XVIII.

Edgar, préoccupé, ravi, ne songeait plus qu’à se rappeler les événements qui expliquaient la situation de madame de Champléry. Il comprenait alors la cause de ce subit embarras qu’on remarquait dans ses manières, et qui souvent lui avait paru suspect. Il sut pourquoi la conversation de Valentine était si vive, si enjouée avec les personnes dont le bon goût la rassurait, et devenait au contraire si froide et si guindée avec celles dont le mauvais ton était redoutable. Il se souvenait de plusieurs mots équivoques dits par elle, qui l’avaient choqué, et qu’aujourd’hui il justifiait si facilement. À ses yeux maintenant tous les défauts de madame de Champléry étaient des grâces nouvelles qu’il chérissait comme des preuves de sa candeur.

« Cette fois, se disait-il, je suis récompensé de ma tendresse ; je n’ai pas été puni d’oser deviner. Je méritais à la fin une découverte heureuse, j’avais jusqu’alors si mal choisi : le secret de mademoiselle d’Armilly était son ambition ; celui de Stéphanie, son amour pour un autre, mais celui de Valentine !… Ô mystère charmant !… Comment se douter aussi qu’une femme se donne tant de peine pour cacher son innocence ! »

Valentine n’avait que dix-sept ans lors de son mariage, qui se décida promptement et d’une manière singulière.

Un matin Valentine était seule et pleurait dans l’ancien appartement de sa mère. On vint l’avertir que M. de Champléry désirait lui parler et l’attendait dans le salon pour lui dire adieu. Elle courut à lui avec empressement.

— Vous partez, dit-elle d’une voix émue ; que vais-je devenir ? Personne ici ne m’aime et ne me comprend que vous.

— Vraiment ? dit M. de Champléry ; qu’elle est gentille ! Personne ne vous aime, dites-vous, est-ce possible ? Je croyais votre belle-mère si bonne et si bien pour vous.

— Oh ! elle est très-bonne, reprit Valentine avec tristesse ; je ne me plains pas d’elle, mais vous devinez… Ce n’est plus la même chose…

— Sans doute, j’entends, interrompit M. de Champléry, voyant les larmes de Valentine prêtes à couler ; mais votre père ?

— Oh ! depuis qu’il s’est remarié, mon père ne me voit plus avec plaisir ; il m’en veut de pleurer ma mère si longtemps, mes regrets l’offensent, il m’évite parce que je suis triste, et je vois bien qu’il ne m’aime plus. Si vous saviez combien je souffre dans cette maison, dans cette chambre où mourut ma mère, et que je vois habitée par une autre ; dans ces lieux remplis pour moi de souvenirs doux et déchirants !… Ah ! je le sens, si je reste ici plus longtemps, j’y mourrai…

M. de Champléry regardant Valentine, fut frappé de l’altération de ses traits. Depuis quelque temps sa langueur augmentait d’une manière inquiétante, et il craignait pour cette jeune fille l’effet d’une si longue douleur. Comme il la contemplait avec tristesse :

— Vous le voyez, dit-elle, c’est à vous seul que j’ose me plaindre, à vous seul que je puis parler de ma mère que vous aimiez tant, et vous me quittez !… Où donc allez-vous ?

— En Italie, les médecins m’y envoient.

— Comment, reprit Valentine, vous seriez malade, vous qui êtes toujours si joyeux ?

— Enfant, dit M. de Champléry avec un sourire triste, l’insouciance est une vertu quand il n’y a plus d’espoir : c’est ce que j’appelle la vraie philosophie ; mais il ne s’agit pas de moi, pauvre Valentine ! Est-il vrai que vous soyez si malheureuse !

— Oh ! oui, dit-elle en sanglot tant, je suis bien malheureuse ! Tout vaudrait mieux pour moi que cette vie de regrets et d’isolement, que cette demeure de ma mère d’où l’on veut chasser son souvenir, que ce tombeau où l’on m’enferme en me disant : Oubliez-la !…

Ému du désespoir de Valentine, M. de Champléry réfléchissait au moyen de l’arracher à cette existence si affreuse pour elle ; il resta quelques moments immobile, et comme dominé par une idée dont il combinait toutes les chances.

Tout à coup son visage s’anima, sa résolution était prise, une pensée dont il semblait fier venait de se fixer dans son esprit. L’espoir d’une noble action qui réparerait les folies de sa jeunesse souriait à son imagination. La certitude d’inspirer à Valentine une reconnaissance et une estime sans bornes, le bonheur d’usurper, par un grand acte de dévouement, la première exaltation de ce jeune cœur avant l’amour ; l’orgueil enfin d’être la providence d’une femme distinguée dont il pressentait la brillante destinée, le décidèrent à lui consacrer sa vie, ou du moins le peu de temps qu'il lui restait à vivre.

M. de Champléry, qui avait fait toutes les campagnes de l’Empire, par suite de ses blessures était atteint d’une maladie mortelle qui ne lui laissait aucune espérance de guérir. La mort qu’il avait tant de fois bravée comme soldat sur le champ de bataille, ne l’effrayait pas plus alors qu’autrefois ; et la connaissance de son état désespéré n’avait rien changé à son humeur ; il avait peut-être même un peu plus de gaieté, car l’avenir ne l’inquiétait plus. La certitude d’une mort prochaine lui paraissait presque douce en ce moment, où elle lui offrait la chance d’un sacrifice généreux qui assurait le bonheur d’une autre ; le souvenir de la mère de Valentine l’encourageait encore dans un projet que sa tendresse eût approuvé, et M. de Champléry sentait qu’en les dévouant au bonheur à venir de la fille de sa meilleure amie, ses derniers moments seraient sans amertume.

« En épousant Valentine, se disait-il, je la rendrai indépendante de sa belle-mère, et bientôt ma mort la laissera tout à fait libre d’aimer et de choisir. Je la chérirai comme un père ; je n’irai pas, vieillard égoïste et ridicule, parler d’amour à une jeune fille, dont les beaux rêves sont si respectables, les chimères si imposantes ; je la laisserai pure à celui qu’elle doit aimer un jour, et lorsque après ma mort, un amour digne d’elle assurera son bonheur, elle me nommera avec respect à son jeune époux ; alors elle comprendra la noblesse de mon abnégation, et elle bénira dans sa reconnaissance la mémoire de son vieil ami. Ce sera la première fois, pensait-il en souriant, qu’une jeune veuve se remariera sans chasser l’importun souvenir de son premier mari. »

Valentine consentit sans peine à ce projet qui la délivrait de ses chagrins présents, et elle accepta avec reconnaissance un sacrifice dont elle ne comprenait pas toute l’étendue et qu’elle seule avait pu inspirer.

Les personnes douées d’un esprit élevé exercent à leur insu une influence mystérieuse sur ce qui les entoure ; elles jettent, pour ainsi dire, un parfum de poésie dans l’atmosphère qu’elles respirent et dont on s’enivre avec elles. Il est des sentiments mesquins qu’on n’ose pas leur exprimer, des actions vulgaires qu’il ne vient jamais à l’idée de leur proposer. Un caractère noble est une dignité qu’on encense malgré soi. Pour les âmes d’élite, on choisit ce qu’il y a de plus grand, de plus beau, comme on présente aux princes les mets les plus délicats ; on se change pour elles, on revêt les qualités qu’elles estiment, on se grandit pour les atteindre ; et l’on est surpris de concevoir auprès d’elles des idées et des projets entièrement opposés à sa propre nature.

Le monde s’étonna de ce mariage ; mais, voyant M. de Champléry joyeux, plein de soins pour sa jeune femme, on ne devina pas le peu de bonheur qu’il en attendait. Valentine et son mari passèrent une année en Italie ; après quoi M. de Champléry, sentant son heure approcher, désira retourner dans ses chères montagnes de l’Auvergne pour y mourir.

Ce fut une position difficile pour une veuve de dix-neuf ans que de se trouver lancée dans le grand monde avec toute la liberté d’une femme et toute l’ignorance d’une jeune fille. Avec son esprit et son bon goût, Valentine s’en serait tirée facilement, sans la crainte où elle était de voir son secret pénétré par sa belle-mère. Elle redoutait le parti romanesque que la minauderie de madame de Clairange tirerait d’une situation si singulière ; et pour éviter le ridicule que ses élégies jetteraient sur son innocence, Valentine tombait dans le défauts contraire et affectait quelquefois de paraître comprendre ce qu’elle ignorait complètement.

Ainsi tous les défauts de Valentine venaient de cette femme prétentieuse et agitante, dont la vue seule suffisait pour dénaturer son caractère. La douceur monotone de madame de Clairange lui était si insupportable, qu’elle se faisait brusque et impatiente pour éviter de lui ressembler ; l’aspect continuel d’une sensibilité de comédie lui faisait affecter une indifférence coupable pour tout ce qui aurait dû l’émouvoir. Elle devenait ainsi hypocrite à l’envers, et elle s’étudiait à cacher ses bons sentiments avec la même fausseté que l’on met à dissimuler ceux dont il faut rougir.

Combien un tel caractère devait plaire à M. de Lorville ! quel charme il devait avoir pour celui qui savait le deviner ! Edgar le sentit alors, nulle autre femme ne pouvait lui convenir davantage.

Les hommes d’un esprit fin et délicat sont plus difficiles à fixer que les autres. Les femmes fausses les désenchantent, les femmes naïves et qui ne cachent rien de ce qu’elles éprouvent les ennuient. Il faut à leur pénétration quelque chose à deviner, un caractère loyal que des circonstances ont compliqué, un mystère sans cesse renaissant, mais qu’un sentiment pur et généreux explique toujours.