Le Maître de Ballantrae/II En l’absence du Maître
II
En l’absence du Maître
J’accomplis ma dernière étape, en cette froide fin de décembre, par une journée de gelée très sèche, et mon guide n’était autre que Patey Macmorland, le frère de Tam. Ce gamin de dix ans, à cheveux d’étoupe et à jambes nues, me débita plus de méchants contes que je n’en ouïs jamais ; car il avait bu parfois au verre de son frère. Je n’étais pas encore bien âgé moi-même ; ma fierté n’avait pas encore la haute main sur ma curiosité ; et, d’ailleurs, n’importe qui eût été séduit, par cette froide matinée, d’entendre tous les vieux racontars du pays et de se voir montrer au long du chemin tous les endroits où s’étaient passés des événements singuliers. Il me servit les contes des Claverhouse quand nous fûmes aux fondrières, et les contes du diable quand nous arrivâmes au haut de la côte. En longeant la façade de l’abbaye, ce fut le tour des vieux moines, et plus encore des contrebandiers, à qui les ruines servent de magasins, de qui, pour ce motif, débarquent à une portée de canon de Durrisdeer ; et tout le long de la route, les Duries et le pauvre Mr. Henry occupèrent le premier rang de la calomnie. J’étais donc grandement prévenu contre la famille que j’allais servir, et je fus à moitié surpris de voir s’élever, dans une jolie baie abritée, le château de Durrisdeer lui-même, construit à la mode française, ou peut-être italienne, car je ne suis guère compétent là-dessus ; et le lieu que j’aie jamais vu le plus embelli de jardins, de pelouses, de charmilles et de grands arbres. L’argent improductif absorbé dans tout cela eût rétabli entièrement la famille ; mais, en réalité, l’entretien seul du domaine coûtait une fortune.
Mr. Henry en personne m’accueillit dès la porte. C’était un grand jeune homme brun (comme tous les Duries), au visage franc et sans gaieté, très robuste de corps mais non de santé. Il me prit par la main sans la moindre morgue et me mit à l’aise par des propos simples et cordiaux. Il m’introduisit dans la salle, tout botté que je fusse, pour me présenter à Mylord. Il faisait encore jour ; et la première chose que je remarquai fut un losange de verre incolore au milieu des armoiries de la verrière, à la fenêtre. Je m’en souviens, je trouvai que cela déparait une salle autrement si belle, avec ses portraits de famille, le plafond de stuc à pendentifs, et la cheminée sculptée, où mon vieux Lord était assis dans un coin, à lire son Tite-Live. Il ressemblait à Mr. Henry, avec le même air franc et simple, quoique plus fin et agréable, et d’une conversation cent fois plus intéressante. Il me posa beaucoup de questions, sur l’Université d’Édimbourg où je venais de passer maître ès arts, et sur les différents professeurs, dont il paraissait bien connaître les noms et les qualités. Et ainsi, parlant de choses familières, je pris vite mon franc-parler dans ma nouvelle demeure.
Nous en étions là, quand Mme Henry entra dans la salle. Elle était dans un état de grossesse avancée, car elle attendait dans moins de six semaines la naissance de Miss Katharine et, à première vue, sa beauté me sembla médiocre ; de plus, elle me traita avec plus de condescendance que les autres ; aussi, sous tous rapports, je la plaçai au troisième rang dans mon estime.
Au bout de très peu de temps, j’avais cessé de croire un mot de toutes les histoires de Patey Macmorland, et j’étais devenu, ce que je suis toujours resté, un fidèle serviteur de la maison de Durrisdeer. Mr. Henry possédait la meilleure part de mon affection. C’est avec lui que je travaillais, et je trouvai en lui un maître exigeant, qui gardait toute sa bonté pour les heures où nous étions de loisir. Dans le bureau du régisseur, non seulement il me chargeait de besogne, mais il me surveillait avec sévérité. Un jour, cependant, il leva de son papier des yeux presque timides, et me dit :
– Mr. Mackellar, je crois devoir vous déclarer que je suis très satisfait de vous.
Ce fut son premier mot d’éloge ; et, de ce jour, son espèce de méfiance au sujet de mon travail se relâcha ; bientôt ce furent des Mr. Mackellar par-ci, Mr. Mackellar par-là, de toute la famille ; et pendant la plus longue durée de mon service à Durrisdeer, j’ai accompli toute chose à mon loisir et à ma fantaisie, et sans qu’on me chicanât d’un farthing. Alors même qu’il me tenait sévèrement, j’avais senti mon cœur se porter vers lui, en partie par pitié sans doute, car c’était un homme évidemment malheureux. Au beau milieu de nos comptes, il lui arrivait de tomber dans une profonde rêverie, les yeux fixés sans voir sur la page ou par la fenêtre, au-dehors ; et, à ces moments-là, l’air de son visage et les soupirs qu’il laissait échapper éveillaient en moi de vifs sentiments de curiosité et de commisération. Un jour, je me souviens, nous nous étions attardés à quelque affaire dans la chambre du régisseur. Cette pièce est au haut de la maison, et a vue sur la baie, et sur un petit promontoire boisé, au milieu des vastes grèves ; et là, se découpant en plein sur le soleil, qui s’enfonçait à l’horizon, nous aperçûmes les contrebandiers, un grand nombre d’hommes et de chevaux qui couraient sur le sable. Mr. Henry venait de regarder fixement vers l’ouest, et je le croyais ébloui par le soleil, lorsque tout à coup le voilà qui fronce les sourcils, se passe la main sur le front, et se tourne vers moi en souriant :
– Vous ne devineriez pas à quoi je pensais, dit-il. Je pensais que je serais plus heureux si je partais à cheval pour courir des dangers de mort avec cette troupe de bandits.
Je lui répondis qu’en effet il m’avait paru jouir de peu de gaieté ; mais que c’était une illusion fréquente d’envier les autres et de croire que le changement nous serait profitable ; et je citai Horace, en jeune émoulu de collège.
– C’est ma foi juste, dit-il. Et nous ferons mieux de nous remettre à nos comptes.
Bientôt après, j’eus vent des causes de sa tristesse. D’ailleurs, un aveugle même aurait vite découvert qu’une ombre pesait sur le château, l’ombre du Maître de Ballantrae. Mort ou vif (on le croyait mort à l’époque), cet homme fut le rival de son frère : son rival au-dehors, où personne n’avait jamais une bonne parole pour Mr. Henry, et où chacun regrettait et louangeait le Maître ; et son rival dans le château, non seulement auprès de son père et de sa femme, mais chez les domestiques mêmes.
C’étaient deux vieux serviteurs qui donnaient le branle. John-Paul, un petit homme chauve, solennel et ventru, grand professeur de piété et (tout compte fait) un serviteur vraiment fidèle, était le chef de la faction du Maître. Nul n’osait aller aussi loin que John. Il prenait plaisir à étaler publiquement son dédain de Mr. Henry, souvent même avec une comparaison offensante. Mylord et Mme Henry le réprimandaient, certes, mais jamais aussi résolument qu’ils l’auraient dû ; il lui suffisait de montrer son visage en pleurs et de commencer ses jérémiades sur le Maître, – « son petit gars », comme il l’appelait, – pour se faire tout pardonner. Quant à Mr. Henry, il laissait parler la chose en silence, parfois avec un regard navré, parfois avec un air sombre. Pas de rivalité possible avec le mort, il le savait ; et quant à blâmer un vieux serviteur pour un manque de fidélité, il n’y songeait même pas. Sa langue en eût été incapable.
Le chef de l’autre parti était Macconochie, un vieil ivrogne mal embouché, sans cesse à brailler et sacrer ; et j’ai toujours considéré comme un trait singulier de la nature humaine le fait que chacun de ces deux serviteurs fût ainsi destiné à être le champion de son contraire, et à condamner ses propres vices et faire bon marché de ses vertus, lorsqu’il les retrouvait chez un de ses maîtres. Macconochie eut vite fait de flairer mon inclination secrète, il me mit dans ses confidences, et déblatéra contre le Maître, des heures d’affilée, au point que mon travail en souffrait.
– Ils sont toqués, ici, s’écriait-il, et qu’ils soient damnés ! Le Maître… le diable les étouffe, de l’appeler ainsi ! c’est Mr. Henry qui doit être le maître, à cette heure ! Ils n’étaient pas tellement férus du Maître, quand ils l’avaient ici, je vous le garantis. Malheur sur son nom ! Jamais une bonne parole ne sortait de ses lèvres, pour moi ni pour personne ; rien que railleries, réprimandes et jurons profanes, – le diable soit de lui ! Personne n’a connu toute sa méchanceté : lui un gentilhomme !… Avez-vous jamais entendu parler, Mr. Mackellar, de Willy White le tisserand ? Non ? Eh bien, Willy était un homme singulièrement pieux ; un assommant individu, pas du tout dans mon genre, et je n’ai jamais pu le supporter ; seulement, il avait beaucoup de savoir-faire dans sa partie, et il sut tenir tête au Maître et le gourmander à plusieurs reprises. C’était un haut fait, pour le Maître de Ballantrae, d’entretenir une bisbille avec un tisserand, n’est-ce pas ?
Et Macconochie ricanait. En fait, il ne prononçait jamais le nom tout entier sans une espèce de râle haineux.
– Eh bien, il le fit. Jolie occupation ! d’aller beugler à la porte de cet homme, lui crier : Boû ! dans le dos, mettre de la poudre dans son feu, et des pétards sur sa fenêtre ; tant que notre homme se figurait que c’était le vieux Cornu qui venait le chercher. Eh bien, pour abréger, Willy s’affecta. En fin de compte, on ne pouvait plus le faire lever de ses genoux, il ne cessait de prier avec de grands éclats, jusqu’à ce qu’il en mourût. Ce fut un meurtre véritable, de l’avis de chacun. Demandez à John-Paul : – il était franchement honteux d’un pareil jeu, lui, le bon chrétien ! Quel haut fait pour le Maître de Ballantrae !
Je lui demandai ce que le Maître lui-même en pensait.
– Comment le saurais-je ? dit-il. Jamais il ne disait rien.
Et il revint à sa manière habituelle de sacrer et maudire, répétant à tout coup : « Maître de Ballantrae », avec un ricanement nasillard. Ce fut au cours d’une de ces confidences qu’il me fit voir la lettre de Carlisle, qui portait encore l’empreinte du fer à cheval. En fait ce fut là notre dernière confidence ; car il s’exprima d’une façon tellement inconvenante sur Mme Henry, que je dus le réprimander vertement et, par la suite, le tenir à distance.
Mon vieux Lord était d’une amabilité uniforme envers Mr. Henry ; il avait même de jolies façons de gratitude, et parfois lui donnait une tape sur l’épaule, en disant, comme si tout le monde devait l’entendre : – « J’ai là un bon fils ! » Et, certes, il était reconnaissant, vu son grand sens de justice. Mais je crois que c’était tout, et je suis sûr que Mr. Henry pensait de même. Tout son amour allait au fils défunt. Non qu’il y fît guère allusion ; en ma présence, du moins, une seule fois. Mylord m’avait demandé en quels termes j’étais avec Mr. Henry, et je lui avais répondu la vérité.
– Oui, dit-il, en regardant brûler le feu, Henry est un bon garçon, un très bon garçon. Vous savez sans doute, Mr. Mackellar, que j’avais un autre fils ? Il n’était pas, je le crains, aussi vertueux que Mr. Henry ; mais, mon Dieu, il est mort, Mr. Mackellar ! et tant qu’il vivait, nous étions tous fiers de lui, très fiers. S’il ne fut pas tout ce qu’il eût dû être, sous certains rapports, ma foi, peut-être ne l’en aimions-nous que davantage !
Ces derniers mots, il les prononça en regardant pensivement le feu ; puis s’adressant à moi, avec une grande vivacité :
– Mais je suis enchanté que vous vous accordiez si bien avec Mr. Henry. Vous trouverez en lui un bon maître.
Là-dessus, il ouvrit son livre, ce qui était sa manière habituelle de congédier. Mais il ne dut guère lire, et moins encore comprendre : le champ de bataille de Culloden, et le Maître, voilà sans doute ce qui occupait son esprit ; et ce qui occupait le mien, c’était une jalousie mauvaise contre le défunt, à la pensée de Mr. Henry, jalousie qui dès alors avait commencé de m’envahir.
J’ai réservé Mme Henry pour la fin ; c’est pourquoi l’expression de mes sentiments paraîtra naturellement plus forte : le lecteur en jugera. Mais je dois parler d’abord d’une autre affaire qui rendit plus étroite mon intimité avec mon maître. Je n’étais pas encore de six mois à Durrisdeer, que John-Paul tomba malade, et qu’il dut s’aliter. À mon humble avis, la boisson était l’origine de son mal ; mais il fut soigné, et se comporta lui-même, comme un saint dans le malheur ; et le ministre qui vint le voir se déclara fort édifié en se retirant. Le troisième matin de sa maladie, Mr. Henry vint me trouver avec une mine quasi patibulaire.
– Mackellar, dit-il, je vais vous demander un petit service. Nous payons une pension ; c’est John qui est chargé de la porter et, à présent qu’il est malade, je ne vois personne autre que vous à qui m’adresser. Il s’agit d’une commission très délicate : je ne l’exécute pas moi-même, et pour cause ; je n’ose envoyer Macconochie, car c’est un bavard, et je suis… j’ai… je suis désireux que cela n’aille pas aux oreilles de Mme Henry, ajouta-t-il, en rougissant jusqu’au cou.
À vrai dire, quand je sus qu’il me fallait porter de l’argent à une Jessie Broun, qui ne valait pas mieux qu’il ne fallait, j’imaginai que Mr. Henry avait là quelque farce de jeunesse à dissimuler. Je fus d’autant plus impressionné quand la vérité se fit jour.
C’était au haut d’une allée, donnant sur une petite rue de Saint-Bride, que Jessie avait son logement. L’endroit était fort mal peuplé, surtout de contrebandiers. Il y avait à l’entrée un homme au crâne fendu ; un peu plus haut, dans une taverne, des gens criaient et chantaient, bien qu’il ne fût pas neuf heures du matin. Bref, je n’ai jamais vu pire voisinage, même dans la grande ville d’Édimbourg, et je fus à deux doigts de m’en retourner. L’appartement de Jessie comprenait une pièce avec ses dépendances, et elle-même ne valait guère mieux. Elle refusa de me donner un reçu (que Mr. Henry m’avait dit de réclamer, car il était fort méthodique) avant d’avoir envoyé chercher des alcools, et sans que j’eusse trinqué avec elle ; et tout le temps elle ne cessa de se comporter d’une manière folâtre et détachée, – singeant parfois les manières d’une dame, parfois éclatant d’une gaieté sans cause, ou bien me faisant des agaceries et des avances qui me remplissaient de dégoût. Sur le chapitre de l’argent, elle fut tragique.
– C’est le prix du sang, dit-elle ; c’est ainsi que je le reçois ; le prix du sang de celui qui fut trahi ! Voyez à quoi j’en suis réduite ! Ah ! si le bon petit gas était de retour, cela marcherait autrement. Mais il est mort, – il est couché mort dans les montagnes du Highland, – le bon petit gas ! le bon petit gas !
Elle avait une telle façon inspirée de larmoyer sur le bon petit gas, mains jointes et yeux au ciel, qu’elle devait, je pense, l’avoir apprise des comédiens ambulants. Je crus voir que son chagrin était pure affectation et qu’elle insistait sur sa dégradation uniquement parce que c’était alors la seule chose dont elle pût se glorifier. Il serait faux de dire que je ne la plaignais pas, mais c’était avec un mélange de dégoût, et sa dernière façon d’agir balaya entièrement cette pitié. Lorsqu’elle en eut assez de me donner audience, elle apposa son nom au bas du reçu. « Voilà ! » dit-elle, et, lâchant une bordée de blasphèmes les moins féminins, elle m’enjoignit de partir et de porter cela au Judas qui m’avait envoyé. C’était la première fois que j’entendais qualifier de la sorte Mr. Henry ; je fus en outre déconcerté par la soudaine brutalité de sa voix et de ses allures, et sortis de la chambre sous une grêle de malédictions, comme un chien battu. Même dehors, je n’en fus pas quitte : la mégère ouvrit la fenêtre et, se penchant, continua de me vitupérer, tandis que je descendais l’allée. Les contrebandiers, sortant sur le seuil de la taverne, joignirent leurs sarcasmes aux siens, et l’un d’eux eut la cruauté de lancer à mes trousses un petit roquet féroce, qui me mordit à la cheville. C’était là un bon avertissement, au cas où j’en aurais eu besoin, d’éviter les mauvaises fréquentations ; et je tournai la bride vers le château, souffrant beaucoup de la morsure, et considérablement indigné.
Mr. Henry m’attendait dans le bureau du régisseur, simulant d’être occupé ; mais je vis bien qu’il était uniquement impatient de savoir les nouvelles de mon expédition.
– Eh bien ? dit-il, dès mon entrée.
Je lui racontai une partie de ce qui s’était passé, ajoutant que Jessie me paraissait loin de mériter ses bontés, et incapable de reconnaissance.
– Elle n’est pas mon amie, dit-il. En fait, je n’ai guère d’amis, et Jessie a quelque raison d’être injuste. Je ne dissimulerai pas ce que tout le pays connaît : elle fut assez mal traitée par un membre de la famille.
C’était la première fois que je l’entendais faire une allusion, même lointaine, au Maître ; et il me parut que sa langue se refusait presque à en dire autant. Mais il reprit :
– Voilà pourquoi je voulais qu’on n’en sût rien. Cela ferait de la peine à Mme Henry… et à mon père, ajouta-t-il, en rougissant de nouveau.
– Mr. Henry, dis-je, si vous m’en laissez prendre la liberté, je vous conseille de ne plus vous occuper de cette femme. De quelle utilité peut être votre argent à quelqu’un de son espèce ? Elle n’a ni sobriété, ni épargne, – et pour la reconnaissance, vous tireriez plutôt du lait d’une meule de rémouleur ; et si vous voulez mettre un terme à vos bontés, cela n’y changera rien, si ce n’est d’épargner les chevilles de vos messagers.
Mr. Henry eut un sourire.
– Mais je suis désolé pour votre cheville, dit-il l’instant d’après, avec le sérieux voulu.
– Et remarquez, continuai-je, que je vous donne cet avis après réflexion, et bien que mon cœur fût ému par cette femme, tout d’abord.
– N’est-ce pas ? vous voyez bien ! dit Mr. Henry. Et il faut vous souvenir que je l’ai connue jadis très convenable. Outre cela, bien que je ne parle guère de ma famille, sa réputation me tient à cœur.
Là-dessus, il coupa court à cet entretien, le premier que nous eûmes ensemble sur ce genre de sujet. Mais l’après-midi même, j’acquis la preuve que son père était parfaitement au courant de l’histoire, et que c’était seulement pour sa femme que Mr. Henry désirait le secret.
– J’ai bien peur que vous n’ayez fait aujourd’hui une commission pénible, me dit Mylord. Et, comme elle ne relève en aucune façon de vos attributions, je tiens à vous en remercier, et à vous rappeler en même temps (au cas où Mr. Henry l’aurait oublié) qu’il est fort à désirer que pas un mot n’en soit prononcé devant ma fille. Les réflexions sur les défunts, Mr. Mackellar, sont doublement pénibles.
La colère me remplit le cœur, et je faillis dire en face, à Mylord, combien peu c’était son rôle, de grandir l’image du défunt aux yeux de Mme Henry, et qu’il aurait beaucoup mieux fait de détrôner cette fausse idole ; car dès cette époque, je voyais très bien sur quel pied se trouvait mon maître vis-à-vis de sa femme.
Ma plume possède la clarté nécessaire pour raconter simplement une histoire ; mais rendre l’effet d’une multitude de petits détails, dont pas un seul ne mérite d’être rapporté ; traduire le langage des coups d’œil, et l’intonation de voix qui ne disent pas grand-chose, et condenser en une demi-page l’essentiel de presque dix-huit mois, – je désespère d’y arriver. La faute, pour parler net, fut toute à Mme Henry. Elle s’estimait fort méritante d’avoir consenti à ce mariage qu’elle supportait comme un martyre ; à quoi Mylord, à son insu ou non, l’excitait encore. Elle se faisait aussi un mérite de sa constance envers le défunt, quoique le simple prononcé de son nom fût apparu à une conscience plus droite comme une déloyauté envers le vivant. Là-dessus, également, Mylord lui donnait l’approbation de son attitude. Je suppose qu’il était heureux de parler de sa perte, et répugnait à le faire devant Mr. Henry. En tout cas, ils formaient une petite coterie à part dans cette famille de trois personnes, et c’était le mari qui en était exclu. Il semble que ce fût une vieille coutume, lorsque la famille se trouvait seule au château, que Mylord bût son vin au coin de la cheminée, et que Miss Alison, au lieu de se retirer, apportât un tabouret auprès de ses genoux, pour bavarder privément avec lui. Lorsqu’elle fut devenue l’épouse de mon maître, la même manière d’agir continua. Il m’eût semblé agréable de voir ce vieux gentilhomme si aimant avec sa fille, si je n’avais été partisan de Mr. Henry au point d’être fâché de son exclusion. Maintes fois, je l’ai vu prendre une résolution évidente, quitter la table et aller se joindre à sa femme et à Mylord Durrisdeer. Eux, de leur côté, ne manquaient jamais de lui faire bon accueil, se tournaient vers lui en souriant comme à un enfant intrus, et l’admettaient dans leur conversation avec un effort si peu dissimulé qu’il revenait bientôt s’attabler auprès de moi, et la salle de Durrisdeer était si vaste que nous entendions à peine le murmure des voix auprès de la cheminée. Il restait à les regarder, et moi de même ; et de temps en temps, à voir Mylord hocher tristement la tête, ou poser sa main sur le front de Mme Henry, ou elle la sienne sur son genou, en un geste consolateur, ou encore d’un échange de regards pleins de larmes, nous tirions la conclusion que l’entretien était retombé sur l’éternel sujet, et que l’ombre du défunt planait dans la salle.
À certains jours, je blâme Mr. Henry d’avoir pris le tout avec trop de patience ; mais nous devons nous rappeler qu’épousé par pitié, il avait accepté sa femme sous cette même condition. Une fois, je m’en souviens, il annonça qu’il avait trouvé quelqu’un pour remplacer le vitrail de la verrière, – ce qui rentrait clairement dans ses attributions, puisqu’il dirigeait toutes les affaires du château. Mais, pour les fervents du Maître, ce vitrail était une espèce de relique ; et au premier mot de remplacement, le sang monta à la face de Mme Henry.
– Vous m’étonnez ! s’écria-t-elle.
– C’est moi qui m’étonne, répliqua Mr. Henry, avec plus d’amertume que je ne lui en connus jamais.
Là-dessus, mon vieux Lord intervint avec ses discours apaisants, de sorte qu’avant même la fin du repas tout parut oublié. Néanmoins, après le dîner, lorsque le couple se fut retiré comme d’habitude au coin de la cheminée, nous vîmes la jeune femme pleurer, la tête sur le genou du vieillard. Mr. Henry soutint la conversation avec moi, sur quelque matière concernant le domaine, – car il ne savait guère parler que d’affaires, et sa société manquait un peu d’intérêt ; – mais il conversa ce jour-là avec plus de continuité, lançant à tout moment des regards vers la cheminée, et modifiant sans cesse l’intonation de sa voix, mais sans faire mine de s’arrêter. Le vitrail, en tout cas, ne fut point remplacé, et je pense qu’il y vit une grande défaite.
J’ignore s’il était ou non assez ferme ; mais Dieu sait qu’il était trop bon. Mme Henry affectait envers lui une sorte de condescendance qui, venant d’une femme, eût piqué mon amour-propre jusqu’au sang ; lui, acceptait cela comme une grâce. Elle le tenait à distance ; faisait mine de l’oublier, puis de se souvenir de lui, et se déridait un peu, comme on fait avec les enfants ; l’accablait d’une froide amabilité ; le reprenait en changeant de couleur et se mordant les lèvres, comme quelqu’un regrettant son malheur ; lui donnait des ordres avec un regard mauvais, lorsqu’elle ne se surveillait pas ; lorsqu’elle faisait attention, lui demandait humblement, comme s’il se fût agi de faveurs inouïes, les services les plus naturels. Il n’opposait à tout cela que la plus inlassable complaisance ; il eût, comme on dit, baisé la trace de ses pas, et portait cet amour dans ses yeux comme l’éclat d’une lampe. Juste avant la naissance de Miss Katharine, il voulut tenir lieu de tous les serviteurs, et ne bougea plus de la chambre. Il était assis derrière le chevet du lit, aussi blanc (me dit-on) qu’un drap, et le front baigné de sueur ; et le mouchoir qu’il tenait à la main était tordu en une petite boule pas plus grosse qu’une balle de fusil. Durant plusieurs jours, il ne put supporter la vue de Miss Katharine ; et je doute même qu’il fut jamais ce qu’il eût dû être envers ma jeune Lady : – défaut de sentiment paternel dont on le blâma beaucoup.
Tel fut l’intérieur de cette famille jusqu’au 7 avril 1749, date où arriva le premier de ces événements destinés par la suite à briser tant de cœurs et perdre tant d’existences.
Ce jour-là, un peu avant l’heure du souper, j’étais assis dans ma chambre, lorsque John-Paul ouvrit brusquement la porte sans se donner la peine de frapper, et me dit qu’il y avait en bas quelqu’un désirant parler au régisseur ; – et il ricana en prononçant le mot.
Je demandai quel genre de personnage c’était, et son nom. Mais je compris alors d’où venait la mauvaise humeur de John, car le visiteur avait refusé de se nommer, excepté à moi, – affront pénible pour l’importance du majordome.
– Eh bien, dis-je, en riant sous cape, je vais voir ce qu’il me veut. Je trouvai dans le vestibule un gros homme, très simplement vêtu, et enveloppé d’un manteau de marin, comme un nouveau débarqué, et c’était d’ailleurs son cas. Non loin, Macconochie était aux aguets, la langue hors de la bouche, et la main au menton, comme quelqu’un d’obtus qui réfléchit profondément ; et l’étranger, qui avait ramené son manteau sur son visage, paraissait mal à l’aise. Il ne m’eut pas plus tôt aperçu, qu’il s’avança à ma rencontre avec des manières démonstratives.
– Mon cher garçon, dit-il, un millier d’excuses pour vous avoir dérangé, mais je suis dans la plus gênante situation. Et il y a là un écouteur dont je connais trop bien la mine, et qui me regarde je voudrais savoir pourquoi. Les fonctions que vous remplissez dans cette famille, Monsieur, impliquent une certaine responsabilité (c’est d’ailleurs pourquoi j’ai pris la liberté de vous faire appeler) et vous êtes sans doute du parti honnête ?
– Je puis du moins vous affirmer, dis-je, que tous les gens de ce parti-là sont en parfaite sécurité à Durrisdeer.
– Mon cher garçon, dit-il, c’est bien ainsi que je l’entends. Voyez-vous, je viens d’être déposé à terre ici près par un très honnête homme, dont je ne me rappelle pas le nom, et qui va louvoyer et m’attendre jusqu’au matin, non sans danger pour lui ; et, à parler franc, j’ai mes raisons de croire que ce danger me concerne également. J’ai sauvé ma vie si souvent, Mr…, j’ai oublié votre nom, cependant très honorable, – que ma foi, je répugne assez à la perdre. Et cet écouteur là-bas, que je suis sûr d’avoir vu devant Carlisle…
– Oh, monsieur, dis-je, vous pouvez vous fier à Macconochie jusqu’à demain.
– Bon, et c’est un plaisir de vous entendre parler de la sorte, dit l’étranger. Le fait est que mon nom n’est guère convenable à porter dans cette région de l’Écosse. Avec un gentleman comme vous, mon cher garçon, je ne veux rien cacher ; et si vous le permettez, je vais vous le glisser dans l’oreille. Je m’appelle Francis Burke, – le colonel Francis Burke ; et je suis venu ici, à mon plus grand péril, pour voir vos maîtres – vous me pardonnerez, mon brave garçon, de leur donner ce nom, car c’est là un détail que je n’aurais à coup sûr jamais deviné, au premier abord. Et si vous voulez bien avoir l’extrême obligeance d’aller leur dire mon nom, vous pourriez ajouter que je leur apporte des lettres dont j’aime à croire que la lecture leur fera très grand plaisir.
Le colonel Francis Burke était un de ces Irlandais du Prince, qui firent tant de mal à sa cause, et que détestaient tellement les Écossais, à l’époque de la révolte ; et je me rappelai aussitôt que le Maître de Ballantrae avait étonné tout le monde en se liant avec ces gens-là. À l’instant même, un vif pressentiment de la vérité envahit mon âme.
– Si vous voulez entrer ici, dis-je, en lui ouvrant la porte d’une chambre, je vais avertir Mylord.
– Et ce sera fort bien à vous, Mr. Quel-est-donc-votre-nom, dit le colonel.
Je gagnai à pas lents l’extrémité de la salle. Ils étaient là tous trois : – mon vieux Lord à sa place, Mme Henry travaillant auprès de la fenêtre ; Mr. Henry (selon sa coutume) arpentant le bas bout. Au milieu, la table était dressée pour le souper. Je leur dis brièvement ce que j’avais à dire. Mon vieux Lord se laissa aller dans son fauteuil, Mme Henry se mit debout, d’un mouvement machinal, et elle et son mari se regardèrent dans les yeux, d’une extrémité à l’autre de la salle : ce fut le plus singulier regard de défi qu’ils échangèrent tous deux et, en même temps, leurs visages pâlirent. Puis Mr. Henry se tourna vers moi, non pour parler, mais pour me faire un signe du doigt. Mais cela me suffit, et je redescendis chercher le colonel.
À notre retour, tous trois étaient encore dans la situation où je les avais laissés ; ils n’avaient pas dû prononcer un mot.
– Mylord Durrisdeer, je pense ? dit le colonel en s’inclinant, et Mylord s’inclina en guise de réponse. – Et Monsieur, continua le colonel, est sans doute le Maître de Ballantrae ?
– Je n’ai jamais pris ce titre, dit Mr. Henry ; je suis Henry Durie, pour vous servir.
Puis le colonel se tourna vers Mme Henry, et la salua, en portant son chapeau sur son cœur, et avec la plus parfaite galanterie.
– On ne peut s’y méprendre devant une aussi exquise lady, reprit-il Je m’adresse à la séduisante Miss Alison, dont j’ai si souvent ouï parler ?
De nouveau, mari et femme échangèrent un regard.
– Je suis Mme Henry Durie, dit-elle ; mais, avant mon mariage, mon nom était Alison Graeme.
Alors, Mylord parla.
– Je suis vieux, colonel Burke, dit-il, et d’une santé délicate. Ce sera de votre part une grâce que d’être prompt. M’apportez-vous des nouvelles de… Il hésita, puis, avec un changement de ton singulier, il laissa échapper : – mon fils ?
– Mon cher Lord, je serai franc avec vous, comme un soldat, dit le colonel. J’en apporte.
Mylord leva la main ; il semblait faire un signe, mais était-ce pour lui donner du temps ou pour le faire parler, nul n’eût pu le deviner. À la fin, il prononça ce seul mot :
– Bonnes ?
– Mais oui, les meilleures du monde ! s’exclama le colonel. Car mon excellent ami et honoré camarade est à cette heure dans la belle ville de Paris et vraisemblablement, si je connais ses habitudes, il se met à table pour dîner… Mais parbleu, je crois que Mylady va s’évanouir !
Mme Henry, en effet, pâle comme la mort, s’était accotée à l’appui de la fenêtre. Mais quand Mr. Henry fit un mouvement comme pour l’élancer, elle se redressa avec une espèce de frisson.
– Je suis très bien, dit-elle, les lèvres blanches.
Mr. Henry s’arrêta, et une expression de colère passa sur ses traits. Au bout d’un instant, il se retourna vers le colonel.
– Vous n’avez pas de reproches à vous faire, dit-il, au sujet de ce malaise de Mme Durie. C’est trop naturel : nous avons tous ici été élevés comme frères et sœur.
Mme Henry lança à son mari un regard mêlé de soulagement et de reconnaissance. Dans ma façon de penser, cette phrase lui fit faire son premier pas dans les bonnes grâces de sa femme.
– Il faut tâcher de me pardonner, Mme Durie, car, en fait, je ne suis qu’un brutal d’Irlandais, dit le colonel ; et je mériterais d’être tué pour n’avoir pas su présenter la chose avec plus d’art devant une lady. Mais voici les propres missives du Maître ; une pour chacun de vous trois ; et à coup sûr (si je connais tant soit peu l’esprit de mon ami) il vous raconte son histoire avec meilleure grâce.
Tout en parlant, il tira de sa poche les trois lettres, les arrangea par ordre d’après leurs suscriptions, offrit la première à Mylord, qui la prit avidement, et s’avança vers Mme Henry, en lui tendant la deuxième.
Mais elle le repoussa d’un geste.
– À mon mari, dit-elle, d’une voix troublée.
Le colonel était prompt, mais ceci le démonta un peu.
– Bien entendu, dit-il ; sot que je suis ! Bien entendu ! Mais il tenait toujours la lettre.
Enfin, Mr. Henry avança la main, et il ne lui resta plus qu’à la donner. Mr. Henry prit les lettres (la sienne et celle de sa femme) et considéra leurs enveloppes, les sourcils froncés, comme s’il réfléchissait profondément. Il venait de m’étonner par son attitude parfaite ; mais à ce moment, il se surpassa.
– Permettez que je vous reconduise chez vous, dit-il à sa femme. L’événement a été un peu brusque, et, d’ailleurs, vous souhaitez sans doute lire votre lettre en particulier.
De nouveau elle lui lança le même regard de surprise ; mais sans lui laisser de temps, il s’avança vers elle.
– Cela vaut mieux ainsi, croyez-moi, dit-il ; et le colonel Burke est trop intelligent pour ne pas vous excuser.
Là-dessus, il lui prit le bout des doigts et l’emmena hors de la salle.
Mme Henry ne reparut plus de la soirée ; et lorsque Mr. Henry alla lui rendre visite le lendemain matin, comme je l’ai su longtemps après, elle lui rendit la lettre, non décachetée.
– Oh ! lisez-la, et que ce soit fini ! s’écria-t-il.
– Épargnez-moi cela, dit-elle.
Et par ces deux phrases, à mon idée, chacun défit une grande part de ce qu’ils avaient si bien commencé auparavant. Mais la lettre, pour finir, parvint entre mes mains, et fut brûlée par moi, non décachetée.
Afin de relater avec une exactitude parfaite les aventures du Maître, après Culloden, j’écrivis dernièrement au colonel Burke, aujourd’hui chevalier de l’ordre de Saint-Louis, pour lui demander quelques notes écrites, car je ne pouvais guère me fier à ma mémoire après un si long intervalle. Sa réponse, je l’avoue, m’embarrassa un peu ; car il m’envoyait les mémoires complets de sa vie, n’ayant trait au Maître que çà et là ; s’étendant sur une période beaucoup plus longue que mon histoire entière, et dont certains passages me semblaient peu édifiants. Il me priait dans sa lettre, datée d’Édimbourg, de lui trouver un éditeur pour le tout, après en avoir fait l’usage que bon me semblerait. Je pense mieux servir mon dessein personnel et répondre à son désir, en imprimant tout au long certains passages. Mes lecteurs y trouveront un récit détaillé et, je crois, véridique, de quelques épisodes essentiels ; et si le style du chevalier séduit quelque éditeur, il sait à qui demander le reste, que je tiens à sa disposition. J’insère ici mon premier extrait, qui tiendra lieu du récit fait par le chevalier, après souper, dans la salle de Derrisdeer. Vous supposerez toutefois qu’il offrit à Mylord non pas le fait brutal, mais une version très expurgée.