Tallandier (p. 233-240).


CHAPITRE XV

de singuliers auxiliaires


À présent, l’atelier de la rue de Tournon avait subi quelques modifications. Un rideau noir, glissant sur une longue tringle, pouvait masquer la baie et plonger la vaste salle dans l’obscurité. Contre une muraille, un écran blanc se dressait en face d’un appareil de projection cinématographique.

On avait tiré les positifs des films tournés pendant la grande séance. On avait agrandi plusieurs images du meurtrier. Et Charles ne se lassait ni de faire passer à l’écran la reproduction de l’événement rapide et violent, ni de comparer entre eux les portraits de Fabius et les photographies de celui qui avait tué son quadrisaïeul.

C’était à désespérer. Les ressemblances n’étaient pas si accentuées que l’on pût assurer : « Fabius est l’assassin ». Les dissemblances n’éclataient pas au point de prouver le contraire. Si les juges de 1835 avaient eu les films en leur possession, ils en auraient tiré un excellent parti, eux qui avaient la faculté d’appeler en leur présence Fabius Ortofieri en chair et en os ; mais aujourd’hui, l’accusé n’étant plus représenté que par des effigies imparfaites et diverses, on n’arrivait à conclure ni dans un sens ni dans l’autre. Et la question se posait de savoir ce que le policier Cartoux aurait dit, pour peu qu’on l’eût mis en présence des photographies si précises de l’assassin, en admettant, d’ailleurs, que l’assassin fût bien l’homme qu’il avait vu rôder sur le boulevard, — cet homme qu’il n’avait fait, somme toute qu’entrevoir. Devant la précision des photographies, Cartoux aurait-il persisté à soutenir que Fabius et ce personnage se confondaient ?

Un seul s’était fait une idée bien arrêtée : Luc de Certeuil. Il persévérait dans son opinion première. Selon lui — mais était-il sincère ? — l’évidence était incontestable. Fabius et le meurtrier ne faisaient qu’un.

On l’amena pourtant à se montrer moins affirmatif. Charles consulta des spécialistes de l’anthropométrie. Ils renoncèrent à se prononcer, à cause des divergences considérables qui séparaient les différents portraits de Fabius. Le rapport de ces experts ébranla la religion de Luc. Ou plutôt, devant une assertion aussi qualifiée, il n’osa plus soutenir avec tant d’opiniâtreté qu’on ne pouvait hésiter à reconnaître Fabius Ortofieri dans l’individu bien campé, grand, haut en couleur, décoré de Juillet, qui, maintenant sur l’écran du cinéma, tuait et retuait vingt fois par jour l’infortuné César Christiani, enjambait son corps inerte, courait à la fenêtre, restait hébété durant quelques secondes à regarder l’effet de la machine infernale, à tripoter stupidement la longue-vue et s’enfuyait à toutes jambes.

Il y avait, dans ce terrible drame si bref, un moment qui intriguait tout particulièrement Charles et tous ceux que passionnait l’énigme de ce film policier. C’était — on l’a déjà compris — le moment où l’assassin, dressé en face de son adversaire sans défense, lui avait adressé quelques mots, d’un air cassant, impérieux…

Qu’avait-il dit, alors ? Quelle insulte, quel rappel, quelle sentence inflexible avait-il prononcés ?

La phrase, sans nul doute, était sortie nettement de sa bouche, articulée avec force. L’absence de moustaches permettait de voir admirablement remuer les lèvres. Mais, hélas ! tout ce qu’on pouvait affirmer, c’est que l’homme avait parlé, et rien de plus. La luminite n’avait pas été créée pour enregistrer les sons comme elle attardait les images. Muette avait été la merveilleuse rétrovision du 28 juillet, muet demeurait le film que cinq caméras en avaient conservé.

Et pourtant, cette phrase-là était peut-être la clé du mystère ! Ce qu’on dit à l’homme qu’on va tuer ne saurait être banal. Ce sont des mots lourds de sens, assurément. S’ils n’expliquent pas tout, au moins sont-ils de nature à mettre un témoin sur la voie d’importantes découvertes !

Charles Christiani eut alors une idée assez heureuse et qu’un détective professionnel aurait pu lui envier. Il n’en dit rien à personne. Mais, une après-midi, comme il causait avec Colomba en regardant la plaque de luminite qui ne leur montrait plus qu’une chambre fermée, persiennes et portes closes, dépouillée de sa carpette, trop bien rangée, portant le deuil comme savent si bien le faire les chambres des morts, — le domestique lui présenta une carte de visite.

— C’est bien, dit-il. Faites entrer.

— Je te laisse, dit Colomba.

— Reste, reste, au contraire !

— Mais qui est-ce ?

— Quelqu’un que j’ai prié de venir et que j’attendais.

— Tu as l’air joliment satisfait… C’est une surprise ?

Le domestique rentra, introduisant un jeune garçon, puis un autre, vêtus tous deux d’un uniforme d’institution. Derrière eux, un homme simple et correct s’avançait. Il prit les devants, et, tandis qu’il passait auprès de ses deux compagnons, ses mains exécutèrent une série de mouvements auxquels il était impossible de se méprendre. C’était là le langage des sourds-muets.

Le visiteur salua Colomba et Charles.

— Voici, monsieur, dit-il, les jeunes gens dont vous avez bien voulu solliciter le concours. Je viens de leur parler par signes, mais ils peuvent prononcer quelques mots, grâce à l’enseignement que nous donnons maintenant dans nos instituts, et ils sont de première force pour lire les paroles sur les lèvres.

Colomba et Charles serrèrent la main aux deux adolescents sourds-muets.

— Veuillez, mademoiselle, leur dire quelque chose, et vous verrez avec quelle facilité ils vous comprendront.

Légèrement troublée, Colomba sourit et articula :

— Bonjour, messieurs, soyez les bienvenus.

Le professeur, au lieu de parler par gestes, se plaça devant ses élèves qui ne cessaient de regarder, avec une sorte de vigilance aiguë, les lèvres des personnes présentes.

— Répétez ce que mademoiselle vient de dire. Vous d’abord, Emmanuel. Ensuite, vous, Martial.

Il s’était exprimé sans hâte, sans force vocale, tout bas, mais en décomposant quelque peu les mouvements de la bouche, par habitude professionnelle. Colomba était loin d’en avoir fait autant ; néanmoins, le jeune Emmanuel, tout « muet » qu’il était, prit la parole à son tour, — d’un ton, il est vrai, péniblement rauque, métallique et qui faisait penser à la voix artificielle d’un automate. Les syllabes, détachées, bourdonnaient inhumainement, sans aucune intonation.

— Mad-moi-selle a dit : « Bond-jour, mes-sieurs, soy-ez les bien-ve-nus. »

Et Martial, d’une voix identique, répéta la même phrase.

— C’est merveilleux, dit Colomba.

Mais cette émission de sons purement mécanique semblait coûter certains efforts aux deux infirmes et les fatiguer. Ils employaient plus couramment avec leur maître le langage silencieux des mains et des doigts.

Charles avait fermé sur la baie le rideau noir. L’exploration du passé allait se poursuivre par un nouveau moyen.

L’écran s’éclaira. Les rouages du projecteur cinématographique se mirent en branle avec leur cliquetis de petite usine. Le cabinet de César apparut. Le vieux corsaire, accoudé à la fenêtre, regardait le colonel Rieussec qui, saluant de l’épée, venait se placer à la droite du roi Louis-Philippe.

Pour obtenir le maximum de netteté, Charles faisait passer le film en noir, celui que la caméra centrale avait tourné et qui représentait de face la scène restituée par la luminite. La bande était parfaite, le soleil n’ayant pas frappé directement la fenêtre de ce cabinet exposé au nord. Quand l’assassin fit son entrée impressionnante, il se mit en lumière aussi complètement qu’on pouvait le désirer. Dès qu’il eut parlé, à l’instant même où il levait, son arme pour tirer, Charles arrêta la projection et refit le jour dans l’atelier.

Les deux muets agitaient prestement leurs mains.

— Eh bien ? demanda Charles au professeur.

— Ils sont d’accord, déclara ce dernier. L’homme au pistolet a prononcé la phrase suivante…

Le frère et la sœur écoutaient avec une extraordinaire émotion, saisis d’une espèce de frayeur bizarre, à l’idée qu’ils allaient entendre, grâce au concours d’admirables circonstances, l’écho de paroles éteintes depuis près d’un siècle et qui, peut-être, dénoueraient le plus passionnant, le plus agaçant des mystères.

Le profeseur continua :

— L’homme a dit : « Vous me reconnaissez, n’est-ce pas, capitaine ? »

— C’est tout ? fit Charles, une fois de plus désillusionné.

Colomba prit un air attristé.

— Pas de chance ! dit-elle. Cela et rien…

— Nous ne sommes pas plus avancés qu’auparavant, reconnut Charles. Fabius Ortofieri pouvait fort bien se présenter devant César en lui jetant cette apostrophe. Il y avait peut-être longtemps qu’ils ne s’étaient rencontrés.

— Monsieur, dit Colomba, vos élèves pourraient-ils nous dire quelque chose sur l’accent avec lequel cette phrase a été prononcée ?

— Ce serait trop leur demander, mademoiselle, ils saisissent la forme des paroles, c’est tout. Et il faut que celles-ci soient bien déformées pour dénoncer un accent.

Celui qui s’appelait Martial fit des gestes. Il avait suivi des yeux ce que le professeur venait de dire.

— Martial me confirme qu’il lui est impossible de nous renseigner davantage. Il n’a rien remarqué de particulier. Tout ce qu’il peut certifier, c’est que l’élocution fut précise et qu’aucun balbutiement ne l’a brouillée. L’homme articulait normalement, sans grasseyer ni zézayer.

Charles expliqua :

Ma sœur vous posait cette question parce que, si l’assassin avait eu l’accent méridional, le fait nous aurait donné une précieuse indication. Certaines personnes présument que le crime a été commis par un Corse ; vous comprenez ?

Le professeur, d’un geste, exprima son impuissance.

On en fut réduit à déplorer, purement et simplement, que le meurtrier eût été si laconique et, aussi, que César eût tourné le dos pendant tout le temps — bien court ! — où les deux ennemis étaient restés face à face. Car il était vraisemblable que César avait parlé, de son côté. Non seulement cela paraissait probable, étant données les conjonctures de l’événement, mais encore les gestes du vieillard, les mouvements de sa tête et de ses épaules semblaient bien indiquer qu’il avait répondu quelque chose à cette brusque interrogation : « Vous me reconnaissez, n’est-ce pas, capitaine ? »

Il est vrai que les dernières paroles de César n’avaient peut-être été qu’une exclamation, ou bien qu’elles n’auraient jeté nulle lumière sur la ténébreuse aventure de cette mort. Un miroir, reflétant la figure du corsaire, n’eût révélé peut-être qu’un cri ou qu’un phrase aussi inutile que celle de l’assassin : « Vous me reconnaissez… »

On regretta cependant qu’aucune glace n’ornât la cheminée et l’on chercha néanmoins avec acharnement, au long des images du film, si quelque surface polie, quelque verre de tableau, quelque vitre de fenêtre ouverte, ou bien même le bois verni d’un meuble, n’avait pas réfléchi obscurément le visage et par conséquent la parole de celui qui allait mourir…

Rien. On ne trouva rien. Ni les yeux de Charles et de Colomba, avivés par le désir du cœur, ni les prunelles des sourds-muets, renforcées par une loi de nature, ne purent découvrir l’ombre d’un reflet.

Charles, pensant que la face de César s’était pourtant, à coup sûr, reflétée dans la pupille même de son meurtrier agrandit sur l’écran, par une manœuvre facile, l’image de ces yeux farouches qui fixaient durement ceux de César. Mais, dès que l’agrandissement atteignit l’ampleur qui eût permis de reconnaître, sur le miroir rond de la pupille, la face réduite du vieillard, la projection devint confuse, nuageuse, pâle ; l’agrandissement s’effaça par son propre jeu et Charles dut renoncer sans retard à une espérance qui ne manquait pas d’une certaine beauté audacieuse et singulière.

De guerre lasse, on abandonna le film du meurtre et l’opérateur amateur fit passer d’autres bandes : celles qui avaient été prises antérieurement au 28 juillet 1835 et, entre autres, les scènes dramatiques entre César, Henriette et l’homme à la canne, dont le nom était Tripe.

Ainsi fut reconstitué tout le dialogue de ces altercations qui apparurent alors un peu différentes de l’idée qu’on avait pu s’en faire. Il en ressortait que César n’avait jamais laissé échapper un seul mot qui fût de nature à trahir, auprès d’Henriette, ses profonds sentiments. Il s’opposait aux assiduités de Tripe, « parce que, disait-il, c’était un garçon de rien, sans sou ni maille et qui ne savait que rimer des billevesées » ; mais jamais sa tendresse amoureuse ne s’était exprimée ; il en avait gardé les souffrances pour la solitude et toujours il était resté, aux yeux de la jeune fille, un tuteur tyrannique, violent, mais sans reproche.

— J’aime mieux cela, fit Charles avec un regard vers sa sœur. César était un digne homme, j’en suis content.

— Et Tripe était poète ! dit Colomba. C’est Bertrand qui va être heureux !

— Une noblesse qui en vaut bien d’autres ! Les sourds-muets s’en allèrent, ne laissant pas inconnue la moindre des paroles visibles sur les films.

— Et voilà ! s’exclama Charles. Résultat : zéro. « Vous me reconnaissez, n’est-ce pas, capitaine ? » Qui César a-t-il reconnu ? Il y avait des milliers de gens qui auraient été dans le cas de l’aborder ainsi. Des milliers ! parmi lesquels, c’est certain, Fabius Ortofieri, dont les portraits, en somme, pourraient à la rigueur, être ceux du criminel !

Colomba gardait le silence.

— J’espérais mieux de la journée d’aujourd’hui, reprit son frère. « Vous me reconnaissez… » Due faire de cela ?

— Le ranger avec les autres acquisitions que nous avons faites, avec tout ce que nous avons appris depuis ta trouvaille de la luminite. Et puis… attendre.

— Attendre quoi ? Qu’est-ce que la luminite pourrait bien nous révéler, maintenant ? L’heure des révélations est passée, sur ce chapitre ! Attendre ! J’en connais, moi, qui n’attendront pas. Les parents de Rita et Luc de Certeuil n’ont, tu le penses, aucune raison de retarder… ce que nous savons ! Va, c’est fini !

— Tu l’as déjà dit naguère, et pourtant tout a recommencé. Charles, ne sais-tu pas que rien n’est jamais fini ?