Fleur de Cinq-pierres

Ollendorff (p. 265-271).


Fleur de Cinq-pierres


Petite, maigrelette, le nez à l’air, un peu sur le flanc, les cheveux couleur salade de cave, elle semblait avoir poussé entre deux pavés, dans une cour humide. Mais sa bouche était sanguine, ses yeux brûlaient d’une lumière noire, sa gorge se dressait comme un jeune bourgeon, tandis que la paume de ses mains, par une étrange maladie des fleurs de ville, était plaquée de rose. Elle était un rire perpétuel, un « démon, » un « singe méchant » ; sa voix devenait d’un instant à l’autre narquoise ou pitoyable ; subitement, pour un rien, le globe sombre de ses prunelles se couvrait d’un voile de larmes. On lui disait : « Petite imbécile, vilaine mauvaise, » et les coins de ses lèvres remontaient, le trait de la bouche s’arquait, le regard encore mouillé tremblait d’un sourire. Elle venait malicieusement vers vous ; d’un bond elle enfonçait dans les vôtres ses genoux pointus, en fronçant le sourcil ; elle faisait tourner son doigt très vite sous votre œil, pour « Jouer aux yeux, » et, la main caressant la figure, parfois les lèvres, en croix de Malte, elle récitait d’un délicieux ton enfantin :

« Menton bis — bouche d’argent — nez cancan — joue rôtie — joue brûlée — petit œillet — grand œillet — toc, toc, toc, il est marié ! »

Ainsi cette pâle corolle, tour à tour plus femme qu’enfant, plus enfant que femme, avait fleuri entre deux blocs de grès : un père triste, vieux, et un gros homme renfrogné qui venait par intervalles. Ce père ne travaillait pas souvent. Quelquefois il allait visiter un magasin obscur, fermé à porte cochère, où il devait avoir ses outils ; quelquefois il passait la nuit dehors. Rentrant assez blanc au matin, il ne parlait de la journée. Louisette avait mis l’œil à une fente de la grande porte. Impossible de rien voir de clair : de longues choses rouges, d’étroites choses jaunes, des choses blanches qui brillaient. Un jour, à la brune, elle avait volé la clef : vite, sur la pointe des pieds, d’un regard circulaire elle avait aperçu de la paille, des paquets de corde, et, parmi un amas de bois rougeâtre, où luisaient des lignes de laiton, un grand soc de charrue à demi enveloppé. Certes, il n’y avait pas de doute : elle en avait vu chez sa tante, à la campagne, près de Gentilly. Comme la vie lui était douce, après avoir bu le matin un peu de soleil à la promenade avec son père, elle pouvait, dans les heures de l’après-midi, s’amuser librement. « Le plus loin possible, » lui disait son père. « Je n’aime pas les curieux. » Voilà pourquoi Louisette fréquentait les boulevards extérieurs.

Elle aimait les larges chaussées de sable et leurs files infinies d’arbres osseux. La couleur sang-de-bœuf aux devantures des marchands de vin l’intéressait. Elle plaignait, en les comprenant très bien, les filles casquées de cheveux jusque par-dessus les sourcils. Leurs petits chiens qui lui riaient la faisaient rire. Les capuchons des sergents de ville lui étaient des points de repère jumeaux, familiers et mouvants. Les stations d’omnibus la faisaient enrager, par les gens qui la regardaient à travers les vitres, les yeux fixes. Elle préférait les coups d’œil détournés des jeunes hommes blêmes, à casquette d’étoffe, qui avaient une petite moustache fine. Sans savoir, elle supposait qu’ils lui en voulaient ; et, comme elle était curieuse d’eux, cela lui faisait de la peine.

L’un qui passa vers la tombée de nuit, la peau presque verdâtre au gaz, un chapeau de feutre gris coquettement planté sur la tête, avec un flamboiement limpide du regard, lui étreignit le cœur d’une force irrésistible. Il l’avait guettée, et il l’attendait en mordillant un brin de bois. Sa figure était fine, et sous la peau transparente on croyait voir parfois le jeu délicat des petits os de la face ; ses cheveux, très lustrés, s’effilaient aux tempes ; les lèvres avaient une mine railleuse, les dents un aspect cruel. Mais ses mains semblaient deux croix rouges élargies à ses bras, avec les prolongements noueux de doigts farouches.

« Beau, ce soir, dit-il à Louisette d’une voix innocente.

— Ah ! répondit Louisette, il fait bon. » Elle sourit très faiblement.

Il en profita aussitôt et dit plus durement :

« Qu’est-ce que tu fais ici ? Comment t’appelles-tu ?

— Tiens, Louisette, répondit-elle. Et toi ?

— Moi je suis l’Assassin. »

Elle se recula un peu, et ouvrit les yeux. Il rit de travers et continua :

« L’Assassin, parce que je fais des chopins, tu comprends, pour les amis. Je pilonne, je les assiste. Un coup chez les épiciers, une autre fois chez les marchands de trottins ; un dégringolage par-ci, un tapage par-là ; je fais la manche dans les grands cafés ; je leur apporte du perlot, quand ils sont au jetard et qu’ils n’ont pas de quoi fumer ; je rapplique à la condice gratter leurs lards, quand elles leur font des paillons ; quelquefois, si elles ont des mecs à la mie-de-pain, je les aide à les gameller, je leur amène des mômes costo, qui sont forts pour la poigne. Les poules me donnent des thunes, celles qui sont meule, larantequé ; les camarluches me font lamper des glasses, et je vais avec eux crier‹ mort aux naves !› à la décarrade. »

Elle écarquillait les paupières et riait de tout son cœur.

« Comme tu es menteur ! dit-elle. Tout menteux, tout voleux, tout voleux, tout assassineux. Voilà pourquoi tu t’appelles l’Assassin. »

Ils se mirent en route, le long du boulevard. L’Assassin fit prendre une absinthe à Louisette, sur le zinc. Cela lui mit du rouge aux joues, du feu au sang, et un terrible bavardage à la langue. Elle disait, le regard dans le vague :

« C’est drôle : on marche, on a des jambes ; on boit, on a des bouches ; on cause, on a des langues ; c’est bête, à quoi ça sert ? Je pense à beaucoup de choses. On a des têtes, des nez, des oreilles ; c’est laid. Les yeux, c’est bon parce que ça regarde. »

Et elle regardait l’Assassin très doucement, et elle éclatait encore et encore de rire.

Les becs de gaz ayant l’air de se balancer, elle ne savait plus trop ce qu’elle faisait ni ce qu’elle disait. Elle passait sa main sous le bras de l’Assassin ; lui tâtait le col, elle fouillait dans ses poches. Elle lui donnait tous les noms de bêtes qu’elle pouvait imaginer. « Mon petit crocodile… j’en ai vu au Jardin des Plantes, oui, j’en ai vu. C’est noir ; ça vit dans l’eau, avec de grandes gueules et beaucoup de petites dents ; c’est méchant comme toi. Oui, oui, c’est gentil. » Elle se taisait un moment, penchant la tête d’un côté, puis de l’autre, comme une chardonnerette.

« Papa aussi est très gentil. Peut-être qu’il est très méchant. Peut-être qu’il est Assassin, comme toi. Des fois il sort toute la nuit. Il a un hangar plein de choses drôles. Des choses très drôles. Tu verras, je te montrerai. Nous irons, pas ? Oui, oui, oui. » Elle ne disait plus « oui » ; c’était un petit cri d’oiseau, tendre et aigu, i, i, qu’elle prolongeait en chantant.

L’Assassin semblait égayé. Ils arrivèrent devant la grosse porte du magasin abandonné. Louisette tira sous sa robe une forte clef. L’odeur qui les enveloppa était celle des choses renfermées, mêlée au parfum de la paille. Il y avait, au-dessus du chambranle, une grande lucarne ronde, et la lune mettait sur le mur du fond une tache livide qui éclairait faiblement un tas de poutres carrées et rouges.

L’Assassin choqua du pied un immense seau de zinc qui sonna creux, plaintivement.

« N’est-ce pas, on est tranquille ici, dit-elle, mon vilain monstre endimanché ? »

Il ne répondit pas.

Quelques voitures passaient ; et à chaque roulement un grand angle d’ombre parcourait la tache pâle de la lune. Il y avait des miroitements de métal dans la masse des boiseries sanglantes. On entendait le grignotement de souris invisibles, un petit frisson parmi les brins de paille, et après chaque bruit de la rue le martèlement rythmé des horloges-de-mort dans le mur.

Louisette s’assoupissait. Ses lèvres endormies murmuraient encore : « Petit crocodile méchant, i, i, i. »

L’Assassin, tendant les yeux, ne voyait dans la nappe d’obscurité que des cercles bleuâtres qui fuyaient en s’agrandissant.

Vers le matin, l’Assassin sentit une chose froide dans le cou, sous la nuque. Il tâta des doigts, trouva un tranchant, sauta sur ses pieds et secoua Louisette.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? cria-t-il.

— Ça, murmura Louisette, en battant des paupières, la langue pâteuse et avançant la main, eh ben ! c’est le couteau de papa. »

L’Assassin hurla : « La fille du bingue ! »

Le petit gris du jour levant éclairait l’œil-de-bœuf. On voyait au fond, détachés sur le mur, des montants rouges, à rainure de cuivre, une traverse, une planche échancrée. Louisette, réveillée, tenait entre les mains une forte lame d’acier triangulaire ; le tranchant luisait dans ses paumes, réunies en coupe, dont les taches rosées paraissaient sanglantes ; et l’Assassin sentit glisser en lui le froid mortel et futur.