Le Médecin malgré lui/Acte III
ACTE III
Il me semble que je ne suis pas mal ainsi pour un apothicaire ; et, comme le père ne m’a guère vu, ce changement d’habit et de perruque est assez capable, je crois, de me déguiser à ses yeux.
Sans doute.
Tout ce que je souhaiterois seroit de savoir cinq ou six grands mots de médecine, pour parer mon discours et me donner l’air d’habile homme.
Allez, allez, tout cela n’est pas nécessaire, il suffit de l’habit : et je n’en sais pas plus que vous.
Comment !
Diable emporte si j’entends rien en médecine ! Vous êtes honnête homme, et je veux bien me confier à vous comme vous vous confiez à moi.
Quoi ! vous n’êtes pas effectivement…
Non, vous dis-je ; ils m’ont fait médecin malgré mes dents. Je ne m’étois jamais mêlé d’être si savant que cela ; et toutes mes études n’ont été que jusqu’en sixième. Je ne sais point sur quoi cette imagination leur est venue ; mais quand j’ai vu qu’à toute force ils vouloient que je fusse médecin, je me suis résolu de l’être aux dépens de qui il appartiendra. Cependant vous ne sauriez croire comment l’erreur s’est répandue, et de quelle façon chacun est endiablé à me croire habile homme. On me vient chercher de tous côtés ; et, si les choses vont toujours de même, je suis d’avis de m’en tenir toute la vie à la médecine. Je trouve que c’est le métier le meilleur de tous ; car, soit qu’on fasse bien, ou soit qu’on fasse mal, on est toujours payé de même sorte. La méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos ; et nous taillons comme il nous plaît sur l’étoffe où nous travaillons. Un cordonnier, en faisant des souliers, ne sauroit gâter un morceau de cuir qu’il n’en paie les pots cassés ; mais ici l’on peut gâter un homme sans qu’il en coûte rien. Les bévues ne sont point pour nous, et c’est toujours la faute de celui qui meurt. Enfin le bon de cette profession est qu’il y a parmi les morts une honnêteté, une discrétion la plus grande du monde ; et jamais on n’en voit se plaindre du médecin qui l’a tué[1]
Il est vrai que les morts sont fort honnêtes gens sur cette matière.
Voilà des gens qui ont la mine de me venir consulter, (à Léandre.) Allez toujours m’attendre auprès du logis de votre maîtresse.
Scène II
Monsieu, je venons vous charcher, mon fils Perrin et moi.
Qu’y a-t-il ?
Sa pauvre mère, qui a nom Parrette, est dans un lit malade il y a six mois.
Que voulez-vous que j’y fasse ?
Je voudrions, monsieu, que vous nous baillissiez queuque petite drôlerie pour la garir.
Il faut voir de quoi est-ce qu’elle est malade.
Alle est malade d’hypocrisie, monsieu.
D’hypocrisie ?
Oui, c’est-à-dire qu’aile est enflée partout ; et l’an dit que c’est quantité de sériosités qu’alle a dans le corps, et que son foie, son ventre, ou sa rate, comme vous voudrois l’appeler, au glieu de faire du sang, ne fait plus que de l’iau. Alle a, de deux jours l’un, la fièvre quotiguienne, avec des
lassitudes et des douleurs dans les mufles des jambes. On entend dans sa gorge des fleumes qui sont tout prêts à l’étouffer ; et parfois il li prend des syncoles et des conversions, que je crayons qu’alle est passée. J’avons dans notre village un apothicaire, révérence parler, qui li a donné je ne sais combien d’histoires ; et il m’en coûte plus d’eune douzaine de bons écus en lavements, ne v’s en déplaise, en aposthumes qu’on li a fait prendre, en infections de jacinthe, et en portions cordales. Mais tout ça, comme dit l’autre, n’a été que de l’onguent miton-mitaine. Il veloit li bailler d’eune certaine drogue que l’on appelle du vin amétile ; mais j’ai-z-eu peur franchement que ça l’envoyît a patres ; et l’an dit que ces gros médecins tuont je ne sais combien de monde avec cette invention-là.
Venons au fait, mon ami, venons au fait.
Le fait est, monsieu, que je venons vous prier de nous dire ce qu’il faut que je fassions.
Je ne vous entends point du tout.
Monsieu, ma mère est malade ; et v’là deux écus que je vous apportons pour nous bailler queuque remède.
Ah ! je vous entends, vous. Voilà un garçon qui parle clairement, et qui s’explique comme il faut. Vous dites que votre mère est malade d’hydropisie, qu’elle est enflée par tout le corps, qu’elle a la fièvre, avec des douleurs dans les jambes, et qu’il lui prend parfois des syncopes et des convulsions, c’est-à-dire des évanouissements ?
Hé ! oui, monsieu, c’est justement ça.
J’ai compris d’abord vos paroles. Vous avez un père qui ne sait ce qu’il dit. Maintenant vous me demandez un remède ?
Oui, monsieu.
Un remède pour la guérir ?
C’est comme je l’entendons.
Tenez, voilà un morceau de fromage qu’il faut que vous lui fassiez prendre.
Du fromage, monsieu ?
Oui, c’est un fromage préparé, où il entre de l’or, du corail et des perles, et quantité d’autres choses précieuses.
Monsieu, je vous sommes bien obligés ; et j’allons li faire prendre ça tout à l’heure.
Allez. Si elle meurt, ne manquez pas de la faire enterrer du mieux que vous pourrez.
Scène III
Voici la belle nourrice. Ah ! nourrice de mon cœur, je suis ravi de cette rencontre ; et votre vue est la rhubarbe, la casse, et le séné, qui purgent toute la mélancolie de mon ame.
Par ma figue, monsieu le médecin, ça est trop bian dit pour moi, et je n’entends rian à tout votre latin.
Devenez malade, nourrice, je vous prie ; devenez malade pour l’amour de moi. J’aurois toutes les joies du monde de vous guérir.
Je sis votre sarvante ; j’aime bian mieux qu’an ne me garisse pas.
Que je vous plains, belle nourrice, d’avoir un mari jaloux et fâcheux comme celui que vous avez !
Que velez-vous, monsieu ? C’est pour la pénitence de mes fautes ; et là où la chèvre est liée, il faut bian qu’aile y broute.
Comment ! un rustre comme cela ! un homme qui vous observe toujours, et ne veut pas que personne vous parle !
Hélas ! vous n’avez rian vu encore ; et ce n’est qu’un petit échantillon de sa mauvaise humeur.
Est-il possible ? et qu’un homme ait l’ame assez basse pour maltraiter une personne comme vous ? Ah ! que j’en sais, belle nourrice, et qui ne sont pas loin d’ici, qui se tiendroient heureux de baiser seulement les petits bouts de vos petons ! Pourquoi faut-il qu’une personne si bien faite soit tombée en de telles mains ! et qu’un franc animal, un brutal, un stupide, un sot… pardonnez-moi, nourrice, si je parle ainsi de votre mari…
Hé ! monsieu, je sais bian qu’il mérite tous ces noms-là.
Oui, sans doute, nourrice, il les mérite ; et il mériteroit encore que vous lui missiez quelque chose sur la tête, pour le punir des soupçons qu’il a.
Il est bian vrai que si je n’avois devant les yeux que son intérêt, il pourroit m’obliger à queuque étrange chose.
Ma foi, vous ne feriez pas mal de vous venger de lui avec quelqu’un. C’est un homme, je vous le dis, qui mérite bien cela ; et, si j’étois assez heureux, belle nourrice, pour être choisi pour… (Dans le temps que Sganarelle tend les bras pour embrasser Jacqueline, Lucas passe sa tête par dessous, et se met entre eux deux. Sganarelle et Jacqueline regardent Lucas, et sortent chacun de leur côté, mais le médecin d’une manière fort plaisante.)
Scène IV
Holà ! Lucas, n’as-tu point vu ici notre médecin ?
Et oui, de par tous les diantres, je l’ai vu, et ma femme aussi.
Où est-ce donc qu’il peut être ?
Je ne sais ; mais je voudrois qu’il fût à tous les guèbles.
Va-t’en voir un peu ce que fait ma fille ?
Scène V
Ah ! monsieur, je demandois où vous étiez.
Je m’étois amusé dans votre cour à expulser le superflu de la boisson. Comment se porte la malade ?
Un peu plus mal depuis votre remède.
Tant mieux ; c’est signe qu’il opère.
Oui ; mais en opérant, je crains qu’il ne l’étouffe
Ne vous mettez pas en peine ; j’ai des remèdes qui se moquent de tout, et je l’attends à l’agonie.
Qui est cet homme-là que vous amenez ?
C’est…
Quoi ?
Celui…
Hé !
Qui…
Je vous entends.
Votre fille en aura besoin.
Scène VI
Monsieu, v’là votre fille qui veut un peu marcher.
Cela lui fera du bien. Allez-vous-en, monsieur l’apothicaire, tâter un peu son pouls, afin que je raisonne tantôt avec vous de sa maladie.
- (En cet endroit, il tire Géronte à un bout du théâtre, et, lui passant un bras sur les épaules, lui rabat la main sous le menton, avec laquelle il le fait retourner vers lui lorsqu’il veut regarder ce que sa fille et l’apothicaire font ensemble, lui tenant cependant le discours suivant pour l’amuser.)
Monsieur, c’est une grande et subtile question entre les docteurs, de savoir si les femmes sont plus faciles à guérir que les hommes. Je vous prie d’écouter ceci, s’il vous plaît. Les uns disent que non, les autres disent que oui : et moi je dis que oui et non ; d’autant que l’incongruité des humeurs opaques, qui se rencontrent au tempérament naturel des femmes, étant cause que la partie brutale veut toujours prendre empire sur la sensitive, on voit que l’inégalité de leurs opinions dépend du mouvement oblique du cercle de la lune ; et comme le soleil, qui darde ses rayons sur la concavité de la terre, trouve…
Non, je ne suis point du tout capable de changer de sentiment.
Voilà ma fille qui parle ! ô grande vertu du remède ! ô admirable médecin ! Que je vous suis obligé, monsieur, de cette guérison merveilleuse ! et que puis-je faire pour vous après un tel service ?
Voilà une maladie qui m’a bien donné de la peine !
Oui, mon père, j’ai recouvré la parole ; mais je l’ai recouvrée pour vous dire que je n’aurai jamais d’autre époux que Léandre, et que c’est inutilement que vous voulez me donner Horace.
Mais…
Rien n’est capable d’ébranler la résolution que j’ai prise.
Quoi !
Vous m’opposerez en vain de belles raisons.
Si…
Tous vos discours ne serviront de rien.
Je…
C’est une chose où je suis déterminée.
Mais…
Il n’est puissance paternelle qui me puisse obliger à me marier malgré moi.
J’ai…
Vous avez beau faire tous vos efforts.
Il…
Mon cœur ne sauroit se soumettre à cette tyrannie.
La…
Et je me jetterai plutôt dans un couvent que d’épouser un homme que je n’aime point.
Mais…
Non. En aucune façon. Point d’affaires. Vous perdez le temps. Je n’en ferai rien. Cela est résolu.
Ah ! quelle impétuosité de paroles ! Il n’y a pas moyen d’y résister. (à Sganarelle.) Monsieur, je vous prie de la faire redevenir muette.
C’est une chose qui m’est impossible. Tout ce que je puis faire pour votre service est de vous rendre sourd, si vous voulez[2]
Je vous remercie. (à Lucinde.) Penses-tu donc…
Non, toutes vos raisons ne gagneront rien sur mon ame.
Tu épouseras Horace dès ce soir.
J’épouserai plutôt la mort.
Mon Dieu ! arrêtez-vous, laissez-moi médicamenter cette affaire ; c’est une maladie qui la tient, et je sais le remède qu’il y faut apporter.
Seroit-il possible, monsieur, que vous pussiez aussi guérir cette maladie d’esprit ?
Oui ; laissez-moi faire, j’ai des remèdes pour tout ; et notre apothicaire nous servira pour cette cure, (à Léandre.) Un mot. Vous voyez que l’ardeur qu’elle a pour ce Léandre est tout à fait contraire aux volontés du père ; qu’il n’y a point de temps à perdre ; que les humeurs sont fort aigries ; et qu’il est nécessaire de trouver promptement un remède à ce mal, qui pourroit empirer par le retardement. Pour moi, je n’y en vois qu’un seul, qui est une prise de fuite purgative, que vous mêlerez comme il faut avec deux dragmes de matrimonium en pilules. Peut-être fera-t-elle quelque difficulté à prendre ce remède : mais comme vous êtes habile homme dans votre métier, c’est à vous de l’y résoudre, et de lui faire avaler la chose du mieux que vous pourrez. Allez-vous-en lui faire faire un petit tour de jardin, afin de préparer les humeurs, tandis que j’entretiendrai ici son père ; mais surtout ne perdez point de temps. Au remède, vitel au remède spécifique !
Scène VII
Quelles drogues, monsieur, sont celles que vous venez de dire ? il me semble que je ne les ai jamais ouï nommer.
Ce sont drogues dont on se sert dans les nécessités urgentes.
Avez-vous jamais vu une insolence pareille à la sienne ?
Les filles sont quelquefois un peu têtues.
Vous ne sauriez croire comme elle est affolée de ce Léandre.
La chaleur du sang fait cela dans les jeunes esprits.
Pour moi, dès que j’ai eu découvert la violence de cet amour, j’ai su tenir toujours ma fille renfermée.
Vous avez fait sagement.
Et j’ai bien empêché qu’ils n’aient eu communication ensemble.
Fort bien.
Il seroit arrivé quelque folie, si j’avois souffert qu’ils se fussent vus.
Sans doute.
Et je crois qu’elle auroit été fille à s’en aller avec lui.
C’est prudemment raisonné.
On m’avertit qu’il fait tous ses efforts pour lui parler.
Quel drôle !
Mais il perdra son temps.
Ah ! ah !
Et j’empêcherai bien qu’il ne la voie.
Il n’a pas affaire à un sot, et vous savez des rubriques qu’il ne sait pas. Plus fin que vous n’est pas bête.
Scène VIII
Ah ! palsanguenne, monsieu, vaici bian du tintamarre ; votre fille s’en est enfuie avec son Liandre. C’étoit lui qui étoit l’apothicaire ; et v’là monsieu le médecin qui a fait cette belle opération-là.
Comment ! m’assassiner de la façon ! Allons, un commissaire, et qu’on empêche qu’il ne sorte. Ah ! traître, je vous ferai punir par la justice.
Ah ! par ma fi, monsieu le médecin, vous serez pendu : bougez de là seulement.
Scène IX
Ah ! mon Dieu ! que j’ai eu de peine à trouver ce logis Dites-moi un peu des nouvelles du médecin que je vous ai donné.
Le v’là qui va être pendu.
Quoi ! mon mari pendu ! Hélas ! et qu’a-t-il fait pour cela ?
Il a fait enlever la fille de notre maître.
Hélas ! mon cher mari, est-il bien vrai qu’on te va pendre ?
Tu vois. Ah !
Faut-il que tu te laisses mourir en présence de tant de gens ?
Que veux-tu que j’y fasse ?
Encore, si tu avois achevé de couper notre bois, je prendrois quelque consolation.
Retire-toi de là, tu me fends le cœur.
Non, je veux demeurer pour t’encourager à la mort ; et je ne te quitterai point que je ne t’aie vu pendu.
Ah !
Scène X
Le commissaire viendra bientôt, et l’on s’en va vous mettre en lieu où l’on me répondra de vous.
Hélas ! cela ne se peut-il point changer en quelques coups de bâton ?
Non, non ; la justice en ordonnera. Mais que vois-je ?
Scène XI
Monsieur, je tiens faire paroître Léandre à vos yeux, et remettre Lucinde en votre pouvoir. Nous avons eu dessein de prendre la fuite nous deux, et de nous aller marier ensemble ; mais cette entreprise a fait place à un procédé plus honnête. Je ne prétends point vous voler votre fille, et ce n’est que de votre main que je veux la recevoir. Ce que je vous dirai, monsieur, c’est que je viens tout à l’heure de recevoir des lettres par où j’apprends que mon oncle est mort, et que je suis héritier de tous ses biens.
Monsieur, votre vertu m’est tout à fait considérable, et je vous donne ma fille avec la plus grande joie du monde.
La médecine l’a échappé belle !
Puisque tu ne seras point pendu, rends-moi grâce d’être médecin, car c’est moi qui t’ai procuré cet honneur.
Oui ! c’est toi qui m’as procuré je ne sais combien de coups de bâton.
L’effet en est trop beau pour en garder du ressentiment.
Soit. (à Martine.) Je te pardonne ces coups de bâton en faveur de la dignité où tu m’as élevé : mais prépare-toi désormais à vivre dans un grand respect avec un homme de ma conséquence, et songe que la colère d’un médecin est plus à craindre qu’on ne peut croire.
- ↑ Ce passage est imité d’un nouvelle de Cervantes, intitulée le Licencié de Vidriera. « Le juge, y est-il dit, peut violer la justice ou la retarder ; l’avoca peut, par intérêt, soutenir une mauvaise cause ; le marchand peut nous atrapper notre argent ; enfin toutes les personnes avec lesquelles la nécessité nous force de traiter peuvent nous faire quelque tort, mais aucune ne peut nous ôter impunément la vie. Les médecins seuls ont ce droit ; ils peuvent nous tuer sans crainte, sans employer d’autres armes que leurs remèdes ; leurs bévues ne se découvrent jamais, parce qu’au moment même la terre les cache et les fait oublier » (Petitot.)
- ↑ Plusieurs traits de cette scene rappellent le passage suivant de Rabelais : « Je ne vous avois oncques puis veu que jouastes à Montepellier avec nos antiques amys la morale et comedie de celui qui avoit espousé une femme muette. Le bon mari voulut qu’elle parlast. Elle parla par l’art du medecin et du chirurgien, qui lui coupère une encyliglotte qu’elle avoit sous la langue. La parole recouvrée, elle parla tant et tant que son mari retourna au medecin pour remede de la faire taire. Le medecin respondit, en son art, bien avoir des remedes pour faire parler les femmes, n’en avoir pour les faire taire. Remede unique estre surdité du mary contre cestuy interminable parlement de femme. Le paillard devint sourd, par ne sçais quels charmes qu’ils feirent. Puis le medecin demandant son salaire, le mary respondit qu’il estoit vraiment sourd, et qu’il n’entendoit sa demande. Je ne ris oncques tant que je lus à ce patellinage. »