Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Edito Service (p. 49-60).

4

Ce qui m’advint ensuite, sur le chasseur de phoques Fantôme, tandis que je m’efforçais de m’adapter de mon mieux à mon nouveau métier, n’est qu’humiliations et souffrances.

Le cuisinier, que les hommes de l’équipage appelaient « le Docteur », les chasseurs « Tommy » et Loup Larsen « Cuistot », avait immédiatement changé d’attitude envers moi.

Comme j’étais rabaissé au rang de simple mousse, Mugridge me fit tout de suite sentir la différence de situation qui nous séparait. Autant, auparavant, il s’était montré à mon égard servile et rampant, autant il devint agressif et autoritaire. Je n’étais plus le parfait gentleman à la peau douce comme celle d’une femme, mais un inférieur, parfaitement indigne.

Il émit la prétention scandaleuse d’être appelé par moi « Monsieur Mugridge » et sa conduite, pendant qu’il me mettait au courant de mon service, fut odieuse et intolérable.

En dehors de l’entretien de la cabine du capitaine, je devais aider le coq dans sa cuisine.

Mon ignorance complète dans l’art d’éplucher les pommes de terre et de laver la vaisselle fut, pour lui, une source intarissable de sarcasmes. Il se refusait à tenir le moindre compte de ce que j’étais hier et de mes capacités, qui étaient tout autres. S’il m’avait été, dès les premiers instants, simplement antipathique, avant la fin de cette même journée je l’avais pris en haine, comme jamais, jusque-là, je n’avais haï personne.

L’état agité de la mer me rendit ce premier jour plus pénible encore. La goélette, qui naviguait « tout ris pris » — terme que je ne devais, parmi tant d’autres, apprendre que plus tard — n’arrêtait pas de plonger car, aux dires de Mugridge, il faisait une « foutue brise ».

À cinq heures et demie, sous la direction de mon mentor, je mis la table dans le carré où s’ouvraient la cabine du capitaine et celle du second, et qui servait de salle à manger à Loup Larsen et aux chasseurs de phoques. Puis je retournai à la cuisine chercher le thé et les vivres.

Ce qui se passa ensuite, je ne suis pas près de l’oublier.

— Fais gaffe, si tu ne veux pas recevoir une douche ! me recommanda Mugridge, comme je quittais la cuisine avec une grosse théière dans une main et, dans le creux de l’autre bras, plusieurs pains.

Un des chasseurs, un grand diable aux gestes mous, nommé Henderson, sortait au même moment du poste d’arrière, où lui et ses camarades étaient logés. Loup Larsen se tenait sur la poupe, son éternel cigare aux lèvres.

— Tiens ! En voici une qui approche ! Agrippe-toi ! me cria le coq.

Je m’arrêtai net, sans comprendre de quoi il s’agissait, et je vis la porte de la cuisine se refermer en claquant, tandis qu’Henderson, sautant comme un chat dans les haubans, alla se percher en un clin d’œil au-dessus de ma tête.

Alors seulement j’aperçus une vague énorme, qui arrivait en roulant et écumant, et dont la hauteur dépassait de beaucoup le pont du navire.

Je me trouvai juste en dessous. Mais j’étais si peu accoutumé à la vie de bord que mon esprit tarda à fonctionner. Je compris que j’étais en danger, et ce fut tout. Je restai immobile et apeuré.

— Mais cramponnez-vous à n’importe quoi, Hump ! me cria Loup Larsen.

Je m’élançais vers le gréement, où j’aurais pu facilement m’accrocher. Mais il était trop tard. Je me trouvai pris dans l’écroulement du mur liquide. Mes impressions, de cet instant, sont assez confuses. J’avais été balayé et, la tête sous l’eau, j’étais en train de me noyer.

Je roulais sur moi-même, emporté par le courant, je ne sais où. À plusieurs reprises, je me heurtai durement à divers obstacles. Je reçus notamment un coup violent au genou droit. Après quoi, le niveau de l’eau parut soudain baisser et, de nouveau, je respirai l’air pur.

Je me relevai tant bien que mal. Mais mon genou me faisait terriblement souffrir et je n’osais m’y appuyer de tout mon poids. Sans aucun doute, j’avais la jambe cassée.

Je n’avais pas encore repris complètement mes esprits que déjà le cuisinier avait reparu à la porte de son antre et me hurlait :

— Eh bien, quoi, espèce d’andouille ? Tu ne vas pas rester là jusqu’à demain, non ? Où est la théière ? Tu l’as laissée partir par-dessus bord… Si tu t’étais cassé le cou, tu l’aurais pas volé.

La grosse théière était toujours dans ma main et je ne l’avais pas lâchée. Mais elle était vide. Je boitai jusqu’à la cuisine et la donnai au coq, qui flamba d’une indignation feinte ou réelle.

— Non, mais à quoi t’es bon, abruti ? Je voudrais bien le savoir ! Oui, à quoi t’es bon. Pas même foutu de porter une théière sans la renverser… Va falloir que je refasse bouillir de l’eau.

Comme je faisais une grimace de douleur le coq réitéra, avec une fureur redoublée :

— Tu chiales, à présent ? Parce que tu t’es fait mal à ta pauvre petite jambe, pauvre petit chéri à sa mémère !

Non, je ne pleurais pas. Mais je serrai les dents et fis appel à toute mon énergie pour reprendre la théière dès que le cuisinier l’eut à nouveau remplie et, clopin-clopant, je la portai de la cuisine au carré, sans autre accident.

De ma mésaventure, je conservai deux souvenirs désagréables : une rotule endommagée, qui ne fut pas soignée et dont je souffris pendant plusieurs mois, et le sobriquet de « Hump[1] » que Loup Larsen m’avait lancé de la poupe.

De ce jour, à l’avant comme à l’arrière, je ne fus plus connu que sous ce nom, qui devint partie intégrante de ma personne. Je m’identifiai moi-même à lui et me pris réellement pour Hump, comme si je n’avais jamais cessé de l’être.

Ce n’était pas une besogne facile que de servir proprement la table où étaient assis Loup Larsen, Johansen et les six chasseurs de phoques.

La pièce était étroite et les soubresauts du navire rendaient plus malaisé encore de circuler autour de cette table, comme j’y étais contraint.

Mais ce qui surtout me démontait, c’était l’absence totale de sympathie des gens que je servais. Sous mes vêtements trempés, je sentais mon genou s’enfler toujours davantage et ma souffrance était si lancinante que j’étais, à chaque instant, sur le point de m’évanouir. Je jetais un regard sur une glace accrochée au mur, chaque fois que je passais devant, et je voyais, avec un effroi sans cesse renouvelé, s’y refléter mon visage blême et fantomatique.

Les convives ne pouvaient pas ne pas voir, eux aussi, la douleur que j’endurais. Mais pas un ne parut y prendre garde et personne n’eut, à mon adresse, le moindre mot de compassion.

Si bien qu’une heure après, comme j’étais à la cuisine en train de laver les assiettes, je fus presque reconnaissant à Loup Larsen, qui entra pour me dire :

— Hump, ne vous tracassez pas pour si peu… Vous guérirez avec le temps. Et même si vous restez un peu infirme, vous aurez au moins appris à marcher.

Il se tut et reprit, au bout d’une seconde :

— C’est là, je crois, ce que vous appelleriez un paradoxe, non ?

Je fis, de la tête, un signe affirmatif et ajoutai le fatidique :

— Oui, capitaine.

Il en parut enchanté et ajouta :

— Vous vous y connaissez, question littérature, n’est-ce pas ? Allons, tant mieux. Ça me permettra, parfois, de bavarder un peu avec vous.

Cela dit, il me tourna le dos et remonta sur le pont.

Le soir venu, lorsque j’en eus fini avec mon interminable tâche, on m’envoya coucher dans le poste d’arrière, en compagnie des chasseurs de phoques. Une couchette m’y avait été réservée. Ce fut un bonheur pour moi d’être enfin délivré de la détestable présence du coq et de me dire que j’allais enfin pouvoir m’allonger.

À ma grande surprise, mes vêtements avaient, à la suite de ma dernière douche, séché complètement sur moi. Apparemment, je n’avais pas pris froid, pas plus qu’après mon immersion prolongée, qui avait résulté du naufrage du Martinez.

En temps ordinaire, après tant de tribulations, j’aurais gardé le lit pour huit jours, étendu sur le dos, avec une infirmière diplômée à mon chevet et le concours d’un chirurgien.

Car l’état de mon genou m’inquiétait toujours beaucoup. Autant que j’en pouvais juger, la rotule semblait déboîtée, ce qui provoquait l’enflure. Assis sur ma couchette, j’examinai ma jambe. Les six chasseurs de phoques fumaient et parlaient à voix haute.

Henderson vint vers moi et jeta un coup d’œil sur ma blessure.

— C’est plutôt moche, dit-il en guise de commentaire. Bande-moi ça avec un chiffon et ça ira mieux.

Et ce fut tout. Pour être juste, je dois reconnaître que les hommes qui m’entouraient, s’ils étaient insensibles à ma souffrance, ne l’étaient pas moins, le cas échéant, à la leur. Affaire d’accoutumance, j’imagine. Et moins de nerfs, d’autre part. Les gens plus délicats et plus subtils souffrent, d’une blessure, deux et trois fois plus que des êtres plus primitifs et plus rudes.

Malgré mon extrême fatigue, qui confinait à l’épuisement, mon genou m’empêcha de dormir. Tout ce à quoi je réussis, ce fut à me retenir de gémir tout haut.

Si je m’étais trouvé chez moi, je ne m’en serais pas privé. Mais mon nouvel entourage exigeait de ma part, sur ce chapitre, une retenue obligatoire. Ces hommes étaient stoïques, aux heures graves, et puérils dans les petites choses. Je me souviens d’avoir vu un dénommé Kerfoot, au cours de la traversée, perdre un doigt, qui fut écrasé et réduit en bouillie, sans un murmure, sans une contraction du visage.

Et je vis, à plusieurs reprises, le même homme se laisser emporter, pour des bagatelles, à des colères terribles.

Ce soir-là, il vociférait, gesticulait, et jurait comme un païen, pour un désaccord entre lui et un autre chasseur. Il s’agissait de savoir si les phoques nagent d’instinct, dès leur naissance.

Son contradicteur, un certain Latimer, un Yankee efflanqué, aux petits yeux rusés, affirmait que si les mères phoques ne mettent jamais bas qu’à terre, c’est précisément parce que leurs petits mourraient noyés. Les mères doivent leur enseigner à nager, comme les oiseaux apprennent le vol à leurs couvées.

Les quatre autres chasseurs, accoudés sur la table ou déjà étendus dans leurs couchettes, écoutaient attentivement la discussion. Ils y prenaient part, par moments, avec une ardeur égale à celle des deux antagonistes. Parfois, les six hommes parlaient tous ensemble. Si bien que dans l’espace étroit où nous étions enfermés, leurs voix déferlaient en vagues sonores, pareilles aux roulements du tonnerre.

Le mode de raisonnement de ces hommes était plus puéril encore que le sujet du débat. Pas la moindre logique. Ils se contentaient d’affirmer et de supposer, de proclamer solennellement, et très haut, leur manière de voir. Ils prouvaient qu’un bébé phoque savait ou ne savait pas nager, en criant plus fort que leur interlocuteur, en se montrant plus agressifs, en invoquant leur nationalité et le bon sens. La réfutation usait d’arguments identiques, tout aussi concluants.

Tels étaient les êtres parmi lesquels le hasard m’avait jeté. On les jugera mieux, après ces échantillons de leur mentalité. Intellectuellement, c’étaient des enfants, habitant des corps d’hommes faits.

Ils fumaient, fumaient sans répit un tabac bon marché, âcre et nauséabond, qui me donnait des nausées.

La fumée alourdissait et obscurcissait l’atmosphère. Jointe aux mouvements violents du bateau qui continuait à lutter contre la bourrasque, elle m’aurait valu un mal de mer bien conditionné, si j’avais été sujet à cette infirmité. Je n’en avais pas moins le cœur à deux doigts des lèvres.

Je m’étais allongé dans ma couchette et m’étais repris à méditer sur le sort odieux qui s’abattait sur moi. Comment, moi, Humphrey Van Weyden, un dilettante de la plume réputé pour sa compétence artistique et littéraire, pouvais-je bien me trouver, à cette heure, incorporé à l’équipage d’une goélette armée pour la chasse aux phoques ? Mousse ! J’étais passé mousse !

Jamais je ne m’étais sérieusement adonné aux travaux manuels. J’avais toujours mené une existence sédentaire et placide, comme il convient à un homme d’étude, qui a derrière lui de bonnes et solides rentes.

J’avais toujours boudé tous les sports athlétiques et, dès mon enfance, mon père m’appelait un rat de bibliothèque. Une seule fois, je m’étais joint à quelques amis, pour faire du camping. Au bout de quelques jours, j’avais planté là la compagnie, préférant revenir au confort de mon intérieur et à la douceur de mon lit.

Et maintenant j’avais devant moi la monotone perspective de tables à servir, de pommes de terre à peler et de vaisselle à laver !

Aurais-je la force nécessaire pour supporter une pareille vie ? J’étais, à vrai dire, d’une bonne constitution. Tous les médecins me l’avaient affirmé. Mais je n’avais jamais développé mes muscles. Les mêmes médecins m’avaient, maintes fois, reproché de mépriser la culture physique. J’avais ri de leurs conseils, préférant, au développement de mon corps, celui de mon esprit. Fâcheuse préparation à l’existence qui m’attendait.

Ce ne sont là que quelques-unes des réflexions qui me traversaient le cerveau. Et ce que j’en dis est pour me justifier des maladresses auxquelles j’étais exposé dans mon nouveau rôle.

Je songeais aussi à ma mère et à mes sœurs, et je m’imaginais facilement leur chagrin. Je comptais, à n’en pas douter, parmi les disparus de la catastrophe du Martinez, et mon corps était porté comme n’ayant pas été retrouvé.

Je voyais, de ma couchette, les titres des journaux. Les membres, mes confrères, du Club de l’Université et du Club du Bibelot, hochaient tristement la tête, en se disant de l’un à l’autre : « Le pauvre bougre ! »

Et m’apparaissait encore Charley Furuseth, la dernière personne à qui j’avais parlé avant mon départ, étendu mélancoliquement, en robe de chambre, sur sa chaise longue, près de sa fenêtre. Il se reprochait amèrement d’avoir été la cause involontaire de mon malheur…

Mais, violemment secoué, le Fantôme plongeait, franchissait des vagues, hautes comme des montagnes, puis retombait dans les vallées écumeuses et continuait à se frayer sa route au cœur du Pacifique, avec moi à son bord.

De ma couchette, je pouvais entendre, en sourdine, le vent mugir au-dessus de moi. De temps à autre, je percevais des pas qui résonnaient sur le pont. Ce n’étaient, de tous côtés, que craquements incessants. Toutes les boiseries et toute l’ossature du navire grondaient, criaient et geignaient sur tous les tons.

Les chasseurs de phoques poursuivaient leur discussion et grognaient tels des êtres hybrides à moitié hommes et à moitié amphibies. L’air s’emplissait de leurs jurons et de leurs obscénités. Sous la lueur jaunâtre et lugubre des lampes à huile, accrochées au plafond, qui suivaient les oscillations du navire, j’apercevais leurs faces rouges et convulsées, déformées par la pénombre.

À travers les nuages fumeux du tabac, les couchettes pratiquées dans la cloison ressemblaient à des réduits d’animaux dans une ménagerie. Cirés et bottes de mer pendaient çà et là, fusils et carabines étaient rangés dans les râteliers. Le tout formait une ambiance digne des boucaniers et des pirates de jadis.

Mon imagination battait la campagne, sans que je pusse réussir à trouver le sommeil. C’était une longue nuit, fastidieuse, incommensurable.


  1. Diminutif de Humphrey, prénom du personnage, signifie également « bosse ». D’où le calembour : « Le tordu. »