient posés comme sur des pierres ; sur la haute montagne de gauche, Il s’était transfiguré dans une gloire prodigieuse ; et c’était sur la pente basse et unie des collines du nord qu’Il avait déclaré que les doux étaient bénis du ciel, et que les pacifiques étaient les vrais enfants de Dieu, et que ceux qui avaient faim et soif seraient rassasiés et désaltérés.

Et maintenant les choses en étaient arrivées à ceci : le christianisme s’était éteint en Europe, comme le soleil se cache par delà les cimes obscurcies ; Rome, l’éternelle Rome n’était qu’une masse de ruines ; et, dans l’Orient et dans l’Occident, un homme avait été installé sur le trône d Dieu. Le monde avait avancé à pas gigantesques. Le sens social régnait dans sa perfection. Les hommes avaient appris la leçon sociale du christianisme, mais en la séparant de son divin précepteur ; ou plutôt même, disaient-ils, c’était malgré lui qu’ils l’avaient apprise. Trois millions d’âmes, peut-être, ou cinq, dix millions au plus, demeuraient, sur la surface entière du globe habité, pour adorer encore Jésus-Christ comme Dieu. Et le vicaire du Christ était assis dans une chambre blanchie à la chaux, à Nazareth, vêtu aussi simplement que son Maître, et attendant la fin.

Il avait fait tout ce qu’il avait pu. Pendant plusieurs jours, en vérité, l’année précédente, on s’était demandé si quelque chose pouvait encore être fait. Trois cardinaux seulement restaient en vie : Steinmann, le patriarche de Jérusalem, et Percy Franklin ; — tous les autres gisaient écrasés sous les ruines de Rome. En l’absence de tout précédent pour leur indiquer la voie à suivre, les deux cardinaux européens étaient venus rejoindre leur collègue de l’Orient, et chercher abri dans une des seules villes où régnât encore la tranquillité. Car, avec la disparition du christianisme grec, la Palestine avait vu disparaître les derniers vestiges de lutte intestine entre chrétiens ; et, par une sorte de consentement tacite du monde, le christianisme, depuis lors, y jouissait d’une liberté relative. La Russie, de qui maintenant toutes ces régions dépendaient, s’occupait fort peu de ce qui s’y passait. Elle s’était contentée, jadis, de désaffecter les Lieux Saints, pour en faire simplement des curiosités archéologiques ; et les événements de l’année précédente avaient eu pour effet, là comme ailleurs, de faire interdire les offices publics du culte chrétien : mais, si l’on ne pouvait pas dire la messe ouvertement, à Jérusalem et dans tout le pays, du moins n’y avait-il pas de contrée au monde où la police fût plus tolérante pour les oratoires privés.

Les deux cardinaux, en arrivant à Jérusalem, s’étaient bien gardés de porter aucun insigne de leur dignité ; et tous deux s’étaient conduits avec tant de réserve que fort peu de personnes, dans la ville, avaient été informées de leur séjour. Quelques semaines après leur venue, le vieux patriarche était mort ; mais non pas avant que Percy Franklin, dans les circonstances les plus étranges qui se fussent produites depuis le premier siècle de la vie chrétienne, eût été élu au pontificat suprême. L’élection s’était faite en quelques minutes, au lit du malade. Les deux vieillards avaient insisté : l’Allemand était même revenu, une fois encore, sur l’étrange ressemblance de Percy et de Julien Felsenburgh, en y joignant des remarques, murmurées entre ses dents, sur le caractère voulu de cette antithèse et le doigt de Dieu. Percy, sans pouvoir prendre au sérieux ce qu’il tenait pour une superstition, n’en avait pas moins été forcé d’accepter la charge que lui confiait l’Esprit Saint. Il s’était choisi le nom de Sylvestre, le dernier saint de l’année ; et il était le troisième de ce titre. Puis, profitant de la sécurité que lui offrait la Palestine, il était allé s’installer à Nazareth avec son chapelain. Steinmann, lui, s’était empressé de retourner à ses devoirs, dans son pays ; et le vénérable vieillard avait été pendu, dans un tumulte, à Hambourg, quinze jours environ après son arrivée.

Il s’était agi, ensuite, pour le nouveau pape, de créer de nouveaux cardinaux. Avec des précautions infinies, des brefs avaient été en voyés à vingt personnes. Sur les vingt, neuf avaient refusé ; et, de trois autres à qui l’offre avait été faite plus tard, un seul avait cru pouvoir accepter. Ainsi, il y avait, à ce moment, sur la terre, douze personnes qui constituaient le Sacré Collège : deux Anglais, dont l’ancien chapelain Corkran, deux Américains, un Français, un Allemand, un Italien, un Espagnol, un Polonais, un Chinois, un Grec, et un Russe. À ces douze hommes étaient confiées d’immenses régions, sur lesquelles leur autorité était absolue, soumise seulement à celle du Saint-Père.

Pour ce qui est de la vie du pape lui-même, quelques mots suffiront à en donner une idée. Cette vie, dans ses circonstances extérieures, ressemblait un peu à celle de Léon le Grand, mais sans l’importance temporelle ni la pompe. Théoriquement, le monde chrétien se trouvait sous sa dépendance : dans la pratique, les affaires religieuses de ce monde étaient administrées par des autorités locales. Cent raisons diverses empêchaient le pape de se tenir en communication avec les fidèles de tous les coins du globe, ainsi que l’avaient fait ses prédécesseurs romains. Tout au plus Sylvestre III était-il parvenu à installer, sur son toit, une station télégraphique privée, communiquant avec une autre pareille, à Damas, où le cardinal Corkran avait fixé sa résidence ; par ce moyen, de temps à autre, — grâce aussi à l’invention d’un chiffre pratiquement indéchiffrable pour les non-initiés, — des messages étaient envoyés aux autorités ecclésiastiques des divers pays. Et grand avait été le bonheur du pape à constater que, malgré des difficultés sans nombre, de réels progrès s’étaient accomplis, dans tous pays, pour la réorganisation de la hiérarchie. Partout, des évêques avaient pu être librement consacrés : il n’y en avait pas moins de deux mille sur la surface de la terre ; quant aux prêtres, il était impossible de les dénombrer. L’ordre du Christ Crucifié continuait à faire d’excellent travail ; durant les six mois derniers, on n’avait pas, à Nazareth, reçu moins de douze cents relations de martyres, — presque invariablement infligés par des foules qui, sans cesse plus souvent et en plus grand nombre, s’exaspéraient tout d’un coup contre les chrétiens, et les massacraient avant même de se rendre compte de ce qu’ils pouvaient avoir à leur reprocher.

L’ordre nouveau, d’ailleurs, ne se bornait pas à servir son divin maître en portant témoignage de sa foi, et en rappelant au monde la beauté supérieure de l’idéal chrétien. Les tâches les plus périlleuses, — toute l’œuvre compliquée et difficile de l’échange des communications entre les évêques, et d’autres missions non moins délicates, — toutes ces entreprises qui, maintenant, s’accompagnaient des risques les plus graves, se trouvaient exclusivement confiées à des membres de l’ordre. Des instructions rigoureuses, venues de Nazareth, avaient défendu à tout évêque de s’exposer sans nécessité absolue ; chacun de ces importants fonctionnaires de l’Eglise était tenu de se considérer comme le cœur de son diocèse, et de protéger sa sécurité par tous les moyens compatibles avec l’honneur chrétien : de telle sorte que chacun d’eux s’était entouré d’un groupe de chevaliers du Christ, hommes et femmes, qui, avec une obéissance merveilleusement généreuse et intrépide, prenaient sur eux toute la part de dangers que comportait l’administration des diocèses. Dès maintenant, la chrétienté se rendait compte que, sans l’institution de l’ordre, la vie de l’Église aurait été à peu près entièrement paralysée, dans les conditions nouvelles qui lui étaient faites.

Des facilités extraordinaires avaient été accordées, d’autre part, pour la poursuite de cette vie. Les anciennes exigences et particularités du rituel avaient été notablement relâchées. Tous les prêtres avaient reçu le privilège de l’autel portatif, qui, maintenant, pouvait être simplement de bois ; la messe pouvait être dite avec n’importe quels vases convenables, même faits de verre ou de porcelaine ; toute espèce de pain pouvait être employée, et nul vêtement n’était obligatoire, à l’exception du fil mince qui, désormais, représentait l’étole. Les lumières, également, avaient été déclarées facultatives. Enfin, pour ne citer que ces quelques détails, autorisation était donnée de remplacer toujours les offices par la récitation du rosaire.

De cette façon, les prêtres avaient été mis en état d’accorder les sacrements et d’offrir le Saint-Sacrifice avec le moins de risques possible pour eux ; et ces facilités s’étaient déjà montrées d’un avantage infini, notamment dans les prisons des pays d’Europe, où, à présent, plusieurs milliers de catholiques étaient en train d’expier leur refus de participer au culte nouveau.

L’existence privée du pape était aussi simple que sa chambre. Il avait pour chapelain un prêtre syrien, et deux autres Syriens lui servaient de domestiques. Chaque matin, il disait sa messe et entendait une autre messe, dite par son chapelain. Puis, il déjeunait, après avoir échangé sa robe blanche contre la tunique et le burnous du pays, et passait le reste de la matinée au travail. À midi, il dînait, puis faisait une sieste, et sortaità cheval pour sa promenade quotidienne : car la région avait conservé toute la simplicité des siècles précédents. Au coucher du soleil, il rentrait, soupait, et travaillait de nouveau jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Son chapelain envoyait à Damas les messages nécessaires. Ses serviteurs, qui, eux-mêmes, ignoraient sa dignité, se chargeaient des quelques relations indispensables avec le monde séculier ; et, tout ce que savaient ses rares voisins, c’était que, dans la petite maison du défunt cheik, sur la colline, un Européen excentrique s’était installé, avec un appareil de télégraphe.

En résumé, le monde catholique avait appris, simplement, que son pape vivait quelque part, continuant à veiller sur lui, du fond de sa retraite ; et treize personnes seulement, sur toute la surface du globe, savaient que le nom de ce pape avait été Franklin, et que c’était à Nazareth que se dressait, pour le moment, le trône de saint Pierre.

Les choses en étaient arrivées exactement au point qu’avait prédit un Français, plus d’un siècle auparavant : le catholicisme survivait, et devait déjà s’estimer trop heureux de pouvoir survivre.

III

Le pape restait assis, sur sa chaise, se rappelant et méditant les intolérables blasphèmes qu’il venait de lire. Ses cheveux blancs tombaient en boucles fines, et déjà plus rares, sur ses tempes brunies ; ses mains étaient vraiment comme les mains d’un fantôme ; et son jeune visage apparaissait tout ridé et creusé de souffrance. Ses pieds nus ressortaient, sous sa tunique sale, et son vieux burnous brun gisait à terre, près de lui.

Plus d’une heure encore, il resta ainsi ; et déjà le soleil avait à demi perdu sa cruelle chaleur, lorsque des pas de chevaux se firent entendre, dans la cour pavée de la maison. Alors Sylvestre se redressa, glissa ses pieds nus dans ses souliers, et souleva de terre son burnous, pendant que la porte s’ouvrait, et qu’un prêtre, maigre, tout brûlé de soleil, s’approchait de lui.

— Les chevaux sont prêts, Votre Sainteté ! lui dit le prêtre.

Le pape ne prononça pas une parole, tout cet après-midi, jusqu’au moment où, vers le coucher du soleil, les deux cavaliers atteignirent le sentier qui sépare Nazareth du Thabor. Ils avaient fait leur tour habituel par Cana, gravissant une hauteur d’où l’on pouvait voir tout le long miroir du lac de Génézareth, puis se dirigeant toujours vers la droite, sous l’ombre du Thabor, jusqu’à ce que, une fois de plus, Esdraélon se déployât à leurs pieds comme un tapis d’un gris vert, un grand cercle de six lieues de diamètre, pauvrement décoré de petits groupes de cabanes, avec Naïm apparaissant d’un côté, le Carmel dressant sa longue forme, à droite très loin, et Nazareth, niché à un kilomètre et demi de distance, sur le plateau que les deux hommes venaient de traverser. C’était un spectacle d’une paix extraordinaire, et que l’on aurait pu croire extrait de quelque vieil album de vues, peint depuis des siècles. Ici, nulle trace d’une ardente pression humaine, nul témoignage de cet effort continu et stérile qu’on appelait la civilisation. Quelques Juifs fatigués, seuls, étaient venus se joindre aux indigènes de cette calme petite terre, comme on voit souvent des vieillards revenir, sans trop savoir pourquoi, terminer leurs jours au village natal ; et leur arrivée avait fait joindre quelques cubes blancs de plus aux entassements blancs qui apparaissaient çà et là. Mais, à cela près, la plaine devait, avoir été toute pareille, cent ans, mille ans auparavant.

Elle était à demi ombragée par le Carmel, et à demi baignée d’une lumière dorée et poussiéreuse. Au-dessus, le ciel clair de l’Orient était teinté de rose, comme l’avaient vu Abraham, Jacob, et le Fils de David. Nulle part au monde, peut-être, depuis la destruction de Rome, on n’aurait pu retrouver aussi pleinement le vieux ciel et la vieille terre, intacts et immuables ; et déjà le patient printemps, revenu, avait étoilé le sol de ces glorieux lis des champs à qui ne peuvent pas même être comparées les robes écarlates du roi Salomon. Mais aucun message ne venait du trône céleste, comme lorsque Gabriel était descendu, dans cette même atmosphère, pour saluer Celle qui était bénie entre les femmes ; aucune promesse ni espérance n’était accordée, excepté celles que Dieu accorde chaque jour à l’humanité, dans chacun des mouvements de sa création.

Lorsque les deux cavaliers s’arrêtèrent, les chevaux fixèrent un regard immobile et curieux sur l’immensité de la lumière et de l’air, au-dessous d’eux. Puis un petit cri d’appel retentit doucement ; et un berger passa, à quelques mètres plus loin, sur le flanc de la colline, traînant derrière lui son ombre allongée ; et, tout de suite après lui, avec un tintement joyeux de clochettes, son troupeau se montra, une vingtaine de moutons obéissants et de chèvres capricieuses, tout cela broutant, et suivant, et broutant, et chaque bête appelée par son nom, dans la triste voix en tous mineurs de celui qui les connaissait toutes, et les conduisait. Mais, bientôt, le gentil tintement s’affaiblit, l’ombre du berger s’étendit presque jusqu’aux pieds des deux prêtres, et disparut de nouveau ; et la voix même qui appelait se fit plus lointaine, puis s’éteignit tout à fait.

Pendant un instant, le pape souleva sa main jusqu’à ses yeux, et la promena sur son visage un peu moite.

Ses regards tombèrent sur une tache particulièrement claire de murs blancs, qui, juste en face de lui, brillait dans la buée violette du crépuscule.

— Cet endroit, mon père ! dit-il, comment l’appelle-t-on ?

Le prêtre syrien, avec sa vivacité naturelle de mouvements, considéra d’abord le lieu indiqué, puis le visage du pape, et puis, de nouveau, le lieu.

— Le village qui est là-bas, parmi les palmiers, Votre Sainteté ?

— Oui.

— Il s’appelle Mégiddo ! dit le prêtre. Mais bien des gens, dans le pays, affirment que son vrai nom est Armageddon[1] !

CHAPITRE II

I

À vingt-trois heures, cette nuit-là, le prêtre syrien alla guetter la venue du messager de Tibériade. Deux heures auparavant, il avait entendu le cri de l’aérien russe qui faisait le service entre Damas, Tibériade, et Jérusalem. Déjà même le messager était un peu en retard.

La manière dont parvenaient au pape Sylvestre les nouvelles du monde avait, en vérité, quelque chose de bien primitif et rudimentaire : mais la Palestine était, proprement, comme en dehors de l’univers civilisé, — une bande de terre inutile, et négligée en conséquence. Chaque nuit, un messager spécial venait, à cheval, de Tibériade à Nazareth, avec tout le courrier expédié au pape par l’entremise du cardinal Corkran, et s’en retournait vers le cardinal avec un autre courrier. C’était là une tâche difficile, et les membres de l’ordre nouveau qui entouraient le cardinal s’en chargeaient alternativement, avec toute espèce de précautions. De cette façon, tous les sujets dont il convenait que le pape s’occupât personnellement, et qui étaient trop longs, ou pas assez urgents, pour motiver une communication télégraphique, pouvaient être traités à loisir, et cependant sans trop de retard.

C’était une nuit merveilleuse de clair de lune. Le grand disque doré flottait juste au-dessus du Thabor, répandant son étrange lumière métallique sur la pente escarpée des collines, ainsi que sur toutes les cabanes qui s’étendaient à leurs pieds ; et le prêtre, appuyé contre la poterne de la porte, les yeux seuls éclairés, parmi tout son visage sombre, ne put s’empêcher, avec une sorte de sensualité orientale, de se baigner dans la clarté de la nuit, et d’étendre vers elle ses maigres mains brunes.

Ce prêtre était un homme très simple, aussi bien dans sa foi que dans toute sa vie ; il ne connaissait ni les extases ni les désolations entre lesquelles était partagée l’âme de son maître. Pour lui, c’était une joie immense et solennelle de pouvoir vivre là, sur le lieu de l’Incarnation de Dieu, de pouvoir y vivre au service du vicaire de Dieu. Et pour ce qui était des mouvements du monde, le prêtre ne les observait que comme un marin, sur un navire, observe le soulèvement des vagues, très loin au-dessous de lui. Sans doute il se rendait compte que le monde était de plus en plus agité : car, comme l’avait dit le père latin, tous les cœurs s’agitaient, jusqu’au moment où ils trouvaient leur repos en Dieu.

Et quant à la manière dont tout finirait, le bon prêtre ne s’en souciait pas extrêmement. Il songeait que c’était chose très possible que le navire fût englouti ; mais que, dans ce cas, le moment de la catastrophe serait, aussi, la fin de toutes les choses terrestres. Car les portes de l’enfer ne sauraient prévaloir contre l’Église du Christ ; quand Rome tomberait, le monde tomberait avec elle ; et, quand le monde tomberait, le prêtre savait qu’alors le Christ se manifesterait dans sa puissance. Et même, pour sa part, il imaginait volontiers que cette fin n’était pas très éloignée. Il avait pensé à elle, cet après-midi encore, lors qu’il avait dit à son maître le vrai nom de Mégiddo. Il trouvait absolument naturel, aussi, que, au moment de la consommation de toutes choses, le vicaire du Christ eût pour demeure ce Nazareth où Dieu était jadis devenu homme, et que l’Armageddon de l’évangéliste saint Jean fût en vue de la scène où s’était écoulée jadis l’enfance du Dieu incarné, où le Christ avait pris pour la première fois son sceptre terrestre, et où il avait promis de venir le reprendre. Après cela, ce ne serait point la seule bataille qu’aurait vue Megiddo ! Israël et Amalec s’étaient rencontrés là, puis Israël et l’Assyrie ; Sésostris et Sennachérib y avaient chevauche, et, plus tard, le Christ et le Turc s’y étaient battus, comme Michel et Satan, sur l’endroit où avait reposé le corps de Dieu. Enfin, si on l’avait questionné sur la manière dont se produirait exactement cette fin attendue, le prêtre syrien aurait été assez en peine de répondre. Mais il supposait qu’il y aurait une bataille d’une espèce quelconque : et que] champ pouvait mieux convenir au développement d’une bataille que cette énorme plaine circulaire d’Esdraélon, aplatie sur un diamètre de cinq à six lieues, et suffisant à contenir toutes les armées de la terre ? Ignorant, comme il l’était, des conditions politiques présentes, il se figurait que le monde était partagé en deux camps égaux à peu près, les chrétiens et les païens. Et c’est entre ces deux armées que, à son avis, un grand choc allait se produire : mais, assurément, le temps n’en pouvait pas être éloigné, car voici que déjà le vicaire du Christ était venu se placer à son poste ; et, comme le Christ lui-même l’avait dit dans son évangile de l’Avent : Ubicumque fuerit corpus, illic congrebabuntur et aquilæ !

Des interprétations plus subtiles de la prophétie, il n’en avait aucune notion, et n’en voulait avoir aucune. Pour lui, les mots étaient des choses, et non de simples étiquettes sur des idées : ce que le Christ, et saint Paul, et saint Jean, avaient dit, tout cela était comme ils l’avaient dit. Pour cet homme, assis maintenant au clair de lune et écoutant le bruit lointain des sabots du cheval qui amenait le messager, la foi était aussi simple qu’une science exacte. C’était bien ici que Gabriel, sur ses ailes largement déployées, était descendu, venant du trône de Dieu, par delà les étoiles ; ici que le Saint-Esprit avait soufflé dans un rayon de lumière ineffable, et que le Verbe était devenu chair au moment où Marie avait croisé les bras et incliné la tête, sous le décret de l’Éternel. Et c’était ici, de nouveau, — du moins il le pensait, et déjà il se figurait entendre le fracas de roues arrivant au galop ! — c’était ici qu’allait avoir lieu le tumulte des armées divines, rassemblées autour du camp des saints ; et déjà il lui semblait que, derrière les barreaux des ténèbres, Gabriel approchait de ses lèvres la trompette de la destinée, et que déjà tous les cercles célestes s’agitaient dans l’attente. Et il se disait que, peut-être, cette fois, il se trompait, comme d’autres s’étaient trompés avant lui, d’autres fois : mais il savait que ni lui ni eux ne pouvaient s’être trompés à jamais. Fatalement, un jour devait venir où la patience de Dieu finirait, si profondément que cette patience eût ses racines dans l’éternité de sa nature.

Tout à coup, le prêtre interrompit sa rêverie, et sauta sur ses pieds, en voyant s’avancer vers lui, à une centaine de pas, sur le blanc sentier tout inondé de lune, la blanche figure d’un cavalier, avec un sac de cuir pendu à sa ceinture.

II

Il pouvait être trois heures et demie, le lendemain, lorsque le prêtre se réveilla, dans sa petite chambre aux murs crépis de boue, proche de celle du Saint-Père, et entendit un pas montant l’escalier. Le soir précédent, il avait laissé le pape, comme d’ordinaire, s’occupant à ouvrir la pile de lettres venues du cardinal Corkran ; et, là-dessus, il s’en était allé tout droit vers son lit, et n’avait fait qu’un somme jusqu’à maintenant. Une minute ou deux encore, il resta étendu, à demi somnolent, écoutant chaque battement des pieds sur les marches : mais bientôt il se redressa brusquement, car un coup avait été frappé à sa porte ; un second coup, et le voici sautant hors du lit, dans sa longue tunique de nuit, se hâtant de renouer sa ceinture, et se précipitant vers la porte pour ouvrir !

C’était le pape qui se tenait debout, sur le seuil, avec une petite lampe dans une de ses mains, — car l’aube commençait à peine de poindre, — et un papier dans l’autre.

— Je vous demande pardon, mon père : mais il s’agit d’un message qu’il faut que nous en voyions tout de suite à Son Éminence !

Ensemble, ils traversèrent la chambre du pape, gravirent l’escalier abrupt, et émergèrent à l’air froid et limpide du haut de la maison. Le pape souffla sa lampe, et la posa sur le parapet.

— Mais vous allez avoir froid, mon père ! Allez chercher votre manteau !

— Et vous, Sainteté ?

Sylvestre fit un petit signe négatif, et se dirigea vers l’abri ou était installé l’appareil du télégraphe sans fil.


— Allez chercher votre manteau, mon père ! répéta-t-il, par-dessus son épaule. Pendant ce temps, je vais appeler !

Quand le prêtre arriva, trois minutes après, les pieds chaussés de pantoufles et un manteau sur ses épaules, apportant un autre manteau pour son maître, celui-ci était assis à la table de l’appareil. Il ne leva pas même la tête, à l’arrivée du prêtre, mais, une fois de plus, pressa sur le levier qui, communiquant avec la longue perche dressée au-dessus d’eux, transportait l’énergie vibrante et frémissante à travers les lieues qui séparaient Nazareth de Damas.

Ce bon prêtre, maintenant encore, n’avait pas fini de s’accoutumer à cette machine extraordinaire, inventée depuis plus d’un siècle, et amenée, — depuis lors, à un merveilleux degré de perfection : cette machine qui, à l’aide d’un poteau, d’une pelote de fil, et d’une boîte de roues, parlait, à travers les espaces du monde, à un petit récepteur de métal.

L’air était étrangement froid, en comparaison de la chaleur qui avait précédé et qui allait suivre ; et le prêtre frissonnait un peu, debout sur le toit, pendant qu’il considérait, tour à tour, la figure immobile assise devant lui, et, au-dessus de lui, la voûte énorme du ciel qui, en ce moment même, passait d’une lumière décolorée et froide à des nuances tendres de jaune, à mesure que l’aube pointait au delà du Thabor et de Moab. Du village voisin s’élevait le chant d’un coq, aigu et cuivré comme le son d’une trompette : un chien aboya, et, de nouveau, se tut ; et puis tout à coup, la sonnerie brève du timbre attaché au rebord du toit rappela le rêveur à la réalité, et lui annonça que son travail allait commencer.

En effet, le pape, après avoir encore pressé le levier, et attendu la réponse d’une seconde sonnerie, se leva, et fit signe à son compagnon de prendre sa place.

Le Syrien s’assit, non sans avoir d’abord jeté le manteau sur les épaules de son maître ; après quoi, il attendit que celui-ci se fût installé sur une chaise, placée de telle façon, auprès de la table, que les deux visages se faisaient vis-à-vis. Et ainsi il resta, ses gros doigts bruns posés sur les rangées de touches, les yeux fixés sur le visage du pape ; et il lui sembla que ce beau visage, parmi les plis du capuchon qui l’entourait, était plus pâle que jamais. Dans cette fraîche lumière de l’aube, les sourcils noirs, arqués, accentuaient cette impression de pâleur ; et les lèvres même, fermes et fines, s’apprêtant à parler, avaient une blancheur exsangue que le prêtre ne se souvenait point d’avoir jamais vue. Sylvestre tenait toujours son papier à la main, et ses yeux, maintenant, y étaient fixés.

— Assurez-vous bien que c’est le cardinal ! dit-il, brusquement.

Le prêtre frappa une question ; et, en remuant les lèvres, lut le message qui venait se précipiter, nettement imprimé, sur la grande feuille de papier blanc — C’est bien Son Éminence, Sainteté ! dit-il doucement. Elle est seule à l’appareil !

— Bien ! Alors, commencez :

« — Nous avons reçu la lettre de Votre Éminence, et pris note des nouvelles qu’elle renfermait. J’aurais dû être prévenu parle télégraphe : pourquoi ne l’a-t-on pas fait ? »

La voix s’arrêta, et le prêtre, qui avait frappé le message bien plus rapidement qu’on n’aurait pu l’écrire, lut, tout haut, la réponse :

« — Je ne pensais pas qu’il y eût urgence. Je croyais que ce n’était là qu’un nouvel assaut de nos persécuteurs, pareil aux autres. Du reste, j’avais l’intention de demander des renseignements supplémentaires, et de les transmettre aussitôt à Nazareth !

« — Il y avait urgence, absolument ! » reprit la voix de Sylvestre, de ce ton calme et égal qui servait à la dictée des messages. « Rappelez-vous que toutes les nouvelles de cette sorte sont toujours urgentes !

« — Je regrette ma faute ! » fut la réponse que lut le prêtre.

« — Vous me dites, » poursuivit le pape, les yeux toujours fixés sur le papier, « que cette mesure est désormais décidée. Vous ne me nommez que trois autorités : en avez-vous d’autres ? »

Il y eut une pause d’un moment. Puis le prêtre commença à lire des noms :

« — En plus des trois cardinaux que j’ai nommés hier, les archevêques du Caire, de Calcutta, et de Sydney, les évêques des îles Marquises et de Terre-Neuve, les franciscains du Maroc, et d’autres encore, m’ont demandé quelle serait la conduite à tenir si la nouvelle était vraie. J’ai déjà expédié en Angleterre deux membres de l’ordre du Christ Crucifié.

« — Dites-nous quand et comment la nouvelle vous est arrivée d’abord !

« — J’ai été appelé à l’appareil, hier soir, vers dix-huit heures ! L’archevêque de Sydney me demandait si la nouvelle était exacte : à quoi j’ai répondu que je l’ignorais. Dix minutes après, le cardinal Ruspoli m’a envoyé la nouvelle, bien positive, de Turin ; et j’ai reçu un message pareil du P. Petrowski, à Moscou. Puis…

« — Arrêtez ! Pourquoi n’est-ce pas le cardinal Dolgoroukoff qui vous a communiqué la nouvelle, de Moscou ?

« — Il ne l’a communiquée que trois heures plus tard. Son Éminence venait seulement d’apprendre la nouvelle.

« — Informez-vous du moment exact où la nouvelle a été connue à Moscou ! Et maintenant, continuez ! Quand supposez-vous que la nouvelle ait été rendue publique ?

« — La chose a été décidée, en premier lieu, dans une conférence secrète de Londres, environ vers quatorze heures. Les plénipotentiaires semblent l’avoir signée tout de suite. Après quoi, elle a été communiquée au monde. Ici, on l’a publiée vers minuit.

« — Ainsi, Felsenburgh était à Londres ?

« — Je n’en suis pas encore certain. Le cardinal Malpas me dit que Felsenburgh avait donné son consentement éventuel dès la veille.

« — Bien. Et voilà tout ce que vous savez ?

« — J’ai été rappelé, il y a une heure, par le cardinal Ruspoli. Il me dit qu’il redoute un mouvement de foule à Florence ; il prévoit que ceci va être le commencement de troubles infiniment plus graves que les précédents. Et il demande des instructions.

« — Dites-lui que nous lui envoyons notre bénédiction apostolique, et qu’il recevra des instructions dans deux heures d’ici ! Choisissez douze membres de l’ordre, pour un service immédiat !

« — Je le ferai.

« — Communiquez également ce message à tout le Sacré Collège, et enjoignez-lui de le transmettre, avec toute la discrétion nécessaire, aux métropolitains et évêques, afin que les prêtres et le peuple sachent bien que nous les portons dans notre cœur !

« — Je le ferai, Votre Sainteté !

« — Enfin, dites aux cardinaux que nous avons prévu ceci depuis longtemps, et que nous les recommandons au Père Éternel, sans la providence duquel pas un passereau ne perd une de ses plumes ! Enjoignez-leur d’être calmes et confiants, et de ne rien faire, absolument, que de confesser leur foi quand ils seront interrogés !

« — Je ferai tout cela. Votre Sainteté ! »

De nouveau, il y eut une pause.

Le pape avait parlé avec la plus parfaite tranquillité, comme un homme plongé dans un rêve. Ses yeux étaient abaissés sur le papier, tout son corps avait l’immobilité d’une statue : et cependant le prêtre, qui écoutait, expédiait les messages latins, et lisait tout haut les réponses, avait l’impression que, sous les paroles assez insignifiantes en soi qu’il venait de transmettre, quelque chose de très étrange et de très grand se trouvait caché. Il y avait, dans l’air, une sensation spéciale d’attente anxieuse ; et le prêtre, après s’être étonné de la manière dont le monde catholique tout entier était entré en communication passionnée avec Damas, irrésistiblement avait été entraîné à se rappeler ses méditations du soir précédent, pendant qu’il attendait le messager. Évidemment, toutes les puissances du monde s’apprêtaient à faire un pas de plus, dans leur marche contre le Christ. Quant à la nature particulière du nouvel assaut, cela n’intéressait le bon Syrien que très faiblement.

Le pape fut le premier à rompre le silence, parlant maintenant de sa voix naturelle.

— Mon père, ce que je vais dire à présent est aussi secret que si je le disais en confession ! Vous comprenez ?… Très bien ! Commencez !

Et, de nouveau, l’intonation égale et sans accent se mit à dicter :

« — Éminence ! dans une heure d’ici, Nous dirons la messe du Saint-Esprit ; lorsque Nous aurons fini, vous tâcherez à faire en sorte que tout le Sacré Collège soit en contact avec vous, et attende Nos ordres. Cette nouvelle décision qu’on vient de prendre ne ressemble à aucune de celles qui l’ont précédée ; et je suis sûr que, désormais, vous le comprendrez. Or, Nous avons en tête deux ou trois plans, mais sans savoir exactement quel est celui que Notre-Seigneur nous commande de choisir. Après la messe, Nous vous communiquerons sa volonté. Et Nous vous prions de dire la messe, vous aussi, tout de suite, à notre intention. Quant à l’affaire du cardinal Dolgoroukof, vous pouvez la remettre à plus tard ; mais vous ne manquerez pas à nous faire connaître le résultat de votre enquête. Benedicat te Omnipotens Deus, Pater, et Filius, et Spiritus Sanctus !

« — Amen,  » murmura le prêtre, lisant ce mot sur la feuille blanche.

III

La petite chapelle, dans la maison, était à peine plus luxueuse que les autres chambres. En fait d’ornements, elle ne contenait que ceux qui étaient absolument essentiels à la liturgie et à la dévotion. Dans le plâtre des murs étaient gravées, en relief, les quatorze stations de la croix ; une petite image en pierre de la Vierge se dressait dans un coin, précédée d’un chandelier de fer ; et, sur l’autel de pierre brute, qui lui-même s’élevait sur une marche de pierre, il y avait six autres chandeliers et un crucifix de bois. Sous la croix était posé un tabernacle, également de fer, que protégeaient des rideaux de toile rouge ; et une petite plaque de pierre, se projetant du mur, servait de crédence.

L’unique fenêtre donnait sur la cour intérieure, de telle sorte que nul œil étranger ne pouvait voir ce qui se passait dans la chapelle. Et pendant que le prêtre syrien accomplissait sa tâche quotidienne, étendant les vêtements sur la table de la petite sacristie qui s’ouvrait à droite de l’autel, ôtant la couverture de l’autel, préparant les burettes, il lui semblait que même ce léger et facile travail était affreusement épuisant. Une certaine oppression anormale pesait dans l’atmosphère. Peut-être, d’ailleurs, n’était ce qu’un effet du sommeil brusquement interrompu du prêtre ? mais non, celui-ci craignait plutôt que ce fût la menace d’une nouvelle journée de sirocco. Les teintes jaunes de l’aube ne s’étaient pas effacées, au lever du soleil ; maintenant encore, le prêtre, — allant sans bruit, pieds nus, entre l’autel et le prie-Dieu, où la silencieuse figure blanche se tenait immobile, — maintenant encore il apercevait, çà et la, au dessus du toit, dans le fond de la petite cour, des rais de ces pâles nuances sablonneuses qui étaient une promesse certaine de chaleur pesante et intolérable.

Enfin, il acheva les préparatifs, alluma les bougies, s’agenouilla, et se tint là, tête basse, attendant que le Saint-Père se relevât de son oraison. Le pas de l’un des serviteurs retentit dans la cour ; l’homme entra, pour entendre la messe ; et, au même instant, le pape se leva et se dirigea vers la sacristie, où étaient déjà prêts, pour le sacrifice, les vêtements rouges du Dieu qui apparaît dans la flamme.

L’attitude de Sylvestre, en disant la messe, était singulièrement naturelle et sans ostentation. Ses mouvements étaient aussi rapides que ceux d’un jeune prêtre ; sa voix, tout en restant basse, était d’une clarté parfaite ; et son pas n’avait rien de pompeux ni de précipité. Conformément à la tradition, il mettait une demi-heure ab amiciu ad amictum ; et, même dans cette petite chapelle vide, il avait soin de tenir ses yeux constamment baissés. Et pourtant, jamais le prêtre syrien ne servait cette messe sans éprouver un frisson de quelque chose qui ressemblait à de la peur. Non pas seulement à cause de la connaissance qu’il avait de la dignité suprême du célébrant : mais, sans qu’il pût se l’expliquer, de cette figure de prêtre rayonnait un arome d’émotion qui l’affectait d’une façon presque physique ; c’était comme si l’individualité personnelle de l’officiant disparût en Partie, et que, à sa place, le Syrien eût conscience d’une autre présence plus haute, infinie et impérissable. Aussi bien, à Rome déjà, autrefois, la messe du P. Franklin avait-elle été un des spectacles les plus renommés ; toujours les séminaristes, la veille de leur ordination, étaient envoyés à cette messe, pour avoir un exemple de la manière et de la méthode parfaites de célébrer le saint sacrifice.

Ce jour-là, tout alla comme à l’ordinaire ; mais, au moment de la communion, le prêtre releva brusquement la tête, avec la vague impression qu’il s’était produit ou un bruit, ou un geste, anormal ; et, lorsqu’il regarda son maître, son cœur se mit à battre par saccades convulsives, qui retentissaient jusque dans sa gorge. Cependant, l’œil d’un étranger n’aurait pu rien observer d’extraordinaire. L’officiant se tenait là debout, la tête penchée, le menton appuyé sur l’extrémité des longs doigts, le corps absolument droit. Mais le Syrien, lui, découvrait quelque chose que, d’ailleurs, il aurait été incapable de se formuler à soi-même : tout au plus put-il se dire, plus tard, qu’il avait en la sensation qu’une certaine manifestation, visible ou audible, allait se produire…

Et les moments passaient, dans cette extase de pureté et de paix ; au dehors, de vagues bruits s’élevaient et s’effaçaient, les cahots lointains d’une charrette, le monotone refrain d’une cigale, à vingt pas de la chapelle ; derrière le prêtre, le domestique soufflait lourdement, comme sous le fardeau d’une émotion trop violente ; et toujours la figure de l’officiant se tenait immobile, dans la même attitude, sans qu’un pli de sa robe fit un mouvement. Quand enfin il bougea, pour découvrir le précieux sang, pour mettre ses mains sur l’autel, et pour adorer, c’était comme si une statue s’était brusquement animée ; et le servant en éprouva comme un choc douloureux.

Ordinairement, après la messe du pape, celui-ci avait coutume d’assister à une seconde messe, dite par son chapelain ; mais, ce jour-là, aussitôt que les vêtements sacrés furent déposés, l’un après l’autre, dans l’armoire de bois, Sylvestre se tourna vers son compagnon :

— Mon père, dit-il doucement, allez tout de suite sur le toit, et dites au cardinal de se préparer ! Je vais venir dans cinq minutes.

Sans faute, ce serait une journée de sirocco ! songea le prêtre, en arrivant sur le toit plat. Au-dessus de lui, au lieu du bleu clair qu’il voyait tous les jours à cette heure matinale, s’étendait un ciel d’un jaune pâle, et qui s’assombrissait même jusqu’au brun, à l’horizon. Thabor, devant lui, apparaissait lointain, obscur, vu à travers une impalpable atmosphère de sable ; et, dans la plaine, derrière lui, au delà de la tache blanche de Naïm, rien n’était visible que les contours pâles des pointes des hauteurs, contre le ciel. En outre, même dès cette heure matinale, l’air était pesamment chaud et irrespirable, coupé seulement par la soulevée lente d’une brise du sud-ouest, qui, soufflant à travers des lieues sans nombre de sable, de plus loin encore que l’Égypte, recueillait toute la chaleur de l’énorme continent privé d’eau, et venait la verser sur ce pauvre coin de terre. Le Carmel, lui aussi, lorsque le prêtre se retourna, était baigné à la base, d’une brume à demi sèche et à demi humide, au-dessus de laquelle sa longue tête de taureau surgissait avec un air de défi, contre l’horizon. La table, au toucher, était singulièrement sèche et chaude ; et le prêtre songeait que, avant midi, il deviendrait impossible de mettre la main sur les appareils d’acier. Il pressa le levier, et attendit ; il pressa de nouveau, et attendit de nouveau. Puis vint la sonnerie de réponse ; et, à travers les vingt lieues d’air, le prêtre télégraphia que la présence du cardinal était exigée immédiatement. Une minute ou deux passèrent ; puis après un autre tintement, une ligne vint s’imprimer sur la nouvelle feuille blanche :

« — Me voici ! Est-ce Sa Sainteté ? »

Le prêtre sentit une main sur son épaule, se retourna, et vit Sylvestre, vêtu de blanc et la tête entourée d’un capuchon, debout derrière sa chaise :

— Dites-lui que oui ! demandez-lui s’il y a d’autres nouvelles !

Le pape revint s’asseoir près de la table ; et bientôt le prêtre, avec une excitation croissante, lui lut la réponse :

« — Je suis accablé de questions. Bien des fidèles s’attendent à ce que Votre Sainteté lance un défi public. Mes secrétaires ne savent pas où donner de la tête, depuis quatre heures. L’anxiété universelle parait indescriptible. Tout le monde dit que quelque chose doit être fait immédiatement !

« — Est-ce là tout ? » demanda le pape !

De nouveau, le prêtre lut la réponse :

« — Oui et non. Décidément, la chose est vraie, — le décret va être mis en vigueur aussi tôt. Il y aura, de tous côtés, un nombre incalculable d’apostasies. Tout le monde est d’avis que Votre Sainteté doit agir.

« — Bien ! » murmura le pape, de sa voix officielle. « Et maintenant, Éminence, écoutez bien ! »

Puis il resta silencieux, un long moment, les doigts rejoints sous le menton, tout à fait comme le prêtre l’avait vu à la messe. Enfin, il parla :

« — Nous avons décidé de nous placer sans réserve entre les mains de Dieu. La prudence humaine ne peut plus et ne doit plus nous retenir. Nous vous commandons de communiquer notre désir, avec toute la discrétion possible, et sous le secret le plus rigoureux, aux personnes suivantes, mais à elles seulement. Pour ce service, vous emploierez des messagers pris dans l’ordre du Christ Crucifié : deux pour chaque message, qui, sous aucun prétexte, ne devra être consigné par écrit. Vous aurez ainsi à prévenir les membres du Sacré Collège, au nombre de douze ; les métropolitains et patriarches du monde entier, au nombre de vingt-deux, et les quatre généraux des ordres religieux : la Société de Jésus, les frères, les moines ordinaires, et les moines contemplatifs. Ces personnes, au nombre de trente-huit, avec le chapelain de Votre Éminence qui remplira les fonctions de notaire, et mon propre chapelain, qui l’assistera, donc quarante en tout, auront à se trouver ici, dans notre palais de Nazareth, pas plus tard que la veille de la Pentecôte. Car Nous ne voulons point décider les mesures nécessaires à prendre, par rapport au décret nouveau, avant d’avoir entendu d’abord les avis de nos conseillers, et de leur avoir fourni une occasion de communiquer librement l’un avec l’autre. Ainsi, ces paroles, telles que Nous venons de les dire, auront à être transmises à toutes les personnes que Nous avons nommées ; et Votre Éminence les informera, en outre, que nos délibérations n’occuperont pas plus de quatre jours.

« Pour ce qui est de l’approvisionnement du concile, et des autres détails de ce genre, Votre Éminence voudra bien nous envoyer, dès aujourd’hui, le chapelain dont Nous avons parlé, afin que, avec notre propre chapelain, il s’occupe aussitôt des préparatifs.

« Enfin, à tous ceux qui ont demandé des instructions explicites en présence du nouveau décret, veuillez communiquer cette unique phrase, et rien de plus :

« Ne perdez point votre foi, qui aura une grande récompense ! Car, encore un petit instant, et Celui qui doit venir viendra, et sans délai. — Sylvestre l’évêque, serviteur des serviteurs de Dieu. »

CHAPITRE III

I

Le vendredi soir, aussitôt que les plénipotentiaires furent sortis de la salle du conseil, à Westminster, Olivier Brand se prépara à rentrer chez lui ; car, l’effet qu’allait produire, sur le monde, la nouvelle décision prise l’inquiétait moins que celui qu’elle allait produire sur sa femme. Ce changement profond, qu’il constatait maintenant dans toute la personne de Mabel, il en faisait remonter l’origine jusqu’à ce jour de l’automne précédent où le Président du Monde avait, pour la première fois, exposé l’ensemble de sa politique, et les mesures de rigueur que celle-ci comportait inévitablement. Olivier lui même avait bientôt fini par consentir à cette politique, sinon par l’approuver entièrement ; peu à peu, à force d’avoir à la défendre devant le public, en sa qualité d’orateur favori du peuple, il en était venu à se convaincre de sa nécessité : mais Mabel, au contraire, toute de suite et pour toujours, s’était montrée absolument obstinée dans sa désapprobation.

La pauvre Mabel semblait, positivement, être tombée dans une sorte de folie. Lorsque, d’abord, elle avait eu connaissance de la déclaration de Felsenburgh, elle avait refusé d’y croire, s’appuyant sur le souvenir, encore tout proche, de la façon dont le Président, à l’Abbaye, avait blâmé les meurtres des chrétiens, et proclamé son respect de la vie humaine. Mais, ensuite, quand aucun doute n’avait plus été permis, et que Mabel avait dû admettre que Felsenburgh avait déclaré possible l’éventualité d’une suppression radicale de tous les croyants au surnaturel, il y avait eu une scène affreuse entre la jeune femme et son mari. Elle avait dit qu’on l’avait trompée, que l’espérance du monde était une monstrueuse moquerie ; que le règne de la paix universelle était aussi éloigné que jamais, — et plus éloigné que jamais, — de son avènement ; et que Felsenburgh avait trahi ses engagements et rompu sa parole. Oui, la scène avait été affreuse ; Olivier, à présent encore, tâchait à en effacer le souvenir de son esprit. Puis, peu à peu, Mabel avait paru se calmer ; mais tous les arguments qu’il lui avait débités, avec une patience et une habileté extrêmes, avaient manifestement échoué à produire le moindre effet. Elle s’était plongée dans le silence, lui répondant à peine quelques mots quand il l’avait pressée. Une seule chose semblait l’émouvoir : c’était lorsque son mari lui parlait de Felsenburgh. Olivier avait dû se consoler en songeant que sa femme, tout compte fait, n’était qu’une femme, un être faible, à la merci d’une personnalité vigoureuse, mais échappant à toute prise de la logique ; et, malgré cette consolation, le désappointement qu’il avait éprouvé lui avait été cruel. Pourvu, au moins, que le temps réussit à la rendre plus sage !

D’autre part, le gouvernement de l’Angleterre avait recouru, très vite, à des procédés très intelligents et très adroits pour rassurer tous ceux qui, comme Mabel, étaient tentés de reculer devant l’inévitable logique de la politique nouvelle. Une armée d’orateurs avaient parcouru les villes et les provinces, défendant et expliquant ; la presse avait travaillé avec une activité extraordinaire à convaincre l’opinion ; et l’on pouvait bien dire qu’il n’y avait pas une seule personne, parmi les millions des habitants de l’Angleterre, dont les scrupules et les objections n’eussent été directement prévus, raisonnés, et réfutés, suivant l’esprit du gouvernement.

En résumé, et abstraction faite de toute rhétorique, voici quels étaient les arguments invoqués en faveur de cette politique, — arguments qui, sans aucun doute, dans un très grand nombre de cas, avaient eu pour effet d’apaiser la surprise et la révolte des âmes sentimentales :

On faisait remarquer, d’abord, que, pour la première fois dans l’histoire du monde, la paix était devenue une réalité universelle. Il ne restait plus un seul État, si petit ou si lointain qu’il fût, dont les intérêts ne fussent identiques à ceux de l’une des trois divisions du monde à qui cet État se rattachait ; et ce premier degré de l’humanisation définitive s’était accompli depuis environ un demi-siècle déjà. Mais le second degré, la réunion de ces trois divisions en un même tout, résultat infiniment supérieur au précédent, puisque les intérêts en conflit étaient incalculablement plus considérables, cette œuvre-là avait été accomplie par une seule personne, qui avait brusquement émergé de l’humanité à l’instant même où un rôle comme celui qu’elle avait joué s’était trouvé nécessaire. Et, dans ces conditions, étant donnée l’énormité du bienfait conféré aux hommes par ce personnage, ce n’était point, certes, demander beaucoup que d’exiger que tous les hommes approuvassent sa volonté, son jugement, dans une matière où, de la façon la plus évidente, il ne s’agissait encore que de leur salut. Ainsi ce premier argument était un appel à la confiance du cœur.

Le second grand argument s’adressait à la raison. La persécution, comme le reconnaissaient tous les esprits éclairés, était la méthode employée par une majorité d’hommes cruels et ignorants, qui désiraient imposer, de force, leurs opinions à une minorité se refusant à adopter spontanément ces opinions. Le caractère particulier de malveillance de la persécution, telle qu’elle avait existé dans le passé, n’avait point consisté dans l’emploi de la force, mais dans l’abus qu’on en avait fait. Qu’un royaume quel conque, par exemple, voulût dicter ses opinions religieuses à une minorité de ses membres, c’était là une tyrannie intolérable : car aucun État ne possédait le droit d’émettre des lois universelles, pendant que son voisin était libre d’en émettre d’autres, tout opposées. Cette forme de persécution n’était, au fond, que l’individualisme national, c’est-à-dire une hérésie plus désastreuse encore, pour le bien-être commun du monde, que l’individualisme personnel. Mais, avec l’avènement de la communauté universelle des intérêts, la situation avait entièrement changé. L’unique personnalité totale de la race humaine s’était substituée à l’incohérence des personnes séparées ; et, avec cette unification, qui pouvait être comparée à un passage de l’adolescence à la maturité, une série absolument nouvelle de droits avait pris naissance. La race humaine était désormais une seule et même entité, avec une responsabilité suprême envers soi ; et il ne pouvait plus être question, maintenant, d’aucun de ces droits privés, qui, certainement et légitimement, avaient existé durant la période antérieure. L’homme, à présent, possédait une domination souveraine sur chacune des cellules qui composaient ce que l’on pourrait appeler son corps mystique ; et, lorsque l’une de ces cellules agissait au détriment du reste du corps, les droits de l’ensemble étaient illimités.


Et puis, il n’y avait au monde qu’une seule religion dont l’existence fût dangereuse, par la prétention qu’elle manifestait à une autorité universelle : la religion catholique. Les sectes de l’Orient, dont chacune gardait son individualité propre, n’en avaient pas moins trouvé, dans l’Homme nouveau, l’incarnation de leur idéal, et, par conséquent, s’étaient soumises à la suprématie du grand corps total dont il était la tête. Mais la religion catholique, elle, avait pour essence la trahison contre la véritable idée de l’homme. Les chrétiens déféraient leurs hommages à un Être surnaturel imaginaire qui, d’après ce qu’ils affirmaient, non seulement était supérieur au monde, mais avait encore sur le monde un pouvoir transcendant. De sorte que les chrétiens, délibérément, se retranchaient de ce corps total, dont, de par leur génération humaine, ils avaient fait partie. Ils étaient comme des membres morts, se soumettant à la domination d’une force extérieure autre que celle qui aurait pu les faire vivre ; et, par cet acte même, c’était le corps tout entier qu’ils mettaient en danger. Il ne s’agissait point de supprimer leur folle croyance à la fable insensée de l’Incarnation. Cette croyance, on aurait parfaitement pu la laisser mourir de sa propre mort : mais le refus des chrétiens de puiser leur vie à la source commune, voilà quel était leur crime, le véritable et seul crime qui méritât encore d’être appelé de ce nom ! Car, qu’étaient le vol, l’escroquerie, le meurtre, ou même l’anarchie, en comparaison de ce délit monstrueux ? Toutes ces fautes, à coup sûr, endommageaient le corps de l’humanité : mais elles ne la frappaient pas au cœur. Elles faisaient souffrir des individus, et, à ce titre, devaient être empêchées ; mais elles ne compromettaient point la vie de l’ensemble. Seul, le christianisme avait en soi un poison mortel. Chaque cellule qui en devenait infectée voyait se détruire, en elle, la fibre qui la rattachait à la grande source de vie. Le crime suprême de haute trahison contre l’homme, cette religion seule le commettait : et nul autre remède adéquat ne pouvait convenir, contre elle, que sa complète suppression de la surface du monde.

Tels étaient les principaux arguments adressés à cette section de l’humanité qui avait, d’abord, risqué de prendre alarme des mesures proposées, ou plutôt simplement déclarées possibles, par le Président : et leur succès avait été merveilleux. Il va sans dire que, d’ailleurs, leur contenu logique avait été revêtu d’une extrême variété de costumes, doré de rhétorique, animé de passion ; et il avait produit son effet si rapidement que, quelques mois après, dans des communications officieuses, Felsenburgh avait pu annoncer son intention de faire voter bientôt une loi qui pousserait à ses conclusions nécessaires le système politique exposé par lui.

Et, maintenant, cela même venait d’être accompli.

II

Olivier, en rentrant chez lui, monta aussitôt dans la chambre de Mabel : il ne voulait point qu’elle apprit la nouvelle d’autre part que de lui. Mais la jeune femme était absente, et les domestiques dirent à son mari qu’elle était sortie, déjà, depuis plus d’une heure.

Ceci le déconcerta considérablement. Le décret avait été signé une demi-heure auparavant, et, en réponse à une question de lord Pemberton, l’assemblée avait déclaré qu’il n’y avait plus désormais aucun motif de secret, de sorte que la décision pouvait être immédiatement communiquée à la presse. C’était pour ce motif qu’Olivier s’était empressé de rentrer chez lui, afin d’être le premier à informer Mabel ; et voici qu’elle était sortie, et que, d’une minute à l’autre, les affiches risquaient de lui apprendre le grand événement !

Il se sentait extrêmement mal à l’aise ; mais, pendant une heure encore, ou plus longtemps, un sentiment de honte l’empêcha d’agir. Puis il appela de nouveau la femme de chambre, pour l’interroger : mais on ne savait rien des intentions de Mabel. Peut-être était-elle allée à l’église voisine ; elle ne le faisait plus que rarement, depuis plusieurs mois, mais, jadis, elle l’avait fait presque chaque jour. Olivier envoya la domestique à l’église ; et lui-même s’assit auprès de la fenêtre, dans la chambre de sa femme, considérant tristement la vaste étendue des toits, dans la lumière dorée du soleil couchant, qui, ce soir-là, lui semblait offrir un aspect tout à fait extraordinaire. Le ciel n’avait point cette teinte d’or pur qu’il avait eue, chaque nuit, durant la semaine précédente ; on y distinguait des nuances roses, qui s’étendaient sur la voûte entière, aussi loin qu’Olivier pouvait voir, du levant au couchant. Il songeait machinalement à ce qu’il avait lu, l’autre jour, dans les journaux, sur d’étranges modifications survenues dans l’atmosphère, en certaines régions de l’Asie. La veille, il y avait eu de terribles tremblements de terre en Amérique ; et, le matin même, une sorte de cyclone prodigieux avait détruit plusieurs villes des pays scandinaves. Il se demandait si quelques rapports singuliers n’existaient pas entre cet aspect inaccoutumé du ciel et… Mais tout à coup sa pensée revint à Mabel.

Cinq minutes après, il eut enfin le soulagement infini d’entendre son pas léger, dans l’escalier ; et il se leva pour aller au-devant d’elle.

Quelque chose, sur le visage de la jeune femme, lui révéla qu’elle savait tout. Elle se tenait, au reste, toute droite, avec une raideur inaccoutumée, et ses traits étaient plus pâles que jamais. On n’y lisait aucune colère, cependant, ni rien d’autre qu’un désespoir immense et une résolution immuable. Ses lèvres montraient une ligne toute droite, et ses yeux, sous son large chapeau blanc, semblaient étrangement contractés. Et elle restait là, ayant refermé la porte derrière elle, sans faire aucun mouvement vers son mari.

— Est-ce vrai ? demanda-t-elle.

Olivier prit une longue aspiration, et se rassit.

— De quoi veux-tu parler, ma chérie ?

— Est-ce vrai, reprit-elle, que tous les hommes vont être interrogés sur leur croyance en Dieu, et tués s’ils avouent cette croyance ?

Olivier humecta ses lèvres desséchées.

— Tu emploies des termes bien durs ! Toute la question est de savoir si le monde a le droit…

Mais elle l’interrompit, d’un vif mouvement de tête.

— Et c’est vrai ! Et tu as signé cela ?

— Ma chérie, je te supplie de ne pas faire de scène ! Je suis à bout de forces ! et je ne répondrai à ta demande qu’après que tu auras écouté ce que j’ai à te dire !

— Bien, dis-le !

— Assieds-toi, d’abord !

Mais elle dit : non, d’un geste muet.

— Comme tu voudras !… Eh ! bien voici la vérité ! Le monde, à présent, est un, et non plus divisé. L’individualisme est mort. Il a cessé de vivre lorsque Felsenburgh est devenu président du monde. Tu ne peux pas être sans te rendre compte que des conditions absolument nouvelles existent, à présent, qui ne ressemblent à rien de ce qu’il y a eu jusqu’ici ! Tu sais tout cela aussi bien que moi !

De nouveau, le même petit signe d’impatience.

— Non, il faut que tu me fasses le plaisir de m’écouter jusqu’au bout ! — dit-il, d’un ton las.

— Eh hier, maintenant que tout cela s’est produit, le monde doit adopter une morale nouvelle : c’est exactement comme un enfant qui parvient à l’âge de raison. Et, par conséquent, nous sommes obligés de veiller à ce que le progrès puisse continuer, à ce qu’il n’y ait point de recul… à ce que tous les membres soient en bonne santé. « Si votre main vous offense, coupez-la ! » disait leur Jésus : c’est exactement ce que nous disons… Or, lorsque quelqu’un affirme qu’il croit en Dieu, — car je doute fort qu’il puisse se trouver quelqu’un pour y croire réellement, ou même pour comprendre ce que cela signifie, — mais le fait seul de dire qu’on croit en Dieu, c’est le pire des crimes concevables désormais ; c’est un crime avéré de haute trahison. Et, cependant, il ne s’agit nullement d’employer la violence : tout se passera de la façon la plus douce et la plus compatissante. Toi-même, toujours, tu as approuvé nos institutions d’euthanasie ! Eh ! bien, c’est à ces procédés, et aux plus charitables, que l’on aura recours…

Une fois de plus, elle fit un petit mouvement, avec sa tête. Le reste de son corps était comme une statue.

— Est-ce bien utile, que tu me dises tout cela ? demanda-t-elle.

Olivier sursauta ; il ne pouvait supporter l’accent, trop dur, de sa voix.

— Mabel, mon trésor aimé !…

Pour un instant, les lèvres de la jeune femme frémirent, et puis, de nouveau, elle le regarda avec des yeux de glace.

— Non, je t’assure, dit-elle ; tout cela est inutile ! Et, ainsi, tu as signé ?

Olivier eut une sensation atroce de désespoir, en levant les yeux sur elle ; il aurait infiniment préféré la voir révoltée, furieuse et pleurante.

— Mabel ! s’écria-t-il.

— Donc, tu as signé ?

— J’ai signé ! dit-il enfin.

Elle se retourna, et fit un pas vers la porte : mais il s’élança sur elle.

— Mabel, où vas-tu ?

Et alors Mabel, pour la première fois de sa vie, mentit à son mari, pleinement et résolument.

— Je vais me reposer un peu, dit-elle. Je te reverrai tout à l’heure, à souper !

Il hésitait encore à la laisser partir : mais il rencontra son regard, bien pâle en vérité, mais si honnête et si pur qu’il en fut consolé.

— Très bien, ma chérie !… seulement, je t’en conjure, Mabel, essaie de comprendre !

Une demi-heure plus tard, il descendit pour le souper, armé de logique, mais, aussi, enflammé d’émotion. Les arguments qu’il allait exposer à sa femme lui semblaient, à présent, d’une force irrésistible ; étant données les prémisses que tous deux avaient acceptées, et sur qui tous deux avaient fondé leur vie, la conclusion était, simplement, nécessaire et fatale.

Il attendit une minute ou deux ; puis, ne voyant pas arriver Mabel, il prit le tube qui communiquait avec l’office.

— Où est Mme Brand ? demanda-t-il.

Il y eut un instant de silence, après quoi vint la réponse : — Madame est sortie, il y a une demi-heure, monsieur ! Je pensais que monsieur en était informé !

III

Ce même soir, M. Francis était très occupé, dans son bureau, des détails de la grande fête de la Solidarité qui allait être célébrée le 1er juillet. On avait décidé d’apporter quelques modifications au rituel de l’année précédente ; et le grand-cérémoniaire avait à cœur que cette fête prochaine lui fit le même honneur que toutes les autres.

Et ainsi, avec son modèle devant lui, — une petite reproduction en carton de l’intérieur de l’Abbaye, avec de minuscules figures de bois pouvant être transportées d’un endroit à l’autre, — il était en train d’ajouter, de sa fine et précise écriture ecclésiastique, des notes marginales sur son exemplaire de l’Ordre des Cérémonies. Aussi, lorsque le portier de la maison, quelques minutes après vingt et une heures, lui téléphona qu’une dame désirait le voir, il répondit, d’une façon plutôt brusque, que c’était impossible. Mais le timbre du téléphone retentit de nouveau, et, à sa question impatientée, la réponse fut que c’était Mme Brand qui était en bas, qui, d’ailleurs, ne demandait pas plus de dix minutes d’entretien. Ceci changeait complètement la situation. Olivier Brand était un personnage considérable, et sa femme, par contrecoup, en était un autre. M. Francis, avec mille excuses, ordonna qu’on la conduisit à son appartement,

Elle paraissait très calme, ce soir-là, — se dit-il, en lui serrant la main. — Elle avait abaissé son voile, de sorte qu’il ne pouvait pas bien distinguer son visage : mais sa voix lui paraissait avoir perdu sa vivacité ordinaire.

— Je regrette infiniment de vous déranger, monsieur Francis ! dit-elle. Je désirerais, simplement, vous poser une ou deux questions !

Il lui sourit, d’un sourire encourageant.

M. Brand, sans doute ?…

— Non, dit-elle, ce n’est pas M. Brand qui m’envoie ; je viens pour une affaire qui m’est strictement personnelle. Vous comprendrez mes raisons tout à l’heure ! Je commence aussitôt : car je sais combien vos minutes sont précieuses !

Il songea que tout cela avait une tournure un peu singulière ; mais, évidemment, il allait comprendre bientôt.

— D’abord, dit-elle, je crois que vous avez connu le P. Franklin ? Il est devenu cardinal, n’est-ce pas ?

M. Francis, avec un sourire, répondit affirmativement.

— Et savez-vous s’il vit encore ?

— Non, dit-il. Le P. Franklin est mort. Il était à Rome lorsque cette ville a été détruite. Un seul de tous les cardinaux a pu s’échapper Steinmann, qui a été pendu à Hambourg, quelque temps après…

— Eh ! bien, monsieur, voici une question que j’ai à vous poser, faute de pouvoir la poser à ce P. Franklin, qu’elle aurait touché de plus près, en sa qualité de fidèle catholique ! J’y ai un intérêt particulier, que je ne peux pas vous expliquer, mais qui… Enfin, voici ma question : pourquoi les catholiques croient-ils en Dieu ?

L’ex-prêtre fut si saisi qu’il se redressa en sursaut, et leva sur la jeune femme un regard stupéfait.

— Oui, reprit-elle tranquillement, je sais que ma question doit vous paraître bizarre ! Mais…

Elle parut hésiter un instant, et puis prendre son parti :

— Voilà, dit-elle, je vais tout vous dire ! Le fait est que j’ai une amie qui est… qui est très en danger, de par cette loi nouvelle. Je voudrais infiniment pouvoir discuter avec elle, et la ramener à la raison : mais elle met une obstination insensée à me cacher ses sentiments, de sorte que je ne puis arriver à savoir sur quoi elle les fonde. Et comme vous êtes, désormais, le seul prêtre que je connaisse, — je veux dire le seul homme ayant été un prêtre, — maintenant que le P. Franklin n’existe plus, j’ai pensé que vous ne refuseriez pas de me renseigner !

Sa voix était parfaitement naturelle, sans l’ombre d’une hésitation ni d’un embarras. M. Francis changea sa mine étonnée en un sourire fin, et frotta doucement ses mains l’une contre l’autre.

— Ah ! je comprends ! dit-il. Eh ! bien, c’est que la question est très vaste. Est-ce que demain, par exemple ?…

— La réponse la plus courte me suffirait : mais il est d’importance absolue que je sois renseigné tout de suite ! La nouvelle loi, comme vous le savez, entre en vigueur…

Il s’incline.

— Eh ! bien, dit-il, pour résumer la chose en deux mots, voici ce qui en est : les catholiques prétendent que Dieu peut être perçu par la raison humaine, et que, de la disposition de ce monde, ils peuvent déduire qu’il doit y avoir en un créateur et un directeur, un Esprit surnaturel, — comprenez-vous ? Et puis, ils disent qu’ils peuvent encore en déduire plusieurs autres choses, au sujet de ce Dieu, et notamment qu’il est Amour, à cause du bonheur…

— Et la souffrance ? interrompit-elle.

Il sourit de nouveau.

— Eh ! oui, c’est là le point, c’est là le point faible !

— Mais, enfin, que disent-ils à ce sujet ?

— Eh ! bien, ils disent que la souffrance est le résultat du péché !

— Et le péché ? C’est que, voyez-vous, monsieur Francis, je ne sais absolument rien de tout cela !

— Le péché, ce serait la révolte de la volonté humaine contre Dieu !

— Et qu’est-ce qu’ils entendent par là ?

— Ils disent que Dieu voulait être aimé de ses créatures, et qu’ainsi il les a faites libres : car, sans cela, elles n’auraient point pu l’aimer réellement. Mais, si elles sont libres, cela signifie qu’elles peuvent, à leur gré, refuser d’aimer Dieu et de lui obéir. Et c’est cela, précisément, que l’on appelle le péché. Vous voyez, maintenant, quelles absurdités…

Elle fit un léger mouvement de tête.

— Oui, oui, mais je voudrais arriver vraiment à connaître tout ce que pensent ces catholiques !… Et alors, c’est tout ?

— Oh ! non, certes ! s’écria M. Francis, avec un sourire plus gros. Cela, c’est simplement ce qu’ils appellent la religion naturelle : mais ils croient bien d’autres choses encore !

— Quelles choses ?

— Je vous assure, madame, qu’il m’est tout à fait impossible de vous exposer cela en quelques mots ! Mais, par exemple, ils croient que Dieu est devenu homme, pour les sauver du péché en mourant…

— En souffrant pour eux, sans doute ?

— Oui, en souffrant et en mourant pour eux. Au fait, ce qu’ils appellent l’incarnation est le centre même de toutes leurs croyances. Tout le reste en découle. Et je dois avouer que, une fois que l’on vient à admettre cette incarnation, je dois avouer que tout le reste en découle nécessairement, tout, jusqu’aux scapulaires et à l’eau bénite !…

— Hélas ! monsieur Francis, je ne comprends rien à toutes ces choses !

Le sourire du grand cérémoniaire se nuança d’indulgence.

— Je vous crois sans peine ! dit-il. Tout cela est d’une folie extravagante ! Et cependant, voyez-vous, il y a en un temps où j’y ai cru, moi-même.

— Mais c’est contraire à la raison ! dit-elle.

Il eut un petit geste ambigu.

— Oui, dit-il, en un sens, cela est entièrement contraire à la raison : mais, en un autre sens…

Soudain, elle se pencha en avant, de tout son corps, et il put apercevoir l’éclat enflammé de ses yeux, sous son voile blanc.

— Ah ! dit-elle, presque sans souffle. Voilà justement ce que je désirais apprendre ! Oui ! dites-moi comment ils se justifient de croire à de telles doctrines !

Il se tut un moment, et parut réfléchir.

— Eh ! bien, dit-il lentement, autant que je puisse me rappeler, ils disent qu’il y a encore d’autres facultés, à côté, et même au-dessus, de celles de la raison. Ils disent, par exemple, que parfois le cœur découvre des choses que la raison ne voit pas, — des intuitions, — comprenez-vous ? Ainsi, ils disent que toutes les choses telles que le sacrifice de soi-même, et l’honneur, et même l’art, que tout cela provient du cœur ; que la raison n’y intervient qu’ensuite, dans les règles du métier artistique, par exemple, mais qu’elle ne peut pas les prouver, et qu’elles sont absolument au-dessus d’elle.

— Il me semble que je comprends.

— Eh ! bien, ils disent que la religion est, elle aussi, l’une de ces choses-là : ce qui revient, en d’autres termes, à reconnaître qu’elle est simplement affaire d’émotion.

De nouveau, il s’interrompit, comme s’il avait l’impression d’avoir été injuste.

— En fait, non, ils ne disent pas absolument cela, encore que ce soit la pure vérité. Mais, en un mot…

— Eh ! bien ?

— En un mot, ils disent qu’il y a quelque chose qui s’appelle la foi, une sorte de conviction profonde qui ne ressemble à rien d’autre, une grâce surnaturelle que Dieu est supposé accorder à ceux qui la désirent, à ceux qui prient pour l’obtenir, et qui mènent des vies bonnes, et ainsi de suite…

— Et, donc, cette foi ?…

— Cette foi, agissant sur ce qu’ils appellent les témoignages, cette foi les rend absolument certains qu’il y a un Dieu, qu’il s’est fait homme, etc., et tout le reste, jusqu’à l’Église dans ses moindres détails. Et ils disent encore que cela est prouvé, pratiquement, par l’effet que leur religion a produit dans le monde, et par la manière dont elle explique à l’homme sa propre nature. Au fond, voyez-vous, ce n’est rien de plus qu’un cas d’auto-suggestion !

Il lui sembla entendre un soupir. Il s’arrêta brusquement.

— Tout cela est-il un peu plus clair pour vous, à présent, madame Brand ?

— Je vous remercie infiniment, dit-elle ; c’est beaucoup plus clair, à présent !… Et… et c’est bien vrai que d’innombrables chrétiens sont morts pour cette foi, telle qu’elle est ?

— Oh ! oui ! des milliers et des milliers ! Tout à fait comme les mahométans ont fait pour leur foi, à eux !

— Les mahométans croient en Dieu, eux aussi, n’est-ce pas ?

— Ils y croyaient, en tout cas, et peut-être en reste-t-il encore quelques-uns pour y croire aujourd’hui. Mais fort peu : tout le reste est devenu « ésotérique », comme ils disent !

La jeune femme ne répondit rien, et M. Francis eut tout le loisir de songer à ce que son attitude avait de singulier. Il se dit que, certes, elle devait être bien attachée à cette amie chrétienne qu’elle désirait convertir.

Puis elle se leva, et il se leva avec elle.

— Encore mille fois merci, monsieur Francis !… Il ne faut pas que je vous interrompe dans votre travail !

Il l’accompagna vers la porte ; mais, après avoir fait quelques pas, elle s’arrêta.

— Et vous, monsieur Francis, vous avez été élevé dans toutes ces croyances : est-ce que, parfois, elles vous reviennent ?

Il sourit, de nouveau.

— Ma foi, non, dit-il, jamais, si ce n’est comme un rêve !

— Et comment expliquez-vous cela ? ou plutôt, comment vos anciens compagnons, les catholiques, expliqueraient-ils cela ?

— Ils diraient que j’ai abandonné la lumière, que la foi s’est retirée de moi !

— Et vous ?

Il réfléchit un moment.

— Moi ? Je me dirais que je me suis imposé une auto-suggestion plus forte dans un autre sens. Voilà tout !

— Je comprends !… Bonne nuit, monsieur Francis !

Elle ne voulut point le laisser descendre avec elle, dans l’ascenseur ; et, ainsi, quand il eût vu la cage de fer s’abaisser, doucement et sans bruit, au-dessous du palier, il s’en retourna à son modèle de l’Abbaye, et aux petits bonshommes de bois. Mais, avant de recommencer à les faire marcher, longtemps il resta assis, les lèvres serrées, les yeux perdus dans le vide.

CHAPITRE IV

I

Une semaine après, Mabel s’éveilla à l’aube, et, dans les premiers instants, elle oublia où elle se trouvait. Elle prononça même, tout haut, le nom d’Olivier, en promenant un regard surpris autour de la chambre. Puis, tout à coup, elle se rappela, et resta immobile.

C’était déjà le huitième jour qu’elle passait dans ce refuge : son temps d’épreuve était fini ; ce jour-là, elle allait être libre de faire ce pour quoi elle était venue. Le samedi de la semaine précédente, elle avait subi l’examen privé, devant un magistrat spécial, à qui elle avait confié, sous les conditions habituelles de secret absolu, son nom, son âge, son adresse, ainsi que les motifs qu’elle avait pour demander l’application de l’« euthanasie ». Elle avait choisi Manchester, comme un endroit assez éloigné, et une ville assez grande, pour la mettre à l’abri des recherches d’Olivier ; et le fait est que son secret avait été admirablement gardé. Aucun indice n’était venu lui révéler que son mari eût la moindre connaissance de ses intentions ; mais, au reste, elle savait que, dans les cas de ce genre, la police était tenue de prêter assistance aux fugitifs. Dans le nouveau monde socialiste, l’individualisme avait encore conservé ce dernier droit : les personnes fatiguées de la vie étaient autorisées à sortir de la vie sans empêchement. Et quant à savoir pourquoi elle avait choisi ce moyen-ci, pour en sortir, c’est parce que tout autre moyen lui avait paru impossible. Le couteau exigeait, à la fois, de l’adresse et de la résolution ; les armes à feu étaient hors de sa portée ; et les nouveaux règlements de police rendaient plus difficile que jamais l’achat d’un poison. Et puis, en outre, elle désirait sérieuse ment mettre à l’épreuve ses intentions, et bien s’assurer qu’il n’y avait pas d’autre issue pour elle.

Or, de cela, elle était plus certaine que jamais. La pensée de la mort lui était venue, pour la première fois, dans l’atroce souffrance que lui avait causée l’éclat de cruauté d’un certain soir de décembre. Puis cette idée s’en était allée, balayée surtout de son esprit par la pensée que, en effet, l’homme restait encore capable de retours en arrière.

Mais ensuite, une fois de plus, l’idée lui était revenue, comme un fantôme glacé et irrésistible, dans le clair jaillissement de lumière projeté sur elle par la déclaration de Felsenburgh. Depuis lors, le fantôme s’était installé à demeure chez elle ; mais elle lui avait résisté, espérant, contre tout espoir, que la déclaration du Président ne se traduirait pas en acte, et tâchant à l’oublier, sauf à se révolter, par instants, contre son horreur. Mais le fantôme n’avait, jamais plus, voulu s’éloigner ; et enfin, lorsque la théorie politique s’était changée en une loi délibérée, Mabel, résolument, avait cédé à son appel. Il y avait maintenant huit jours de cela ; et sa décision, durant cette semaine, n’avait pas chancelé un seul moment.

Cependant, elle avait, désormais, cessé de condamner. La logique l’avait réduite au silence. Tout ce qu’elle savait était qu’elle-même, pour son compte, ne pouvait pas supporter cela ; qu’elle s’était trompée, et avait mal compris la foi nouvelle ; et que, pour elle, quoi qu’il en fût des autres, il n’y avait absolument aucune espérance…

Ces huit jours, requis par la loi, s’étaient passé très tranquillement. Elle avait emporté avec elle assez d’argent pour entrer dans une de ces maisons particulières dont l’installation, luxueuse et commode, correspondait à ses habitudes ; les sœurs gardiennes avaient été aimables et pleines de sympathie, elle n’avait en à se plaindre de rien.

Sans doute, elle avait dû un peu souffrir de réactions inévitables. La seconde nuit après son arrivée, notamment, avait été affreuse ; pendant qu’elle gisait, dans l’obscurité brûlante de sa chambre, tout son être sensible avait protesté et s’était débattu contre la destinée que sa volonté lui imposait. Cet être avait réclamé les choses familières, la promesse de nourriture, et d’air respirable, et de commerce humain ; il s’était tordu d’horreur devant l’abîme noir vers lequel il était entraîné ; et, dans cette angoisse épouvantable, la jeune femme n’avait retrouvé la paix que lorsqu’une voix plus profonde lui avait murmuré, avec un accent surnaturel de certitude, que la mort n’était pas la fin absolue. Et puis, avec la lumière du matin, la santé était revenue ; la volonté avait reconquis sa maîtrise, et, du même coup, avait écarté l’espérance secrète d’une continuation de la vie. Plus tard, elle avait eu à souffrir, deux ou trois fois, d’une peur plus concrète : le souvenir lui était revenu de ces révélations scandaleuses qui, dix ans auparavant, avaient convulsé l’Angleterre et amené l’établissement de refuges tels que celui ci, sous la surveillance du gouvernement. On avait découvert que, durant de longues années, dans les grands laboratoires de vivisection, des expériences avaient été faites sur des sujets humains, sur des personnes qui, ainsi qu’elle même, s’étaient séparées du monde, et à qui, dans des maisons d’euthanasie privées, on avait administré des gaz suspendant la vie, au lieu de la détruire… Mais cela encore avait passé, avec l’avènement de la lumière. Le système nouveau rendait de telles choses impossibles, au moins en Angleterre et dans beaucoup d’autres pays : car il restait des pays où le sentiment était plus faible, et la logique plus impérieuse ; et, puisque aussi bien, il était prouvé que les hommes n’étaient que des animaux…

Enfin, il y avait eu, durant cette semaine d’épreuve, un inconvénient physique : la chaleur intolérable des jours et des nuits. Les savants affirmaient qu’un courant de chaleur, absolument inattendu, venait de se produire ; et des douzaines de théories avaient été émises, dont le bruit été arrivé jusque dans la retraite de Mabel, et qui, toutes, se contredisaient réciproquement. Et la jeune femme songeait qu’il était humiliant de voir ainsi accablés et vaincus des hommes qui faisaient profession d’avoir pris la terre sous leur charge. Sans compter que, naturellement, cette condition anormale de l’atmosphère avait été accompagnée de désastres : un peu partout, il y avait eu des tremblements de terre d’une violence prodigieuse ; une tempête, en Amérique, avait détruit, d’un seul coup, trente-deux cités ; plusieurs îles avaient disparu ; et l’inquiétant Vésuve semblait se préparer pour un dénouement de son aventureuse carrière. Mais l’explication de toutes ces choses, personne ne la connaissait. Il y avait eu un homme assez arriéré pour dire qu’un cataclysme devait s’être produit au centre de la terre ; et Mabel se rappelait que sa nourrice lui avait parlé d’un feu qui brûlerait sous la surface du globe. Au reste, tout cela ne l’inquiétait guère ; elle se désolait, seulement, de ne pouvoir pas sortir dans le jardin, et d’avoir à rester, jour et nuit, dans la fraîcheur relative de sa chambre, au second étage.

Il y aurait bien eu, encore, un sujet qui l’aurait intéressée, — à savoir, l’effet produit, dans le monde, par le décret nouveau : mais la sœur gardienne ne semblait pas très bien renseignée sur ce point. Çà et là, on avait appris que des exécutions avaient été faites ; mais la loi n’avait pas encore été appliquée dans toute sa rigueur, et les magistrats ne faisaient que commencer le recensement prescrit.

Ce matin-là, pendant qu’elle restait éveillée dans son lit, les yeux fixés sur les couleurs délicates du plafond, il lui sembla que la chaleur était pire que jamais. Elle crut même, d’abord, qu’elle avait dormi trop longtemps : mais sa montre à répétition lui dit qu’il était à peine quatre heures. Du moins, elle n’aurait plus à supporter longtemps ce supplice : car elle songeait que c’était vers huit heures que viendrait, pour elle, le moment d’en finir. Il y avait encore sa lettre à Olivier, qui restait à écrire, et un ou deux arrangements à terminer.

Pour ce qui était de la moralité de l’acte qu’elle allait accomplir, c’est-à-dire du rapport de cet acte avec la vie commune des hommes, là-dessus elle n’avait pas l’ombre d’un doute. Elle croyait fermement, avec tout le monde désormais, que, toute terminaison de la vie, de même que celle-ci, était justifiée par la souffrance spirituelle. Il y avait un certain degré de détresse à partir duquel l’individu ne pouvait plus être nécessaire à soi-même ni aux autres ; et, dans ces conditions, la mort était l’acte le plus charitable qui pût être accompli. Il est vrai que jamais, jusque-là, elle n’avait songé que cet état pût devenir le sien : la vie, au contraire, l’avait toujours intéressée trop passionnément. Mais les choses en étaient venues à ce point, et, maintenant, la nécessité de la mort ne faisait plus question.

À plus d’une reprise, durant cette semaine, le souvenir lui était revenu de sa conversation avec M. Francis. Elle avait été poussée à cette visite par un mouvement presque instinctif : elle s’était sentie prise, tout à coup, d’un besoin de savoir ce qu’était le parti opposé, et si le christianisme était vraiment aussi ridicule qu’elle l’avait toujours pensé. Ridicule, elle voyait maintenant qu’il ne l’était certainement pas, mais bien plutôt, au contraire, terriblement pathétique. C’était un rêve merveilleux, une délicieuse fantaisie du poète. Et elle se disait que ce serait un bonheur céleste, de pouvoir y croire. Mais, pour son compte, elle ne le pouvait pas. Non, un Dieu transcendant était, pour elle, une idée inconcevable : encore qu’elle comprit, à présent, que l’idée d’un homme transcendant n’était pas moins absurde.

Décidément, elle ne voyait aucune issue. La seule religion possible était celle de l’humanité ; et il se trouvait que l’unique dieu était un dieu avec lequel elle ne voulait plus, ne pouvait plus, avoir rien à faire !

Elle se rappelait, aussi, la très haute opinion qu’elle avait eue de Felsenburgh. À coup sûr, cet homme était le plus grand qu’elle eût jamais vu ; et elle estimait très probable qu’il fût vraiment ce qu’elle avait cru, l’incarnation de l’homme idéal, le premier produit parfait de l’humanité. Mais la logique de sa conduite était trop au-dessus d’elle. Car elle se rendait compte, désormais, qu’il avait été absolument logique, sans l’ombre de contradiction, en proclamant la nécessité d’exterminer les chrétiens, quelques semaines après avoir blâmé la destruction de Rome. Ce qu’il avait blâmé, c’était la passion d’un homme contre un autre, d’une secte contre une autre, choses qui étaient comme le suicide d’une race. Il avait dénoncé la passion, mais non point Faction universelle et légale. Son décret nouveau était un acte légitime de la majorité du monde contre une infime minorité, qui menaçait le principe de la vie et de la foi. Oui, tout cela était logique et nécessaire ; et, cependant, c’était à tout cela qu’elle n’avait point la force de se résigner ! Aussi, ce qu’elle avait de mieux à faire était-il d’accomplir son projet, le plus tranquillement possible : après quoi, le monde, sans elle, continuerait sa marche en avant.

Elle sommeilla de nouveau, quelques instants, et fut toute surprise, en rouvrant les yeux, d’apercevoir un doux visage de femme coiffé de blanc qui, penché sur elle, lui souriait.

— Voici qu’il est six heures, ma chère enfant, le moment où vous m’avez dit de venir ! Voulez-vous que je vous apporte le déjeuner ?

Mabel soupira profondément ; puis elle se redressa, d’un mouvement rapide, et se prépara à sortir du lit.

II

Six heures et demie sonnaient, à la petite pendule de la cheminée, lorsque Mabel acheva d’écrire. Elle recueillit les feuillets qu’elle venait de remplir de sa large écriture, s’adossa dans son commode fauteuil, et relut sa lettre.

Maison de repos n° 3, Manchester W.

« MON CHÉRI,

« Mon envie m’est revenue, et, cette fois, avec tant de force qu’il m’est vraiment impossible de résister plus longtemps : si bien que je vais être obligée de m’en aller par la seule voie qui me reste ouverte. J’ai eu, d’ailleurs, un séjour très calme et heureux, dans cette maison : tout le monde a été, pour moi, d’une bonté infinie. L’en-tête de ce papier, naturellement, t’aura fait comprendre aussitôt de quelle maison il s’agit…

« Mon chéri, tu m’as toujours été cher par-dessus tout ; et tu me l’es encore, en ce moment même : mais, assurément, je ne me trompe pas en sentant que je n’ai plus de force pour continuer à vivre. D’abord, quand tout cela a commencé, je me suis attendue à ce que ce serait tout autre ; et tu sais combien j’ai été heureuse et pleine d’enthousiasme. À présent, je reconnais que ce qui arrive est logique et juste, et que la paix du monde doit avoir ses lois, et a le droit de se défendre par tous les moyens. Mais, mon chéri, il se trouve qu’une telle paix n’est pas celle dont j’aurais besoin ! Au fond, je crois que mon malheur vient seulement de ce que je suis en vie.

« Et puis, voici une autre difficulté ! Je sais combien profondément tu es d’accord avec ce nouvel état des choses ; et il est naturel que tu le sois, étant infiniment plus fort, et plus raisonnable, et meilleur que moi ! Mais, si tu as une femme, il faut qu’elle pense et sente comme toi ; et moi, mon chéri, je ne suis plus avec toi, au fond de mon cœur, tout en voyant bien que c’est toi qui as raison… Tu me comprends bien, n’est-ce pas, mon amour ?

« Si nous avions eu un enfant, c’eût été autre chose, peut-être : j’aurais peut-être réussi à continuer de vivre, pour l’enfant. Mais cela même me paraît bien impossible. Oh ! Olivier, mon chéri ! je ne peux pas, je ne peux pas !

« Je sais que j’ai tort, et que tu as raison ! Mais voilà : je ne peux pas me changer ! et, ainsi, je suis tout à fait sûre qu’il faut que je m’en aille !

« Et puis, il y a ceci, que je désire que tu saches : c’est que je n’ai pas peur, pas du tout peur ! Je ne puis pas comprendre comment quelqu’un pourrait avoir peur, — à moins, bien entendu, d’être un chrétien. — Oh ! si j’étais chrétienne, il me semble que j’aurais une peur affreuse ! Mais, nous deux, n’est-ce pas, nous savons à coup sûr qu’il n’y a rien, au delà de la mort ? C’est de la vie que j’ai peur, seulement de la vie ! Après cela, s’il y avait à souffrir, naturellement j’aurais, tout de même, un peu peur ; mais tout le monde me garantit qu’il n’y a absolument pas l’ombre de souffrance, et que c’est, simplement, comme si l’on s’endormait. Les nerfs périssent avant le cerveau. Si bien que je vais faire la chose moi-même, sans personne autre dans la chambre. Dans quelques minutes, ma garde, la sœur Jeanne, avec qui je me suis liée très affectueusement, va m’apporter l’appareil, et puis elle me laissera.

« Pour ce qui est des suites, tu feras exactement comme il te plaira. La crémation aura lieu demain à midi : tu pourras y venir, si tu veux. Ou bien tu n’auras qu’à téléphoner, et l’on t’enverra l’urne. Tu as désiré avoir l’urne de ta mère, dans notre jardin : peut-être seras-tu heureux, aussi, d’avoir la mienne ? Et quant à tout ce qui m’appartient, il va sans dire que je te le laisse.

« Et maintenant, mon chéri, il y a encore ceci que je veux te dire : c’est que je regrette beaucoup, vraiment, d’avoir été si fatigante pour toi, et si sotte ! Au fond, vois-tu, je crois que j’ai toujours été convaincue, dès le début, de la justesse de tes arguments ; mais, toujours, il y avait quelque chose en moi qui me forçait à ne pas vouloir me laisser convaincre ! Comprends-tu, maintenant, pourquoi je t’ai si souvent agacé ?…

« Olivier, mon chéri, tu as été extraordinairement bon pour moi !… Oui, c’est vrai que je pleure : mais, en réalité, je suis très heureuse. Je regrette seulement d’avoir été obligée de te casser tant d’inquiétude, durant cette semaine dernière ; mais il l’a fallu ! Je savais que, si tu m’avais découverte, tu m’aurais persuadée de renoncer à mon projet ; et puis, le jour suivant, j’aurais trouvé un autre moyen, bien pire pour moi comme pour toi. Je regrette infiniment d’avoir fait un mensonge, aussi ! Je te le jure, c’est le premier que je t’aie fait jamais !

« Eh ! bien, il me semble que je n’ai plus autre chose à te dire. Olivier, mon chéri, mon trésor aimé, adieu ! Je t’envoie mon amour, avec tout mon cœur.

« MABEL. »

Elle resta immobile, sa lecture finie, et toujours encore ses yeux étaient mouillés de larmes. Et, cependant, tout cela était parfaitement vrai. Elle était bien plus heureuse qu’elle aurait pu l’être si elle avait eu la perspective de rentrer chez elle. Sa vie lui semblait entièrement dévastée ; et toute sa petite âme aspirait à la mort, comme un corps épuisé aspire au sommeil.

Elle écrivit l’adresse, d’une main parfaitement ferme, posa la lettre sur la table, et s’adossa de nouveau dans le fauteuil, en face de son déjeuner intact.

Puis, tout à coup, le souvenir lui revint de sa conversation avec M. Francis ; et, par une étrange association d’idées, voici qu’elle revit la chute de l’aérien à Brighton, les actes du jeune prêtre aux cheveux blancs, et les boîtes d’euthanasie

Lorsque la sœur Jeanne entra, quelques minutes après, elle fut étonnée de ce qu’elle vit. Mabel était appuyée contre la fenêtre, les yeux fixés sur le ciel, dans une attitude d’horreur indicible. . La sœur Jeanne traversa vivement la chambre, après avoir déposé quelque chose sur la table, et mit sa main sur l’épaule de la jeune femme.

— Ma chère enfant, qu’est-ce que c’est ?

Elle entendit un long souffle sanglotant ; puis Mabel se retourna, l’étreignit d’une main tremblante, et, de l’autre main, lui désigna un endroit du ciel.

— Là ! dit-elle. Là, regardez ! . — Eh ! bien, ma chérie, qu’y a-t-il ? Je ne vois rien ! Il fait un peu sombre !

— Sombre ! s’écria Mabel. Vous appelez cela sombre ? Mais… c’est noir ! tout noir !

La garde l’attira doucement en arrière, vers le fauteuil. Elle reconnaissait une crise de frayeur nerveuse, phénomène assez habituel dans ces moments de l’effort suprême. Mais Mabel s’arracha de son étreinte, et se retourna vers la fenêtre.

— Vous appelez cela un peu sombre ? dit-elle. Mais, sœur Jeanne, regardez, regardez !

Il n’y avait absolument rien de remarquable à voir. Devant la fenêtre, se dressait la cime feuillue d’un frêne ; et puis c’étaient les fenêtres, encore fermées, des bâtiments d’en face, le toit, et, au-dessus, le ciel matinal, un peu lourd et poussiéreux, comme avant un orage : mais rien de plus que cela.

— Eh ! bien, qu’y a-t-il, ma chère enfant ? Qu’est-ce que vous voyez ?

— Mais regardez, regardez donc ! Et maintenant, écoutez ceci !

Un grondement vague, lointain, se fit entendre, comme le roulement d’un camion, — si vague qu’on aurait pu le prendre pour une simple illusion de l’oreille. Mais la jeune femme s’était bouché les oreilles des deux mains, et son visage était devenu un masque blanc de terreur, avec d’énormes yeux effarés. La garde l’embrassa tendrement, d’un geste maternel.

— Ma chère enfant, lui dit-elle, vous êtes un peu énervée ! Cela n’est rien qu’un petit grondement de tonnerre, produit par la chaleur. Je vous en prie, ne vous agitez pas !

Elle sentit le corps de la jeune femme trembler convulsivement, sous ses mains ; mais elle put, sans résistance, la réinstaller au fond du fauteuil.

— Les lumières ! les lumières ! sanglotait Mabel.

— Et vous allez me promettre de vous calmer, n’est-ce pas ?

Elle promit, d’un signe de tête ; et la garde se dirigea vers un coin de la pièce, avec un bon sourire indulgent. Combien de fois, déjà, elle avait assisté à des scènes analogues ! Dès l’instant suivant, toute la chambre fut ensoleillée d’une exquise lumière. Mais la garde, en se retournant, vit que Mabel avait rapproché son fauteuil de la fenêtre, et, les mains tordues, recommençait à considérer le ciel, par-dessus les toits.

— Ma chère enfant, lui dit-elle, vous êtes au bout de vos nerfs ! Voulez-vous que je ferme les volets ?

Mabel leva les yeux sur elle. Oui, certes, la lumière l’avait sensiblement rassurée. Son visage restait toujours blême et égaré, mais ses yeux reprenaient une expression plus tranquille.

— Sœur Jeanne, — dit-elle d’une voix défaillante, — je vous en prie, regardez encore, et dites-moi si vous ne voyez rien ! Si vous me dites qu’il n’y a rien, je croirai que c’est moi qui deviens folle !

Mais non, il n’y avait rien. Le ciel était un peu sombre, comme si une tempête se préparait ; mais on distinguait, tout au plus, un voile de nuages, et la lumière était à peine légèrement teintée de taches foncées ; c’était, exactement, le ciel qui précède un gros orage printanier. Et la garde le dit à Mabel, clairement, résolument. Le visage de la jeune femme se rasséréna plus encore.

— Merci, sœur Jeanne !… Alors…

Elle se tourna vers la petite table, sur laquelle la garde avait déposé ce qu’elle venait d’apporter.

— Alors, s’il vous plaît, montrez-moi !…

Mais la garde hésitait.

— Êtes-vous sûre de n’être pas trop épouvantée, mon enfant ? Voulez-vous prendre quelque chose ?

— Non, je ne veux plus rien d’autre ! dit nettement Mabel. Montrez-moi, je vous prie !

La sœur Jeanne s’approcha de la table.

Ce qu’elle y avait déposé était une cassette de métal blanc, délicatement peinte de fleurs, et d’où émergeait un tube blanc, flexible, avec une large embouchure accompagnée de deux griffes d’acier, tandis que, sur l’un des côtés de la cassette, était fixée une poignée en porcelaine.

— Eh ! bien, ma chérie, commença doucement la garde, tout en épiant la façon dont les yeux de Mabel se tournaient sans cesse vers la fenêtre ; eh ! bien, vous allez vous asseoir là, comme vous êtes à présent ! La tête un peu en arrière, s’il vous plaît ! Quand vous serez prête, vous mettrez cette embouchure contre vos lèvres, et vous attacherez ces deux ressorts derrière votre tête ! Comme ceci, tenez ! cela s’adapte très simplement. Et puis, vous tournerez cette poignée, dans ce sens-là ! Et voilà tout !

Mabel fit signe qu’elle comprenait. Elle avait entièrement reconquis son empire sur soi, et avait pu écouter très attentivement : bien que, sans cesse encore, malgré elle, ses yeux se détournassent du côté de la fenêtre.

— Voilà tout ! répéta-t-elle. Je comprends parfaitement. Et ensuite ?

La garde la dévisagea, un moment, d’un regard inquiet.

— Ensuite, il n’y a plus rien ! Respirez tout naturellement ! Vous vous sentirez prise de sommeil, presque aussitôt : alors, vous fermerez les yeux, et voilà tout !

Mabel reposa le tube sur la table, et se releva ;

Elle était tout à fait redevenue elle-même.

— Embrassez-moi, sœur Jeanne ! dit-elle. Sur le seuil, la garde se retourna, et lui sourit une fois encore. Mais Mabel s’en aperçut à peine ; de nouveau, maintenant, elle n’avait plus d’attention que pour la fenêtre.

— Je reviendrai dans une demi-heure ! dit doucement sœur Jeanne. Rien ne presse, rien absolument ! Le tout ne prend pas même cinq minutes !… Adieu, ma bien chère enfant !

Mais Mabel continuait à regarder au dehors, par la fenêtre, et la laissa sortir sans lui répondre.

III

Mabel attendit que la porte se fût refermée, et que la garde en eût enlevé la clef : après quoi, une fois de plus, elle revint à la fenêtre, et en saisit convulsivement la barre d’appui.

De l’endroit où elle se tenait, elle apercevait, d’abord, la petite cour, au-dessous, avec ses quelques arbres, vivement éclairés par l’éblouissante lumière électrique qui jaillissait maintenant de la chambre ; et, en second lieu, par-dessus les toits, une immense et terrible étendue de noir, à peine teintée de roux. Et le contraste de ces deux spectacles avait quelque chose d’effrayant : c’était comme si la terre fût encore capable de lumière, alors que, déjà, le ciel se serait éteint.

Mabel eut aussi la sensation d’un silence et d’un calme extraordinaires. La maison, habituellement, était assez tranquille, à cette heure matinale, ses hôtes n’ayant guère l’humeur à faire beaucoup de bruit ni de mouvement ; mais, ce matin-là, c’était plus que de la tranquillité ; c’était un silence de mort, un de ces moments d’arrêt général qui précèdent l’éclat soudain des tempêtes du ciel. Et voici que les instants passaient, sans que se produisît un éclat de ce genre ! Une seconde fois, seulement, Mabel en tendit retentir un roulement solennel, comme si un énorme wagon avait traversé une rue lointaine ; et il sembla à la jeune femme, très nettement, qu’à ce bruit de roues se mêlait un murmure de voix innombrables, criant, chantant, et applaudissant. Après quoi, de nouveau, ce fut comme si le monde s’était tapissé de ouate : un silence, une immobilité extraordinaires.

Et Mabel, à présent, commençait à comprendre. L’obscurité, les bruits, n’étaient point pour tous les yeux et toutes les oreilles. La garde n’avait vu ni entendu rien d’anormal ; et, sans doute, le reste du monde ne voyait ni n’entendait rien de tel. Pour eux, cela signifiait, tout au plus, l’approche possible d’un orage.

Mabel, cependant, n’essaya pas de faire la distinction entre la part subjective et la part objective, dans ce qu’elle sentait. Elle ne se demanda pas si ce qu’elle voyait et entendait était en gendré par son cerveau, ou bien perçu au moyen d’une faculté inconnue jusqu’alors. Elle eut, simplement, l’impression d’être déjà séparée du monde qu’elle habitait la veille encore : ce monde s’écartait d’elle, ou plutôt changeait en elle, passait à un autre mode d’existence. De telle sorte que l’étrangeté de ces ténèbres et de ce silence ne la surprit pas beaucoup plus que celle, par exemple, de la petite boîte peinte qu’elle voyait déposée sur la table.

Et, tout à coup, sachant à peine ce qu’elle disait, les yeux fixés profondément sur l’obscurité sinistre du ciel, elle se mit à parler.

— Oh ! Dieu ! dit-elle, si vraiment vous êtes là, si vraiment vous existez…

Sa voix fléchit, et elle dut se retenir à l’appui de la fenêtre pour ne point tomber. Elle se demanda vaguement pourquoi elle parlait ainsi : car ces mots lui étaient venus brusquement, sans qu’elle se fût rendu compte des motifs qui les lui dictaient. Et elle reprit :

— Oh ! Dieu ! je sais que vous n’êtes point là ! Je sais bien que vous n’existez pas ! Mais, si vous existiez, je sais aussi ce que je vous dirais. Je vous dirais combien je suis fatiguée, fatiguée et embarrassée ! Mais non, tout cela, je n’aurais pas besoin de vous le dire : car vous le sauriez d’avance. Je vous dirais donc, seulement, que je regrette beaucoup tout cela, beaucoup, de tout mon cœur ! Et puis, mon Dieu, je vous dirais de veiller sur mon cher Olivier, — mais cela va de soi, — et puis aussi sur tous vos pauvres chrétiens ! Oh ! ils vont avoir tant à souffrir ! Et vous, mon Dieu, n’est-ce pas, vous m’entendriez, et vous me comprendriez ?

Une fois de plus, le roulement colossal, et les basses gigantesques d’une myriade de voix, qui semblaient s’être un peu rapprochés… Mabel avait toujours détesté les orages, comme aussi les foules bruyantes : les uns et les autres lui donnaient la migraine.

— Allons ! dit-elle. Adieu, adieu à tout !

Puis elle s’assit dans le fauteuil.

— L’embouchure, oui, voilà !

Elle était ennuyée du tremblement de ses mains. Deux fois, le ressort glissa sur les boucles de ses cheveux… Enfin, toutes les pièces furent fixées en place ; et aussitôt, comme si un peu d’air l’avait ravivée, tous ses sens lui revinrent.

Elle découvrit qu’elle pouvait respirer le plus facilement du monde. Son souffle n’éprouvait aucune résistance. Quel soulagement, de penser qu’il n’y aurait pas à craindre de suffocation… Elle étendit la main gauche, et toucha la poignée mobile ; la fraîcheur métallique lui rappela, par contraste, l’atroce et tout à fait insupportable chaleur qui remplissait la chambre, de minute en minute. Cette chaleur l’accablait à tel point qu’elle pouvait entendre le battement de son pouls, dans ses tempes… De nouveau, elle lâcha la poignée, pour pouvoir, de ses deux mains, rejeter le mantelet blanc qu’elle avait mis sur ses épaules, au sortir du lit… Oui, maintenant elle se sentait un peu plus à l’aise ; elle respirait mieux, ainsi ! De nouveau, ses doigts cherchèrent, à tâtons, et finirent par trouver la poignée. Mais la sueur gouttait de ses doigts, et plusieurs secondes passèrent avant qu’elle pût tourner le bouton. Et puis, celui-ci céda brusquement…

Aussitôt, un doux parfum, plein de langueur, l’envahit, corps et âme, et s’abattit sur elle comme un coup : car elle sut, tout de suite, que c’était le parfum de la mort. Puis, la ferme volonté, qui l’avait conduite jusque-là, s’affirma de nouveau ; et elle posa ses mains sur ses genoux, tranquillement, tout en faisant des aspirations profondes et aisées.

Elle avait fermé les yeux, au moment de tourner le bouton ; mais maintenant elle les rouvrit, curieuse d’observer l’aspect du monde disparaissant. Elle s’était promis de faire cela, dès le premier jour : ainsi, du moins, elle ne perdrait aucun détail de cette unique et suprême expérience.

Or, il lui sembla, d’abord, que rien ne changeait. C’étaient toujours, en face d’elle, la cime feuillue du frêne et le toit de plomb ; au-dessus, c’était toujours l’épouvantable ciel noir. Elle nota même un pigeon qui, tout blanc contre le noir du ciel, prit son essor, traversa le cadre de la fenêtre, et disparut dès l’instant suivant.

Et puis, peu à peu, des choses arrivèrent, des choses comme celles-ci :

Elle éprouva une sensation soudaine de légèreté extatique, dans tous ses membres. Elle essaya de soulever une main, et découvrit qu’elle ne le pouvait plus : sa main n’était plus à elle. Elle essaya d’abaisser ses yeux de cette tranche roussâtre de ténèbres, et s’aperçut que cela, également, lui était impossible. Alors, elle comprit que sa volonté, déjà, avait perdu contact avec son corps, et que le monde, qu’elle avait voulu fuir, s’était éloigné d’elle, déjà, infiniment. Et cela était bien ce qu’elle avait espéré : mais ce qui continuait à l’étonner étrangement, c’était que son esprit restât, toujours encore, actif. Il est vrai que le monde qu’elle avait connu s’était, désormais, soustrait du domaine de sa conscience, comme l’avait fait son corps, — sauf, toutefois, pour ce qui était du sens de l’ouïe, qui avait conservé une acuité singulière ; mais elle gardait assez de mémoire pour se rendre pleinement compte qu’un tel monde existait, qu’il y avait, dans ce monde, d’autres personnes, et que ces personnes allaient à leurs occupations, ne sachant rien de ce qui venait d’arriver. L’esprit de Mabel continuait à se rendre compte de tout cela : seuls, les visages, les noms, les détails des lieux avaient disparu. En fait, elle avait une conscience de soi différente de celle qu’elle avait eue auparavant, toute différente : mais, certes, non moins nette et non moins profonde. Il lui semblait qu’elle venait, enfin, de pénétrer dans le fond de son être, qui, jusqu’alors, ne lui était apparu que comme du dehors, à travers des portes de verre opaque. Et cela lui semblait très nouveau, mais, aussi, très familier : elle avait l’impression d’être parvenue à un centre, dont elle avait parcouru la circonférence durant toute sa vie.

Au même instant, elle découvrit et comprit que son sens de l’ouïe, à son tour, venait de mourir.

Et puis, une chose surprenante arriva : mais il lui sembla que toujours elle avait su que cette chose arriverait, bien que jamais son esprit n’en eût articulé et défini l’idée. Et, ce qui arriva, ce fut ceci :

Les barrières qui entouraient son âme tombèrent, avec un grand fracas, et elle se sentit entourée d’un espace sans limites, à la fois infini et vivant. Cet espace était vivant comme l’est un corps qui respire et se meut ; il était un, et cependant multiple ; immatériel, et cependant absolument réel, réel d’une réalité que jamais elle n’avait même soupçonnée… Et pourtant, tout cela encore, pour Mabel, était familier comme un lieu bien souvent visité dans des rêves. Et alors tout à coup, quelque chose qui était à la fois lumière et son, quelque chose qu’elle sut immédiatement être unique, franchit cet espace…

Et alors, elle vit, et elle comprit.

CHAPITRE V

Les jours qui avaient suivi la disparition de Mabel s’étaient passés, pour Olivier, dans une horreur indescriptible. Le jeune homme avait fait tout au monde pour retrouver la fugitive. Il avait réussi à reconstituer toute la série de ses mouvements jusqu’à la gare de Victoria, où, malheureusement, la piste s’était arrêtée ; il s’était mis en rapport avec la police ; et chaque jour, une réponse officielle lui était venue, lui disant qu’on regrettait de n’avoir toujours pas la moindre nouvelle. Trois ou quatre jours après la disparition, M. Francis, ayant eu Vent des recherches d’Olivier, lui avait fait savoir qu’il avait reçu la visite de Mabel, le soir du vendredi précédent ; mais ce renseignement avait paru à Olivier présager plus de mal que de bien, avec l’étrange conversation qu’il révélait.

Enfin, par degrés, deux théories se formèrent et dominèrent tout le reste, dans sa pensée : ou bien sa chère femme s’en était allée protéger quelques catholiques inconnus, ou bien, — et cette idée glaçait le sang d’Olivier dans ses veines, — ou bien elle s’était réfugiée quelque part, dans une maison d’euthanasie, comme elle avait, un jour, menacé de le faire, et, dans ce cas, se trouvait maintenant sous l’abri de la loi, — surtout à la suite d’un bill récent qu’Olivier, lui même, avait proposé.

Un soir, comme il rêvait misérablement, dans sa chambre, — tâchent, pour la centième fois, à dégager une ligne nette et cohérente de tous les entretiens qu’il avait eus avec sa femme durant les derniers mois, — une sonnerie, tout à coup, l’appela au téléphone. Pour un instant, son cœur bondit de joie, à l’espoir que c’étaient, peut-être, des nouvelles de l’absente. Mais, dès les premiers mots de l’appareil, tout son espoir s’écroula.

— Brand, disait vivement la voix, est-ce vous ?… Oui, je suis Snowford ! Il faut que vous veniez tout de suite, vous entendez ? Il va y avoir une réunion extraordinaire, à vingt heures. Le Président viendra. C’est absolument urgent ! Pas le temps de vous en dire plus long ! Montez aussitôt dans mon cabinet !

L’imprévu même de ce message eut à peine de quoi distraire l’inquiète préoccupation d’Olivier. Au reste ni lui ni personne ne s’étonnait plus, désormais, de ces soudaines apparitions du Président. Toujours Felsenburgh arrivait et repartait, ainsi, sans prévenir, voyageant et travaillant avec une énergie incroyable.

Dix-neuf heures avaient sonné. Olivier soupa immédiatement, et, vers vingt heures moins le quart, pénétra dans le cabinet de Snowford, où déjà une demi-douzaine de ses collègues se trouvaient assemblés.

Le ministre des cultes les accueillait avec une expression de visage singulièrement excitée.

Apercevant Brand, il le prit à part.

— Voyez-vous, Brand, c’est vous qui aurez à parler le premier, tout de suite après le secrétaire du Président, qui commencera ! Ils viennent de Paris, lui et son patron. Il s’agit d’une grosse affaire, et toute nouvelle. Le Président a été informé de la résidence actuelle du pape… Oui, il paraît qu’il y en a encore un !… Oh ! c’est trop long à raconter, vous allez comprendre tout à l’heure !… Mais à propos, — reprit-il, en levant les yeux sur le visage tiré et creusé de son jeune collègue, — j’ai été bien désolé d’apprendre vos anxiétés ! C’est Pemberton qui m’en a parlé, ce matin seulement !

Olivier secoua les épaules, brusquement, comme pour chasser une mauvaise hantise.

— Dites-moi, demanda-t-il, qu’est-ce que j’aurai à répondre ?

— Eh ! bien, j’imagine que le Président, après nous avoir fait part de ses informations, ne va pas manquer de nous proposer quelque chose ; et alors, vous qui connaissez suffisamment nos opinions, vous n’aurez qu’à expliquer la nécessité de l’attitude que nous avons prise à l’égard des catholiques.

Les yeux d’Olivier se contractèrent soudain, au point de devenir deux petites taches brillantes, sous les cils. Mais il consentit, d’un signe de tête.

Deux ou trois autres ministres ou fonctionnaires étaient entrés, pendant ce dialogue ; et tous avaient dévisagé Olivier avec une curiosité mêlée de sympathie. Le bruit s’était répandu, dans la ville entière, que sa jeune et charmante femme l’avait abandonné.

Cinq minutes avant l’heure, un timbre sonna, et la porte du corridor s’ouvrit, toute grande.

— Venez, messieurs, dit Snowford.

La salle du conseil était une longue et haute pièce, au premier étage. Le tapis de caoutchouc, sous les pieds, étouffait tout bruit. La pièce n’avait pas de fenêtres : elle était éclairée artificiellement. Une longue table la parcourait d’un bout à l’autre, avec des fauteuils à l’entour, huit fauteuils de chaque côté’; et celui du Président plus élevé que les autres, et couvert d’un dais, se dressait à la tête de la table.

Chacun des ministres, en silence, s’en alla droit à sa place, s’assit, et attendit. La pièce était d’une fraîcheur exquise, malgré l’absence de fenêtres, et offrait un contraste merveilleux avec la chaleur écrasante que chacun de ces hommes avait dû traverser, pour venir à White-Hall. Eux aussi, dans la journée, ils s’étaient étonnés de ce temps monstrueux : et sans doute ils s’étaient amusés, avec toute la ville, du conflit, de jour en jour plus aigu, entre les plus infaillibles des météorologistes : mais, en ce moment, ils n’y pensaient guère. La prochaine venue du Président était un sujet qui, toujours, réduisait au silence même les plus loquaces.

Une minute exactement avant l’heure, de nouveau, un timbre sonna, sonna quatre fois, et s’arrêta. Dès le premier coup, tous les assistants s’étaient tournés vers la haute porte pratiquée derrière le trône présidentiel. Un silence de mort régnait au dedans, comme aussi au dehors, car les grands bureaux du gouvernement se trouvaient, tous, abondamment pourvus d’appareils amortissant le son ; et il n’y avait pas jusqu’aux roulements des énormes automobiles, dans les rues voisines, qui fussent en état de transmettre une vibration à travers les couches de caoutchouc sur lesquelles reposaient les murs. Un seul bruit pouvait pénétrer à White-Hall : celui du tonnerre, — les ingénieurs ayant toujours, jusqu’alors, malheureusement, échoué dans toutes leurs entreprises contre lui.

Mais, en cet instant d’attente, ce fut, de nouveau, comme si un voile supplémentaire de silence était tombé sur la salle ; et puis la porte s’ouvrit, et une petite figure entra, précipitamment, suivie d’une autre figure en écarlate et noir.

II

Felsenburgh alla droit à son trône, précédé par son secrétaire : arrivé la, il fit quelques saluts, en inclinant légèrement la tête ; après quoi il s’assit, et, d’un geste, invita les ministres à reprendre leurs places.

Pour la centième fois, Olivier, le considérant, s’émerveilla de son sang-froid, et de tout l’ensemble véritablement extraordinaire de sa personnalité. Ce jour-là, il avait revêtu le costume judiciaire anglais des siècles passés, — noir et écarlate, avec manches fourrées de blanc et ceinture cramoisie : c’était le costume qu’il avait adopté pour sa présidence anglaise. Mais, par-dessous cette mise, le miracle était dans sa personne, dans l’atmosphère prodigieuse qui jaillissait de lui. Il y avait en lui quelque chose qui, fatalement, attirait, allumait, enivrait, de la même façon que le souffle de la mer agit sur notre nature physique. Les hommes de lettres avaient eu raison de dépenser, pour essayer de le définir, toutes les ressources de leurs images, le comparant à un ruisseau d’eau claire, à l’éclat d’un diamant, à l’amour d’une femme… Leurs métaphores, souvent, s’étaient égarées au delà de toute convenance : mais elles n’en provenaient pas moins d’une tentative légitime à signaler, chez Felsenburgh, l’incarnation d’un élément sinon divin, en tout cas supérieur à la nature humaine…

Ainsi Olivier laissait courir ses réflexions, lorsque le Président, les yeux baissés, la tête rejetée en arrière, fit un petit geste à l’homme roux et fluet qu’il avait installé près de lui ; et cet homme, son premier secrétaire, se mit à parler, sans que son corps fît un mouvement, comme un acteur débitant un rôle qui n’est point fait pour lui.

— Messieurs, dit-il, d’une voix unie et sonore, le Président est venu tout droit de Paris. Ce matin, Son Honneur a été à Moscou, arrivant de New-York. Demain matin Son Honneur devra être à Turin, et faire ensuite un grand voyage à travers l’Espagne, l’Afrique du Nord, la Grèce, et les États du Sud-Est.

C’était là une formalité habituelle, au début des séances où assistait le Président. Celui-ci, maintenant, ne parlait plus que très peu, mais il avait toujours soin que ses sujets fussent informés du caractère multiple, vraiment international, de ses occupations.

Après une courte pause, le secrétaire reprit :

— Voici, messieurs, de quoi il s’agit :

« Jeudi dernier, comme vous le savez, les plénipotentiaires ont signé la loi de probation, ici même ; et, immédiatement, la loi nouvelle a été transmise au monde entier. Vers seize heures, Son Honneur a reçu un message d’un Russe nommé Dolgoroukoff, qui se trouvait être l’un des cardinaux de l’Église catholique. Cet homme se donnait pour tel, et les renseignements pris ont confirmé l’exactitude de son affirmation. Son message a eu pour effet de rendre, désormais, certain ce que l’on soupçonnait depuis long temps : à savoir, qu’il y a, aujourd’hui encore, un homme qui prétend être pape, et qui, quelques jours après la destruction de Rome, a créé (suivant l’expression admise) d’autres cardinaux. Et l’on sait maintenant que ce pape, avec une habileté politique remarquable, a imaginé de cacher son nom et le lieu de sa résidence même aux fidèles de son Église, à l’exception des douze cardinaux ; que, en outre, il a déjà grandement contribué, par l’entremise d’un de ces cardinaux, en particulier, mais surtout avec l’assistance de l’ordre récemment fondé par son prédécesseur, à réorganiser l’Église catholique ; et que, en ce moment, il vit à l’écart du monde, dans une sécurité absolue.

« Le nom de cet homme, messieurs, est Franklin… »

Olivier eut un petit sursaut involontaire : mais il suffit à Felsenburgh de diriger son regard sur lui, un instant, pour le ramener aussitôt, tout entier, à son état d’attention docile et passionnée.

« Percy Franklin, un ancien prêtre anglais ! reprit le secrétaire. Et il demeure aujourd’hui à Nazareth, où l’on dit que le fondateur du christianisme a passé son enfance.

« Cette nouvelle, messieurs, Son Honneur l’a apprise le soir du jeudi de la semaine passée. Il a aussitôt ouvert une enquête ; et, dès le vendredi matin, il a appris, du même Dolgoroukof, que ce pape avait convoqué, à Nazareth, une réunion de ses cardinaux pour délibérer sur l’attitude à tenir en face de la loi de probation. Il y a là, de sa part, une imprudence extraordinaire, que Son Honneur ne sait trop comment concilier avec les qualités de réflexion et d’adresse attestées par la conduite antérieure du même personnage. Toujours est-il que ces soi-disant cardinaux ont été sommés, par des messagers spéciaux, d’avoir à se réunir à Nazareth, samedi prochain, afin de commencer leurs délibérations le jour suivant, après l’accomplissement de certaines cérémonies de leur culte.

« Sans doute, messieurs, vous désirerez conaître les motifs qui ont conduit ce Dolgoroukof à révéler tout cela. Son Honneur, qui a longuement interrogé cet individu, est convaincu de sa sincérité. Depuis longtemps déjà, Dolgoroukof est en train de perdre toute foi à sa religion ; et il en est venu, maintenant à comprendre, comme nous tous, que cette religion est l’obstacle suprême à la consolidation de la race humaine. Aussi a-t-il estimé qu’il avait le devoir de transmettre, à Son Honneur, tout ce qu’il savait. Et c’est chose assez curieuse de constater, comme un parallèle historique, que la naissance du christianisme a eu pour cause occasionnelle un incident analogue à celui qui, — du moins nous l’espérons, — causera bientôt l’extinction définitive de cette croyance. En effet, alors comme aujourd’hui, il s’est trouvé que l’un des chefs de la religion nouvelle a révélé aux autorités civiles le lieu où pourrait être découvert le personnage principal de la secte, ainsi que les procédés au moyen desquels on pourrait avoir accès auprès lui.

« Mais, messieurs, pour en revenir à l’affaire elle-même, voici ce que vous propose Son Honneur, en se fondant sur toutes les mesures précédentes qui ont reçu votre adhésion unanime : c’est que, durant la nuit de samedi prochain, une force soit envoyée en Palestine, et que, le lendemain matin, au moment où les derniers chefs du christianisme se trouveront tous réunis, cette force achève, aussi vite que possible, et de la façon la moins douloureuse, la grande œuvre de destruction à laquelle toutes les puissances du monde ont résolu de collaborer. Jusqu’ici, tous les gouvernements qui ont été consultés ont donné à cette proposition un consentement sans réserve ; et Son Honneur ne doute pas que le reste du monde y consente de la même façon. Son Honneur, en effet, a conscience de ne pouvoir pas agir sous sa propre responsabilité, dans une matière aussi grave. L’univers tout entier est intéressé à l’accomplissement de cet acte de justice, dont les conséquences seront d’un prix infini ; et le désir de Son Honneur est que chacune des nations de l’univers prenne sa part, dans cet accomplissement.

« Voici donc quelle serait la méthode d’exécution, à son avis, la plus sage :

« Pour affirmer l’adhésion unanime des puissances, Son Honneur propose que chacun des trois grands départements du monde députe des vaisseaux aériens en nombre égal à celui des États qui le constituent, c’est-à-dire cent vingt-deux en tout, pour s’occuper de la réalisation de la sentence. Il importe que ces aériens ne fassent point route ensemble, afin que la nouvelle de leur départ ne parvienne point à Nazareth ; car il paraît que le nouvel ordre du Christ Crucifié possède un système d’espionnage remarquablement organisé. Le lieu du rendez-vous, donc, doit être seulement à Nazareth même ; et, quant à l’heure du rendez-vous, Son Honneur propose que ce soit neuf heures du matin, d’après la chronométrie de la Palestine. Mais, au reste, tous ces détails pourront être décidés et communiqués aussitôt qu’une résolution aura été prise sur le fond du projet.

« Pour ce qui est de l’exécution finale, Son Honneur tend à croire que, vu l’inévitabilité de celle-ci, on agira plus charitablement en n’essayant point, de négocier, d’abord, avec les individus qu’il s’agit de détruire : on fournira simplement une occasion, aux habitants du village, de s’enfuir quelques instants d’avance ; après quoi, grâce aux explosifs que l’expédition emportera avec elle, la fin pourra être, pratiquement, instantanée.

« Son Honneur a l’intention de se trouver là en personne, et de procéder lui-même à la première décharge des explosifs. Il juge naturel et légitime que le monde, qui a voulu l’élire pour son président, opère par ses mains, dans la circonstance présente ; sans compter que cette intervention directe du Président constituera un certain gage de respect envers une superstition qui, pour néfaste qu’elle soit, n’en a pas moins été l’unique force capable de résister au progrès normal de la race humaine.

« Et Son Honneur vous promet solennellement, messieurs, que, si le plan qu’il vous offre se trouve réalisé, jamais plus nous n’aurons à souffrir aucun mal de la part du christianisme. Déjà l’effet moral de la récente loi a été prodigieux. Dans tous les pays, par dizaines de milliers, des catholiques, et comptant même parmi eux des membres de l’ordre fanatique que vous savez, ont publiquement abjuré leurs folies : un dernier coup, asséné maintenant au cœur et à la tête de l’Église catholique, rendra certainement impossible la résurrection du corps ainsi mutilé.

« Tout au plus pourrait-on avoir à craindre encore la survivance de Dolgoroukof, car un seul cardinal suffirait pour faire revivre la lignée tout entière. Mais aussi, malgré sa répugnance à adopter une telle mesure, Son Honneur se croit-il tenu de proposer que, après la conclusion de l’affaire, Dolgoroukof — qui, naturellement, ne se rendra pas à Nazareth avec ses collègues, — soit, le plus charitablement possible, éliminé à son tour, de façon à être préservé de tout danger d’une rechute possible.

« Et maintenant, messieurs, Son Honneur vous demande d’exposer vos vues sur les points sur lesquels j’ai eu le privilège de vous parler en son nom. »

La tranquille voix monotone s’arrêta.

Il y eut un instant de silence, et tous les yeux se fixèrent, de nouveau, sur la figure immobile, vêtue d’écarlate et de noir.

Puis, Olivier se leva. Il était pâle, avec des yeux étrangement brillants.

— Messieurs, dit-il, je suis certain que tous, ici, nous n’avons sur ces points qu’une seule pensée. En tant que je puis être le représentant de mes collègues, qui ont bien voulu me confier cet honneur avant la présente séance, je déclare que nous consentons à la proposition, et que, pour tous les détails de sa mise en œuvre, nous nous en remettons à la sagesse de Son Honneur.

Le Président, qui tenait ses yeux obstinément baissés, les releva, et les promena vivement sur tous les visages immobiles tournés vers lui.

Et alors, enfin, parmi un silence où il semblait que les respirations même se fussent arrêtées, pour la première fois il parla, de sa voix surnaturelle, aussi impassible, ce jour-là, qu’une rivière gelée.

— Personne n’a-t-il rien d’autre à proposer ?

Il y eut un murmure de dénégation, et, pendant que tous les assistants se relevaient :

— Son Honneur vous remercie, messieurs ! dit le secrétaire.

III

Le samedi matin, vers neuf heures, Olivier descendit de l’automobile qui l’avait amené à Wimbledon-Common, et commença à gravir les marches conduisant à l’ancien quai de départ des aériens, abandonné maintenant depuis plusieurs années. On avait jugé bon, en effet, pour tenir l’expédition vers Nazareth aussi secrète que possible, que les délégués de l’Angleterre à cette expédition partissent ainsi d’un endroit relativement inconnu, et qui ne servait plus désormais que, de temps à autre, pour des essais de machines nouvelles. L’ascenseur même avait été enlevé ; et force était à Olivier de faire à pied la montée des cent cinquante marches.

Ce n’est qu’à contre-cœur que le jeune ministre avait accepté d’être désigné pour prendre part à cette expédition : car il n’avait toujours pas encore de nouvelles de sa femme, et il s’effrayait de devoir quitter Londres pendant qu’il demeurait dans le doute sur la destinée de Mabel. Après avoir longuement réfléchi, il se sentait moins enclin que jamais à accepter l’hypothèse d’un suicide par l’euthanasie. Il en avait parlé à deux ou trois des amies de Mabel, qui, toutes, avaient déclaré que jamais la jeune femme n’avait fait la moindre allusion à une telle manière de finir. Sans doute, Mabel devait s’être retirée quelque part, probablement à l’étranger ; et, d’un jour à l’autre, Olivier s’attendait à la voir revenir, repentante, réconciliée avec les exigences de la réalité, victorieusement sortie de l’une de ces crises que, souvent déjà, elle avait traversées. Aussi aurait-il bien désiré pouvoir rester chez lui, de façon à l’accueillir, avec une tendre indulgence, dès l’instant de son retour ; mais, d’autre part, il n’avait point cru possible de se dérober aux instances de ses collègues. Sans compter qu’il éprouvait sincèrement un désir, — à demi par conscience professionnelle, à demi par curiosité, d’assister à cet acte suprême de justice, qui allait détruire une secte qu’il considérait comme la cause de sa tragédie domestique ; et puis, toujours, à présent, il y avait en lui une sorte de fascination magnétique qui le portait à souhaiter de mourir, au besoin, pour obéir à un simple signe de tête de Felsenburgh. Si bien que, tout compte fait, il s’était résigné au départ, ayant seulement chargé son secrétaire de n’épargner aucune dépense pour se mettre en communication avec lui, au cas où l’on recevrait des nouvelles de sa femme, durant son voyage.

La chaleur, ce matin-là, était vraiment terrible ; et c’est à grand’peine qu’Olivier parvint sur la plate-forme. Il découvrit alors que l’aérien était déjà là, installé dans son étui blanc d’aluminium, et que déjà les grandes ailes avaient commencé de vibrer. Il entra dans la voiture, et posa sa valise sur l’un des sièges du grand salon ; puis, après avoir échangé quelques mots avec le garde, qui, naturellement, ignorait encore l’objet du voyage, il sortit, de nouveau, sur la plate-forme, pour essayer de trouver un peu de fraîcheur, et pour rêver plus à son aise.

Londres, tel qu’il l’aperçut à ses pieds, lui parut avoir un aspect étrange. Immédiatement au-dessous de lui était le grand square, tout desséché par l’intense chaleur de la semaine précédente : un sol durci, un gazon jauni et fané, des arbres déjà dépouillés d’une partie de leurs feuilles. Au-delà, s’étendait le tissu serré des maisons. Mais ce qui surprenait surtout Olivier, c’était l’extrême densité de l’air, qui était devenu exactement pareil à ce que décrivaient les vieux livres de l’atmosphère de Londres à l’époque des brouillards et de la fumée. Aucune trace de la fraîcheur ni de la transparence matinales ; et impossible de chercher, dans une direction quelconque, la source de ce voile de brume, car, de tous côtés, il était le même. Il n’y avait pas jusqu’au ciel, au-dessus d’Olivier, qui n’eût perdu son bleu ; il apparaissait comme souillé, d’une brosse boueuse ; et le soleil étalait des stries d’un rouge sale, les plus singulières du monde. Olivier songea qu’un grand orage, probablement, se préparait ; ou bien peut-être était-ce le contrecoup de nouveaux tremblements de terre, dans une autre région du globe, pareils à ceux qui, depuis quelques jours, s’étaient produits sur divers points avec une intensité effroyable, anéantissant toute trace de vie, détruisant des villes, des villages, des nations entières. N’importe, le voyage serait curieux, ne fût-ce que pour l’observation de ces changements climatériques : à la condition, toutefois, songea Olivier, que la chaleur ne devint pas trop intolérable, lorsqu’on traverserait les pays du Sud.

Et puis les pensées d’Olivier, tout d’un coup, revinrent à l’angoissant mystère qui les hantait et les torturait depuis une semaine.

Dix minutes après, environ, il vit l’automobile rouge du ministère glisser rapidement sur la route, venant de Fulham ; et, quelques instants plus tard, les trois autres membres anglais de l’expédition apparurent sur la plate-forme, Maxwell, Snowford, et Cartwright, tous vêtus d’étoffe blanche de la tête aux pieds, comme l’était aussi Olivier.

Ils ne se dirent pas un mot de l’affaire qui les réunissait : car les employés et gardes allaient çà et là, et l’on tenait à empêcher la moindre possibilité d’une indiscrétion. Les gardes avaient, simplement, été informés que l’aérien aurait à faire un voyage de deux jours et demi, et que le premier point à atteindre serait le centre des Dunes du Sud.

Quant aux délégués, ils avaient reçu de nouvelles instructions du Président, en même temps que Felsenburgh leur avait appris l’adhésion de tous les pouvoirs du monde. Le plan de l’expédition, au moins pour ce qui concernait la délégation anglaise, était définitivement arrêté. L’aérien aurait à pénétrer en Palestine de la direction de la Méditerranée, après s’être joint aux aériens français et espagnol, environ à dix kilomètres de l’extrémité orientale de l’île de Crète. À la vingt-troisième heure, l’aérien montrerait son signal nocturne, une ligne rouge sur un champ blanc ; et, au cas où les deux autres vaisseaux ne seraient pas en vue, il aurait à les attendre, en planant à une hauteur de huit cents pieds. Puis la traversée continuerait, et la rencontre générale aurait lieu au-dessus d’Esdraélon, le lendemain matin, vers neuf heures.

Le garde s’approcha des quatre hommes, qui se tenaient debout, silencieux, considérant l’étrange physionomie de la ville, au-dessous d’eux.

— Messieurs, dit-il, nous sommes prêts !

— Que pensez-vous du temps ? lui demanda Snowford.

Le garde eut un hochement de tête incertain.

— Je ne serais pas étonné si nous allions avoir des coups de tonnerre, monsieur ! dit-il.

— Simplement cela ? demanda Olivier.

— Peut-être même un gros orage, monsieur ! répliqua le garde. Je n’ai encore jamais vu un temps comme celui-ci !

Snowford fit un pas vers la passerelle.

— Allons, dit-il, mieux vaut partir tout de suite ! Nous aurons, sans doute, assez de retard, en chemin, par la faute de ce maudit temps !

Quelques minutes encore, et tout fut prêt pour le départ. De l’avant du vaisseau, s’éleva une vague odeur de cuisine, car le déjeuner allait être servi aussitôt ; et un chef à calotte blanche passa la tête, un instant, pour interroger le garde. Les quatre hommes s’assirent dans le luxueux salon : Olivier un peu à l’écart, plongé dans ses pensées, les trois autres causant à voix basse. Une fois encore, le garde traversa toute la longueur du vaisseau, se dirigeant vers son compartiment, à la proue ; et, un moment après, retentit la sonnerie du départ. Alors, sur toute l’étendue de l’aérien, — le vaisseau le plus rapide de l’Angleterre et du monde entier, — se fit sentir la vibration du propulseur, qui commençait son travail ; et Olivier, par la grande fenêtre de cristal, vit les rails glisser en arrière, et surgir brusquement la longue ligne de Londres, étrangement pâle sous le ciel souillé. Il entrevit un petit groupe de personnes qui, dans le square, levaient la tête ; et, tout de suite, ce groupe disparut, à son tour, dans un grand tourbillon ; et bientôt un véritable pavé de toits de maisons coula sous le vaisseau, et bientôt Londres lui-même se rétrécit, se raréfia, montrant des taches d’un vert jauni ; après quoi, ce fut la campagne desséchée qui s’étendit à perte de vue.

Snowford se leva, un peu chancelant sur ses jambes.

— Je puis, aussi bien, prévenir le garde dès maintenant ! dit-il. De cette façon nous n’aurons plus à être dérangés !

Il se tourna ensuite vers Olivier, et lui fit un petit signe presque imperceptible ; aussitôt Olivier se leva, lui aussi, et les deux hommes s’en allèrent ensemble dans le petit corridor qui longeait le vaisseau.

— J’ai une nouvelle pour vous ! dit Snowford, montrant un télégramme qu’il sortit de sa poche. À Chypre, vous êtes invité à monter à bord de l’aérien du Président !

Olivier rougit de plaisir, malgré l’énorme poids qui pesait sur son cœur.

— Son Honneur a entendu parler de votre courageuse attitude, à propos de votre femme ! poursuivit Snowford, tachant à dissimuler, dans sa voix, l’envie qui le rongeait.

Olivier parcourut la petite feuille jaune, que son collègue lui avait tendue : puis il la souleva à ses lèvres, et la baisa.

— Je suis bien récompensé, certes ! dit-il.

Lorsque les deux ministres eurent achevé de donner leurs instructions au garde, ils se dirigèrent vers la petite pièce voisine du compartiment du pilote, où l’on avait placé l’explosif. Les fabricants avaient envoyé le paquet à bord, dès le soir de la veille ; et il gisait là, une boîte de métal de quelques pieds carrés, soigneusement enfoncée dans une couche de ouate.

Snowford s’agenouilla auprès de la boîte, détacha une clef de sa chaîne de montre ; et, sans dire un mot, ouvrit les trois serrures et leva le couvercle, en souriant.

Dans l’écrin de velours, une petite boule reposait, aussi inoffensive, pour le moment, qu’un morceau d’argile ; et, sur l’un de ses côtés, sailait le petit bec de métal qui devait servir à en décharger le contenu.

Olivier s’agenouilla, lui aussi, hypnotisé par cette vue.

Il songeait à l’effet qu’allait produire, dans quelques heures, cette insignifiante petite boule. Il avait l’impression d’entendre le bruit léger de sa chute, et puis, quelques secondes plus tard, d’assister à la catastrophe, — la terre éventrée, les rochers émiettés, l’air tout rempli d’éclats de pierre, et de fragments d’arbres, et de membres humains déchiquetés !

Et Olivier se rappela, avec un nouvel élan d’orgueil, que c’était du vaisseau même de Felsenburgh qu’il verrait et entendrait tout cela.

Plus d’une fois, durant cette longue et torride journée, Olivier alla voir, de nouveau, la petite pièce, dominé par les images terribles et attirantes qui s’en dégageaient pour lui. Non seulement il avait l’impression que cette boîte de métal allait faire de l’histoire ; il se disait encore que, de toute la surface du globe, d’autres vaisseaux semblables, poursuivant le même objet, — un objet d’une signification et d’une importance infinies, — se dirigeaient vers le même point, et que chacun, comme celui-ci, portait dans ses flancs une petite boule meurtrière. Là, sous le revêtement d’acier uni, se trouvait, pour ainsi dire, le maître victorieux de toute la civilisation intellectuelle et morale d’une ville. Les espoirs, les craintes, toute la vie de milliers d’hommes, à la merci d’un petit paquet de poudre et de cinq gouttes de liquide ! Et cependant, il y avait encore des hommes qui croyaient en Dieu, devant ce triomphe manifeste de la matière ! Il y avait des hommes qui rêvaient, — en bien petit nombre, maintenant, il est vrai, — que la vie de l’âme réclamait des forces supérieures à celles de la matière, et un monde que tout le pouvoir de ces explosifs ne saurait atteindre !

Lorsque déjà la nuit commençait à tomber, d’ailleurs à peine distincte de la lourde journée embrumée, Olivier revint brusquement vers ses collègues.

— Il y a trois vaisseaux en vue ! dit-il.

Les ministres se dirigèrent vers la fenêtre : et là, en effet, se détachant faiblement parmi les ténèbres, apparaissaient les phalènes spectrales, deux d’un côté et une de l’autre, — se dirigeant dans le même sens que l’aérien anglais.

CHAPITRE VI

Le prêtre syrien s’éveilla brusquement, sur un cauchemar : il avait rêvé que des milliers de visages le considéraient, attentifs et horribles, dans le coin de la terrasse du toit, où il couchait, à présent, depuis que la chaleur de sa petite chambre avait cessé d’être supportable. Il se redressa, tout en sueur, et ayant beaucoup de peine à reprendre son souffle. Il eut même l’impression, pendant quelques instants, qu’il était en train de mourir, et que c’était déjà le monde surnaturel qui l’entourait. Mais bientôt, à force d’efforts, il reconquit ses sens : il se leva, s’habilla, et aspira de longues bouffées de l’air étouffant de la nuit.

Au-dessus de lui, le ciel était comme un immense trou, noir et vide ; ses yeux n’y distinguaient pas le moindre rayon de lumière, encore que la lune fût certainement levée : car il l’avait vue, deux heures auparavant, semblable à une faucille rouge, monter lentement derrière le Thabor. Dans la plaine, non plus, ses yeux n’apercevaient rien qu’une infinité de ténèbres. D’une fenêtre, seulement, au-dessous de lui, sortait un reflet de lumière, qui se projetait sur le sol comme une lance tordue ; mais, au delà, rien. Rien, non plus, du côté nord, ni de celui de l’est ; à l’ouest, une lueur, aussi faible et pâle que l’aile d’une phalène, révélait l’emplacement des maisons de Nazareth. Le prêtre aurait pu se croire sur le haut d’une tour, dans un désert, s’il n’y avait eu ce reflet brisé, à ses pieds, et cette vague lueur dans le lointain.

Sur le toit même, du moins, le Syrien parvenait à distinguer certains contours : car la trappe était restée ouverte, par où débouchait l’escalier ; et un peu de lumière arrivait, ainsi, de quelque part, dans les profondeurs de la maison.

Dans le coin le plus proche, un paquet blanc gisait : c’était sans doute l’oreiller de l’abbé bénédictin. Le prêtre avait vu l’abbé s’étendre là, précédemment : mais, était-ce deux heures auparavant, ou bien deux siècles ? Une forme grise s’allongeait contre le mur, — probablement le frère qui était venu avec l’abbé ; et d’autres formes irrégulières apparaissaient, çà et là, contre le parapet de la terrasse.

Marchant très doucement, pour n’éveiller personne, il traversa le toit dallé jusqu’à son extrémité opposée, et, de nouveau, regarda au dehors : car toujours il était torturé du désir de se persuader qu’il restait vivant, et se trouvait encore dans le monde des hommes. Oui, vraiment, il vivait encore ! Cette fois, il voyait une lumière, bien distincte et réelle, qui brillait parmi les rochers voisins ; et, à côté d’elle, se dessinant avec la délicatesse d’une miniature, se montraient la tête et les épaules d’un homme occupé à écrire. Et d’autres figures surgissaient, dans le cercle de la lumière, des figures étendues sur le sol, et qui semblaient dormir : sans compter quelques poteaux fichés en terre, pour servir de supports à une tente qui devait être dressée le matin, et cinq ou six petits tas de valises, sous des couvertures de voyage. Et, par delà le cercle, d’autres formes et contours se perdaient dans les prodigieuses et effrayantes ténèbres.

Puis, l’homme qui écrivait remua la tête, et une ombre étrange vola sur le sol. Un cri, comme l’aboiement étranglé d’un chien, retentit tout a coup, derrière le prêtre, et celui-ci, en se retournant, aperçut une figure effrayée qui se réveillait et faisait effort pour se redresser, évidemment sortie d’un cauchemar comme celui dont le prêtre lui-même venait de sortir. Une autre figure s’agita, au bruit ; et toutes deux retombèrent lourdement contre le mur, avec des soupirs angoissés. Sur quoi le prêtre s’en retourna à l’endroit où il avait dormi, l’âme toujours en doute de la réalité de ce qu’il voyait ; et le silence accablant descendit sur la terrasse.

Le prêtre s’éveille de nouveau, après un sommeil sans rêve, et constata qu’un changement s’était produit. Du coin où il gisait, ses yeux alourdis, lorsqu’il les releva, rencontrèrent un éclat qui leur parut impossible à soutenir ; mais le prêtre, dès la minute suivante, découvrit que cet éclat se réduisait simplement à la flamme d’une chandelle, derrière laquelle brillaient deux énormes yeux noirs. Le Syrien comprit, et se releva précipitamment : c’était le messager de Damas qui, ainsi que cela avait été arrangé la veille, venait le réveiller, après être resté auprès du pape durant toute la nuit.

En traversant la terrasse, il regarda autour de lui ; et il lui sembla que l’aube devait être venue, car le sinistre ciel, au-dessus de lui, était enfin devenu visible. Une voûte énorme, opaque et couleur de fumée, se recourbait jusqu’à l’horizon spectral, de l’autre côté de la plaine, où les monts lointains projetaient des formes aiguës, comme découpées dans une feuille de papier. Devant lui apparaissait le Carmel, ou, du moins, il supposait que c’était cette montagne, quelque chose comme le mufle et les épaules d’un taureau s’élançant en avant, et aboutissant à une descente brusque. Au delà, de nouveau, le gris lugubre du ciel : et il n’y avait pas de nuages, pas l’ombre d’une ligne ou d’une tache, pour rompre l’immensité du dôme fumeux sous le centre duquel, exactement, le toit de la maison semblait posé. Et puis, au moment où le Syrien jeta un coup d’œil vers la droite, avant de descendre les marches, il aperçut encore Esdraélon, s’étendant, sombre et morne, dans l’espace imprégné comme d’une buée métallique. Mais tout cela était aussi monstrueux, aussi profondément éloigné de la réalité ordinaire, qu’aurait pu l’être un paysage fantastique peint par un aveugle-né, ou plutôt par un homme qui jamais n’aurait vu les choses dans la claire lumière du soleil. Et le silence était absolu, profond, épouvantable.

Très vite, le prêtre descendit les marches raides, toujours précédé de la lumière que portait le messager ; puis il longea le petit corridor, où il se heurta contre les pieds d’un homme qui dormait, avec tous ses membres tassés, comme un chien fatigué ; aussitôt, les pieds s’écartèrent, d’une détente machinale ; un faible gémissement jaillit des ténèbres. Puis le prêtre dépassa le messager, qui s’était arrêté sur le seuil d’une porte, et pénétra dans la chambre de son maître.

Une vingtaine d’hommes étaient réunis là, blanches figures silencieuses, chacun se tenant debout à part des autres. Et toutes ces figures s’agenouillèrent, lorsque, presque au même moment, le pape entra dans la chambre par la porte opposée ; et puis, de nouveau, elles se tinrent debout, attentives, les visages imprégnés d’une blancheur de cire. Le Syrien les parcourut d’un regard, après s’être placé derrière le siège de son maître. Il y en avait deux qu’il connaissait, se souvenant de les avoir vues la nuit précédente : le cardinal Ruspoli, avec ses grands yeux creusés, et le maigre archevêque australien ; et il reconnut aussi le cardinal Corkran, debout près de sa chaise, à la droite du pape, avec une liasse de papiers à la main.

Sylvestre s’assit, et, d’un geste, invita les autres à s’asseoir. Puis, tout de suite, il commença de parler, de cette voix fatiguée et tranquille que son serviteur connaissait et aimait.

— Éminences, nous voici tous réunis ; du moins, je présume que personne autre n’est encore arrivé ! En tout cas, nous n’avons plus de temps à perdre !… Le cardinal Corkran a quelque chose à vous communiquer !

Il se tourna, affectueusement, vers le Syrien :

— Mon père, asseyez-vous aussi ! Ce sujet va nous demander quelque temps !

Le prêtre traversa la chambre jusqu’au rebord de pierre de la fenêtre, d’où il pouvait apercevoir nettement le visage du pape, à la lueur des deux chandelles qui brûlaient sur la table, entre Sylvestre et le cardinal-secrétaire. Puis ce dernier parla, les yeux toujours fixés sur ses papiers.

— Sainteté, je ferai mieux de reprendre les choses d’un peu plus haut ! Leurs Éminences, peut-être, ne connaissent pas tous les détails.

Donc, voici :

« Le vendredi de la semaine passée, à Damas, j’ai reçu des questions de divers prélats, dans les diverses parties du monde, au sujet de l’attitude à adopter en présence des nouvelles mesures de persécution. D’abord, je ne pus répondre rien de positif, car ce n’est qu’à vingt heures passées que le cardinal Ruspoli, de Turin, me mit au courant des faits. Le cardinal Malpas me confirma les mêmes faits, quelques minutes après ; et le cardinal-archevêque de Pékin les confirma à son tour, presque simultanément. Le lendemain samedi, avant midi, j’avais reçu tous les renseignements authentiques, de mes messagers de Londres et de New-York.

« J’avais été, tout de suite, surpris de voir que le cardinal Dolgoroukof ne joignît point sa communication aux autres : les seules nouvelles qui me fussent parvenues de Russie, ce vendredi soir, m’étaient envoyées par un prêtre faisant partie de l’ordre du Christ Crucifié, à Moscou. À la suite d’une enquête qu’avait ordonnée Sa Sainteté, j’appris que les affiches officielles, à Moscou, avaient parfaitement annoncé les décrets dès vingt-deux heures, comme dans les autres villes. Aussi était-il singulier que le cardinal Dolgoroukof n’en eût pas été informé, ou que, en ayant été informé, il n’eût pas accompli son devoir, qui était de m’avertir sur-le-champ.

« Mais, depuis lors, Éminences, les faits suivants sont venus au jour. Nous savons désormais, sans l’ombre d’un doute possible, que le cardinal Dolgoroukof a reçu un visiteur mystérieux, dans la soirée du vendredi. Toutefois, Sa Sainteté m’a enjoint de me conduire avec le cardinal Dolgoroukof comme si rien de suspect ne s’était passé, et de le convoquer ici, pour notre réunion présente, avec le reste du Sacré Collège. À quoi le cardinal, tout d’abord, a répondu en promettant sa venue ; mais hier, un peu avant midi, Son Éminence m’a fait savoir qu’elle venait d’être victime d’un léger accident, qui pourtant ne l’empêcherait point, selon toute probabilité, de se trouver ici à l’heure convenue. Depuis lors, je n’ai plus reçu aucune autre nouvelle. »

Cette communication fut accueillie par un silence de mort.

Le pape se tourna vers un des coins de la chambre.

— Mon fils, dit-il, répétez-nous publiquement ce que vous nous avez déjà rapporté en particulier !

Un petit homme aux yeux brillants sortit, brusquement, de l’ombre.

— Sainteté, dit-il, c’est moi qui ai apporté le message au cardinal Dolgoroukof. D’abord, il a refusé de me recevoir ; mais, lorsque je me suis frayé un passage jusqu’à lui, et lui ai communiqué la convocation, il est resté longtemps silencieux ; et puis, en souriant, il m’a dit d’inforformer Son Éminence de Damas qu’il ne manquerait point d’obéir.

Il y eut, de nouveau, un terrible silence.

Tout à coup, le grand et frêle Australien se leva :

— Sainteté, dit-il, j’ai été, jadis, intimement lié avec cet homme… Mais nos relations amicales ont cessé depuis dix ans ; et je crois devoir dire que, d’après ce que j’ai malheureusement pu connaître de lui, je ne trouve point de difficulté à admettre…

Sa voix tremblait de passion : mais Sylvestre l’arrêta, en levant la main.

— Éminence, dit-il, il n’est pas besoin de récriminer ; nous n’avons plus même besoin de preuves, car ce qui devait se produire a en lieu ! Nous-même, d’ailleurs, Nous ne doutons point de la nature de l’acte commis par cet homme. C’est à lui que le Christ a donné la bouchée de pain, en lui disant : « Ce que tu es en train de faire, fais-le vite ! » Et lorsque cet homme eut reçu la bouchée, il sortit aussitôt, et déjà la nuit était venue.

Une fois encore, le silence tomba. On entendit seulement un long soupir, du dehors, derrière la porte. Sans cesse, de tels soupirs s’élevaient, lorsque s’éveillait l’un des voyageurs épuisés qui dormaient dans le couloir ; et ces soupirs étaient pareils à celui d’un homme qui, au sortir des ténèbres, retrouverait d’autres ténèbres remplaçant la lumière attendue.

Puis Sylvestre, de nouveau, parla. Et, tout en parlant, il se mit à déchirer, comme d’un geste machinal, un long papier, tout couvert de listes de noms, qu’il avait pris sur la table.

— Éminences, dit-il, il faut que vous sachiez ceci ! Il faut que vous sachiez que, du moins à ce que je crois, cette fin est venue dont a parlé Notre Sauveur, ce dernier temps du monde, dont aucun homme n’a connu le jour ni l’heure. Et Notre Sauveur a dit encore : Lorsque le Fils de l’Homme viendra, trouvera-t-il de la foi sur la terre ?

Il s’interrompit dans l’occupation de ses mains, et, montrant aux auditeurs ce qui restait de la feuille :

— Ceci, reprit-il, était une des affaires que nous avions à traiter ! C’était la liste des évêques à qui nous devions communiquer les décisions adoptées par notre assemblée. Mais, désormais, cette liste ne peut plus nous servir de rien… Mes fils, me comprenez-vous ? Que celui qui sera sur le toit de sa maison, a dit Notre Sauveur, qu’il se garde bien de descendre pour emporter quelque chose de sa maison ; que celui qui est dans les champs se garde bien de retourner chez lui pour prendre son manteau !

Et Sylvestre sourit doucement, paternellement, aux visages recueillis qui l’entouraient.

— Ce que nous pouvons faire maintenant se réduit à peu de chose… Écoutez, mes fils !

Et il leur parla de la grande fin, et de la barque de Pierre, qui avait erré à travers une nuit de vingt siècles, et du Maître qui dormait dans la barque, et de son grand réveil. Et, pendant qu’il parlait ainsi, le prêtre syrien, toujours attentif à le considérer, vit un changement étrange se manifester sur son visage. Plusieurs fois le Syrien ferma les yeux et les rouvrit, pensant que l’illusion allait s’effacer : mais, chaque fois, la certitude s’approfondit en lui qu’il avait, devant les yeux, une chose que jamais encore il n’avait pu voir. Il promena un coup d’œil sur le reste de l’assistance ; et il vit que tous ces visages, eux aussi, les lèvres ouvertes, regardaient avec émerveillement la transformation accomplie sur le visage du vicaire du Christ.

Et ce visage lui-même ?

Il sembla au prêtre syrien qu’une lumière était allumée, à l’intérieur de ce visage, aussi visible et matérielle que la lumière des bougies qui s’y reflétait. Tout à fait comme, parmi des flammes, sur l’autel, l’hostie sacrée brille d’une blancheur qui dépasse en rayonnement tout ce qui l’entoure, et la pâleur des toiles, et l’étincellement de For et des joyaux, et la pureté candide des lis, de même le visage de Sylvestre brillait, durant ces minutes d’extase. Et ses mains calmes, elles aussi, posées sur la table, avaient pris la même transparence surnaturelle ; et ses robes blanches, — comme celles d’un Autre, jadis sur le Thabor, — étaient devenues infiniment plus blanches, « à un degré où ne saurait atteindre le travail d’aucun foulon sur la terre » ; et sa voix, maintenant, différait des accents ordinaires des bouches humaines autant que la vibration du verre diffère du grincement des trompettes et des batteries de tambours.

Et aucun bruit ne venait, du reste de la chambre, car les assistants regardaient et écoutaient sans remuer. Et il semblait au prêtre que chacun d’eux avait, également, sa part du tranquille et sublime miracle. La petite chambre crépie à la chaux, les vieilles tables, les chandeliers, tout l’ensemble du monde où, pour quelques instants encore, ces hommes vivaient, se trouva changé et transfiguré.

— Voyez, s’écria Sylvestre, voyez comme toutes choses attendent déjà le Juge qui s’approche ! De très loin, voici venir les aigles dont Il a parlé, conduits par le Prince qui « n’a rien en lui » !…

Il étendit ses mains, d’au mouvement brusque et large.

— Ne les voyez-vous pas ? s’écria-t-il ? Ne les voyez-vous pas ?

Et alors, pour un bref instant, le prêtre syrien qui l’écoutait eut, lui-même, un éclair de vision ; et, pendant quelques secondes aussitôt envolées, il put voir, lui-même, ce que voyait Sylvestre.

La mer immense s’étendait au-dessous de lui, noire sous le ciel sans étoiles, et piquée seulement, çà et là, d’une petite tache blanche qui trahissait son mouvement infini ; et, au-dessus d’elle, tout juste devant les yeux du Syrien, s’ouvrait la cabine illuminée d’un vaisseau volant. Un homme s’y tenait assis, à plus de mille pieds au-dessus des vagues ; un autre était assis en face de lui, et, entre les deux, se dressait une table toute couverte de papiers. L’un des deux hommes, d’un geste du doigt, désignait un point sur une carte ; et tous deux souriaient, le visage rayonnant d’attente et de plaisir. Les moindres détails de la scène apparaissaient avec une réalité merveilleuse : les douces lumières des lampes, le tapis épais et moelleux, la porte de cristal ; et les visages de ces deux hommes, que le prêtre syrien n’avait jamais vus, se révélaient à lui non moins clairement, — la chevelure blanche et les traits juvéniles de l’un, avec ses yeux profonds et sa fine bouche éloquente, et puis le visage, un visage fatigué et tiré, de l’autre, mais, à cette minute, tout allumé d’espoir.

Voilà ce que vit le prêtre, et non point comme voient les yeux, mais comme voit l’esprit ! Il vit ce que les yeux ne sauraient voir, car tout lui apparut sur un même plan, la mer au-dessus, le vaisseau blanc qui courait, l’intérieur du vaisseau, et les moindres détails des visages, et les cartes géographiques étalées sur la table. Mais il vit bien plus encore que cela : car il comprit, aussitôt, qui étaient ces hommes et ce qu’ils pensaient, à quelle action ils se préparaient, en même temps il eut très nettement la notion du pitoyable échec de leur entreprise. Il vit ces hommes volant à la mort éternelle, tandis qu’ils s’imaginaient qu’ils allaient, enfin, obtenir leur victoire. Il sut pourquoi ces hommes étaient assis là ; pourquoi ce vaisseau courait, de toute sa vitesse, à travers le monde ; pourquoi cette troupe d’aigles s’était rassemblée des quatre coins du globe, armée de sa puissance irrésistible ; il sut que ce qu’il apercevait ainsi était le résumé de toutes les forces de la terre, unies pour procéder à leur dernière victoire sur les derniers soutiens de la foi du Christ : il sut tout cela, et, cependant, aucune ombre de peur n’était en lui.

Car, dans cette même vision d’extase, il découvrait aussi un autre monde, transcendant et supérieur à toutes les imaginations humaines, un monde de volontés et d’esprits, en comparai son duquel tout l’univers terrestre n’était que poussière infime, aussitôt dispersée. Ce à quoi toujours, en sa qualité de prêtre chrétien, il avait aspiré, ce dont toujours il avait vécu sans le voir, c’était cela qui était en train, maintenant, de passer du champ de sa foi dans celui de sa vue. Maintenant, dans cette seconde infinie, son âme n’avait plus besoin d’aucun effort pour s’élever à ce monde supérieur : car c’était ce monde seul qui devenait réel, tandis que l’ancienne réalité s’effaçait, comme un rêve passager.

Et lorsque cette seconde d’illumination finit, — et elle s’évanouit dès que le pape eut baissé les mains, — la connaissance de tout cela resta au fond du cœur du prêtre syrien, désormais assurée et inébranlable. Il connut cette réalité surnaturelle aussi certainement qu’un homme connaît le visage de son ami, il se la représenta aussi fidèlement que notre mémoire reconstitue l’aspect d’un jardin, que lui a, tout à coup, révélé la lueur d’un éclair. Et quand, ensuite, la voix de Sylvestre continua de parler, dans un prodigieux élan d’enthousiasme, le prêtre ne perçut que le seul bruit des mots. Car toute son âme persistait à regarder ce qu’il lui avait été donné d’entrevoir, s’ingéniant, — ainsi que parfois nous faisons au sortir d’un rêve très intense, — à revoir et à interpréter le spectacle prodigieux qui s’était révélé à lui ; la cabine du vaisseau volant, les visages des deux hommes, leurs intentions méchantes, et leurs vains espoirs…

Il tourna les yeux vers Sylvestre ; et ce fut à travers ce torrent d’images qu’il entendit de nouveau la voix, toute calme, de son maître, qui, cette fois, s’adressait à lui :

— Mon père, il faut, tout de suite, que vous exposiez le Saint-Sacrement dans la chapelle !

II

Une heure après, environ, le prêtre sortit dans la cour, poussé par cette même étrange impulsion de mouvement qui, déjà, l’avait contraint à errer par les rues du village, — tel qu’un somnambule qui marche sans savoir où ni pourquoi, et qui, pourtant, ne peut pas s’arrêter.

Sur toutes choses un charme était tombé, pareil à celui qu’il subissait lui-même. De tous les hommes à qui Sylvestre avait parlé, tout à l’heure, dans sa chambre, aucun n’avait dit un seul mot. Tous étaient sortis en silence, immédiatement ; quelques-uns avaient traversé la cour, en même temps que le prêtre, pour se rendre à la chapelle, et s’étaient jetés là, y gisaient, immobiles, sur les dalles de pierre. Quelques-uns s’étaient retirés à part, pour se confesser l’un l’autre ; il les avait vus, tout à l’heure, pendant qu’il s’occupait à préparer l’autel pour l’office prescrit. Un autre, les mains pendantes, marchait de long en large devant la maison, sans arrêt, les yeux très grands ouverts et ne voyant rien. Un autre encore, saisi d’un besoin machinal de mouvement, comme le Syrien, avait, lui aussi, parcouru le village, se parlant très haut à soi-même, tandis que dans la lumière incertaine du monstrueux brouillard, des visages surpris le considéraient, de toutes les portes des maisons. Les paroles de Sylvestre avaient en pour effet de clore, en quelque sorte, brusquement, l’existence terrestre des auditeurs ; et tous, aussitôt, avaient laissé tomber d’eux, comme un lourd manteau désormais inutile, toutes leurs pensées et occupations de ce monde.

Quant au Syrien lui-même, il aurait été bien incapable de rendre compte de l’état où il se trouvait. Il lui semblait que le temps ne marchait plus, comme aussi que ce n’était pas lui-même qui remuait, mais que la terre se mouvait sous ses pieds. Et toujours, tout en changeant de place, il levait les yeux vers le ciel, du côté de l’Orient, attendant ce qu’il savait qui allait venir, avec une certitude pleinement exempte de crainte.

III

Dans le ciel, aucun changement ne s’était produit, depuis une heure, si ce n’est que, peut-être, la lumière était devenue un peu plus vive lorsque le soleil avait grimpé plus haut, derrière l’impénétrable voile de brume. Les montagnes, l’herbe, les visages des hommes, tout cela paraissait de plus en plus irréel : c’étaient comme des choses vues, dans un rêve, par des yeux alourdis de sommeil, à travers des paupières chargées de plomb. Et cette impression d’irréalité existait même pour les autres sens. Le silence n’était pas simplement une cessation de tout son : c’était une chose en soi, positive et matérielle, et dont le poids énorme n’était allégé ni par le bruit des pas, ni par les aboiements des chiens, ni par le murmure des voix. Le Syrien se disait que le calme de l’éternité avait déjà commencé à descendre, et déjà étendait son voile infini sur toutes les activités du monde agonisant. La matière gardait encore son être, occupait encore l’espace : mais elle n’était plus, désormais, que d’une nature toute subjective, résultant des facultés intérieures de l’âme, sans aucune substance au dehors. Et il apparaissait au prêtre que lui-même, déjà, n’était plus rattaché au reste des choses que par un fil de plus en plus mince. Ainsi, il savait que l’écrasante chaleur persistait ; et, une fois, même, le sol qu’il foulait de ses pieds craque sous son contact, et fuma comme un fer chaud sur lequel serait tombée une goutte de liquide. Il pouvait sentir cette chaleur sur son front et ses mains, tout son corps en était inondé : et, cependant, il ne pouvait plus percevoir cette chaleur, ni ce corps, que du dehors et de loin, comme ces malades qui tout en éprouvant la douleur, s’imaginent qu’elle n’est plus en eux, mais dans le lit où ils sont couchés. Et il n’y avait plus, en lui, ni crainte, ni même espérance : il considérait sa personne, le monde, et jusqu’à la présence terrible de l’Esprit, comme des faits qui allaient redevenir réels bientôt, dans un instant, mais qui, à cette heure, se confondaient dans une sorte d’énorme sommeil universel.

Et il ne s’étonna point non plus, — lorsqu’il rouvrit la porte de la chapelle, de de voir que, maintenant, tout le dallage était encombré de figures étendues là, immobiles. Tous les cardinaux et tous leurs assistants étaient prosternés sur le sol, tous semblables l’un à l’autre, sous les burnous blancs que lui-même leur avait distribués la veille ; et devant eux, près de l’autel, était agenouillée la figure de l’homme que le Syrien connaissait mieux et aimait plus profondément que tout le reste du monde, ses cheveux blancs se détachant sur la blancheur de l’autel. Sur cet autel brillaient les six grands cierges ; et, entre eux, sur un petit trône bas, se dressait l’ostensoir de métal avec, au milieu, le petit disque blanc…

Et alors le Syrien s’agenouilla, lui aussi, et resta immobile.

Il ne sut point combien de temps se passa avant que se réveillassent sa conscience individuelle et son habitude d’observation, avant que la coulée des images et la vibration des pensées eussent, enfin, cessé en lui, et que son âme enfin se fut apaisée, comme l’eau d’un étang reconquiert lentement sa paix, après avoir été troublée par le jet d’une pierre. Mais ce moment finit par arriver, cette tranquillité délicieuse dont Dieu récompense l’âme fidèle et confiante, ce point de repos absolu qui sera, un jour, l’éternelle rémunération des enfants de Dieu. Désormais, il n’y avait plus en lui aucune velléité d’analyse de soi-même, ni de réflexion sur autrui. Il avait franchi le cercle où l’âme regarde au dedans de soi, pour s’élever à celui d’où elle regarde la Gloire éminente ; et le premier signe par lequel il reconnut que le temps s’écoulait fut un murmure soudain de voix, dont il put entendre les paroles distinctement, et les comprendre, et s’associer lui-même à les dire, — encore que tout cela lui apparût comme à travers un voile, ne laissant arriver à lui que la pure essence des paroles et des choses :

SPIRITUS DOMINI REPLEVIT ORBEM TERRARUM… L’Esprit du Seigneur a rempli le monde, ALLELUIA, et toutes choses ont maintenant connaissance de sa voix, ALLELUIA !

Puis la voix qui prononçait les mots latins parut s’élever doucement.

EXSURGAT DEUS… Que Dieu surgisse, et que ses ennemis soient dispersés ; et que celui qui le déteste s’enfuie devant son visage ! GLORIA PATRI !

Le Syrien redressa sa tête alourdie. Une figure fantômale était debout, à l’autel, une haute figure blanche qui semblait flotter dans l’air plutôt que reposer sur le sol ; les mains étendues, une calotte blanche sur ses cheveux blancs, la figure brillait dans le reflet des cierges.

Kyrie Eleison… Gloria in excelsis Deo !

Et le prêtre entendit et répéta ces prières : mais son âme passive ne fit aucun effort de réflexion, jusqu’au moment où des paroles moins habituelles, tout à coup, le frappèrent :

Cum complerentur dies Pentecostes…

« Lorsque le jour de la Pentecôte fut venu, tous les disciples, d’un même accord, se trouvèrent réunis au même endroit ; et voici qu’arriva, tout à coup, du ciel, un grand bruit, comme celui d’un vent puissant qui soufflerait ; et il remplit la maison où ils étaient assis… » Alors le Syrien se rappela, et comprit. En effet, c’était le matin de la Pentecôte ! Et, avec ce retour de la mémoire, la réflexion lui revint. Où donc étaient-ils, le vent, et la flamme, et la voix secrète ? Le monde était silencieux, concentré dans son suprême effort d’affirmation de soi-même ; aucun frisson, aucun tremblement ne montrait que Dieu se souvint ; aucune lumière ne venait rompre la voûte sinistre de ténèbres étendue sur les terres et les mers, pour révéler que Dieu continuait à briller dans le cœur de l’homme ; et il n’y avait pas même une voix qui jaillît du silence ! Mais aussitôt le prêtre, avec l’assurance que lui avaient donnée les paroles de son maître, se sentit tout joyeux de cet aspect des choses, bien loin, à présent, de s’en effrayer. Car il comprit que ce monde prochain, dont la venue s’annonçait ainsi, sans aucun des signes affreux qu’il avait redoutés, que ce monde était tout autre qu’il ne l’avait craint : doux, et non point terrible ; accueillant, et non point hostile ; clair, et non point ténébreux ; et semblable à la maison natale, au lieu d’être un exil. Il laissa retomber sa tête sur ses mains, à la fois honteux de ses frayeurs précédentes et satisfait de sa sécurité reconquise ; et, de nouveau, sa personnalité s’effaça, il retomba aux profondeurs de la paix intime…

Mais, tout à coup, au moment où la messe finissait, et où le prêtre se baissait pour recevoir la dernière bénédiction de son maître, il y eut un cri, une clameur soudaine, dans le corridor ; et un des habitants du village se montra sur le seuil de la chapelle, murmurant précipitamment des phrases en langue arabe. « Vite, vite, tout le monde dehors !… Des vaisseaux aériens accourant vers Nazareth !… La maison de l’Européen menacée, condamnée à la destruction !… »

IV

Cependant ce bruit, et cette vue même, dans l’âme du prêtre syrien firent à peine vibrer le fil, infiniment ténu, qui, désormais, le rattachait au monde des sens. Il voyait et entendait un grand tumulte, dans le corridor, des yeux enflammés et des bouches criantes ; et, en contraste merveilleux, il apercevait les pâles visages extasiés de ceux des cardinaux et prêtres qui, machinalement, s’étaient retournés vers la porte : mais tout cela lui apparaissait séparé de lui, comme une scène de théâtre, et le drame qui s’y joue, sont séparés du spectateur de la galerie. Dans l’univers matériel, réduit maintenant à l’irréalité d’un mirage, des événements se passaient : mais, pour l’âme du prêtre syrien, recueillie dans l’attente d’événements plus réels, tout cela n’était rien qu’un rêve lointain et confus.

De nouveau, il se tourna vers l’autel ; et là, comme il le savait d’avance, là, parmi la resplendissante lumière des cierges, tout était en paix. Humblement, en un murmure lent et recueilli, l’officiant adorait le mystère du Verbe incarné ; et bientôt, un fois de plus, le prêtre syrien le vit tomber à genoux, devant le Sacrement.

Et voici que par une impulsion irrésistible, le prêtre syrien sentit que ses propres lèvres commençaient à chanter, très haut, des paroles qui, à mesure qu’elles en sortaient, s’ouvraient comme des fleurs épanouies au soleil :

0 salutaris hostl’a, quæ cœlipandis oslium…

Tous les assistants chantaient ; et il n’y avait pas jusqu’au catéchumène mahométan, celui qui venait, tout à l’heure, d’entrer avec de grand cris d’effroi, il n’y avait jusqu’à lui qui ne chantât comme les autres, sa petite tête mince penchée en avant, et ses bras en croix sur sa poitrine. L’étroite chapelle retentissait du mélange des voix ; et tout le vaste monde, au dehors, vibrait et frémissait sous ce chant merveilleux.

Tout en continuant de chanter, le prêtre vit que quelqu’un posait un voile sur les épaules de Sylvestre ; et puis il y eut un mouvement, un passage de figures, — d’ombres lointaines, main tenant, dans l’évanouissement des apparences terrestres.

Uni trinoque Domino…

Et le pape se redressa, éclatante pâleur dans le rayonnement de lumière, avec des plis de soie lui tombant des épaules, et ses mains enveloppées de ces plis, et sa tête cachée par l’ostensoir de métal au centre duquel éclatait la splendide blancheur.

Qui vitam sine termina

Nobis donc ! in patria.

Les assistants remuaient, à présent, et le monde de la vie renaissait en eux : voilà ce que le prêtre syrien parvenait à comprendre ! Lui-même, bientôt, se trouva dehors, dans le passage, parmi des visages livides et affolés, qui, la bouche ouverte, contemplaient le spectacle de ces quarante prêtres indifférents aux catastrophes prochaines, et tout absorbés dans le chant sonore du Pange lingua… Arrivé au coin du corridor, il se retourna un instant, pour voir les six flammes tremblantes briller, comme des lances de feu entourant un roi, et, au milieu d’elles, les rayons d’argent de l’ostensoir, et le cœur blanc de Dieu.

Et puis il déboucha dans la cour, dans cet espace libre où, déjà, la bataille se préparait.

Le ciel était passé maintenant d’une obscurité sinistre à une lumière non moins effrayante, une lumière d’un rouge de sang, qui semblait couler au-dessus du monde.

Depuis le Thabor, sur la gauche, jusqu’au Carmel, à la limite de l’horizon de droite, par dessus toutes les hauteurs d’alentour se dressait une énorme voûte de sang : aucune nuance dans ce rouge, aucune gradation du zénith à l’horizon : tout était de la même teinte profonde, comme un vrai sang qui coulerait à grands flots. Et il vit aussi le soleil, blanc comme tout à l’heure l’hostie, levé au-dessus du mont de la Transfiguration ; tandis que, là-bas, très loin, à l’occident, là-bas où autrefois des hommes avaient vainement appelé Baal, il vit pendre la faucille de la lune, également toute blanche.

In suprema nocte cœnæ.

chantaient des voix, non plus quarante voix, mais des myriades, un cœur immense, qui paraissait remplir toute l’intimité de l’espace.

Recumbens cum fratribus,

Observata lege plane,

Cibis in legalibus

Cibum turbæ duodenæ

Se dat suis manibus.

Et le prêtre syrien vit également, flottant dans l’air, comme d’immenses phalènes, ce cercle d’étranges vaisseaux qu’il avait aperçus, quelques heures auparavant, dans son illumination. Ils étaient blancs, eux aussi, sauf des instants où le reflet du ciel les teintait de pourpre ; et, tandis qu’il les regardait, tout en continuant de chanter, il comprit que le cercle avait achevé de se former, et que les hommes qui montaient ces vaisseaux continuaient à ne rien voir, à ne rien savoir.

Verbum caro, panem verum Verbe carnem efficit.

Puis, avec un sourd mugissement, le tonnerre s’éleva, et finit par un éclat prodigieux, secouant toute la terre, qui, tout entière, remuait sourdement, parvenue au dernier temps de sa dissolution.

Tantum ergo sacramentum

Veneremur cernui,

Et antiquum documentum

Novo cedat ritui !

Oui, voici enfin qu’il était venu, l’Homme du Péché, Celui que Dieu attendait ! Le voici qui trônait sous le dôme de sang, dans son char magnifique, aveugle à tout ce qui n’était point l’unique objet poursuivi par lui depuis de longs siècles, et sans s’apercevoir que son monde était en train de se corrompre, de s’écrouler, et de périr autour de lui.

Et son ombre remuait comme un nuage pâle, au-dessus de cette plaine, désormais toute spectrale, où jadis Israël avait combattu, et où Sennacherib s’était vanté de vaincre !

Et, une fois de plus, les voix chantèrent :

Præstet fides supplementum Sensuum defectui !

Le voici qui venait, plus rapide que jamais, l’héritier des âges temporels, mais l’exilé de l’éternité : le misérable prince des rebelles, la créature dressée contre Dieu, plus aveugle que ce soleil pâli et que cette terre tremblante ! Et, autour de lui, le cercle flottant de ses victimes s’agitait, pareil à un groupe d’insectes qui, spontanément, vont chercher la mort dans la lumière d’une flamme… Le voici qui venait ; et la terre, au moment où il la croyait enfin toute soumise à sa domination, se déchirait et gémissait dans les luttes dernières de son agonie !

Le voici qui venait, l’Antechrist orgueilleux, le Maître de la Terre ! Déjà son ombre descendait vers le sol, et les ailes blanches du vaisseau tournaient, pour le conduire à l’endroit même d’où il devait frapper ; et déjà, au même instant, une cloche immense, surnaturelle, avait retenti, tandis que les myriades des voix continuaient à chanter doucement, tendre murmure opposé au fracas de la tempête environnante :

Genitori Genitoque Laus et jubilalio,
Salus, Honor, virtus quoque

Sit et benedictio :

Procedenti ab utroque

Compar sit laudatio.

Et puis, ce monde passa, et toute sa gloire se changea en néant…


FIN

  1. Armageddon est, d’après l’Apocalypse, le nom du lieu où s’accomplira la victoire suprême du Christ sur la Bête (Note du traducteur.)