Texte établi par Victor Palmé Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 37-44).

IV

LA FOSSE-AUX-LOUPS


À une demi-heure de chemin de la lisière orientale de la forêt de Rennes, loin de tout village et au centre des plus épais fourrés, se trouve un ravin profond dont la pente raide et rocheuse est plantée d’arbres qui s’étagent, mêlés çà et là d’épais buissons de houx et de touffes d’ajoncs qui atteignent une hauteur extraordinaire.

Un mince filet d’eau coule pendant la saison pluvieuse au fond du ravin ; l’été, toute trace d’humidité disparaît et le lit du ruisseau est marqué seulement par la ligne verte que trace l’herbe croissant au milieu de la mousse desséchée.

Ce ravin court du nord au sud. L’un de ses bords, celui qui regarde l’orient, est occupé par une futaie de chênes ; l’autre s’élève presque à pic, boisé vers sa base, puis ras et nu comme une lande, jusqu’à une hauteur considérable. La tête chauve du roc y perce à chaque pas entre les touffes de bruyères. De larges crevasses s’ouvrent çà et là, bordées d’ormeaux nains et de prunelliers au noir feuillage.

Au XVIIIe siècle, l’aspect de ce paysage était plus sombre encore qu’aujourd’hui. Le sommet de la rampe que nous venons de décrire portait deux tours de maçonnerie qui avaient dû servir autrefois de moulins à vent. Ces tours avaient leurs murailles lézardées et menaçaient ruine complète depuis longtemps. Tout à l’entour, l’herbe disparaissait sous les décombres.

À quelques pas, sur la droite, le sol se montrait tourmenté et gardait des traces d’antiques travaux. Çà et là on découvrait des tranchées profondes dont les lèvres, arrondies par le temps, avaient dû être coupées à pic autrefois et correspondre à quelques puits de carrière ou de mine. De l’autre côté de la montée, des pans de murailles annonçaient que des constructions considérables avaient existé en ce lieu.

Tous ces restes d’anciens édifices étaient de beaucoup antérieurs aux moulins à vent, qui pourtant eux aussi s’affaissaient de vieillesse. Pour remonter à leur origine et se rendre raison de leur destination évidemment industrielle, il eût fallu traverser le moyen-âge entier, et se guider peut-être jusqu’aux temps plus civilisés de la domination romaine.

Or, nous pouvons affirmer que, dans la forêt de Rennes, au commencement du XVIIIe siècle, le nombre des savants archéologues ou antiquaires était extraordinairement limité.

Précisément en face et au-dessous des moulins à vent en ruines, le ravin se rétrécissait tout à coup, de telle façon que les grands arbres, penchés sur les deux rampes, rejoignaient leurs épais branchages et formaient une voûte impénétrable. Cet immense berceau avait nom, dans le pays, la Fosse-aux-Loups.

Point n’est besoin de dire au lecteur l’origine probable de ce nom.

Le voyageur égaré qui traversait par hasard ce site sauvage, dont les lugubres teintes, transportées sur la toile, formeraient une décoration merveilleusement assortie pour certains de nos drames de boulevard ; le voyageur, dis-je, n’apercevait, de prime aspect, nulle trace du voisinage ou de la présence des hommes. Partout la solitude, partout le silence, rompu seulement par ces mille bruits qui s’entendent là où la nature est livrée à elle-même.

On aurait pu se croire au milieu d’un désert.

Néanmoins un examen plus attentif eût fait découvrir, demi-cachée par un bouquet de frênes, une petite loge de terre battue, couverte en chaume, et dont l’unique ouverture était garnie de lambeaux de serpillière faisant l’office de carreaux. Cette loge s’appuyait à l’une des deux tours. Son apparence misérable, loin d’égayer le paysage, jetait sur tout ce qui l’entourait un reflet de détresse et d’abandon.

C’était, comme nous l’avons vu, à la Fosse-aux-Loups que Nicolas Treml avait donné rendez-vous à Jude, son écuyer. Le bon serviteur était à son poste avant le jour.

Pendant qu’il attend patiemment son maître, assis sur les cent mille livres qui représentent, à cette heure, l’opulent domaine de Treml, nous soulèverons le lambeau de toile servant de porte à la pauvre loge couverte en chaume, et nous introduirons à l’intérieur un regard curieux.

La loge était composée d’une seule chambre. Ses meubles consistaient en un grabat et deux escabelles. Au lieu de plancher, le sol nu et humide ; au lieu de plafond, le revers de la couverture, c’est-à-dire le chaume, supporté par des gaules qui servaient de solives. Dans un coin un peu de paille, et sur la paille un homme endormi.

Sur le grabat un autre homme veillait : c’était un vieillard que l’âge et la maladie avaient réduit à une extrême faiblesse. Il souffrait, et ses deux mains qui serraient sa poitrine semblaient vouloir étouffer une plainte.

L’homme qui gisait sur le grabat et celui qui dormait sur la paille avaient entre eux une ressemblance frappante. Leurs traits étaient également pâles et comme effacés ; tous deux avaient des chevelures de neige. C’était évidemment le père et le fils ; mais l’âge avait blanchi la chevelure du vieillard, tandis que le jeune homme, créature monstrueuse, avait apporté en naissant ce signe ordinaire de la décrépitude.

C’était Jean Blanc, l’albinos.

Une douleur plus aiguë arracha au vieillard un cri plaintif. Jean bondit sur la paille froissée de sa couche et fut sur pied en un instant. Il s’approcha du grabat et prit la main de son père qu’il pressa silencieusement contre son cœur.

— J’ai soif, dit Mathieu Blanc.

Jean prit une écuelle fêlée où restaient quelques gouttes de breuvage, et la tendit à son père qui but avec avidité.

— J’ai encore soif, murmura le vieillard après avoir bu ; bien soif.

Jean parcourut des yeux la cabane. Il n’y avait rien.

— Je vais travailler, père, s’écria-t-il en s’élançant vers sa cognée ; j’ai dormi trop longtemps. J’apporterai du remède.

Le vieux Mathieu se retourna péniblement sur sa couche ; mais au moment où Jean allait franchir le seuil il le rappela.

— Reste, dit-il ; je souffre trop quand je suis seul.

Jean déposa aussitôt sa cognée et revint vers le lit.

— Je resterai père, répondit-il. Quand vous aurez sommeil, je courrai jusqu’au château et je demanderai ce qu’il faut à Nicolas Treml, qui ne refuse jamais.

— Jamais ! prononça lentement Mathieu. Celui-là est un gentilhomme : il n’oublie point son serviteur qui n’a plus de bras pour travailler ou se battre. Il ne méprise point l’enfant parce qu’il a les cheveux d’une autre couleur que ceux des hommes. Que Dieu le bénisse !

— Que Dieu le sauve ! dit Jean.

Mathieu se souleva sur son séant et regarda son fils en face.

— Jean, mon gars, reprit-il avec effort, ma mémoire est faible, parce que je suis bien vieux. Mais pourtant je crois me souvenir… Ne m’as-tu pas dit que le fils de Nicolas Treml est en grave péril ?

— Voici deux ans qu’il est trépassé, mon père.

— C’est vrai. Ma mémoire est faible. Le fils de son fils alors ? le dernier rejeton de Treml ?

— Je vous l’ai dit, mon père.

— Quel danger, enfant ? quel danger ? s’écria le vieillard avec une soudaine exaltation. Ne puis-je point le secourir ?

Jean laissa tomber un triste regard sur le corps épuisé de son père.

— Priez, dit-il, moi j’agirai. Hier, du haut d’un arbre dont j’ébranchais la couronne, j’ai aperçu au loin Nicolas Treml qui revenait de Rennes où sont assemblés les États.

— C’est une noble et vaillante assemblée, Jean !

— Elle était ainsi autrefois, mon père. Je descendis sur la route afin de saluer notre monsieur, suivant ma coutume ; mais sa préoccupation était si grande qu’il passa près de moi sans me voir. Je le suivis. Il causait avec lui-même et j’entendais ses paroles.

— Que disait-il ?

Les traits de l’albinos se contractèrent tout à coup, et une irrésistible convulsion fit jouer tous les muscles de sa face. Il éclata de rire.

— Que disait-il ? répéta le vieillard.

Jean, au lieu de répondre, se prit à gambader par la chambre en chantant un monotone refrain du pays.

Son père fit un geste de muette douleur et se retourna vers la muraille, comme s’il eût été habitué à ces tristes scènes de folie.

Il en était ainsi. Jean, sans être idiot, comme le croyaient les bonnes gens de la forêt, avait de fréquents dérangements d’esprit qui lui laissaient une lassitude morale et une mélancolie habituelles. Sa laideur physique et la faiblesse de ses facultés faisaient de lui un être à part ; il le savait, il se sentait inférieur à ses grossiers compagnons, que son intelligence dominait pourtant à ses heures lucides.

Il cachait avec soin cette intelligence, se tenant à l’écart, et affectait d’étranges manies qu’il plaçait comme une barrière entre lui et la foule.

Moitié maniaque, moitié misanthrope, il était tantôt bouffon volontaire, tantôt réellement insensé.

À son père seulement, pauvre vieillard qui s’éteignait dans sa misère, Jean Blanc se montrait sans voile et découvrait les trésors de tendresse filiale qui étaient au fond de son cœur.

Quant à Nicolas Treml, l’albinos avait pour lui un dévouement sans bornes, mais entre eux la distance était trop grande. Jean Blanc, le tailleur de cercles, le malheureux à qui Dieu avait refusé jusqu’à l’apparence humaine, portait en son âme une indomptable fierté. Il se tenait à distance ; il bornait lui-même les bienfaits du châtelain, et n’acceptait que le strict nécessaire. M. de la Tremlays, d’ailleurs, exclusivement occupé de ses idées de résistance aux empiétements de la couronne, ignorait jusqu’à quel point son vieux serviteur Mathieu était dénué de ressources. Il avait dit, une fois pour toutes, à son maître d’hôtel, de ne jamais rien refuser au fils de Mathieu, et se reposait du reste sur cet homme.

Alain, le maître d’hôtel, détestait Jean Blanc et remplissait mal, à son égard, les généreuses intentions de son maître ; mais Jean Blanc n’avait garde de se plaindre. Quand il rencontrait par hasard M. de la Tremlays dans les sentiers de la forêt, il lui parlait de Georges qu’il aimait avec passion, et enveloppait de mystérieuses paraboles l’expression des soupçons qu’il avait conçus contre Hervé de Vaunoy.

Ces entrevues avaient un caractère étrange. Le seigneur et le vilain se traitaient d’égal à égal, parce que le premier prenait en pitié sincère le second, et que celui-ci, dévoué, mais orgueilleux outre mesure, trouvait un bizarre plaisir à s’envelopper de sa folie comme d’un manteau qui lui permettait de jeter bas tout cérémonial.

Jean Blanc resta une demi-heure à peu près en proie à son accès de délire. Il sautait et grommelait entre ses dents :

— Je suis le mouton blanc, le mouton !

Et il riait d’un rire amer, tout plein de sarcastique souffrance.

Au plus fort de son accès, il s’arrêta tout à coup ; son œil enflammé s’éteignit ; son transport tomba. Il passa vivement sa tête à la fenêtre et jeta son regard avide dans la direction de la Fosse-aux-Loups.

À ce moment, Nicolas Treml et son écuyer Jude sortaient du ravin et remontaient la rampe opposée. Jean se précipita au-dehors, mais pendant qu’il gagnait la porte le maître et le serviteur avaient disparu derrière les grands arbres.

Voici ce qui s’était passé entre eux :