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Ollendorff (p. 257-263).


Le Loup (Schwob)


L’homme et la femme, qui traînaient leurs pieds sur la route des Sables, s’arrêtèrent en écoutant des coups espacés et sourds. Ils avaient été poursuivis par les deux mâtins de Tournebride, et le cœur leur sautait dans le ventre. À gauche, une ligne sanglante coupait la bruyère, avec des bosses noires de place en place. Ils s’assirent dans le fossé ; l’homme rapetassa ses brodequins troués avec du fil poissé ; la femme gratta les plaques blanches de terre poussiéreuse qui écaillaient ses mollets. Le gars était « moelleux, » poignes solides, des nœuds aux bras ; l’autre tirait sur la quarantaine, une « gerce de rempart. » Mais des yeux luisants et mouillés, la peau encore assez fraîche, malgré le hâle.

Il grommela en se rechaussant : « On croûte encore des briques, à ce soir. C’est pas saignant que tous les cagnes du patelin, des cabots de malheur viennent nous agricher les fumerons, quand on a le ventre vide ? J’y fouterais rien un ferme-gueule, au patron, si je l’dégotais. »

La femme lui dit doucement : « Ne crie pas, mon petit homme. C’est que tu ne sais pas leur causer aux cabzirs. On les laisse venir comme ça… petit… petit… et puis quand ils sont là, tout près, t’as plus qu’à les gonfler.

— C’est bon, dit le gars. On va pas plumer ici. »

Ils longèrent la route en boitant. Le soleil était couché, mais les coups sonnaient toujours. Des lumières jaunes sautaient parmi les bosses noires, éclairant çà et là des masses rougeâtres.

« En voilà, des briques à croûter, dit la femme. Chez les casseux d’cailloux. »

On voyait maintenant des ombres se mouvoir sur les terre-pleins. Il y en avait qui piochaient la terre, courbés comme des houes, tirant des cailloux rouges. D’autres les éclataient en tas, avec des masses. Des enfants en bourgeron portaient des lanternes. Les travailleurs avaient un calot enfoncé sur la tête, et des lunettes mistraliennes, à verres bleus ; leurs sabots étaient empâtés de glaise sanguine. Un grand maigre travaillait d’attaque, le crâne plongeant dans son bonnet jusqu’aux oreilles ; il avait la figure couverte d’un loup en fil de fer noirci ; il devait être vieux : — deux pointes de moustaches grises débordaient sous le grillage.

Dans le pays on craignait les carriers. C’étaient des hommes mystérieux qui creusaient, masqués, dans la terre rouge pendant le jour et une partie de la nuit. Les entrepreneurs gageaient ce qui leur arrivait — généralement des repris de justice, des terrassiers ou des puisatiers qui variaient leur travail en luttant dans les foires, des hercules falots en carnaval forcé. Les mioches édentés qui venaient piétiner dans les retroussis de terres volaient les poules et saignaient les cochons. Les rôdeuses de grand’route fuyaient le long de la carrière ; sans quoi les masques leur roulaient la tête dans les brousses et leur barbouillaient le ventre de terre mouillée.

Mais les deux cheminots s’approchèrent du trou illuminé, cherchant la soupe et le gîte. Devant eux un môme balançait sa lanterne en chantant.

L’homme au loup s’appuya sur sa pioche et releva la tête. On ne voyait de sa figure que le menton luisant à la lumière ; une tache noire bouchait le reste. Il claqua de la langue et dit :

« Ben quoi, le trimard, ça boulotte ? Quand on est deux, comme ça, on n’a pas froid au ventre. N’en faudrait, pour la tierce, des poules comme la tienne. On a de la misère, nous autres — ça serait assez rupin. »

Les hommes se mirent à crier : « Ohé, Nini, lâche ton mari. Ohé, ohé, viens te coucher. — T’es rien leste, Ernest, à enlever le reste. T’es bien pressé d’aller te plumer. — Dis donc, Étienne, c’est-il la tienne ? Sacré mâtin, v’là des rondins. »

Et puis les gosses piaillèrent : « Oh ! c’te cafétière ! Elle l’a épousé pour ses croquenots. Ils sont bat. Ça coûte cher, des paffes comme ça, parce que ça paye des portes et fenêtres. »

Le gars « moelleux » arriva sur l’homme au loup en balançant ses poings.

Il lui dit tranquillement : « Toi, j’te vas asseoir du coup. J’te vas foutre un transfèrement que le mur de ton trou t’en rendra un autre. » Et il lui envoya sous le menton deux brusques poussées.

L’homme au loup chancela, prit sa pioche et la balança. L’autre regarda en dessous et crocha un pic à moitié enfoncé dans un tas de cailloux.

« T’en veux ? dit le carrier maigre. J’te fais claquer la tirelire. Mon nom, c’est La Limande ; je suis Parigot, de Belleville ; je me suis lavé les pieds à la Nouvelle pour une gonzesse que je n’avais pas assez à la bonne ; ça fait qu’un soir j’ai crevé une boutique et j’ai été paumé sur un fric-frac. Je reviens de loin ; j’ai tiré quinze longes. Je m’en fous, je vais te tomber. »

Alors la femme sauta sur le gars et cria : « Tu entends, je te défends la batterie. Il va te crever ; je le connais ; je ne veux pas que tu te battes… Je ne veux pas… Je ne veux pas… »

Le gars « moelleux » la poussa de côté.

« Moi, dit-il, j’ai pas de nom. Je me suis pas connu de dabe ; paraît qu’il a été sapé. C’était un maigre, mais il m’a fait solide. On y va ? »

La femme criant toujours, les camarades l’enfermèrent dans un cercle. Elle déchirait les bourgerons, pinçait et mordait. Deux terrassiers lui tinrent les poings.

Les combattants se cabrèrent, l’outil levé. L’homme au loup abattit sa pioche. Le gars sauta de côté. Le pic retombant rencontra le fer de la pioche, qui rendit un son clair. Puis ils tournèrent autour d’un monticule, sautant de-ci, de-là, frappant à côté, écumants. Ils enfonçaient à mi-jambes dans la terre rouge ; l’homme au loup y laissa ses sabots. Le pic et la pioche se croisaient. Quelquefois des étincelles jaillissaient dans la nuit, quand les ferrures battaient le briquet.

Mais le gars avait de la moelle. Quoique l’autre eût de longs bras au bout desquels la pioche tournoyait, terrible, du pic il paraît les coups de tête et envoyait de furieux revers dans les jambes.

L’homme au loup abattit sa pioche en terre et leva les bras.

« J’vas prendre mes galoches, dit-il. On a la chemise trempée. T’es un gars solide. J’te fais pardon et excuse, moi, La Limande. »

En se retournant, il passa dans le cercle des carriers et regarda la femme sous le nez. Alors il cria un coup et sauta de nouveau sur sa pioche en hurlant : « Ah ! le paillasson ! Ah ! tu m’as gamellé ! Je te reconnais bien : je vas te crever ton homme ! »

La femme tomba en arrière, les yeux blancs. Ses bras raidis se collèrent aux hanches, son cou gonfla ; et elle battait alternativement le sol de ses deux tempes.

Le gars « moelleux » avait repris sa parade. Mais l’homme au loup attaquait avec fureur. Les fers heurtés tintaient.

Et le carrier maigre criait : C’est le trou sanguin ici. Tu y passeras. A toi ou à moi, il faut qu’on y cloue le chêne. T’es venu pour acheter ma tête, avec ta poule. Tu entends, cette femme-là, elle est à moi, à moi seul. Je veux l’emplâtrer après que je t’aurai tombé. Je l’habillerai de noir. »

Et le gars à la femme disait, parmi les ahans du pic : « Grand cadavre, viens donc que je te défonce. Viens la prendre, ma femme, vilain masque. T’es trop vioque pour me ceinturer ! »

Comme il l’appelait « vieux, » son pic se ficha dans le crâne de l’homme maigre. Le fer grinça sur la toile du loup, qui glissa et tomba. Le carrier s’abattit en arrière, son grand nez au vent, ses moustaches grises frissonnantes. Sur le calot noir, une tache rouge s’agrandissait, suintant par le trou du front.

Tous les travailleurs crièrent : « Holà ! »

La femme se roula vers le bruit, et, rampante, vint regarder l’homme démasqué. Quand elle eut vu le profil maigre, elle pleura : « T’as tué ton daron, mon homme, t’as tué ton daron ! »

Dans la minute, ils furent sur leurs pieds et s’enfuirent vers la nuit, laissant derrière eux la ligne sanglante de la carrière.