Tallandier (p. 241-253).


CHAPITRE XVI

l’approche d’un dénouement funeste


Le mariage de Colomba Christiani et de Bertrand Valois avait été fixé au jeudi 12 décembre. Les préparatifs de cette imposante cérémonie n’empêchèrent pas les recherches de se poursuivre touchant l’énigme du boulevard du Temple. Au contraire, elles furent menées, durant cette période, d’une façon particulièrement active. Charles avait repris courage avec une ardeur nouvelle et acharnée, comme tous ceux qui, apercevant le désespoir, lui échappent d’un sursaut. Il ressentait d’ailleurs la nécessité croissante de multiplier ses efforts, car bientôt le départ des nouveaux mariés le priverait de ses collaborateurs les plus précieux, et chaque matin il redoutait, plus cruellement que la veille, d’apprendre les fiançailles officielles de Rita et de Luc. Rita, il le savait bien, pressée de toutes parts, ne pouvait pas différer éternellement l’heure de son renoncement définitif.

Bertrand, tout en enrageant de ces préjugés qu’il estimait fossiles et qui, disait-il, le ramenaient de deux siècles en arrière, n’en travaillait pas moins de bon cœur à la solution du mystère criminel.

— Puisqu’il n’y a que cette manière-là d’en sortir, disait-il à Charles, allons-y ! Cherchons ! Besognons ! Mais, parole d’honneur ! avec vos grands principes et vos belles traditions, vous me navrez ! Il est vrai, — ajoutait-il en levant son nez matois, — il est vrai qu’un descendant de M. Tripe n’a point voix au chapitre. Silence aux croquants ! Et travaillons.

Ils travaillaient. Ils procédaient minutieusement à toutes les observations, à tous les recoupements que pouvait leur suggérer l’étude serrée des films, combinés avec les pièces des dossiers, la vaste paperasse des documents divers, jusqu’au plan en relief qui, sous une vitrine du musée Carnavalet, reproduit l’aspect du boulevard du Temple lors de l’attentat de Fieschi.

Pourquoi l’assassin avait-il choisi, pour commettre son crime, le moment même où le roi passait ? L’instruction du procès Ortofieri en donnait une explication. Chacun savait alors que le passage du souverain devant le front des troupes s’accompagnait toujours d’un grand fracas de tambours et de musiques, renforcé d’une tempête d’acclamations. L’occasion de ce vacarme était unique. Et Bertrand avait fourni la preuve qu’en effet le bruit avait été considérable, puisqu’un verre de cristal en avait vibré sur le bureau à cylindre. Il était indéniable, d’une part, que ce bruit pouvait, dans une large mesure, étouffer une détonation éclatant à l’intérieur d’une chambre, d’autant plus que — particularité à laquelle Charles n’avait pas songé au début — cette détonation provenait peut-être d’un pistolet peu chargé de poudre, puisqu’il était destiné au tir à bout portant. Il était non moins évident, d’autre part, que la foule massée sur le boulevard offrirait à un fugitif toutes les facilités pour disparaître promptement ; ne savait-on pas que Fieschi s’était tenu le même raisonnement ?

De ces déductions, malheureusement, rien ne résultait au point de vue de l’identité du criminel. Fabius Ortofieri, tout comme un autre, avait le droit d’être astucieux dans sa préméditation.

On rechercha, au dossier de l’affaire, si le pistolet, présumé « arme du crime >» par l’instruction de 1835, était semblable à celui que la luminite avait montré dans la main du tireur et que les caméras avaient photographié. Ce fut en pure perte, les perquisitions opérées, dès le 30 juillet 1835, au domicile de Fabius n’ayant amené qu’une découverte inutile : celle de plusieurs pistolets de différentes formes, tous bien nettoyés, dont chacun avait pu servir récemment, sans que rien dénonçât que l’un d’eux eût, en effet, servi. Du reste, aucune de ces armes ne se trouvait décrite dans les constats.

Ces exemples font voir avec quelle logique et quelle attention les recherches étaient conduites. On pourrait en accumuler beaucoup d’autres, ce qui n’aurait pour résultat que d’allonger vainement notre récit.

Tout n’aboutissait à rien. Et les nouvelles que Geneviève Le Tourneur recevait chaque jour, venant de l’atelier, étaient aussi désespérantes que celles dont la jeune femme transmettait à Charles l’écho douloureux. Rita, assiégée d’objurgations, seule contre tous ses proches, murée dans le silence de son secret, se voyait acculée à une capitulation qui, d’un moment à l’autre, au hasard des attaques et de ses défaillances, pouvait se produire. Elle jetait vers Charles, par l’intermédiaire de son amie, des appels désolés. Sur le point de se rendre, elle informait tristement Geneviève de l’impossibilité où elle serait bientôt de temporiser davantage ; Charles en recevait la nouvelle avec un sombre désespoir, traduisant tout ce qu’il apprenait de la sorte en cris d’alarme : « Vite ! Vite ! Trouvez ! Demain il sera trop tard ! Je suis à bout de forces ! »

Il n’avait pas revu Rita et redoutait de la revoir. Mais Mme Le Tourneur lui faisait de la jeune fille un portrait affligeant. Elle craignait que sa santé ne fût compromise par tout le souci qu’elle prenait et le tourment qui la rongeait sans cesse.

Le mariage de Colomba eut lieu dans ces conditions. À ce moment, Charles n’entrevoyait plus qu’une toute petite chance de salut, si faible qu’elle existait à peine.

Cette chance résidait dans les documents que la cousine Drouet avait hérités de César Christiani, son bisaïeul.

Charles savait qu’en 1835 la majeure partie des papiers de famille avait échu non à Lucile, grand-mère de la cousine, mais à Napoléon, comme il convenait, puisque Napoléon représentait la branche aînée et qu’en ces matières les mâles ont toujours le pas sur les femmes, attendu que le nom leur est attaché et qu’ils ont charge de le perpétuer. Mais, si maigres que fussent les archives familiales de la cousine Drouet, peut-être contenaient-elles cependant, par hasard, une pièce quelconque qui, on ne sait comment, donnerait une indication sur un certain point capital que rien, jusqu’ici, n’avait éclairé de la moindre lueur, à savoir : César Christiani avait-il eu des ennemis autres que les Ortofieri ? Et, plus précisément : s’était-il attiré la haine d’un homme qui n’était pas Fabius ?

De deux choses l’une : ou l’assassin était Fabius, ou il n’était pas un Ortofieri ; car, en 1835, aucun membre de la famille Ortofieri, autre que Fabius, n’avait l’âge de celui-ci, c’est-à-dire l’âge même de l’homme qu’on avait vu tuer César. Si donc l’assassin n’était pas Fabius, il fallait le chercher soit parmi les partisans des Ortofieri, soit n’importe où, dans le vaste monde.

Dirigé par cette pensée, Charles s’était efforcé de découvrir — surtout dans la correspondance de César — une trace de discussion, de dissentiment, la révélation, même fugace, d’une querelle ou de n’importe quel incident susceptible d’avoir engendré contre César une rancune mortelle. Aucune allusion ne lui avait semblé digne d’être retenue ; La plus précise était trop vague ; ses investigations étaient restées infructueuses sur ce point comme sur les autres. Les papiers de la cousine Drouet seraient-ils plus instructifs que les documents détenus par la branche aînée ? La chose était douteuse, mais il fallait la vérifier, et, comme un peu d’inconnu s’y fortifiait encore, un peu d’espérance s’y réfugiait aussi.

Charles vit la cousine Drouet, pour la première fois de sa vie, le matin même de la cérémonie nuptiale, dans le salon de la rue de Tournon. La vue de cette dame surprenante atténua sensiblement la mélancolie que lui causait l’obligation de participer à une fête de cette nature, alors que tout semblait conspirer à reculer indéfiniment l’avènement de son propre bonheur.

Il s’efforçait de surmonter son affliction et de faire bonne figure aux invités qui affluaient : témoins, parents, garçons et demoiselles d’honneur, habits noirs et décorations, toilettes exquises, jeunesse, pompes et fleurs, quand Amélie Drouet s’avança, au milieu de tout ce beau monde élégant, comme l’ambassadrice charmante d’un passé malheureusement disparu à jamais.

Comment cette petite vieille n’était-elle pas ridicule en ses atours démodés ? Pourquoi n’y eut-il qu’un cri pour la déclarer adorable avec ses quatre-vingt-trois ans, ses rides et sa démarche saccadée ? C’est que tout, en elle, provenait d’une époque dont la grâce, oubliée, était faite d’impérissables séductions, léguées par les aïeules. Elle avait beau n’être qu’une antique Carabosse ratatinée, harnachée de falbalas invraisemblables, elle portait l’indéfinissable marque de la politesse d’antan et d’une éducation non pareille. Tant d’aisance et de sûreté surprenait les jeunes filles qui ne comprenaient pas pourquoi cette caricature, au lieu de les faire rire, leur imposait. De grands siècles s’étaient succédé pour revêtir ce petit bout d’ancêtre d’une insaisissable élégance, que des générations avaient cultivée et qui, maintenant, étonnait les gens comme une merveille dont le secret s’était perdu.

Charles s’élança véritablement vers elle, tant la cousine Drouet — qui pourtant n’avait jamais été qu’une grande bourgeoise et non pas même une fille de petite noblesse — avait, en se présentant, de la race et « de la branche ». Ses yeux, d’un bleu passé, regardaient comme ceux d’un pastel ; ils avaient l’air d’avoir été conçus par un La Tour ou un Chardin, puis effacés, un peu, par l’estompe du temps. Et, tout à coup, Charles Christiani réalisa pleinement pourquoi elle lui était si sympathique. C’est qu’elle ressemblait sans conteste à César. Les caprices de l’hérédité avaient privé la branche aînée, du moins jusqu’à présent, de cette succession charnelle ; mais le visage du corsaire revivait, adouci, sous les bandeaux blancs de la vieille cousine, et c’était pour Charles une joie et un soulagement que retrouver de César quelque chose de vivant, depuis qu’il contemplait le corsaire défunt comme derrière la vitre de l’au-delà.

La cérémonie faite avec un magnifique déploiement de fastes religieux, tout Paris défila dans la sacristie de Saint-Sulpice, rapprochant coude à coude les Corses notoires de la capitale, des comédiens obscurs ou célèbres et force historiens, biographes et autres messieurs de bibliothèque qui tenaient à rendre hommage au frère de la mariée.

Ce dernier s’empara de la cousine Drouet et l’entreprit sur le sujet des papiers qu’elle pouvait posséder.

La bonne dame était dure non d’oreille, mais d’entendement. Un léger brouillard commençait à embrumer son esprit. Cependant, les anciens souvenirs gardaient en elle une certaine précision. Elle assura son petit-neveu qu’elle ne possédait aucun document d’importance. Des meubles, oui, elle avait des meubles qui lui venaient de César. Mais des papiers, presque pas, autant dire : rien.

Charles insista pour qu’il lui fût permis de compulser ces quelques feuilles. Il fut convenu qu’il se rendrait rue de Rivoli dès le lendemain.

Sans attendre toutefois que l’antique et aimable parente lui ouvrît son logis et ses tiroirs à vestiges, Charles la sollicita de lui ouvrir sa mémoire. La serrure en était rouillée, les gonds ankylosés ; mais, si quelques souvenances y tombaient en poussière, d’autres se tenaient encore et l’on pouvait les manier sous toutes leurs faces, comme de fragiles vieilleries d’étagère.

Amélie Drouet était née en 1846. Elle avait déjà vingt ans lorsque sa grand-mère, née Lucile Christiani, était morte, et trente-sept ans lorsque son père, le conseiller Anselme Leboulard, avait, à son tour, quitté cette terre. Ces deux témoins de la vie de César, qui avaient joué un rôle important dans le procès de Fabius Ortofieri, ne s’étaient pas fait faute de parler à Amélie de son arrière-grand-père et de sa mort tragique. Mais, pour eux, la culpabilité de Fabius ne faisait pas question. Et Charles, devant une croyance aussi enracinée et que la cousine Drouet partageait depuis l’âge le plus tendre, jugea téméraire de dévoiler qu’il remettait en cause ce qu’elle avait considéré, toute sa vie, comme une indiscutable vérité. Il préféra lui laisser croire que la rétrovision à laquelle naguère on l’avait conviée ne revêtait d’autre intérêt que d’apercevoir, à travers les âges, un événement dont personne n’avait songé à contester les péripéties principales.

La cousine Drouet parlait volontiers de César. Elle avait un culte pour sa mémoire, sachant bien qu’elle ressemblait au corsaire et qu’il n’avait pas dépendu d’elle-même de mener une vie aventureuse et navale, plutôt que d’être une bourgeoise sédentaire, fille et femme de magistrats.

« César avait-il eu beaucoup d’ennemis ? Le savait-elle ? »

Là-dessus, aucun souvenir. Amélie errait.

On l’avait ramenée de Saint-Sulpice à la rue de Tournon sans trop avoir à la prier. Charles lui fit les honneurs de la luminite. Elle en comprit à moitié la merveille, n’y attacha qu’une importance confuse et se retira en faisant assaut de civilités avec Mme Christiani. Toutes deux paraissaient oublier les nombreuses années pendant lesquelles l’une avait tenu rigueur à l’autre d’une faute hypothétique.

— Quelle agréable douairière ! dit Charles.

— Oui, repartit sa mère. Si elle s’était bien conduite avec Mélanie…

Il en rit. Mais c’était le moment où Bertrand Valois allait emmener sa jeune femme. Ils entrèrent tous deux, en costume de voyage, et si notre historien continua de rire, c’est bien qu’il s’y força.

Avec quelle surprise, avec quel émoi Charles Christiani retrouva-t-il chez la cousine tant d’objets qu’il avait vus dans le cabinet de César, grâce aux effets de la luminite, et qu’il pensait perdus !

Mme Drouet ne logeait pas dans la plus noble partie de la rue de Rivoli. Elle occupait un bel appartement, un peu bas de plafond, au deuxième étage d’un immeuble situé non loin du Châtelet. Elle vivait là depuis plus de vingt ans, avec deux vieilles bonnes, en de vieux meubles, au milieu d’une quantité de souvenirs dont la profusion suffisait à rappeler le caractère de César.

Aujourd’hui, l’âge accablait d’indifférence la propriétaire de ce pittoresque bric-à-brac, mais il était facile de comprendre que, depuis sa jeunesse, elle avait vénéré avec fanatisme la mémoire du capitaine corsaire.

Dans son salon Louis-Philippe, où parvenaient, à travers la grille d’un étroit balcon, les bruits de la rue populeuse, on reconnaissait le buste de l’empereur, la pendule octogonale, la mappemonde, des gravures marines, un petit modèle de corvette, la longue-vue et je ne sais combien d’armes qu’avait éclairées, le 28 juillet 1835, la lumière du boulevard du Temple,

En somme, lors du partage des biens de César, c’était une chance que la plaque de luminite, travestie en ardoise, fût allée à Napoléon Christiani plutôt qu’à sa tante Lucile. Sans s’attarder à supposer ce qui fût résulté de cette interversion, Charles se laissait prendre à l’agrément singulièrement vif et doux de contempler des choses chères qu’il avait cru anéanties et de sentir, par suite, que le passé n’était pas aussi passé qu’on l’aurait supposé. Et puis, dans ce milieu, chez elle, la cousine Drouet lui rappelait davantage encore le plus original des ancêtres. Elle adorait les animaux : À défaut de Singes, deux petits chiens gras trottaient en jappant sur un tapis… (Seigneur ! mais c’était tout simplement le tapis de la Savonnerie que la mort de César avait ensanglanté ! Toute trace macabre en avait disparu et l’usure blanchissait la trame de ses arabesques.) Devant les fenêtres, deux grandes volières agitaient des envols et des sautillements : toute une population multicolore et voyante sifflait, gazouillait, menait un incroyable concert qui eût réjoui les oreilles du vieil amateur défunt.

La cousine Drouet, pour évoluer parmi ce décor, avait des gestes et des mouvements dont la brusquerie évoquait, à travers deux générations, celui dont elle descendait. Tout cela formait un ensemble séduisant qui charmait l’historien. Il lui semblait que César s’acharnait à se prolonger, qu’il employait à cela tous les pauvres petits moyens dont les morts disposent, et, malgré lui, le rêveur que chacun porte en soi s’en trouvait réconforté, songeant que les morts ne doivent pas se donner tant de peine pour rien.

Hélas ! Si Charles Christiani avait légué à sa petite-fille quelques traits de son visage et quelque allure de son maintien, le goût des bêtes et la propriété d’une foule de choses disparates, là s’arrêtaient les bienfaits de sa succession. Les papiers provenant du partage de 1835 dépassaient en insignifiance tout ce que la cousine Drouet avait fait prévoir ; c’étaient des comptes, des lettres d’affaires ; dix minutes suffirent à Charles pour se convaincre du buisson creux.

Il cacha sa déconvenue, non sans efforts, car il s’apercevait maintenant que, dans les profondeurs de son âme, il avait fondé sur cette dernière chance beaucoup plus d’espoirs qu’il n’était raisonnable, et il prit congé de la cousine Drouet en lui promettant de revenir la voir très prochainement.

Cependant, comme chacun sait, « l’homme propose, mais Dieu dispose », et sept mois devaient s’écouler avant que la bonne vieille dame reçut la visite qui lui était annoncée.

En effet, les jours suivants, des incidents de mauvais augure frappèrent l’esprit de Charles. Mme Le Tourneur, qu’il avait demandée au téléphone, n’était pas chez elle, et sa femme de chambre dit qu’elle était absente pendant un certain temps. D’un autre côté, Luc de Certeuil, que Charles ne rencontrait plus que par hasard, sembla bizarrement contraint, gêne, lorsque, à deux reprises, il se trouva devant son voisin, à la porte de l’immeuble. Il y eut même un changement tout à fait mystérieux dans la manière d’être de Mme Cristiani, qui parut subitement préoccupée et se montra pour son fils tantôt plus roide et tantôt plus affectueuse qu’à l’ordinaire.

Charles pressentit son malheur. Il en eut la confirmation par des indifférences : Rita Ortofieri était fiancée à Luc de Certeuil. Du même coup, il avait compris que sa mère n’ignorait pas son déplorable amour.

Il ne dit rien. Il ne se plaignit pas. Aucun mot ne fut échangé entre Mme Christiani et lui. Seulement, ils demeurèrent ensemble plus souvent, dans une intimité plus étroite et plus chaude, qu’ils mettaient leur orgueil à motiver par le départ de Colomba, exclusivement. Et la mère, secrètement torturée, priait de tout son cœur pour l’allégement de leur double souffrance.

Peut-on dire que cet allégement se produisit ? Ce serait sans doute bien mal traduire leurs sentiments. Cependant, lorsque la nouvelle que la fiancée de M. de Certeuil était gravement malade, est-ce que leur saisissement, est-ce que, même, l’affreuse angoisse de Charles ne furent pas mêlés d’on ne sait quel relâche ? Charles voulait croire que Rita guérirait, il se refusait à admettre toute autre suite à cette maladie dont il connaissait les causes et qui lui rendait la jeune fille aussi chère qu’une martyre bien-aimée. Mais pouvait-il ne pas voir une intervention vraiment providentielle dans ce délai, dans cet effrayant sursis qui remettait à plus tard l’événement dont l’imminence l’épouvantait ?

Sur le moment, il fit taire en lui les voix qui s’écriaient : « Rien n’est perdu ! La destinée gagne du temps ! Courage ! » Aussi bien, une semaine plus tard, les bulletins de santé que Geneviève Le Tourneur lui communiquait quotidiennement se firent si menaçants que l’anxiété seule régna dans son cœur et qu’il se reprocha avec abomination d’avoir pu se laisser distraire par des pensées étrangères au salut de Rita. Et pour qu’elle vécût, pour que la nature continuât de compter au nombre des vivants celle qui la parait de tant de grâce et de grandeur, il offrit au monde le sacrifice de la perdre, pourvu que le monde ne la perdît point.

De telles décisions, prises dans le mystère des consciences, sont-elles propres à modifier le cours du destin ? Les forces qui règlent l’avenir, dirigent les épisodes et préparent les dénouements sont-elles — comme nous le voudrions — sensibles aux réactions des âmes ? Nos attitudes ont-elles le pouvoir de déterminer le futur dans un sens ou dans l’autre ? L’heure n’est pas venue encore de révéler au lecteur comment ces forces devaient tenir compte du vœu si pur et si élevé de Charles Christiani. Des mois passèrent, pendant lesquels ses pensées, désormais invariables, ne démentirent pas sa belle résolution. Il y fut fidèle à tous les instants, même quand on lui apprit que Rita était hors de danger et qu’après une convalescence qui serait longue, elle pourrait reprendre la vie là où elle l’avait laissée.

Tant que la jeune fille avait été en péril, Charles, pour persévérer dans son abnégation, ne s’était pas trouvé aux prises avec son instinct. Ce fut plus difficile quand il sut que Rita reprenait le souffle et les couleurs et qu’après avoir cessé, pendant des semaines, d’être à quiconque, elle allait maintenant rentrer dans le siécle et bientôt même se donner à un autre. C’est la véritablement que commença le sacrifice. Le vœu était exaucé : il fallait payer, en acceptant avec sérénité ce que avenir apporterait.

Il n’apporta rien pendant toute la première moitié de l’année 1930. Rien que la tristesse, entretenue par le fait que toutes choses restaient en suspens et que, par conséquent, l’incertitude n’autorisait ni quelque espoir nouveau qui eût chassé cette tristesse, ni l’abandon total qui l’eût poussée à l’accablement.

Rita, en février, était partie pour la Côte d’Azur afin d’y mener sa convalescence.

Elle en revint à la fin de mai et on reparla de son mariage. Cette fois, Mme Le Tourneur ne jugea pas à propos de se soustraire aux visites de Charles Christiani. Un jour, elle lui déclara, en même temps, que le cœur de Rita n’avait pas changé et que, chez les Ortofieri, on commençait à parler beaucoup de bans à publier et de contrat à établir.

Ce fut à cette circonstance que la cousine Drouet dut l’avantage de recevoir tardivement la visite qu’on lui avait promise plus d’un semestre auparavant.

Charles avait appris, fort malencontreusement, que le banquier Ortofieri venait de convoquer son notaire avec Luc de Cerfeuil et le sien. Il dut faire de grands efforts, ce jour-là, — qui était le 13 juillet, — pour dissimuler et se rappeler ses hautes résolutions. Colomba et Bertrand, installés dans leur bonheur conjugal, lui conseillèrent vivement d’entreprendre un grand voyage. Au moment dont nous parlons, il se trouvait chez eux ; on l’y voyait souvent, car il était en proie au perpétuel besoin de changer de place.

Aucune obligation ne le retenait à Paris. Aucun espoir non plus. Pendant ces sept mois, la luminite ne lui avait donné que des déceptions, pas la moindre indication qui fût à retenir. La destinée, jusqu’ici, s’obstinait à lui être contraire.

— Je veux bien, dit-il. Je partirai après la fête nationale. J’irai… n’importe où. Trois de mes amis s’en vont en Suède et en Norvège, dans quelques jours ; je les suivrai. Allons, c’est dit. Mais, auparavant, il me faut aller voir la cousine Drouet et prendre congé d’elle. Je l’ai traitée légèrement. Elle ne doit plus rien comprendre à mon silence.

— J’irai avec toi, dit Colomba. Elle m’enchante.

— Allons-y tous les trois, demain ! proposa Bertrand. Charles objecta le 14 juillet, qui lui semblait impropre à une visite correcte. Bertrand reprit :

— Tu lui feras une visite « correcte » la veille de ton départ. Mais, demain, elle sera ravie de nous offrir son balcon pour voir la revue.

— C’est vrai ! fit Charles. La revue 1830.

— Tu ne voudrais pas manquer cela, j’imagine ! dit Colomba. Toi, l’historien de cette époque-là !

— Oh ! nous avons assisté, il y a quelques mois, à une revue autrement exacte et singulièrement émouvante ! Et quand le cœur m’en dit, je fais défiler, dans mon imagination, des armées entières, dont la reconstitution, je t’en réponds, est sans défaut ! Mais, après tout, l’idée n’est pas mauvaise. J’envoie un pneu à la cousine, n’est-ce pas, pour la prévenir ?…

— C’est entendu ! dit Bertrand. Passe nous prendre demain matin.

Le lecteur se souvient très certainement de la parade militaire à laquelle Bertrand Valois venait de faire allusion. Le 14 juillet 1930, la traditionnelle revue des troupes de la garnison de Paris se double d’un spectacle peu commun. Le gouvernement de la République voulut montrer aux Parisiens les officiers et soldats qui, portant les uniformes de l’ancienne armée d’Afrique, avaient récemment défilé, à Alger, devant M. Doumergue, lors des fêtes du centenaire de la conquête. Le bey de Tunis assista, auprès du prince de Monaco, à cette curieuse et imposante manifestation, et quarante chefs arabes y prirent part à cheval. La revue fut passée sur l’esplanade des Invalides. Après quoi eut lieu le défilé qui, pour les troupes reconstituées, se prolongea par la Concorde, la rue Royale, les boulevards de la Madeleine et des Capucines, l’avenue de l’Opéra et la rue de Rivoli, jusqu’à la place de l’Hôtel-de-ville.

L’appartement de la cousine Drouet se trouvait admirablement situé, en effet, pour servir de première loge a cette vaste représentation militaire qui, sans le secours de la luminite, allait offrir aux yeux de Charles, de Bertrand et de Colomba, en plein xxe siècle, un spectacle rappelant d’assez loin la fameuse revue du 28 juillet 1835, mais qui, on pouvait en être sûr, ne serait bouleversé par aucune machine infernale.

— Demain, disait Charles en quittant sa sœur, demain, au moins, rien à craindre. Pas d’imprévu !

— Qu’en sais-tu ? fit Bertrand, les narines hautes. Colomba l’embrassa tumultueusement.

— Quel fou ! dit-elle.