Le Maître de l’œuvre - IV

Hachette (p. 151-179).


IV



 
Vérité est, et je le di
Qu’amors vainc tout et tout vaincra,
Tant com cis siècle durera.
HENRY D’ANDELY.


François était dans un véritable délire. Il parcourut le village en se frappant le front avec des gestes de désespoir. Quelques personnes qui le rencontrèrent eurent pitié de son état et lui offrirent de le ramener chez sa mère. Mais la vue des hommes lui était à charge, et, sans rien répondre, il s’enfonça dans le premier chemin qui s’offrit à lui, sans but, sans réflexion, en proie à une fièvre dévorante, désirant à tout prix la solitude.

La lune inondait la campagne d’une douce lumière. Il aperçut bientôt, à peu de distance, le bois témoin de ses amours. Le hasard — peut-être l’habitude — avait conduit ses pas vers le lieu ordinaire de ses promenades. Il entra sous les grands arbres, se laissa tomber près du banc de gazon sur lequel il s’était assis le jour même avec Marie et s’abandonna à tout l’excès de sa douleur, s’exagérant, comme tous les malheureux, la portée du coup qui venait de le frapper. Il se releva soudain, tout pale, tout défait, et ne sortit du bois que pour commencer à travers champs une course insensée. Le désespoir, la colère, les mille passions qui l’agitaient avaient surexcité ses forces, au point qu’il semblait rire des obstacles et franchissait d’un pied sûr les fossés les plus larges et les haies les plus élevées. Après avoir couru ainsi pendant plus d’une heure, il fut tout surpris de se retrouver à l’entrée de Bretteville. Alors seulement il pensa à sa mère. Mais il craignit de l’effrayer en se présentant subitement devant elle, et cette crainte allait sans doute lui faire rebrousser chemin, lorsque l’idée lui vint qu’elle était peut-être endormie. Cet espoir le décida à rentrer pour prendre du repos ; car il se sentait à bout de forces et de courage. Il s’approcha donc de la maison et prêta l’oreille ; tout était silencieux. Il poussa doucement la porte ; la lampe brûlait encore, et sa mère, agenouillée dans un coin de la chambre, priait pour lui. Magdeleine l’avait entendu ; elle se retourna ; sans lui donner le temps de se lever, François se jeta dans ses bras. Jusque-là, il n’avait pas versé une seule larme. Maintenant les sanglots déchiraient sa poitrine. Il pleura longtemps ainsi sur le sein de sa mère.

— Oh ! comme je souffre, ma mère, dit François en s’affaissant sur un escabeau.

Alors seulement la pauvre femme s’aperçut de la pâleur de son fils et du désordre de ses vêtements.

— Mon Dieu ! dit-elle, que t’est-il arrivé ? Ton front est couvert de sueur, tes joues sont pâles, comme si tu allais mourir. Tu n’es pas querelleur pourtant, et je ne te connais pas d’ennemis…

— Je n’ai pas été blessé, dit François, et cependant je souffre plus que si j’étais à mon dernier moment. Je souffre là ! reprit-il d’une voix perçante en prenant la main de sa mère et en la plaçant sur son cœur.

Puis il baissa la tête et retomba dans un morne silence.

— Parle-moi, dit Magdeleine. Que puis-je faire pour te soulager ? Je t’aime tant que je trouverai bien le moyen de te consoler. Mais — pour l’amour du ciel ! — ne me regarde pas ainsi fixement, sans me répondre !

— Nous sommes perdus, ma mère ! nous sommes sans ressources ! répondit sourdement François !

— Ne sommes-nous pas habitués à la misère ? dit Magdeleine en souriant tristement.

— C’est vrai, interrompit François dont les yeux brillèrent d’un vif éclat ; mais nous avons toujours eu du pain, et nous allons en manquer !

— Comment cela ? s’écria Magdeleine au comble de l’inquiétude ; n’es-tu pas plein d’ardeur au travail ?

— Et si je n’ai pas d’ouvrage ?

— C’est mal, ce que tu dis là, François ! tu devrais mieux reconnaître les bienfaits de Pierre Vardouin.

— Oh ! ne me parlez pas de cet homme ! s’écria François avec un geste de colère. Il m’a insulté, insulté devant son ami, devant Marie ! Je ne veux plus reparaître devant lui, car je serais capable de le tuer. D’ailleurs, ne m’a-t-il pas chassé ignominieusement de chez lui !

Et le jeune homme raconta rapidement tout ce qui s’était passé au souper de Pierre Vardouin : sa querelle avec le maître de l’œuvre et les circonstances qui l’avaient amenée.

— Il est encore possible de le fléchir, dit Magdeleine en s’avançant vers la porte. Si j’allais me jeter à ses pieds, lui demander ton pardon ?

— Ne le faites pas, ma mère ! dit François en étreignant fortement les mains de Magdeleine dans les siennes… Vous me feriez mourir de honte !

— Écoute François ! reprit la pauvre femme. Si tu as encore quelque amour pour moi, tu refouleras bien loin dans ton cœur ces sentiments d’orgueil qui ne conviennent pas à de pauvres gens comme nous, obligés de vivre de leur travail. Vois, dit-elle en faisant tomber quelques pièces de monnaie de son escarcelle, voilà tout ce qui nous reste : à peine de quoi vivre une semaine ! Ce n’est pas pour moi que je parle. Je ne me plains pas. Mais je voudrais te savoir heureux ; je voudrais te voir triompher d’un moment de découragement. Allons, mon fils, de l’énergie, et souviens-toi que si le devoir du riche est dans la charité, celui du pauvre est dans le travail.

— Le travail ! le travail ! répéta François en redressant fièrement la tête, c’est ce que je demande au ciel ! Car je ne suis pas de ceux-là — Dieu merci ! — qui se croisent les bras et se complaisent dans une vie d’oisiveté. J’ai de la force, du courage, je suis jeune et je veux travailler pour vous, ma mère. Mais ne me forcez pas à croupir dans Bretteville. Pierre Vardouin m’a fermé l’entrée de son chantier ? Eh bien ! j’irai chercher fortune ailleurs. Je ferai comme tant de maîtres de l’œuvre qu’on voit courir le monde, offrant leurs services à qui les veut bien payer.

— Tu consens donc à abandonner ta mère ?

— Non pas, vous me suivrez ; je vous rendrai tous les soins dont vous avez entouré mon enfance. Et vous serez heureuse, car j’aurai de l’or ; et vous serez fière, car j’aurai de la gloire !

Les yeux de Magdeleine étaient tournés vers le ciel. Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues, tandis que ses lèvres s’agitaient faiblement, comme si elle eût adressé à Dieu une fervente prière.

— Vous pleurez, ma mère ? dit François.

— J’espérais, répondit tristement Magdeleine, mourir à Bretteville et reposer près de la tombe de mon mari.

— Je vous promets de revenir tous les ans au pays. Vous pourrez alors accomplir votre pieux pèlerinage de Norrey. Allons, ma mère, repoussez à votre tour ces funèbres pensées. Voyez, j’ai presque oublié l’insulte de Pierre Vardouin et je me sens plein d’ardeur, depuis que j’ai pris une forte résolution. Avec l’argent qui nous reste, nous irons à Caen. J’y trouverai de l’ouvrage et nous commencerons bientôt notre tour de France. Un coup de main, ma mère ; vous serez plus habile que moi à empaqueter mes vêtements.

— Volontiers, puisque c’est ta volonté bien arrêtée, soupira Magdeleine.

Et le fils et la mère commencèrent leurs préparatifs de voyage.

Après la brusque sortie de François, Marie, qui connaissait le caractère irritable de son père, se décida à quitter la chambre sans avoir essayé de justifier son amant ou du moins d’implorer son pardon. Cette résolution lui coûtait cher, car elle se sentait bonne envie de se jeter aux genoux de Pierre Vardouin et de donner un libre essor à sa douleur. Mais elle pensa que son père pourrait lui reprocher plus tard, en rougissant, d’avoir été témoin de son honteux emportement. Cette crainte l’emporta sur son émotion. Elle refoula ses larmes et, avant de sortir, elle tourna ses yeux humides du côté d’Henri Montredon, comme pour lui demander son assistance. Le vieillard lui sourit avec bonté et répondit par un coup d’œil expressif qui voulait dire, à ne s’y pas tromper : Courage ! je sauverai tout.

Quand elle se trouva sur le palier de l’escalier, Marie se demanda si elle rentrerait dans sa chambre ; mais son hésitation s’envola, plus rapide que l’oiseau dont on ouvre la cage. Elle s’arc-bouta des deux mains contre la muraille, appuya son oreille contre la porte et retint sa respiration, de manière à ne rien perdre de ce qui allait se dire dans la chambre de son père.

La pauvre fille n’avait certes pas le vilain défaut que Walter Scott impute, à tort ou à raison, à toutes les filles d’Ève. Elle n’était pas curieuse. Mais elle venait d’entendre son nom et celui de François. C’était son jugement qu’on allait prononcer ; et, de tout temps, on a permis à l’accusé d’assister aux débats qui décident de son sort.

Pierre Vardouin marchait à grands pas d’un bout de la chambre à l’autre.

Montredon, encore assis devant la table et appuyé sur un de ses coudes, suivait des yeux la pantomime furieuse du maître de l’œuvre. Il déplorait la jalousie de son ancien camarade. Il voyait son emportement avec dégoût. Et cependant il n’était plus maître de son envie de rire, dès que la colère de Pierre Vardouin se manifestait par un geste ridicule ou par un éclat de voix pareil à une fausse note.

Nous sommes ainsi. Commençons-nous à lire dans le cœur humain ? Sommes-nous initiés à ses plus sombres mystères ? nous plaignons nos semblables et nous en rions. Il n’y a pas d’autre secret au drame ; et celui-là seul est méchant, qui ne plaint jamais et qui rit toujours.

— François ! François ! répétait sans cesse le maître de l’œuvre, maudit soit le jour où je t’ai ouvert pour la première fois la porte de ma maison !

Henri Montredon savait par expérience qu’il en est de la colère de l’homme comme de celle des torrents. Opposez-leur un obstacle ; aussitôt les eaux s’y brisent avec impétuosité. Puis elles se divisent en une foule de petits courants qui perdent de leur force à mesure qu’ils s’étendent sur un terrain plus large.

— Voilà une superbe colère ! dit-il en plaisantant. Seulement, je me demande comment François peut en être la cause ?

Pierre Vardouin s’arrêta brusquement et, se croisant les bras devant Montredon avec ce geste intraduisible d’un homme qui croit répondre à une grosse absurdité :

— Pourquoi je suis irrité contre François ? dit-il d’une voix éclatante… Mais le bienfaiteur qui se voit payé d’ingratitude ; le maître, dont la science est mise en doute par l’élève ; le père, dont la fille est compromise par un homme sans honneur, tous ces gens-là ont-ils le droit de s’emporter ? En vérité ! il faudrait avoir la patience d’un ange…

— Pour t’écouter plus longtemps, dit Montredon en bâillant à se briser la mâchoire. Bonne nuit !

Il se leva, tout en parlant ainsi, et fit plusieurs pas vers la porte. Pierre Vardouin l’arrêta par le bras.

— Enfin, dit-il, tu conviendras toi-même que François est trop jeune pour qu’on en fasse un maître de l’œuvre ?

— Certainement, répondit Montredon en se frottant les yeux.

— Que j’ai bien fait de lui interdire l’entrée de ma maison ?

— É-é-videm-em-ment ! balbutia le défenseur de François.

— Que d’ailleurs il est complétement incapable ?

— Ou-ou-i.

— Que ma fille est d’un trop haut rang ?…

— Ouf !

— Pour épouser un si pauvre hère ?

Cette fois, Montredon répondit par un ronflement bien caractérisé.

— Il dort, l’imbécile ! s’écria Pierre Vardouin en le secouant vigoureusement par les épaules.

La colère du maître de l’œuvre avait changé de cours, grâce au système de barrage d’Henri Montredon. Le rusé vieillard n’eut pas de peine à sortir de son faux assoupissement.

— Je suis accablé de sommeil, dit-il, et cependant j’avais à te communiquer des choses du plus haut intérêt. Tu n’as pas deviné le but de mon voyage dans ce pays ?… Allons, tu frémis encore !… A demain les confidences.

— Il n’est pas tard, s’écria Vardouin en cherchant à le retenir.

— Peut-être m’a-t-on récompensé au-delà de mes mérites, poursuivit Henri Montredon qui joignait la finesse d’Ulysse à l’expérience de Nestor…

— Tu occupes un poste éminent ? demanda Pierre Vardouin vivement intrigué.

— Il est certain que je jouis d’une grande influence…

— Vraiment ?

— Et que je puis être utile à mes anciens amis.

— Tu as toujours aimé à rendre service.

— Si tu me fais des compliments, je m’échappe, je vais dormir !

— Sois donc raisonnable, dit Pierre Vardouin : laissons aux petites filles le soin de se mettre au lit dès que le soleil a quitté l’horizon. Asseyons-nous devant cette table. Tu ne refuseras pas de trinquer avec un vieux camarade qui, moins heureux que toi, n’a pas rencontré la gloire sur son chemin.

— Dis : plus modeste.

— Il est vrai que j’aurais pu, comme tant d’autres, offrir mes services à quelque riche abbaye.

— Mais tu as préféré l’obscurité au grand jour, le village à la grande ville.

— J’ai renfermé en moi-même mes faibles talents.

— Et personne n’est venu leur ouvrir ?

— On s’en repentira peut-être, répondit fièrement Pierre Vardouin.

— On s’en est même déjà repenti, dit Montredon en souriant.

— Que veux-tu dire ?

— Je suis employé, comme tu le sais, aux travaux de l’abbaye de St-Ouen. Dernièrement, le révérend père abbé me fit appeler près de lui. « Henri Montredon, me dit-il, je n’ai jamais douté de votre discrétion et de votre dévouement. Il n’est donc pas surprenant que je vous aie choisi pour une mission secrète… » Je reçois l’ordre de partir sans retard. J’arrive à Caen, où je passe deux jours, et me voilà à Bretteville.

— On avait entendu parler de l’église que je construis ? dit Pierre Vardouin.

— Sans doute.

— Et alors ?… demanda le maître de l’œuvre, avec un étranglement dans la voix.

— Alors… il a été décidé que l’on en construirait une autre à Norrey. L’abbé n’a pas voulu que cette succursale de St-Ouen fût moins bien traitée que le village de Bretteville.

— C’est folie, reprit Pierre Vardouin, de construire deux églises dans un si petit espace. L’une fera tort à l’autre.

— A ce point de vue, la tienne n’a rien à craindre.

— J’ose m’en flatter. Mais, si l’on continue sur ce pied-là, nous verrons bientôt plus de clochers que d’habitants dans le pays.

— J’exécute les ordres de mon supérieur.

— Et tu vas commencer les travaux ?

— Non pas. Je viens seulement choisir un entrepreneur. J’ai songé à toi, et me voilà.

Vardouin était rayonnant. Il lui était doux de penser qu’il aurait encore une fois l’occasion de mettre ses talents en lumière.

— Ainsi, dit-il avec une certaine timidité, tu as songé à moi pour la construction de cette nouvelle église ?

— Non, mon cher ! non ! pas précisément.

Pierre Vardouin fit trembler le plancher sous ses pieds, et le sang lui monta au visage.

— Tu ne veux pas te railler de moi ? dit-il avec colère.

Henri Montredon ne répondit pas et laissa passer l’orage. Jusque-là, il avait dirigé l’entretien suivant ses désirs, ménageant les emportements de Pierre Vardouin avec le calme d’un auteur dramatique qui noue et dénoue, suivant son caprice, les fils de son intrigue. Mais la pièce devenait sérieuse ; il eut un moment d’inquiétude et d’hésitation.

Pierre Vardouin avait étudié avec lui le grand art des maîtres de l’œuvre. Pendant trois ans ils s’étaient coudoyés dans les mêmes chantiers ; ils avaient mis leurs plaisirs et leurs chagrins en commun ; ils se confiaient leurs projets, se disaient leurs espérances. Refuserait-il maintenant à son ancien camarade une légère satisfaction d’amour-propre ? Il n’avait qu’un mot à dire pour le voir sauter à son cou et pleurer de joie. D’un autre côté, qui pouvait lui répondre des moyens de François Regnault, à qui il commençait à penser sérieusement pour lui confier la direction des travaux de Norrey ? Le jeune homme avait de l’enthousiasme, mais il manquait d’expérience ; il n’avait pas encore fait ses preuves. Les sentiments d’Henri Montredon allaient de François à Pierre Vardouin qui semblait, en dernière analyse, être sur le point de faire pencher la balance de son côté, lorsqu’un sanglot de Marie, entendu seulement de Montredon, vint tout à coup terminer ce combat intérieur en faveur de François.

— Elle l’aime, se dit-il ; son père est vieux et n’a plus longtemps à vivre ; il est juste que sa vanité se taise devant le bonheur de sa fille.

Pierre Vardouin s’était levé et avait recommencé sa promenade furieuse. C’était le moyen qu’il employait d’ordinaire pour dissiper ses emportements. Henry Montredon l’arrêta au passage en lui appliquant familièrement la main sur l’épaule.

— Pierre Vardouin, lui dit-il, consentirais-tu, pour tout l’or du monde, à faire quelque chose de nuisible à ta réputation ?

— Non, par Saint Pierre ; mon patron !

— Écoute-moi alors… Le maître de l’œuvre de Saint-Ouen m’a fait mander qu’il connaît le but secret de ma mission et qu’il saura bien me perdre, si je confie la construction de l’église de Norrey à un homme de talent. Il est jaloux ! Comprends-tu maintenant pourquoi je ne t’ai pas proposé cette affaire ?

— Merci ! s’écria Pierre Vardouin en serrant énergiquement la main de son ancien camarade ; merci ! cela me fait du bien de savoir que mon clocher de Bretteville n’aura pas à craindre la comparaison.

— J’ai donc besoin d’un homme incapable, continua Henri Montredon… Où le trouver ?

— Je ne sais.

— La chose n’est pas rare cependant. Dans tous les cas, un homme inexpérimenté ferait bien mon affaire… J’ai pensé à François.

— Un enfant ! s’écria Pierre Vardouin.

— C’est justement ce qui m’en plaît.

— Il fera absurdités sur absurdités !

— Tant mieux.

— Il est d’un entêtement à toute épreuve

— A merveille !

— Il n’écoutera aucun conseil.

— Bravo !

— Il est même capable de montrer du talent, pour nous contredire.

— Pour cela, je l’en empêcherai bien.

— Comment ? demanda Pierre Vardouin.

Il y avait, dans la manière dont ce mot fut accentué, une telle inquiétude, un aveu si naïf du mérite de François, que Henri Montredon ne put s’empêcher de sourire.

Tu n’ignores pas, dit-il, que François ferait tout au monde pour obtenir la main de ta fille ?

— Il ne l’aura jamais !

— On peut la lui promettre.

— Quitte à ne pas tenir ?

— Pardon. Mais on lui fixera pour terme de son attente le jour où la croix…

— Couronnera la pyramide du clocher de Norrey ?

— C’est cela même !… Comprends alors son ardeur à conduire les travaux, à presser les ouvriers. Laisse agir sa passion, et sois assuré qu’il ne prendra pas le temps de construire un chef-d’œuvre.

En achevant ces mots, Henry Montredon sortit, laissant le maître de l’œuvre tout étourdi de cette étonnante confidence.

Derrière la porte, il trouva Marie.

— Eh bien, lui demanda-t-il en souriant, je suppose que vous avez tout entendu… Êtes-vous contente ?

— Pas plus que ne le serait François, s’il eût été à ma place.

— Est-ce ainsi que vous reconnaissez mon dévouement ?

— Quand on aime vraiment quelqu’un, répondit Marie d’une voix ferme, on le défend ; mais on ne le dégrade pas, en le mettant dans une situation d’où il ne peut sortir qu’avec honte et déshonneur.

— Il fallait bien mentir un peu…

— On n’a pas besoin de mentir lorsqu’on se fait l’avocat d’une bonne cause, dit noblement Marie. Et moi qui aime François de toutes les forces de mon cœur, non-seulement je lui refuserais ma main, mais encore je ne lui accorderais pas un regard de pitié, s’il devait oublier, en faisant un marché indigne, ce qu’il doit à Dieu et à son art.

Et Marie s’enfuit, toute rouge d’indignation, à la pensée du rôle humiliant qu’on voulait faire jouer à François.

Le lendemain, le soleil se leva radieux à l’horizon. L’espace qu’il allait parcourir s’étendait devant lui, pur et libre de tout nuage. Il semblait que le ciel eût voulu célébrer sa bienvenue en écartant tout ce qui pouvait nuire à son éclat.

Lorsque François se réveilla, ses yeux furent éblouis par un rayon de soleil qui, après avoir traversé la fente d’un des contrevents, venait se briser au-dessus de son lit contre la muraille. Il sauta à terre, presque honteux de sa paresse, s’habilla lestement et courut ouvrir la fenêtre. Une brise tiède et chargée d’aromes pénétra dans l’appartement. Le jeune homme aspira avec force cet air vivifiant.

— La belle matinée ! s’écria-t-il en promenant lentement son regard sur l’azur du ciel.

— Hélas ! la journée ne lui ressemblera pas ! dit tristement la mère de François, qui s’était approchée sans bruit.

François saisit les mains de sa mère dans les siennes. Dieu sait seul ce qu’il y eut de regrets, de douleur dans ce serrement de mains et dans le regard qu’ils échangèrent tous les deux. Cette nouvelle émotion allait peut-être ébranler la résolution du jeune homme. Ses rêves d’avenir, ses projets de voyage, le mystère d’une vie inconnue, tout cela n’avait plus pour lui le même charme qu’au moment de la colère. Il sentait tout ce qu’il allait perdre. Il ne voyait pas ce qu’il allait gagner. Il repassa rapidement dans sa mémoire les événements de la soirée. La conduite de Pierre Vardouin ne lui paraissait plus aussi odieuse que la veille. Il se reconnaissait même des torts. Mais, pour rien au monde, il n’eût consenti à faire les premières avances. La perspective d’une telle humiliation lui rendit toute son énergie. Il s’approcha du havre-sac qui contenait ses vêtements et ceux de sa mère. Il le jeta sur son dos, empoigna le bâton dont son père se servait quand il se mettait en route et, prenant sa plus grosse voix, afin de dissimuler son envie de pleurer :

— Ma mère, dit-il, voici l’heure où les travailleurs se rendent aux champs. Il est temps de partir.

La veuve se cacha la tête dans les mains.

— Partons, ma mère ! reprit François d’un ton moins assuré.

La pauvre femme ne répondit pas ; elle éclata en sanglots. Son fils lui tendait la main droite, tandis que de l’autre il retenait ses larmes.

— Mère, dit-il tout bas, de manière à ne rien laisser voir de la douleur qui le suffoquait, venez-vous ?

— Quoi ! vous partez sans moi ? dit une voix douce comme celle qu’on prête aux anges.

François et sa mère, dans leur foi naïve, crurent en effet que, touché de leur douleur, le ciel leur envoyait un de ses messagers.

Ils se retournèrent et, surpris, reconnurent Marie.

La jeune fille était encadrée dans la baie de la porte, au milieu de la vigne vierge, dont les feuilles laissaient percer de place en place quelque joyeuse petite fleur de clématite. Elle était rayonnante de beauté. Placée ainsi, elle ressemblait, s’il nous est permis d’emprunter notre comparaison à une époque plus rapprochée de nous, à ces portraits de jeunes femmes, que les artistes du dix-huitième siècle se plaisaient à entourer de guirlandes de fleurs.

Marie se jeta dans les bras de la veuve Regnault.

— Méchants ! disait-elle en pleurant, méchants qui vouliez abandonner votre petite Marie !

François était resté sur le seuil de la porte. Tout à coup il poussa un grand cri et rentra précipitamment dans la chambre.

— Qu’y a-t-il ? demandèrent les deux femmes.

— Pierre Vardouin ! s’écria François hors de lui. Il s’avance de notre côté.

— Quel malheur si mon père me surprenait ici ! dit Marie.

— Venez ! lui dit la veuve Regnault.

Elle l’entraîna dans la chambre voisine.

Lorsqu’il vit le maître de l’œuvre entrer d’un pas résolu dans la maison, François porta instinctivement la main à son cœur, comme pour en comprimer les battements. Il était trop jeune, et ses passions étaient trop vives pour que son émotion échappât à un œil aussi exercé que celui de Pierre Vardouin. L’attitude de l’apprenti n’exprimait pas le défi ; mais elle était pleine de noblesse et de fierté. Il se découvrit, par respect pour les cheveux blancs du maître de l’œuvre, et garda le silence. Il attendait une explication. Pierre Vardouin comprit qu’il n’obtiendrait rien du jeune homme, s’il ne lui adressait pas les excuses auxquelles il savait, d’ailleurs, qu’il avait droit. Il s’avança donc à sa rencontre en lui tendant la main.

— François, dit-il, l’offense était grave, — je le sais, — mais irréfléchie. Voici la main qui vous a frappé. Voulez-vous la serrer, comme celle d’un ami qui reconnaît ses torts ?

Le jeune homme répondit par une étreinte cordiale, mais tout en conservant une certaine retenue et sans manifester d’étonnement. Cette froideur déplut au maître de l’œuvre.

— Garderais-tu un vieux levain de rancune contre moi ? demanda-t-il.

— Dieu m’en préserve ! dit François. Seulement j’ai peine à croire que je doive la visite de Pierre Vardouin à un but désintéressé. J’attends donc l’explication de sa démarche.

— Tu as vraiment une pénétration remarquable pour ton âge, François. Parlons donc franchement. Veux-tu rentrer dans mon chantier ?

— Non ! répondit François avec fermeté. Vous me rendez votre amitié, et je vous en suis reconnaissant. Mais quant à travailler sous vos ordres, jamais !… Voyez plutôt, ajouta-t-il en montrant son havre-sac et son bâton de voyage, je me disposais à partir.

Un éclair de joie illumina le visage sévère de Pierre Vardouin.

— Au fait ! se dit-il, si je laissais s’envoler l’oiseau, je n’aurais pas la peine de fermer sa cage. Il emporterait avec lui tous les soucis dont il était l’occasion.

Mais une réflexion le ramena à sa première idée. Si François quittait le pays, Henri Montredon choisirait peut-être quelque habile entrepreneur, dont l’amour-propre tiendrait à surpasser la renommée de Pierre Vardouin. Au contraire, s’il obtenait pour François la direction des travaux de Norrey, il exercerait sur lui une influence toute-puissante. Il l’écraserait sous ses pieds, plutôt que de permettre à son talent de se déployer.

— Tu tiens à ton indépendance ? reprit-il en s’adressant au jeune homme.

— Je suis lassé d’obéir.

— Et si tu commandais à ton tour ?

— Oh ! cela n’arrivera jamais !

— Plus tôt que tu n’oserais l’espérer.

— Vous vous jouez de moi… Cela n’est pas sérieux ?

— Tellement sérieux que je viens t’offrir le bâton de maître de l’œuvre.

— Quoi ! s’écria François, le front rayonnant d’espérance, je conduirais des ouvriers, je construirais des églises ! Tous mes rêves, toutes les belles choses que j’ai conçues, que j’ai méditées, je pourrais leur donner une forme, leur donner la vie, les soumettre au jugement des autres ? Je me ferais un nom, je serais assez grand pour qu’on ne me refusât pas la main de Marie !… Mais non ! cela n’est pas vraisemblable, cela est impossible, je ne suis qu’un insensé ; et vous-même, vous ne pouvez vous empêcher de rire de ma folie !

— Tu as si bien ta raison, et tout ce que je te dis est si bien l’expression de la vérité que voilà Henri Montredon…

— Tout prêt à vous saluer du titre de maître de l’œuvre, dit le nouveau venu en entrant.

— Ah ! s’écria François.

Il ne put trouver une parole ; mais il tendit la main à son protecteur et le remercia par un regard éloquent.

— J’espère que tu nous construiras une belle église, dit Montredon en lui frappant amicalement sur l’épaule.

Il lui expliqua en peu de mots ce dont il s’agissait.

— Oh ! répondit François, je vous ferai quelque chose de beau !

— Songe, interrompit Pierre Vardouin, que tu n’auras qu’un bref délai pour construire ton église.

— Combien de temps ?

— Je ne sais au juste, répondit Pierre Vardouin assez embarrassé du silence d’Henri Montredon… Mais… tu aimes Marie ?

— Plus que la gloire !

— Eh bien, je te l’accorderai en mariage…

Le jeune homme tomba aux genoux du maître de l’œuvre.

— Le jour où l’on posera la dernière pierre de l’église de Norrey.

— Cependant, dit François, je ne puis sans un temps raisonnable…

— Si tu aimes vraiment ma fille, tu hâteras les travaux, tu presseras les ouvriers. Rien n’est impossible à l’amour. D’ailleurs je ne reviens pas sur ma parole. Voilà mes conditions !

— Et voici les miennes ! dit Marie d’une voix assurée en entrant dans la chambre avec la veuve Regnault.

Pierre Vardouin devint horriblement pâle. Il voulut saisir sa fille et l’entraîner. Mais elle glissa dans ses doigts, courut vers François, le prit par la main et le conduisit devant un Christ en pierre attaché à la muraille. Les spectateurs de cette scène étaient sous le coup d’émotions si violentes, que pas un d’entre eux ne trouva la force d’exprimer sa colère, son étonnement ou son admiration.

— Voyez-vous cette image du Sauveur ? dit Marie en montrant le Christ à François. Quelle expression de souffrance ! quelle résignation divine ! quelle sublime bonté dans ce regard d’agonisant ! Celui qui a pu travailler une matière ingrate, de façon qu’il en ressortît un si poignant emblème de la passion de Jésus, celui-là, — n’est-ce pas, — devait être un merveilleux sculpteur, un des princes de son art ? Non, c’était un simple ouvrier. Eh bien ! le fils de cet homme inspiré vient d’être nommé maître de l’œuvre. Et ce fils… c’est vous, François ; car ce Christ est l’ouvrage de votre père. Ferez-vous injure à sa mémoire ? oublierez-vous ses leçons ? consentirez-vous à faire une œuvre indigne de lui, indigne de vous ? Non, François !… Que votre travail mérite l’admiration des hommes ; que votre amour pour moi devienne une source féconde d’inspirations ; qu’il ne soit pas une entrave au développement de votre génie. Ne vous pressez pas, consacrez à votre entreprise tout le temps qu’elle exige. Je saurai bien attendre. Et je vous jure aujourd’hui, en face de cette figure du Christ, de ne jamais donner ma main à un autre que vous !

Le rayonnement du bonheur illuminait le front de François. Il tomba aux genoux de Marie. Il essaya de prendre une de ses mains pour la couvrir de baisers. Mais la jeune fille se déroba à ces marques d’amour et, se tournant résolument du côté de Pierre Vardouin :

— Mon père, dit-elle, je suis à vos ordres.

Son assurance, la fierté de son attitude en imposèrent au maître de l’œuvre. Il donna silencieusement le bras à sa fille et sortit, après avoir jeté sur François un regard où se peignait toute sa haine.