Le Maître de l’œuvre - III

Hachette (p. 136-151).


III

Maître et apprenti



Un homme d’une taille élevée venait de paraître au-dessus du buisson d’églantier. Au cri de François, Marie s’était rapprochée instinctivement de son ami et appuyait sa main tremblante sur son épaule. L’étranger semblait s’amuser de leur effroi. Rien en lui cependant n’était capable d’exciter la terreur. Ses traits étaient sévères, mais un sourire bienveillant dessinait le contour de sa bouche. Une barbe longue et grisonnante, des cheveux qui se déployaient avec grâce sur son cou, après avoir laissé à découvert un front large et pensif, des yeux pleins de douceur, donnaient à sa physionomie un caractère de dignité et de bonté. A son bonnet de peluche, à son petit manteau, à sa robe courte, à ses chausses fines et collantes, François reconnut bientôt qu’il avait devant lui un maître de l’œuvre. Aussi s’inclina-t-il avec respect, quand l’étranger s’approcha, après avoir franchi d’un pied leste le banc de gazon.

— Pardonnez-moi, dit le maître de l’œuvre, d’avoir surpris vos confidences. Le hasard seul en est la cause. Ne craignez rien… je suis discret. D’ailleurs, ajouta-t-il en s’adressant à Marie dont les joues se coloraient du plus vif carmin, je n’ai rien entendu qui ne vous fasse honneur à tous deux ; et je trouve Pierre Vardouin très-heureux d’avoir une fille accomplie et un apprenti de si grande espérance.

Les deux jeunes gens se regardèrent d’un air étonné.

— Ne soyez pas surpris de m’entendre parler de Pierre Vardouin, reprit l’étranger en s’empressant de satisfaire leur curiosité. C’est un de mes anciens et — je puis le dire — de mes meilleurs amis. Je ne voulais pas quitter le pays sans aller lui serrer la main. Puisque le hasard vous a mis sur ma route, je compte sur vous pour me conduire chez mon vieux camarade.

Tous trois reprirent le chemin du petit village de Norrey.

— Si je ne craignais de blesser votre modestie, continua le vieillard en serrant cordialement la main de François, je vous dirais que votre manière d’apprécier notre art m’a vivement ému ! Persévérez dans cette voie ; habituez votre esprit à penser, à observer. Il y a beaucoup à faire encore dans l’étude que vous embrassez de si grand cœur. Le doute, cependant, s’est glissé dans votre âme. Vous vous plaignez d’être méconnu ; votre patron ne sait pas vous apprécier. Attendez ! je connais de vieille date le caractère de Vardouin ; il est avare d’éloges, il n’est pas expansif, mais il est juste, et je parierais qu’il a déjà remarqué vos heureuses dispositions. Il est temps — j’en conviens — de placer dans vos mains le bâton du maître de l’œuvre et de vous donner des travaux à diriger. J’en fais mon affaire. Ainsi, plus de découragement. Ne vous lassez pas de marcher à la recherche du beau. Vous subirez de longues fatigues ; mais vous arriverez enfin au but tant désiré, parce que vous possédez le courage qui triomphe des obstacles et l’inspiration qui fait les grandes choses !

Comme il achevait de parler, Magdeleine, inquiète de ne pas voir revenir ses enfants, se présenta devant eux au détour du sentier. L’étranger se chargea d’excuser les deux jeunes gens, en prenant sur lui la responsabilité de leur retard, et les quatre promeneurs se hâtèrent de gagner Bretteville. Comme Pierre Vardouin n’était pas encore rentré, ils s’arrêtèrent sous le porche de sa maison. A leurs gestes, à leur physionomie, il était facile de voir qu’une discussion venait de s’engager. L’étranger voulait retenir François et sa mère ; Marie l’appuyait en l’encourageant du regard, car elle n’osait manifester librement le désir qu’elle avait de garder François à souper. Mais la pauvre veuve les remercia, les larmes aux yeux, prétextant que sa tristesse s’associerait mal à la joie des convives. François hésitait, partagé entre la crainte de laisser sa mère dans l’isolement et les vœux qu’il faisait pour passer encore quelques instants près de son amie.

— Je sais le moyen de tout arranger, dit l’ancien camarade de Pierre Vardouin en prenant le bras de l’apprenti. Nous allons, mère Regnault, vous reconduire jusqu’à votre porte. Peut-être vous déciderez-vous, dans le trajet, à accepter l’invitation que je me permets de vous faire au nom de mon vieil ami. En tout cas, je serai bien aise de parler un peu avec François. Cela donnera à Marie le temps d’apprêter le repas, et à son père celui de rentrer chez lui.

Marie applaudit à cette idée et entra dans la maison. Elle donna ses ordres à la domestique de son père ; puis elle courut au jardin cueillir des fraises et des groseilles qu’elle disposa avec cet art merveilleux, avec cette poésie que les femmes savent apporter aux plus petits détails du ménage. Il était huit heures lorsqu’elle rentra dans la chambre du maître de l’œuvre, et le soleil, incliné à l’horizon, éclairait l’église de ses derniers reflets. La table, déjà dressée, attendait les convives. La jeune fille roula la chaise de réception — le meuble le plus soigné de l’appartement — près de celle de Pierre Vardouin. Restait à fixer sa place et celle de François.

Il était tout simple de rapprocher les escabeaux de la table. Mais une heureuse idée, une idée qui traverse la tête de tous les amoureux, sans qu’ils osent se l’avouer, changea sa résolution. Une chaise, un fauteuil conviennent, plus que tout autre meuble, aux vieillards. Ils y jouissent de toute la liberté de leurs mouvements et n’ont pas à se défendre contre l’empiétement de leurs voisins. Ce n’est pas là le compte des amants. Un canapé, un sofa répondent mieux à leurs désirs. Le rapprochement des pieds ou des mains, le frôlement du bras contre la robe, quelquefois des boucles de cheveux qui s’égarent et se confondent, autant de plaisirs, autant d’innocentes folies qui trompent la surveillance des vieux parents. On ne connaissait pas au treizième siècle l’usage des canapés et des sofas ; mais des bahuts, couverts de coussins, remplissaient le même rôle que ces inventions du luxe moderne.

Voilà comment Pierre Vardouin, revenu de sa promenade, surprit Marie s’épuisant en efforts inutiles pour déranger l’un de ces meubles.

— Que signifie tout cet emménagement ? dit le maître de l’œuvre en se croisant les bras et en regardant sa fille de l’air le plus étonné du monde.

— Aidez-moi d’abord à placer le bahut près de la table. Tout va s’expliquer.

— Allons, puisqu’il le faut ! dit Pierre Vardouin du ton d’un père habitué à satisfaire les caprices de sa fille.

— Maintenant, reprit-il en s’asseyant sur le bahut, m’expliqueras-tu ce que cela veut dire ?

— Vous donnez à dîner.

— Et je ne connais pas mes convives ? La chose est plaisante !

A cet instant, la vieille servante ouvrit la porte et vint placer sur la table deux plats copieusement garnis.

— C’est donc sérieux ? dit Pierre Vardouin en prenant un ton sévère. Je gagerais que tu as invité François et sa mère, sans mon autorisation ?

— Vous vous trompez : je n’ai invité ni François, ni sa mère. Voici ce qui s’est passé. En revenant de Norrey, la veuve Regnault et moi, nous avons rencontré un étranger qui nous a priées de le mener près de vous.

— C’est cela ! tu m’amènes un inconnu, un vagabond peut-être ?

— Ni l’un ni l’autre, dit le voyageur qui venait d’entrer dans la chambre avec François.

— Serait-il possible ! s’écria Pierre Vardouin en pleurant de joie. Toi ici, Henry Montredon, mon ancien camarade !

— Moi-même ! mon vieil ami, dit l’étranger en pressant avec effusion les mains du maître de l’œuvre. Des affaires m’appelaient à Caen. Je n’ai pas voulu quitter le pays sans embrasser mon bon Pierre Vardouin !

C’était plaisir de voir ces deux vieillards se donner de touchantes marques d’affection, après tant d’années d’absence. Marie et François s’étaient discrètement retirés au fond de la chambre pour les laisser tout entiers à leur bonheur. Ils auraient pu se parler, et pourtant ils gardaient un respectueux silence et considéraient cette scène avec attendrissement. Pierre Vardouin excitait en eux une surprise dont ils ne se rendaient pas compte. Ils étaient habitués à le voir triste et taciturne. Maintenant il s’abandonnait à tous les élans de la joie. Ses traits, ordinairement sévères, prenaient tous les tons dont s’éclairent les natures passionnées.

— Marie, François, allons donc, petits fainéants ! s’écria Pierre Vardouin en remarquant pour la première fois l’immobilité de sa fille et de son apprenti. Courez tous les deux chercher du vin, du meilleur et du plus vieux ! Courez vite et mettez, s’il le faut, la maison au pillage. Je veux fêter dignement le retour de ce cher Henry !

Les jeunes gens ne se le firent pas répéter. Ils descendirent quatre à quatre les marches de l’escalier et entrèrent dans le caveau. Quand ils en sortirent, ils s’arrêtèrent un instant pour reprendre haleine.

— Quelle heureuse rencontre nous avons faite là ! dit François en retenant à grand’peine contre sa poitrine plusieurs bouteilles de grès.

Marie portait à la main une lampe à trois becs, qu’elle venait d’allumer.

— Mon père est d’une humeur charmante, dit-elle. C’est l’occasion de lui parler de votre avenir.

— Laissons agir mon nouveau protecteur. Oh ! l’excellent homme ! Vous ne sauriez imaginer, Marie, toutes les promesses qu’il m’a faites, toutes les consolations qu’il a données à ma mère. N’en doutez pas, il décidera mon patron à me tirer enfin de mon obscurité. Son plan est déjà fait. Il m’a recommandé seulement de ne pas le contredire.

— Espoir et prudence ! dit Marie en ouvrant la porte de la chambre.

— Enfin ! voilà de la lumière ! s’écria Pierre Vardouin. Le jour commence à tomber, et je ne pouvais distinguer les traits de mon vieil ami.

— Ah ! dame ! fit Henry Montredon en souriant, je ne suis plus le robuste apprenti que tu as connu autrefois !… Nous n’avons pas perdu nos cheveux ; mais ils sont devenus blancs.

— Bah ! interrompit Pierre Vardouin, ce n’est pas encore l’hiver : il neige quelquefois en automne… La femme que tu choisirais ne serait pas si à plaindre ! Car tu n’es pas marié, je suppose ? ajouta-t-il en promenant un regard inquiet de sa fille à son ami.

— Flatteur ! Si je voulais savoir la vérité, je n’aurais qu’à m’adresser à Marie…

— Nous oublions le souper, s’écria Pierre Vardouin, qui avait ses raisons pour ne pas continuer ce genre de conversation.

On se mit à table. Les deux maîtres de l’œuvre s’ assirent en face de l’église. Pierre Vardouin ne se lassait pas de la montrer à son ami, tandis que Marie et François, placés l’un à côté de l’autre sur le bahut, se parlaient à voix basse. Cependant le maître de la maison n’oubliait pas ses convives. Les coupes s’entrechoquaient avec un bruit agréable, au milieu des vœux qu’on formait pour l’avenir. Les visages étaient colorés d’une charmante animation. Les bons mots, les réparties, volant de bouche en bouche, se croisaient, se heurtaient et rebondissaient de l’un à l’autre, comme une balle dans la main des joueurs. C’était le vrai moment des confidences et des épanchements.

— Conviens, mon cher Vardouin, dit Henry Montredon, que tu es un homme heureux !

— Je l’avoue ! je n’ai pas à me plaindre du sort.

— Tu as un trésor dans ta maison, continua Montredon en tournant la tête du côté de Marie ; mais il ne faut pas en être avare…

— C’est-à-dire : est-ce que nous ne marierons pas cette adorable enfant ? voilà ta pensée… pas vrai ? Eh bien ! j’y ai déjà songé, dit Pierre Vardouin. Mais chut ! reprit à voix basse le maître de l’œuvre, ma fille nous écoute… Il ne faut pas la faire rougir. Nous en parlerons plus tard.

— Ces deux enfants ont l’air de s’entendre à merveille, dit Montredon en souriant.

Puis il ajouta à haute voix :

— J’aime à voir les jeunes gens s’amuser ainsi… C’est plein de promesses pour l’avenir… Allons ! buvons à la santé de Marie et de François !

Ces quelques mots renversaient tous les projets de Pierre Vardouin. Son regard haineux alla glacer d’effroi son apprenti. Au lieu de lever sa coupe à l’exemple des autres convives, il repoussa sa chaise en arrière avec colère. Mais, se ravisant aussitôt :

— Au fait, dit-il en serrant la coupe dans ses doigts, tu as raison, mon cher Henry. Je bois à la santé de François, qui te devra une reconnaissance éternelle… Je profite de ta présence pour le récompenser de ses services.

Les deux amants échangèrent un coup d’œil où se peignaient toutes les joies de l’espérance.

— A partir d’aujourd’hui, continua Pierre Vardouin, François n’est plus mon apprenti.

Le silence était si grand qu’on entendait distinctement la respiration des trois témoins de cette scène.

— Je l’élève, continua Pierre Vardouin avec un sourire ironique, à la dignité de… maçon !

Les trois coupes retombèrent avec bruit sur la table. Pierre Vardouin vidait la sienne d’un seul trait.

— Mon père !…

— Vous m’insultez !

— Vous plaisantez !

S’écrièrent à la fois Marie, François et Montredon.

— Je parle sérieusement, répondit Pierre Vardouin avec un calme affecté. Je ne peux, je ne dois rien accorder à François au-delà de ses mérites. Je pense qu’il fera un bon ouvrier. Que demande-t-il de plus ? Il est aussi ignorant que mes tailleurs de pierre, et il voudrait déjà tenir dans sa main le compas du maître de l’œuvre. Quand on a de si hautes prétentions, il est au moins nécessaire de les justifier et de donner des preuves de talent !

— Me l’avez-vous seulement permis ? M’en avez-vous fourni l’occasion ? s’écria François, qui, malgré les efforts de Marie, s’était dressé de toute sa hauteur et regardait son patron avec une audace dont on l’aurait cru incapable.

— Le drôle ose me répliquer ! dit Pierre Vardouin en essayant de se lever.

Henry Montredon le retint cloué à sa chaise.

— Vous me reprochez mon ignorance ? continua François, dont l’indignation ne connaissait plus de bornes. Vous me demandez des preuves de talent ? Eh bien ! je veux vous montrer ce que je sais faire. Je veux vous dire comment je traiterais le sujet que vous devez sculpter sur les portes de l’église. Jetez donc un coup d’œil sur ce modèle, ajouta-t-il en désignant du doigt un panneau en terre glaise appuyé contre la muraille, dans un coin de la chambre. Comme symbole de la musique, vous représentez David jouant du luth aux pieds de Saül. Maintenant voici mon idée, et je la soumets au jugement de votre vénérable ami.

— Je te défends de parler ! s’écria Pierre Vardouin.

— François, disait Marie, au nom de notre amitié, gardez le silence… Mon père ne se connaît plus !

Mais le jeune homme ne l’écouta pas.

— Comme l’air est la source du son, dit-il, je le représenterais sous la forme d’un homme à puissante stature, avec une figure belle comme celle du Christ. Il aurait dans ses mains les têtes de l’Aquilon et de l’Eurus ; sous ses pieds, celle du Zéphyr et de l’Auster ; à ses côtés, Arion et Pythagore ; entre ses jambes, Orphée : c’est-à-dire les trois grands musiciens de l’antiquité. Les Muses achèveraient l’ensemble en formant un cercle autour de son corps. Voilà mon projet. Je cours en chercher le dessin, si vous désirez le comparer au modèle de mon maître.

Le jeune homme se disposait à sortir.

A cet instant, Pierre Vardouin crut remarquer sur la physionomie de Montredon des signes d’admiration. La jalousie le mordit au cœur. Il s’échappa des mains de son ami et, s’élançant sur François, il lui imprima sur le visage une de ces flétrissures dont la dignité humaine doit toujours tirer vengeance.

François poussa un cri de fureur. Son premier mouvement fut de saisir une bouteille, qu’il brandit au-dessus de sa tête. Mais, plus prompte que l’éclair, Marie se précipita devant son père.

— Frappez-moi ! dit-elle en s’adressant à François.

Le jeune homme trembla comme un enfant. Il laissa tomber le projectile sur le plancher et s’élança hors de la chambre.