Texte établi par Victor Palmé Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 45-52).

V

LE CREUX D’UN CHÊNE


Au centre de la Fosse-aux-Loups s’élevait un chêne de dimensions colossales. Il étageait ses hautes et noueuses racines sur le plan incliné de la rampe ; ses branches, grosses comme des arbres ordinaires, radiaient en tous sens et formaient en quelque sorte la clef de la voûte de verdure qui recouvrait cette partie du ravin.

Il courait dans le pays sur cet arbre géant et sur les deux tours qui couronnaient la rampe méridionale du ravin divers bruits traditionnels. On disait, entre autres choses, que l’arbre s’élevait directement au-dessus d’un vaste souterrain dont l’entrée devait se trouver dans les fondations de l’une des deux tours, ou bien encore sur le versant opposé de la montée, au milieu des tranchées et pans de murailles dont nous avons parlé.

Personne, et c’est bien là le caractère propre de l’apathie bretonne, n’avait songé jamais à vérifier cet on-dit ; à cause de cela, tout le monde était persuadé de son exactitude.

Les opinions étaient seulement partagées sur l’origine de ces souterrains, que, de mémoire d’homme, nul n’avait explorés. Les uns prétendaient que c’étaient tout simplement d’anciens puits d’où l’on retirait autrefois du minerai de fer ; les autres, repoussant cette hypothèse trop simple, affirmaient que ces caves sans limites couraient en tous sens sous la forêt et rejoignaient celles du manoir de Boüexis, où la tradition plaçait un des centres de résistance au contrat d’Union, du temps de la bonne duchesse Anne, cette princesse si populaire en Bretagne, dont les actes sont maudits et dont la mémoire est adorée.

Dans cette seconde hypothèse, le souterrain aurait été un refuge ou un lieu d’assemblée pour les premiers conjurés qui, dans la Haute-Bretagne, portèrent le nom de Frères bretons, sous le règne de Louis XII.

Quoi qu’il en soit, quiconque eût douté de l’existence de ces caves aurait été regardé comme un ignorant ou un insensé.

Aucune trace n’accusait néanmoins leur voisinage, et il fallait qu’elles fussent situées à une grande profondeur, car le chêne atteignait presque le fond du ravin, et ses racines devaient percer au loin le sol.

La circonférence du tronc était énorme, et bien que nul signe de décrépitude ne se montrât dans son vivace feuillage, le vieil arbre, complètement dépourvu de moelle et de cœur, ne se soutenait plus que par l’aubier et l’écorce.

Deux larges trous donnaient passage à l’intérieur, qui formait une véritable salle où dix hommes auraient pu s’asseoir à l’aise.

Ce fut au pied de ce chêne que M. de la Tremlays rejoignit son écuyer.

Nicolas Treml était soucieux. Les pensées qui se pressaient dans son cœur se reflétaient sur son austère visage. Jude était vêtu et armé comme pour un long voyage. À l’approche de son maître, il se leva et montra du doigt le coffret de fer.

— C’est bien, dit Nicolas Treml.

Il se mit à genoux près du coffret dont il fit jouer la serrure. Puis, tirant de son sein le parchemin signé par Hervé de Vaunoy, il le cacha sous les pièces d’or.

— Comme cela, murmurait-il en renfermant le coffre, pauvres ou riches, les Treml pourront réclamer leur héritage, et la trahison sera vaincue… si trahison il y a.

Jude ne comprenait point et demeurait immobile, prêt à exécuter un ordre, quel qu’il fût, mais ne se souciant point de le devancer.

Jude était un homme de robuste taille et de visage durement accentué. Ses pommettes anguleuses saillaient brusquement hors du contour de sa joue et donnaient à ses traits ce caractère de rudesse que présente souvent le type breton.

Il portait les cheveux longs et sa barbe grisonnante s’enroulait en épais collier autour de son cou.

Son costume, de même que celui de M. Nicolas, eût été fort à la mode cent ans auparavant, et, à la longueur démesurée de sa rapière à garde de fer, on pouvait croire que le temps des chevaliers errants et des hauberts d’acier n’était point passé depuis des siècles.

C’est que, en Bretagne, le temps ne vole point, il marche ; ses ailes se détrempent et s’alourdissent au brumeux contact de l’atmosphère armoricaine. Les coutumes enchérissent sur le temps ; elles restent immobiles. Il y a encore, au moment où nous écrivons ces lignes, entre Paris et telle ville du pays de Léon, de la Cornouaille ou de l’évêché de Rennes, la même distance qui existe entre le Moyen Âge et notre ère, entre la résine et le gaz, entre le coche et la vapeur, — mais aussi entre la croyance et le doute, entre la poésie et la prose, entre les flèches à jour d’une cathédrale et les toits bâtards des temples de l’argent.

Au moral, Jude était une de ces honnêtes natures façonnées à la soumission passive, et qui ont, dès l’enfance, inféodé leur vouloir à une volonté suzeraine. Jude obéissait ; c’était son rôle et sa vocation ; mais son obéissance était dévouement et non point servilité. On ne conçoit plus guère de nos jours ces contrats tacites et irrévocables qui faisaient du maître et du serviteur un seul tout, possédant deux forces d’hommes au service d’une volonté unique.

Domesticité emporte l’idée d’abjection, et, juste ou non, cette idée pèse sur toute une classe de notre société ; mais, à ces époques où le vasselage organisé remontait du serf au souverain par tous les échelons d’un système complet et sans lacunes, le valet était à son seigneur ce que son seigneur était au roi. Il y avait proportion, par conséquent comparaison, et toute comparaison exclut le dédain.

En des temps plus éloignés de nous et lorsque la chevalerie était encore une vérité, les fils de preux ne chaussaient point les éperons de plein droit ; il leur fallait porter la lance d’autrui avant de mettre une devise à leur écu, et c’était par les épreuves d’une domesticité véritable qu’ils devaient passer pour arriver au titre le plus splendide dont jamais vaillant homme ait été revêtu : celui de chevalier.

Or, comme nous l’avons dit, les mœurs sont stationnaires en Bretagne et les souvenirs vivaces. Au commencement du siècle qui vit compiler l’encyclopédie et dressa un piédestal à Voltaire, les rites féodaux n’étaient point oubliés en Bretagne, au « pays des pierres et des mers ». Les gentilshommes, qui ne perdaient jamais de vue les cheminées de leurs manoirs, n’avaient pu changer de peau au contact des idées nouvelles. Les vassaux étaient des vassaux dans toute la force du mot, c’est-à-dire des termes de la grande progression féodale.

Les valets étaient des « petits vassaux » [1].

On ne doit point s’étonner si nous faisons une différence entre Jude et un serviteur à gages de notre époque. Nous restons dans la vérité. Jude tout disposé qu’il était à obéir passivement et sans discussion, gardait entière sa dignité d’homme. Son obéissance avait la même source, sinon la même portée, que le dévouement d’un haut baron à la personne du roi.

Lorsque M. de la Tremlays eut refermé le coffret à double tour, il jeta autour de lui un regard inquiet.

— Sommes-nous seuls, demanda-t-il à voix basse, bien seuls ?

Jude fit une minutieuse battue dans les buissons environnants.

— Nous sommes seuls, répondit-il.

— C’est que, poursuivit le vieux gentilhomme en plaçant sa main étendue sur le coffret de fer, la vie et la fortune de Treml sont là-dedans, mon homme. Voici mon secret, l’espoir de ma race, la compensation de mon sacrifice, et mon plus cher ami courrait danger de mort s’il me surprenait ici à cette heure.

— Dois-je me retirer ? demanda Jude.

— Non, tu es à moi et tu es moi. Je sais que tu mourrais avant de trahir.

Jude mit la main sur son cœur.

— Vous êtes seul, répéta-t-il.

M. de la Tremlays jeta un second regard aux taillis d’alentour. Puis il leva les yeux vers la rampe.

— Qu’est-ce que cela ? dit-il en apercevant derrière les tours ruinées la loge de Mathieu Blanc.

— Ce n’est rien, répondit Jude. Le mouton blanc dort et son père se meurt.

Un nuage passa sur le front du vieux gentilhomme.

— Jean Blanc ! murmura-t-il.

Le souvenir de la scène de la veille traversa son esprit comme un mauvais présage.

— Le pauvre gars, dit Jude, n’est point aimé de maître Alain. Dieu sait ce qu’il deviendra en notre absence !

Nicolas Treml tendit sa bourse à Jude qui comprit et la lança comme une fronde par-dessus les arbres. La bourse, adroitement dirigée, alla tomber juste au seuil de la loge.

— Et maintenant, à l’ouvrage, dit le vieux gentilhomme.

Avec l’aide de Jude, il porta le coffret de fer dans le creux du chêne. Ce lieu servait de magasin à Jean Blanc et contenait ses outils en même temps que plusieurs bottes de branches de châtaigniers prêtes à être fendues.

Jude prit un pic et commença à creuser.

Après une heure d’un travail qui fut rude à cause de la nature du sol, tout veiné de racines, le coffret fut enfoui et recouvert de terre. Jude foula le sol et rétablit si adroitement les choses dans leur état primitif qu’il eût fallu trahison préalable pour soupçonner que la terre eût été remuée.

Le soleil montait et jetait déjà ses rayons par-dessus les cimes.

— En route ! dit Nicolas Treml. Le chemin est long et j’ai grande hâte.

Le maître et le serviteur remontèrent la rampe à pas précipités.

Ce fut à ce moment que Jean sortit de la loge et les aperçut. Doué comme il l’était d’une agilité merveilleuse, il bondit le long de la descente et atteignit bientôt l’endroit du fourré où M. de la Tremlays avait disparu. Mais il tâtonna dans le taillis, et lorsqu’il arriva dans la route frayée il entendit au loin le galop de deux chevaux.

Il s’élança de nouveau. Les chevaux allaient comme le vent ; quoi qu’il pût faire, il ne gagnait point de terrain. Alors, par une inspiration soudaine, il gravit un chêne avec la prestesse d’un écureuil et gagna le sommet en quelques secondes. Il put voir alors les deux chevaux qui couraient dans la direction de Fougères.

— Monsieur Nicolas ! cria-t-il d’une voix désespérée.

Le vieux gentilhomme se retourna, mais il ne s’arrêta point.

Jean Blanc se fit un porte-voix de ses deux mains et entonna le chant d’Arthur de Bretagne.

Un instant il put croire que ce naïf expédient produirait l’effet qu’il en attendait.

Nicolas Treml s’arrêta indécis, mais bientôt, passant la main sur son front comme pour chasser une dernière hésitation, il enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval.

Jean Blanc descendit et regagna silencieusement la Fosse-aux-Loups.

Auprès du seuil de la loge, il vit briller un objet aux rayons du soleil. C’était la bourse du vieux seigneur.

Une larme vint dans les yeux de Jean Blanc.

— Dieu le conduise ! murmura-t-il. Il est bon, il croit bien faire.

Il s’assit sur le seuil et demeura pensif.

— Pauvre petit monsieur Georges ! dit-il après un long silence ; seul, aux mains de ce Vaunoy qui ne croit pas en Dieu !

Il fit encore une pause, puis il ajouta :

— Ils m’appellent le mouton blanc… Je suis le mouton et cet homme est le loup : mauvaise bataille ! le loup a ses dents : si les dents me poussaient… le mouton se ferait loup pour défendre ou venger ceux qu’il aime. Qui vivra verra !

  1. Valet, — vaslet (vasselet).