Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 03/Suite 1 de l’histoire

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 3p. 143-184).

Alors Scharkân appela ses serviteurs et leur dit : « Il faut vous hâter de faire les préparatifs de la noce et d’apprêter toutes sortes de mets et de douceurs pour le festin. » Et les serviteurs se hâtèrent de suivre ses ordres et préparèrent immédiatement tout ce qu’il leur avait commandé. Et Scharkân retint pour la noce les épouses des émirs et des vizirs qui étaient venu écouter les paroles de Nôzhatou, et les invita à être du cortège de la mariée.

Aussi, à peine l’asr venu, le festin commença et les nappes furent tendues et l’on servit toutes choses pouvant satisfaire les sens et réjouir les yeux. Et tous les invités mangèrent et burent jusqu’à satiété. Alors Scharkân fit venir les chanteuses les plus illustres de Damas et toutes les almées du palais. Et la noce fit retentir la salle du festin et la joie emplit toutes les poitrines. Et tout le palais, la nuit venue, fut illuminé depuis la citadelle jusqu’aux portes extérieures, ainsi que toutes les allées, à droite et à gauche, du jardin. Et les émirs et les vizirs vinrent, une fois Scharkân sorti du hammam, présenter leurs hommages entre ses mains et leurs vœux de prospérité.

Et comme Scharkân était assis sur l’estrade spéciale des nouveaux mariés, voici que soudain entrèrent les femmes du palais, lentement sur deux rangs, avec la nouvelle mariée Nôzhatou soutenue par ses deux marraines. Et, après les cérémonies de rhabillement, elles conduisirent Nôzhatou dans la chambre nuptiale, et la déshabillèrent et voulurent procéder à sa toilette de corps ; mais elles virent qu’en vérité la toilette de corps était superflue pour ce miroir immaculé et cette chair d’encens. Alors les marraines firent à la jeune Nôzhatou les recommandations que font les marraines la nuit des noces aux jeunes filles, et lui souhaitèrent toutes sortes de délices et, l’ayant vêtue de la chemise fine seulement, elles la laissèrent seule, sur le lit.

Alors Scharkân fit son entrée dans la chambre nuptiale. Et il était loin de soupçonner que cette merveilleuse adolescente fût sa sœur Nôzhatou ; et elle également ignorait que le prince de Damas fût son propre frère Scharkân.

Aussi, cette nuit-là, Scharkân entra en possession de la jeune Nôzhatou ; et leurs délices, à tous deux, furent considérables ; et la chose fut si bien faite que du coup Nôzhatou devint enceinte. Et elle ne manqua pas de le révéler à Scharkân.

Alors Scharkân fut extrêmement réjoui et, lorsque vint le matin, il ordonna aux médecins d’inscrire ce jour heureux de la grossesse ; et il monta s’asseoir sur le trône pour recevoir les félicitations de ses émirs, de ses vizirs et des grands du royaume.

Cela fini, Scharkân fit venir son secrétaire particulier et lui ordonna d’écrire, sous sa dictée, à son père, le roi Omar Al-Némân, qu’il avait épousé une jeune fille achetée à un marchand et douée de beauté, de sagesse et de toutes les perfections de la science et de la culture ; qu’il l’avait affranchie pour en faire son épouse légitime ; qu’elle venait, dès la première nuit, d’être enceinte de lui, et qu’il avait l’intention de l’envoyer bientôt à Baghdad visiter le roi Omar Al-Némân, son père, sa sœur Nôzhatou et son frère Daoul’makân. Puis, la lettre écrite, Scharkân la cacheta et la remit à un courrier rapide qui partit aussitôt pour Baghdad et, au bout de vingt jours, revint avec la réponse du roi Omar Al-Némân. Et cette réponse était ainsi conçue…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

Et cette réponse la voici.

Après l’invocation à Allah :

« Ceci est de la part du désolé, du consterné, de l’accablé par la douleur et la tristesse, de celui qui a perdu son trésor d’âme et ses enfants, du malheureux roi Omar Al-Némân à son fils bien-aimé Scharkân.

« Apprends, ô mon enfant, mes malheurs, et sache qu’après ton départ pour Damas, je sentis tellement le logis se rétrécir sur mon âme que, n’en pouvant plus d’affliction, je partis à la chasse respirer l’air et tâcher de dissiper un peu mon chagrin.

« Et je restai ainsi à la chasse durant un mois, au bout duquel je rentrai dans mon palais et appris que ton frère Daoul’makân et ta sœur Nôzhatou étaient partis pour le Hedjaz, avec les pèlerins de la Mecque Sainte. Et ils avaient ainsi profité de mon absence pour s’échapper ; car je n’avais pas voulu autoriser Daoul’makân, à cause de son jeune âge, à entreprendre le pèlerinage cette année-là ; mais je lui avais promis de partir avec lui l’année suivante. Et il ne voulut point patienter, et s’échappa de la sorte, avec sa sœur, après avoir pris à peine de quoi subvenir aux dépenses de la route. Et je n’ai plus de leurs nouvelles. Car les pèlerins sont revenus sans tes frères ; et nul n’a pu me dire ce qu’ils sont devenus. Et voici que maintenant je me suis vêtu pour eux de mes habits de deuil, et je suis noyé dans mes larmes et ma douleur.

» Et ne tarde pas, ô mon fils, à me donner de tes nouvelles. Et je t’envoie mon souhait de paix à toi et à tous ceux qui sont chez toi ! »

Or, quelques mois après le reçu de cette lettre, Scharkân se décida à raconter le malheur de son père à son épouse, qu’il n’avait pas voulu troubler jusqu’alors, à cause de sa grossesse. Mais maintenant qu’elle avait accouché d’une fillette, Scharkân entra chez elle et commença d’abord par embrasser la fillette. Et son épouse lui dit : « La fillette vient d’avoir sept jours d’âge ; il te faut donc, selon la coutume, aujourd’hui que c’est le septième jour, lui donner un nom ! » Alors Scharkân prit la fillette dans ses bras et, comme il la regardait, il vit à son cou, suspendue par une chaîne d’or, l’une des trois merveilleuses gemmes d’Abriza, l’infortunée princesse de Kaïssaria.

À cette vue, Scharkân eut une telle émotion qu’il s’écria : « D’où as-tu cette gemme, ô esclave ? » Alors Nôzhatou, à ce mot d’esclave, se sentit étouffer d’indignation et s’écria :

« Je suis ta maîtresse et la maîtresse de tous ceux qui habitent ce palais ! Comment oses-tu m’appeler esclave, alors que je suis ta reine ! Ah ! mon secret ne saurait plus longtemps être gardé ! Oui, je suis ta reine, je suis fille de roi ! Je suis Nôzhatou’zamân, fille du roi Omar Al-Némân ! »

Lorsque Scharkân eut entendu ces paroles…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Lorsque Scharkân eut entendu ces paroles, il fut pris d’un tremblement de tout le corps et baissa la tête, atterré et plein de consternation ; puis il pâlit progressivement et tomba évanoui. Et lorsqu’il fut revenu à lui, il ne put encore croire à la chose, et demanda à Nôzhatou : « Ô ma maîtresse, es-tu la fille même du roi Omar Al-Némân ? » Elle répondit : « Je suis sa fille. » Alors il lui dit : « La gemme précieuse m’est déjà un signe de vérité ; mais donne moi d’autres preuves. » Et Nôzhatou raconta à Scharkân toute son histoire. Et il est inutile de la répéter.

Alors Scharkân fut complètement convaincu et se dit en lui-même : « Qu’ai-je fait, et comment ai-je pu me marier à ma propre sœur ! Aussi, comme seul moyen de tout sauver, il ne me reste qu’à lui trouver un autre mari ; et pour cela je la donnerai en mariage à l’un de mes chambellans, et, dans le cas où la chose viendrait à être connue, je ferais répandre le bruit que j’ai divorcé avant de coucher avec elle. » Puis Scharkân se tourna vers sa sœur et lui dit : « Ô Nôzhatou, sache à ton tour que tu es ma sœur, car je suis Scharkân, fils d’Omar Al-Némân, dont tu n’as sans doute jamais entendu parler au palais de notre père ! Et qu’Allah nous pardonne ! »

Lorsque Nôzhatou eut entendu ces mots, elle poussa un grand cri et tomba évanouie. Puis, revenue à elle, elle se mit à se frapper les joues et à se lamenter et à pleurer ; et elle dit : « Voici que nous sommes tombés dans une faute terrible ! Comment faire désormais ? Et que répondre à mon père et à ma mère lorsqu’ils me demanderont : « D’où as-tu cette fillette ? » Et Scharkân dit : « J’ai idée que la meilleure manière de tout arranger est de te donner en mariage à mon grand-chambellan ; car de la sorte tu pourras aisément élever notre fillette dans sa maison, comme si elle était sa propre fille, et personne ne pourra soupçonner l’affaire. Sois donc sûre, ô Nôzhatou, que tel est le meilleur moyen de sauver la situation. Je vais aussitôt faire appeler mon grand-chambellan, avant que ne s’ébruite notre secret. » Puis Scharkân se mit à consoler sa sœur et à lui embrasser tendrement la tête. Alors elle lui dit : « Je veux bien, ô Scharkân ! Mais, dis-moi, quel nom vas-tu maintenant choisir pour notre fille, car il n’est que temps ? » Et Scharkân dit : « Je l’appellerai Force-du-Destin ! »

Et Scharkân se hâta de faire appeler son grand-chambellant, lui donna Nôzhatou en mariage, séance tenante, et l’envoya chez lui, elle et la petite fille, en le comblant lui-même d’autres cadeaux. Et le grand-chambellan emmena Nôzhatou et sa fille dans sa maison, et ne manqua pas de la combler elle-même d’égards et de largesses et de confier la fillette aux soins des nourrices et des servantes.

Tout cela ! Et Daoul’makân, le frère de Nôzhatou, et le bon chauffeur du hammam s’apprêtaient à partir pour Baghdad avec la caravane de Damas.

Or, sur ces entrefaites, arriva un second courrier de la part du roi Omar Al-Némân, porteur d’une seconde lettre pour le prince Scharkân. Et voici le contenu de cette lettre.

Après l’invocation :

« Ceci est pour te dire, ô mon fils bien-aimé, que je continue à être en proie à ma douleur et à goûter l’amertume d’être séparé de mes pauvres enfants.

« Et ensuite ! Sitôt ma lettre reçue, il te faudra m’envoyer le tribut annuel de la province de Scham, et profiter de la caravane pour m’envoyer également ta jeune épouse que je désire beaucoup connaître, et dont surtout je souhaite fort mettre à l’épreuve la science et la culture d’esprit. Car je dois te dire que je viens de voir arriver dans mon palais, venant du pays des Roum, une vénérable vieille femme accompagnée de cinq adolescentes aux seins arrondis et à l’intacte virginité. Et ces cinq adolescentes connaissent tout ce qu’un homme peut atteindre dans les sciences et les connaissances humaines. Et la langue est impuissante à décrire les qualités de ces adolescentes et la sagesse de la vieille, car elles ont toutes les perfections. Aussi je me suis pris pour elles d’une véritable affection, et j’ai voulu les tenir en ma possession dans mon palais et mon royaume, à portée de ma main ; car nul roi sur la terre n’a semblable ornement pour son palais. J’en ai donc demandé le prix d’achat à la vieille qui me répondit : « Je ne pourrais les vendre qu’au prix du tribut annuel qui te revient de la province de Scham et de Damas. » Et moi, par Allah ! je n’ai point trouvé que ce prix fût élevé, et je l’ai même trouvé indigne d’elles ; car chacune des cinq adolescentes, à elle seule, vaut bien plus que cela. J’ai donc accepté ce prix d’achat et je les ai invitées à habiter dans mon palais, en attendant l’envoi prochain du tribut annuel que j’attends au plus vite de ta sollicitude, ô mon enfant. Car ici la vieille s’impatiente et a hâte de retourner dans son pays.

« Et surtout, mon fils, n’oublie pas de m’envoyer, en même temps, ta jeune épouse, dont la science nous sera utile pour juger des connaissances des cinq adolescentes. Et je te promets, si ta jeune épouse parvient à les vaincre en science et en culture d’esprit, de t’envoyer les adolescentes en présent à toi-même, et, en plus, de te faire cadeau du tribut annuel de la ville de Baghdad.

« Et que la paix soit sur toi et sur tous ceux de ta maison, ô mon fils ! »

Lorsque Scharkân eut lu cette lettre de son père…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

Lorsque Scharkân eut lu cette lettre de son père, il fit venir immédiatement son beau-frère le chambellan et lui dit : « Envoie tout de suite chercher la jeune esclave que je t’ai donnée en mariage. » Et lorsque Nôzhatou fut arrivée, Scharkân lui dit : « Ô ma sœur, lis cette lettre de notre père et dis-moi ce que tu en penses. » Et Nôzhatou, ayant lu la lettre, répondit : « Ce que tu penses est toujours bien pensé et ton projet est le meilleur. Mais, si tu m’interroges, je te dirai que mon désir le plus ardent est de voir mes parents et mon pays, et je te prierai de me laisser partir, en compagnie de mon époux le grand-chambellan, pour que je puisse raconter mon histoire à notre père et lui dire tout ce qui m’est arrivé avec le Bédouin et comment le Bédouin m’a vendue au marchand, et comment le marchand m’a vendue à toi, et comment toi, tu m’as donnée en mariage au premier-chambellan après avoir divorcé d’avec moi sans coucher. » Et Scharkân lui répondit : « Cela sera ainsi. »

Alors Scharkân appela le premier-chambellan, qui était loin de se savoir le beau-frère du prince, et lui dit : « Tu vas partir pour Baghdad à la tête de la caravane qui porte à mon père le tribut de Damas et tu prendras avec toi ton épouse, la jeune esclave que je t’ai donnée. » Et le premier-chambellan répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Alors Scharkân lui fit préparer une grande litière sur un beau chameau ; il fit préparer une seconde litière pour Nôzhatou, en vue du voyage, et remit une lettre au grand-chambellan pour le roi Omar Al-Némân, et leur fit ses adieux, après avoir gardé chez lui au palais la petite fillette Force-du-Destin et avoir bien constaté qu’elle avait toujours au cou, pendue à une chaîne d’or, l’une des trois gemmes précieuses de la malheureuse Abriza. Et il confia la fillette aux nourrices et aux servantes du palais ; et, lorsque Nôzhatou se fut bien assurée que sa fillette ne manquait de rien, elle s’éloigna avec son époux le chambellan. Et tous deux s’installèrent chacun sur un beau dromadaire de course et allèrent se mettre à la tête de la caravane.

Or, ce fut juste en cette nuit-là que le chauffeur du hammam et Daoul’makân, qui étaient sortis faire leur promenade jusqu’au palais du gouverneur de Damas, avaient vu les chameaux, les mulets et les porteurs de flambeaux. Et c’est alors que Daoul’makân avait demandé à l’un des serviteurs : « À qui appartiennent donc toutes ces charges ? » Et l’homme avait répondu : « C’est le tribut de la ville de Damas au roi Omar Al-Némân. »

Alors Daoul’makân demanda : « Et qui est le chef de la caravane ? » L’homme dit : « C’est le grand-chambellan, l’époux de la jeune esclave qui est tellement versée dans les sciences et la sagesse. » Alors Daoul’makân se mit à pleurer abondamment, car le souvenir lui revenait de sa sœur Nôzhatou, de sa famille et de son pays ; et il dit au bon chauffeur : « Ah ! mon frère, partons avec la caravane ! » Et le chauffeur dit : « Et je vais avec toi ; car je ne saurais te laisser seul aller à Baghdad après t’avoir accompagné de Jérusalem à Damas ! » Et Daoul’makân répondit : « Ô mon frère, je t’aime et te respecte ! » Alors le chauffeur prépara toutes choses, mit le bât sur l’âne et une besace sur l’âne et des provisions dans la besace ; puis il se serra la taille et releva les pans de sa robe et les attacha à sa ceinture, et fit monter Daoul’makân sur l’âne. Alors Daoul’makân lui dit : « Monte derrière moi. » Mais le chauffeur se récusa en disant : « Je m’en garderai bien, ô mon maître, car je veux être entièrement à ton service. » Et Daoul’makân dit : « Il faut au moins monter te reposer une heure derrière moi, sur l’âne ! » Il répondit : « Si par hasard je venais à me trop fatiguer, je monterais me reposer une heure derrière toi. » Alors Daoul’makân lui dit : « Ô mon frère, je ne puis, en vérité, rien te dire maintenant ; mais, à notre arrivée chez mes parents, tu verras, je l’espère, comment je saurai reconnaître tes bons services et ton dévouement. »

Et comme la caravane, profitant de la fraîcheur nocturne, se mettait en marche, le chauffeur, à pied, et Daoul’makân, sur l’âne, la suivirent, alors que le grand-chambellan et son épouse Nôzhatou, entourés de leur nombreuse suite, tenaient la tête de la caravane, montés chacun sur un dromadaire de race.

Et l’on marcha toute la nuit jusqu’au lever du soleil. Et, comme la chaleur devenait trop forte, le grand-chambellan donna l’ordre de faire halte à l’ombre d’un bouquet de palmiers. Et l’on descendit pour se reposer et l’on donna à boire aux chameaux et aux bêtes de somme. Après quoi l’on repartit et l’on marcha encore durant cinq nuits, au bout desquelles on arriva à une ville où l’on s’arrêta trois jours ; puis on continua le voyage jusqu’à ce que l’on ne fût plus qu’à quelque distance de la ville de Baghdad : ce dont on jugea à la brise qui en venait et qui ne pouvait venir que de la seule Baghdad…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

Lorsque Daoul’makân eut senti cette brise de son pays, les bouffées emplirent sa poitrine du souvenir de sa sœur Nôzhatou, de son père et de sa mère, et il pensa aussitôt à l’absence de sa sœur et à la douleur de ses parents le voyant revenir sans Nôzhatou ; et il pleura et se sentit oppressé extrêmement et récita ces strophes :

« Objet que j’aime ! ne pourrai-je jamais de toi me rapprocher ? objet que j’aime ! et ce silence sera-t-il toujours triomphant ?

Ah ! qu’elles sont courtes les heures de l’union et leurs délices ! Ah ! qu’ils sont longs les jours de l’absence !

Viens ! viens ! prends-moi par la main ! Voici que mon corps a fondu de toute l’ardeur de mon désir !

Viens ! et ne me dis pas d’oublier. Par Allah ! ne me dis pas de me consoler. Ma seule consolation serait de te sentir dans mes bras ! »

Alors le bon chauffeur lui dit : « Mon enfant, assez pleurer ainsi. Songe, d’ailleurs, que nous sommes assis tout près de la tente du chambellan et de son épouse. » Il répondit : « Laisse-moi pleurer et me réciter des poèmes qui me bercent et peuvent éteindre un peu la flamme de ce cœur ! » Et, sans plus écouter le chauffeur, il tourna son visage dans la direction de Baghdad, sous la clarté de la lune. Et comme en ce moment Nôzhatou, de son côté, étendue sous la tente, ne pouvait dormir, toute à la pensée des absents, et qu’elle rêvait tristement, les larmes aux yeux, elle entendit non loin de la tente la voix qui chantait passionnément ces vers :

« Il a brillé un instant, l’éclair de félicité. Mais après l’éclair, la nuit est encore plus la nuit. Ainsi pour moi se changea la douce coupe où l’ami me fit boire ses délices.

En allée au loin, la paix de mon cœur, quand apparut la face du destin, et morte mon âme avant la réunion attendue avec le bien-aimé. »

Et, ayant fini ce chant, Daoul’makân s’effondra sans connaissance.

Quant à la jeune Nôzhatou, épouse du chambellan, lorsqu’elle eut entendu ce chant qui s’élevait dans la nuit, elle se dressa anxieuse et appela l’eunuque qui dormait à l’entrée de la tente et qui accourut aussitôt et demanda : « Que désires-tu, ô ma maîtresse ? » Elle lui dit : « Cours vite chercher l’homme qui vient de chanter ces vers et amène-le-moi ici ! » Alors l’eunuque lui dit : « Mais je dormais et je n’ai rien entendu ! Et je ne pourrais le trouver dans la nuit, à moins de réveiller tous nos gens, qui sont endormis. » Elle lui dit : « Il le faut ! Celui que tu trouveras réveillé sera certainement celui dont je viens d’entendre la voix. » Alors l’eunuque n’osa pas insister et sortit à la recherche de l’homme à la voix.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

Alors l’eunuque n’osa insister et sortit à la recherche de l’homme à la voix. Mais il eut beau regarder de tous côtés et marcher dans toutes les directions, il ne trouva d’autre homme réveillé que le vieux chauffeur du hammam, car Daoul’makân gisait évanoui. Et, d’ailleurs, le bon chauffeur, à la vue de l’eunuque qui, à la clarté de la lune, paraissait de fort méchante humeur, eut grand peur que Daoul’makân eût troublé le sommeil de l’épouse du chambellan, et se tint coi. Mais déjà l’eunuque l’avait vu ; et il lui dit : « C’est bien toi qui viens de chanter ces vers que ma maîtresse a entendus ? » Alors le chauffeur fut complètement convaincu que l’épouse du chambellan avait été dérangée, et s’écria : « Oh, non ! ce n’est pas moi ! » L’eunuque dit : « Mais qui donc alors ? Indique-le-moi, car certainement tu as dû l’entendre et le voir, du moment que tu ne dormais pas. » Et le bon chauffeur, de plus en plus effrayé pour Daoul’makân, dit : « Mais non, je ne le connais pas et je n’ai rien entendu. » L’eunuque dit : « Par Allah ! tu mens avec impudence, et tu ne me feras pas croire, du moment que tu es réveillé et assis ici même, que tu n’aies rien entendu ! » Alors le chauffeur dit : « Je vais te dire la vérité ! Celui qui chantait ces vers est un nomade qui vient de passer par là monté sur un chameau. Et c’est lui qui m’a réveillé avec sa maudite voix ! Et puisse Allah le confondre ! » Alors l’eunuque se mit à hocher la tête d’un air guère convaincu et retourna, en maugréant, dire à sa maîtresse : « C’est un bonhomme de nomade qui est déjà loin sur son chameau ! » Et Nôzhatou, désolée de ce contre-temps, regarda l’eunuque et ne dit plus rien.

Sur ces entrefaites, Daoul’makân revint de son évanouissement ; et il vit, au-dessus de sa tête, la lune au fond du ciel ; et en son âme se leva la brise enchanteresse des évocations lointaines ; et en son cœur chanta la voix d’innombrables oiseaux et la modulation des flûtes invisibles de l’esprit ; et il fut pris de l’irrésistible désir d’exhaler en chants les intimes postulations qui le faisaient comme s’envoler. Et il dit au chauffeur : « Écoute ! » Mais le chauffeur lui demanda : « Que vas-tu faire, mon enfant ? » Il dit : « Réciter quelques vers admirables qui me calmeraient le cœur ! » Le chauffeur dit : « Ne sais-tu donc point ce qui est arrivé, et que ce n’est qu’en usant de bonnes manières envers l’eunuque que j’ai réussi à nous sauver d’une perte certaine ? » Et Daoul’makân demanda : « Que me dis-tu là, et quel eunuque ? » Le chauffeur répondit : « Ô mon maître, l’eunuque de l’épouse du chambellan est venu ici, avec une mine de travers, pendant que tu étais évanoui ; et il brandissait un grand bâton en bois d’amandier ; et il se mit à dévisager tous les gens endormis ; et, comme il ne trouvait que moi de réveillé, il me demanda, d’un ton courroucé, si c’était moi qui avais élevé la voix. Mais je lui répondis : « Ah, non ! pas du tout. C’est tout bonnement un nomade qui passait par le chemin ! », Et l’eunuque n’eut pas l’air de me croire tout à fait, car, avant de s’en aller, il me dit : « Si par hasard tu entendais la voix, tu saisirais l’homme pour me le livrer, afin que je puisse le conduire chez ma maîtresse ! Et je t’en rends responsable ! » Tu vois donc, ô mon maître, que c’est à grand’peine que j’ai pu détourner l’attention de ce noir soupçonneux. »

Lorsque Daoul’makân eut entendu ces paroles, il fut très affecté et s’écria : « Et quel est l’homme qui osera m’empêcher de me chanter à moi-même les poèmes qui me plaisent ? Je veux chanter tous les vers que j’aime, et il arrivera ce qui arrivera ! Et, d’ailleurs, qu’ai-je à craindre, maintenant que nous sommes tout proches de mon pays ; rien désormais ne saurait me troubler ! » Alors le pauvre chauffeur lui dit : « Je vois bien maintenant que tu veux absolument te perdre ! » Il répondit : « Il faut absolument que je chante ! » Le chauffeur dit : « Ne m’oblige pas à me séparer de toi, car je préfère m’en aller plutôt que de voir t’arriver du mal ! Oublies-tu, mon enfant, que voilà déjà un an et demi que tu es avec moi, et que jamais tu n’eus rien à me reprocher ? Pourquoi veux-tu maintenant me forcer à m’en aller ? Songe que tout le monde ici est harassé de fatigue et dort tranquillement. De grâce, ne va pas nous troubler avec tes vers, qui, d’ailleurs, je le reconnais, sont de toute beauté ! » Mais Daoul’makàn ne put se retenir davantage, et, comme la brise au-dessus d’eux chantait dans les palmes touffues, de toute sa voix il clama :

« Ô temps ! où sont les jours où nous étions les favoris du destin, où nous étions réunis dans la demeure chérie, dans la plus adorable des patries ?

Ô temps !… ? mais que tout cela est passé ! Car nous eûmes des jours pleins de rires et des nuits pleines de sourires !

Ah ! où sont les jours où s’épanouissait Daoul’makân, à côté d’une fleur nommée Nôzhatou’zamân !… »

Et, ayant fini ce chant, il poussa trois grands cris et tomba évanoui. Alors le bon chauffeur se leva et se hâta de le couvrir de son manteau.

Quant à Nôzhatou, lorsqu’elle eut entendu ces vers où étaient cités son nom et le nom de son frère, et où elle se reconnaissait bien dans ses malheurs, elle fut suffoquée par les sanglots, puis elle se hâta d’appeler l’eunuque et lui cria : « Malheur à toi ! L’homme qui a chanté la première fois vient de chanter une seconde fois, car je viens de l’entendre là, tout près ! Or, par Allah ! si tu ne me l’amènes pas tout de suite, j’irai trouver mon époux sous sa tente, et il te donnera la bastonnade et te chassera. Maintenant prends ces cent dinars et donne-les à l’homme à la voix, et décide-le avec douceur à venir ici ; et s’il refuse donne-lui cette bourse qui contient mille dinars ; et s’il refuse, n’insiste plus mais informe-toi de l’endroit où il loge et de ce qu’il fait et de quel pays il est ; et reviens vite me mettre au courant. Et surtout ne tarde pas ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

« Et surtout ne tarde pas ! »

Alors l’eunuque sortit de la tente de sa maîtresse, à la recherche de l’homme à la voix : et il se mit à marcher entre les jambes des gens endormis et à les dévisager tous un à un ; mais il ne trouva personne qui fût éveillé. Alors il s’approcha du chauffeur, qui était assis sans manteau et la tête découverte, et il le saisit par le bras et lui cria : « C’est toi seul qui es le chanteur ! » Mais le chauffeur, terrifié, s’écria : « Non, par Allah ! ce n’est pas moi, ô chef des eunuques ! » L’eunuque dit : « Je ne te laisserai point avant que tu ne m’indiques le diseur de vers ! Car je n’oserai jamais plus retourner, sans lui, auprès de ma maîtresse ! » À ces paroles, le pauvre chauffeur eut une très grande peur pour Daoul’makân, et il se mit à se lamenter et dit à l’eunuque : « Par Allah ! Je t’affirme que le chanteur est un passant du chemin ! Et ne me torture pas davantage, car tu en rendras compte au Jugement d’Allah ! Je ne suis qu’un pauvre homme qui viens de la ville d’Abraham, l’ami d’Allah ! » Mais l’eunuque lui dit : « Soit ! mais viens alors avec moi dire cela de ta bouche à ma maîtresse qui ne me croit pas ! » Alors le chauffeur lui dit : « Ô grand et admirable serviteur, crois-moi, retourne tranquillement sous la tente ; et si la voix vient encore à se faire entendre, tu m’en rendras, cette fois, absolument responsable. Et moi seul, dans ce cas, je serai le coupable ! » Puis, pour calmer l’eunuque et le décider à s’en aller, il lui dit des paroles très agréables et lui fit beaucoup de compliments et lui embrassa la tête.

Alors l’eunuque se laissa convaincre et le lâcha ; mais, au lieu de retourner chez sa maîtresse devant laquelle il n’osait plus se présenter, il fit demi-tour et revint se blottir à l’affût non loin du chauffeur du hammam.

Pendant ce temps, Daoul’makân était revenu de son évanouissement ; et le chauffeur lui dit : « Lève-toi maintenant, que je te raconte ce qui vient de nous arriver à cause de tes vers ! » Et il lui raconta la chose. Mais Daoul’makân, qui l’écoutait sans attention, lui dit : « Oh ! je ne veux plus rien savoir, et je n’ai plus de raison pour comprimer en moi mes sensations, maintenant surtout que nous sommes tout près de mon pays ! » Alors le chauffeur, épouvanté, lui dit : « mon enfant, assez écouter de la sorte les mauvaises suggestions ! Comment as-tu cette assurance, quand je suis moi-même plein de crainte pour toi et pour moi ? Par Allah sur toi, je te conjure de ne plus chanter des vers avant d’être arrivé tout à fait dans ton pays ! En vérité, mon enfant, jamais je ne t’eusse cru si entêté que cela ! Songe enfin que l’épouse du chambellan veut te faire châtier, car tu lui es une cause d’insomnie, alors qu’elle est fatiguée du voyage et indisposée : et elle a déjà par deux fois envoyé son eunuque te chercher ! »

Mais Daoul’makân, sans faire attention aux paroles du chauffeur, pour la troisième fois éleva la voix et, de toute son âme, il chanta ces strophes :

« Au loin ! Je ne veux plus de ces blâmes qui jettent le trouble dans mon âme et l’insomnie dans mes yeux.

Ils m’ont dit : « Comme tu es changé ! » Je leur dis : « Vous ne savez pas ! » Ils m’ont dit : « C’est l’amour ! » Je leur dis : « Est-ce que l’amour peut ainsi faire dépérir ? »

Ils m’ont dit : « C’est l’amour ! » Et je leur dis : « Je ne veux plus de l’amour, ni de la coupe de l’amour, ni des tristesses de l’amour.

Ah ! je ne veux plus que des choses subtiles qui calment et soient un baume à mon cœur torturé ! »

Mais à peine Daoul’makân avait-il fini de chanter ces vers que soudain devant lui l’eunuque apparut. À cette vue, le pauvre chauffeur fut tellement terrifié qu’il s’enfuit au plus vite et se mit de loin à regarder ce qui allait arriver.

Alors l’eunuque s’avança respectueusement près de Daoul’makàn et lui dit : « La paix sur toi ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que l’eunuque dit : « La paix sur toi ! » Alors Daoul’makân répondit : « Et sur toi la paix et la miséricorde d’Allah et ses bénédictions ! » Et l’esclave dit : « Ô mon maître, voici que, pour la troisième fois, ma maîtresse m’envoie à ta recherche, car elle désire te voir. » Mais Daoul’makàn répondit : « Ta maîtresse ! et quelle est cette chienne-là qui a l’audace de m’envoyer chercher ? Puisse Allah la confondre et la maudire, elle, et son époux avec elle ! » Et, non content de cette sortie, Daoul’makân se mit à injurier l’eunuque sans discontinuer, pendant un bon moment. Et l’eunuque ne voulut rien répondre, car sa maîtresse lui avait bien recommandé de ne prendre le chanteur que par la douceur et de ne l’amener chez elle que de son propre vouloir. Aussi l’eunuque fit tout son possible pour lui dire des paroles onctueuses et adoucir son emportement ; il lui dit, entre autres choses : « Mon enfant, cette démarche que je fais auprès de toi n’est point pour t’offenser ou pour te faire de la peine, mais simplement pour te supplier de vouloir bien diriger tes pas généreux de notre côté, pour parler à ma maîtresse qui désire ardemment te voir. Et, d’ailleurs, elle saura bien reconnaître ta bonté pour elle ! »

Alors Daoul’makân fut touché et consentit à se lever et à accompagner l’eunuque sous la tente, tandis que le pauvre chauffeur, de plus en plus tremblant de peur pour Daoul’makàn, se décidait à le suivre de loin, en pensant en lui-même : « Quel malheur pour sa jeunesse ! Sûrement demain, au lever du soleil, il sera pendu ! » Puis il eut une pensée terrible qui le rendit encore plus épouvanté que jamais, car il se dit : « Qui sait même si Daoul’makân, pour se disculper, ne va pas maintenant rejeter la faute sur moi et prétendre que c’est moi qui ai chanté les vers ! Oh ! cela serait bien vilain de sa part ! »

Or, pour ce qui est de Daoul’makân ét de l’eunuque, ils se mirent à circuler avec difficulté entre les gens endormis et les bêtes et finirent par arriver à l’entrée de la tente de Nôzhatou. Alors l’eunuque pria Daoul’makân d’attendre et entra tout seul prévenir sa maîtresse en lui disant : « Voici que je t’amène l’homme en question. Et c’est un tout jeune homme de très belle figure et dont le maintien prouve une haute et noble origine. » À ces paroles, Nôzhatou sentit se précipiter les battements de son cœur et dit à l’eunuque : « Fais-le s’asseoir tout près de la tente et prie-le de nous chanter encore un peu de ses vers, pour que je les entende de près. Et ensuite tu t’informeras de son nom et de son pays. » Alors l’eunuque sortit et dit à Daoul’makân : « Ma maîtresse te prie de lui chanter quelques-uns de tes vers, et elle est à t’écouter, dans la tente. Et elle désire également savoir ton nom et ton pays et ton état. » Il répondit : « De tout cœur généreux et comme hommage dû ! Mais pour ce qui est de mon nom, il est depuis longtemps effacé, comme mon cœur est consumé et mon corps abîmé. Et mon histoire est digne d’être écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil. Et je suis devenu tel l’ivrogne qui a tellement abusé des vins qu’il en est devenu infirme pour la vie ! Et je suis comme le somnambule ! Et je suis comme le noyé de la folie ! »

Lorsque Nôzhatou, dans la tente, eut entendu ces paroles, elle se mit à sangloter et dit à l’eunuque : « Demande-lui s’il a perdu quelqu’un de cher, comme, par exemple, une mère, un père ou un frère ! » Et l’eunuque sortit et questionna Daoul’makân comme le lui avait ordonné sa maîtresse. Il répondit : « Hélas ! oui, j’ai perdu tout cela et, en plus, une sœur qui m’aimait et dont je n’ai plus de nouvelles, car le destin nous a séparés ! » Et Nôzhatou, à ces paroles que lui rapporta l’eunuque, dit : « Fasse Allah que ce jeune homme puisse trouver une consolation dans ses malheurs et se réunir à ceux qu’il aime ! » Puis, elle dit à l’eunuque…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que Nôzhatou, l’épouse du chambellan, dit à l’eunuque : « Va maintenant le prier de nous chanter quelques vers sur l’amertume de la séparation. » Et l’eunuque alla lui faire la prière comme l’avait ordonné sa maîtresse. Alors Daoul’makân, assis non loin de la tente, appuya sa joue sur sa main, et comme la lune éclairait les gens endormis et les bêtes, sa voix fusa dans le silence :

« Dans mes vers aux rimes mélodieuses, j’ai assez chanté l’amertume de l’absence et le triomphe de cette cruelle, de l’éloignement de qui j’ai tant souffert.

Maintenant, moi qui de poudre d’or sertis mes vers admirablement ouvrés, je ne veux plus chanter que les choses de joie et l’épanouissement,

Les jardins de roses parfumés, et les gazelles aux yeux noirs et les cheveux des gazelles.

Bien que la cruelle ait déjà été le jardin de mes délices, et ses joues les roses du jardin, et ses seins les poires et les grenades, et sa chair le miel et la rosée.

Mais désormais, sans m’attarder ni m’attacher, je veux passer ma vie dans la sérénité, entre de tendres vierges flexibles comme les jeunes rameaux flexibles, entre des beautés intactes comme les perles imperforées,

Au son des luths suaves et des guitares, en buvant la coupe aux mains de l’échanson, dans les prairies de roses et de narcisses.

Et je humerai tous les parfums de la chair, et je sucerai la salive délicate sur les lèvres, en choisissant des lèvres épaisses et de couleur rouge foncé.

Et je reposerai mes yeux sur leurs tièdes paupières. Et nous serons assis en rond près de Veau vive chantante de mes jardins ! »

Lorsque Daoul’makân eut fini de chanter ce poème sublime, Nôzhatou, qui l’avait écouté en extase, ne put plus se retenir et, soulevant fiévreusement la portière de latente, elle pencha la tête au dehors et regarda le chanteur, à la clarté de la lune. Et elle poussa un grand cri, car elle reconnut son frère. Et elle s’élança au dehors, les bras tendus, en s’écriant : « Ô mon frère ! ô Daoul’makân ! »

À cette vue, Daoul’makân regarda la jeune femme et il reconnut également sa sœur Nôzhatou. Et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre en s’embrassant, puis tombèrent tous deux évanouis.

Lorsque l’eunuque eut vu cela, il fut à la limite de l’étonnement et tout à fait interloqué ; mais il se hâta de prendre dans la tente une grande couverture et l’étendit sur eux, en signe de respect et pour les mettre à l’abri contre les passants du hasard. Et il attendit, tout songeur, qu’ils fussent revenus de leur évanouissement.

Bientôt, en effet, Nôzhatou se réveilla la première, et puis Daoul’makân. Et Nôzhatou, dès cet instant, oublia toutes ses peines passées et elle fut au comble du bonheur, et elle récita ces strophes :

« Tu avais juré, ô destin, que mes peines ne passeraient jamais. Et voici que je t’ai forcé à violer ton serment.

Car mon bonheur est complet et l’ami est à mes côtés. Et toi-même, ô destin, tu seras l’esclave qui, relevant les pans de sa robe, nous servira. »

En entendant cela, Daoul’makân serra sa sœur contre sa poitrine, et les larmes de joie débordèrent de ses paupières, et il récita ces strophes :

« Le bonheur en moi a pénétré, et sa violence est telle que les pleurs jaillissent de mes yeux.

Ô mes yeux ! vous avez pris l’habitude des larmes ; vous pleuriez hier de chagrin et pleurez aujourd’hui de bonheur. »

Alors Nôzhatou invita son frère à entrer avec elle sous la tente et lui dit : « Ô mon frère, raconte-moi à présent tout ce qui t’est arrivé pour qu’à mon tour je te raconte mon histoire ! » Mais Daoul’makân lui dit : « Raconte-moi, toi la première, toute ton histoire ! » Alors Nôzhatou narra à son frère tout ce qui lui était arrivé, sans omettre un détail. Et il n’y a pas d’utilité à le répéter. Puis elle ajouta : « Quant à mon époux le chambellan, tout à l’heure je te le ferai connaître ; et il t’agréera, car c’est un très brave homme. Mais d’abord hâte-toi de me raconter tout ce qui t’est survenu depuis le jour où je t’ai laissé malade dans le khân de la Ville Sainte. » Alors Daoul’makân ne manqua pas de la satisfaire, et termina son histoire en lui disant : « Mais surtout, ô Nôzhatou, je ne saurai jamais assez te dire combien cet excellent chauffeur du hammam a été bon pour moi, car il a dépensé pour me soigner tout ce qu’il avait d’argent mis de côté, et il m’a servi nuit et jour, et il a agi à mon égard comme n’agit point un père ou un frère ou un ami très dévoué, et il a poussé le désintéressement jusqu’à se priver de nourriture pour m’en donner, et de son âne pour me faire monter dessus, alors que lui-même le conduisait en me soutenant ; et, en vérité, si je suis encore en vie, c’est à lui que je le dois ! » Alors Nôzhatou dit : « Si Allah veut, nous saurons reconnaître ses bons services, autant qu’il sera en notre pouvoir ! »

Ensuite Nôzhatou appela l’eunuque qui accourut aussitôt et baisa la main de Daoul’makân et se tint debout devant lui ; alors Nôzhatou lui dit : « Bon serviteur au visage de bon augure, comme c’est toi le premier qui m’as annoncé la bonne nouvelle, tu vas garder pour toi la bourse que je t’ai donnée avec les mille dinars qu’elle contient. Mais cours vite prévenir ton maître que je désire le voir ! » Alors l’eunuque, fort réjoui de tout cela, se hâta d’aller prévenir son maître le chambellan, qui ne tarda pas à arriver sous la tente de son épouse. Et il fut au comble de la surprise de voir chez elle un jeune homme étranger, et, de plus, au milieu de la nuit. Mais Nôzhatou se hâta de lui raconter leur histoire depuis le commencement jusqu’à la fin et ajouta : « C’est ainsi, ô chambellan vénérable, qu’au lieu d’épouser en moi une esclave comme tu le croyais, tu as épousé la fille même du roi Omar Al-Némân, Nôzhatou’zamân ! Et voici mon frère Daoul’makân ! »

Lorsque le grand-chambellan eut entendu cette histoire extraordinaire, dont il ne mit pas en doute la véracité un seul instant, il fut à la limite de la dilatation de se savoir devenu le gendre même du roi Omar Al-Némân ; et il pensa en lui-même : « Cela va me faire devenir au moins gouverneur d’une province d’entre les provinces ! » Puis il s’approcha respectueusement de Daoul’makân et lui présenta ses compliments et félicitations pour la délivrance de tous ses maux et pour sa réunion à sa sœur. Et aussitôt il voulut donner l’ordre aux serviteurs de dresser une seconde tente pour y loger son nouvel hôte ; mais Nôzhatou lui dit : « La chose est maintenant inutile, car nous ne sommes plus qu’à une faible distance de notre pays ; et d’ailleurs comme il y a un long temps que moi et mon frère ne nous sommes vus, nous allons être très heureux d’habiter sous la même tente et de nous rassasier de la vue l’un de l’autre avant l’arrivée. » Et le chambellan répondit : « Que cela soit fait selon tes désirs ! » Puis il sortit pour les laisser librement s’épancher, et il leur envoya des flambeaux, des sirops, des fruits et toutes sortes de douceurs et de confitures dont il avait pris soin de charger deux mulets et un chameau, avant de quitter Damas, pour les distribuer comme cadeaux aux personnages de Baghdad en réponse aux souhaits de bienvenue. Et il envoya à Daoul’makân trois habillements complets des plus somptueux, et lui fit apprêter un magnifique dromadaire de race tout harnaché de housses aux longues tresses multicolores. Puis il se mit à se promener de long en large devant sa tente, la poitrine dilatée d’aise, et tout à la pensée de l’honneur qui lui venait d’Allah, et de son importance présente et de sa grandeur future.

Puis, le matin venu, le chambellan se hâta d’aller sous la lente de son épouse saluer son beau-frère. Et Nôzhatou lui dit : « Il ne faut pas oublier le chauffeur du hammam, ni omettre de dire à l’eunuque de lui préparer une bonne monture, et de prendre soin de lui en le servant au déjeuner et au dîner. Et surtout il faut qu’il ne s’éloigne pas de nous ! » Alors le chambellan donna les ordres nécessaires à l’eunuque qui répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Et, en effet, il se hâta de prendre avec lui quelques-uns des gens de la suite du chambellan et alla avec eux à la recherche du chauffeur. Et il finit par le trouver tout à fait à la queue de la caravane, tremblant de peur, et en train de seller son âne pour s’échapper au plus vite de cet endroit où on lui avait pris son jeune ami Daoul’makân. Aussi à la vue de l’eunuque et des esclaves qui soudain avaient couru à lui et l’avaient entouré, il se sentit mourir et son teint jaunit et ses genoux s’entrechoquèrent et tous ses muscles frémirent de terreur. Et il ne douta plus que Daoul’makân, pour se disculper, ne l’eût indiqué à la vindicte de l’épouse du chambellan. Car aussitôt l’eunuque lui cria : « Ô menteur !… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que l’eunuque cria au terrifié chauffeur : « Ô menteur ! pourquoi m’avoir dit que, non seulement tu n’avais pas chanté les vers, mais que tu ne savais même pas qui les avait chantés. Or, nous savons bien maintenant que le chanteur était ton propre compagnon. Aussi sache bien que, d’ici à Baghdad, je ne te quitte plus d’un pas ; et tu subiras, à notre arrivée, le même sort que ton compagnon ! » À ces paroles de l’eunuque, l’effaré chauffeur se mit à se lamenter et pensa en lui-même : « Voici que je vais éprouver juste ce que je voulais tant éviter ! » Et l’eunuque dit aux esclaves : « Prenez-lui cet âne, et donnez-lui ce cheval ! » Et les esclaves, malgré les larmes du pauvre chauffeur, prirent l’âne, et l’obligèrent lui-même à monter un magnifique cheval d’entre les chevaux du chambellan. Puis l’eunuque leur dit en particulier : « Vous allez être, durant tout le voyage, les gardes de ce chauffeur ; et chaque cheveu perdu de sa tête sera la perte de l’un de vous ! Ayez donc pour lui toutes sortes d’égards et soyez attentifs à ses moindres besoins ! »

Aussi lorsque le chauffeur se vit ainsi gardé par tous ces esclaves, il ne douta plus de sa mort ; puis il dit à l’eunuque : « Ô capitaine généreux, je te jure que ce jeune homme n’est ni mon frère ni mon parent, car je suis seul au monde, et je suis un pauvre chauffeur d’entre les chauffeurs du hammam. Mais j’ai trouvé ce jeune homme étendu mourant sur les déchets et les morceaux de bois à la porte du hammam, et je l’ai ramassé pour Allah ! Et je n’ai rien fait qui mérite de châtiment ! » Puis il se mit à pleurer et à penser mille pensées plus troublantes les unes que les autres, tandis que la caravane avançait, et que l’eunuque marchait à côté de lui et s’amusait à ses dépens en lui disant de temps en temps : « Tu as troublé le sommeil de notre maîtresse avec tes maudits vers, toi et ce jeune homme ; et tu n’avais guère l’air effrayé à ce moment-là ! » Toutefois, à chaque halte, l’eunuque ne manquait pas d’inviter le chauffeur à manger avec lui dans le même récipient et à boire avec lui le vin dans la même gargoulette, après en avoir bu, lui, le premier. Mais, malgré tout, la larme ne séchait pas dans l’œil du chauffeur, qui était plus perplexe que jamais et n’avait plus de nouvelles de son ami Daoul’makân, dont l’eunuque se gardait bien de l’entretenir.

Quant à Nôzhatou et à Daoul’makân et au chambellan, ils ne cessèrent de voyager à la tête de la caravane dans la direction de Baghdad. Et il ne leur restait plus qu’une seule journée de marche pour arriver au but tant désiré. Et comme, le dernier matin, après la dernière halte de nuit, ils s’apprêtaient à continuer leur route, ils virent soudain s’élever devant eux une épaisse poussière qui obscurcit le ciel et fit la nuit autour d’eux. Alors le chambellan essaya de les tranquilliser et leur dit de ne pas bouger, et il prit avec lui ses mamalik au nombre de cinquante et s’avança du côté de la poussière.

Or, au bout de très peu de temps, la poussière s’éclaircit devant eux et à leurs yeux apparut une armée formidable, bannières et signaux au vent, et marchant en ordre de bataille au son des tambours. Et aussitôt de l’armée se détacha un corps de guerriers qui s’avança vers eux au galop ; et chaque mamelouk du chambellan fut cerné par cinq guerriers à cheval.

À cette vue, le chambellan, fort surpris, leur demanda : « Qui êtes-vous pour agir de la sorte envers nous ? » Ils répondirent : « Mais qui donc êtes-vous, vous mêmes, et d’où venez-vous et où allez-vous ? » Le chambellan répondit : « Je suis le grand-chambellan de l’émir de Damas, le prince Scharkân, fils du roi Omar Al-Némân maître de Baghdad et du pays de Haurân. Et c’est le prince Scharkân qui m’envoie vers son père, à Baghdad, lui porter le tribut de Damas et des cadeaux. »

À ces paroles, tous les guerriers soudain tirèrent leurs mouchoirs et s’en couvrirent les yeux et se mirent à pleurer en sanglotant. Et le chambellan fut étonné extrêmement.

Et lorsqu’ils eurent fini de pleurer, leur chef s’avança vers le chambellan et lui dit : « Hélas ! où est le roi Omar Al-Némân ! Le roi Omar Al-Némân est mort ! Et il est mort empoisonné ! Ô notre désespoir ! » Puis il ajouta : « Mais toi, ô chambellan vénérable, viens avec nous et nous te mènerons au grand-vizir Dandân qui est là, au centre de l’armée ; et il te donnera tous les détails de ce malheur. »

Alors le chambellan ne put s’empêcher lui aussi de pleurer et s’écria : Oh ! quel voyage de malheur nous venons de faire ! » Puis il se laissa conduire auprès du grand-vizir Dandân qui aussitôt lui accorda l’audience demandée. Et le chambellan entra sous la tente du vizir Dandân qui l’invita à s’asseoir. Et il raconta au vizir la mission dont il était chargé et lui détailla les cadeaux dont il était porteur pour le roi Omar Al-Némân.

Mais à ces mots qui lui rappelaient son maître et son roi, le grand-vizir Dandân se mit à pleurer, puis il dit au chambellan : « Sache pour le moment que le roi Omar Al-Némân est mort empoisonné, et tout à l’heure je t’en raconterai les détails. Mais j’ai d’abord à te mettre au courant de la situation actuelle. Voici.

» Lorsque le roi mourut en la miséricorde d’Allah et sa clémence sans bornes, le peuple se souleva pour savoir qui il fallait élire comme successeur au trône ; et les partis en seraient venus aux mains si les grands et les notables ne les en avaient empêchés.

Et l’on finit par tomber d’accord pour demander l’avis des quatre grands kâdis de Baghdad et s’en rapporter à leur décision. Et les quatre grands-kâdis consultés décidèrent que le successeur au trône devait être le prince Scharkân, gouverneur de Damas. Et aussitôt que je fus avisé de cette décision, je me mis à la tête de l’armée pour aller à Damas au devant du prince Scharkân et lui annoncer et la mort de son père et son élection au trône.

Mais je dois te dire, ô chambellan vénérable, qu’il y a à Baghdad un parti favorable à l’élection du jeune Daoul’makân. Mais nul ne sait, depuis longtemps, ce qu’il est devenu, ni lui ni sa sœur Nôzhatou’zamân. Car voici cinq ans bientôt qu’ils sont partis pour le Hedjaz et qu’ils n’ont pas donné de leurs nouvelles. »

À ces paroles du grand-vizir Dandân, le chambellan, époux de Nôzhatou, bien que fort chagriné de la mort du roi Omar, fut réjoui à la limite de la joie en pensant à la chance qu’avait Daoul’makân de devenir roi de Baghdad et du Khorassân. Aussi il se tourna vers le grand-vizir Dandân et lui dit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le chambellan se tourna vers le grand-vizir Dandân et lui dit : « En vérité, l’histoire que tu viens de me raconter est bien étrange et étonnante. Et, à mon tour, comme tu m’as témoigné une entière confiance, laisse-moi t’annoncer une nouvelle qui te réjouira le cœur et terminera tous tes soucis. Sache donc, ô grand-vizir, qu’Allah vient de nous aplanir toute voie en nous rendant le prince Daoul’makân et sa sœur Nôzhatou’zamân ! »

À ces paroles, le vizir Dandân fut dans une joie extrême et s’écria : « Ô vénérable chambellan, hâte-toi de me raconter les détails de cette nouvelle inattendue et qui me met au comble du bonheur ! » Alors le chambellan lui raconta toute l’histoire du frère et de la sœur, et ne manqua pas de lui apprendre que Nôzhatou était devenue son épouse.

Alors le vizir Dandân s’inclina devant le chambellan et lui présenta ses hommages et se reconnut comme son féal. Puis il fit s’assembler tous les émirs et les chefs de l’armée et les grands du royaume qui étaient présents, et les mit au courant de la situation. Et aussitôt tous vinrent baiser la terre entre les mains du chambellan et lui présentèrent leurs hommages et compliments, et se réjouirent extrêmement de ce nouvel ordre de choses, en admirant l’œuvre du Destin qui combinait de telles merveilles.

Après quoi le chambellan et le grand-vizir Dandân s’assirent chacun sur un grand siège dressé sur une estrade, et réunirent les notables, les émirs et les autres vizirs, et tinrent conseil sur la situation. Et le conseil dura une heure de temps, et la décision fut prise unanimement de nommer Daoul’makân successeur au trône du roi Omar Al-Némân, au lieu d’aller à Damas à la recherche du prince Scharkân. Et le vizir Dandân se leva aussitôt de son siège pour marquer son respect au vénérable chambellan qui devenait ainsi le personnage le plus marquant du royaume, et, pour se le rendre favorable, lui offrit de magnifiques présents et lui souhaita la prospérité ; et firent de même tous les vizirs, les émirs et les notables. Et le vizir Dandân, au nom de tous, dit : « Ô chambellan vénérable, nous espérons que, grâce à ta magnanimité, chacun de nous conservera ses fonctions sous le règne du nouveau sultan. Quant à nous, nous allons nous hâter de vous devancer à Baghdad pour recevoir dignement notre jeune sultan, pendant que toi-même tu vas aller lui annoncer son élection, faite grâce à notre décision. » Et le chambellan leur promit sa protection à tous et la conservation de leurs emplois, et les quitta pour retourner vers les tentes de Daoul’makân, tandis que le vizir Dandân et toute l’armée regagnaient la ville de Baghdad. Mais il ne manqua pas auparavant de se faire donner par le vizir Dandân des hommes et des chameaux porteurs de tentes somptueuses et de toutes sortes d’ornements et d’habits royaux et de tapis.

Et, en s’acheminant vers la tente de Nôzhatou et de Daoul’makân, le chambellan sentait augmenter en lui son respect pour son épouse Nôzhatou, et il se disait en lui-même : « Quel voyage béni et de bon augure ! » Et, en arrivant, il ne voulut point entrer chez son épouse sans lui en demander d’abord l’autorisation, autorisation qui lui fut d’ailleurs immédiatement accordée.

Alors le chambellan entra sous la tente et, après les saluts d’usage, il leur conta tout ce qu’il avait vu et entendu, et la mort du roi Omar et l’élection de Daoul’makân de préférence à Scharkân. Puis il ajouta : « Et maintenant, ô roi généreux, il ne te reste plus qu’à accepter le trône sans hésitation, de peur que, dans le cas d’un refus, il ne t’arrive malheur de la part de celui qui sera élu à ta place ! »

À ces paroles, Daoul’makân, quoique douloureusement affecté par la mort de son père, le roi Omar, et bien que lui et Nôzhatou fussent tout en larmes, dit : « J’accepte l’ordre du Destin, puisqu’on ne peut y échapper, et que tes paroles sont pleines de bon sens et de sagesse. » Et il ajouta : « Mais, ô vénérable beau-frère, quelle sera ma conduite envers mon frère Scharkân, et que dois-je faire pour lui ? » Il répondit : « La seule solution équitable est de partager l’empire entre vous deux, et tu seras le sultan de Baghdad et ton frère Scharkân sera le sultan de Damas. Tiens-toi donc fermement dans cette résolution, et il n’en résultera que toutes choses de paix et de concorde. » Et Daoul’makân agréa le conseil de son beau-frère le chambellan.

Alors le chambellan prit l’habit royal que le vizir Dandân lui avait donné et en revêtit Daoul’makân, et lui remit le grand sabre d’or de la royauté et baisa la terre entre ses mains et se retira. Et il alla aussitôt choisir un endroit élevé où il fit dresser la tente royale qu’il avait reçue du vizir Dandân. Et c’était une grande tente, surmontée d’une haute coupole, en toile doublée en son intérieur de soie de toutes les couleurs avec des dessins d’arbres et de fleurs. Et il ordonna aux tapissiers d’étendre les grands tapis sur le sol, après avoir bien battu et arrosé la terre tout autour de la tente. Et il se hâta d’aller prier le roi de venir s’y reposer cette nuit-là. Et le roi y dormit jusqu’au matin.

Or, à peine l’aube apparue, on entendit au loin le son des tambours de guerre et des instruments. Et bientôt on vit sortir d’un nuage de poussière l’armée de Baghdad, à la tête de laquelle marchait le vizir Dandân qui venait recevoir le roi, après avoir tout arrangé à Baghdad. Alors le roi Daoul’makân…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

Alors le roi Daoul’makân, vêtu de ses habits royaux, monta s’asseoir sur le trône dressé au milieu de la tente, sous la haute coupole, et plaça sur ses genoux son grand sabre de commandement, sur lequel il appuya ses deux mains, et, immobile, attendit. Et, tout autour de lui, vinrent se ranger les mamalik de Damas et les anciens gardes du chambellan, l’épée nue à la main, tandis que le chambellan lui-même se tenait debout à droite du trône, respectueusement.

Et aussitôt, selon les ordres donnés par le chambellan, le défilé des hommages commença. Alors, par le corridor de toile qui conduisait à la tente royale, entrèrent les chefs de l’armée, dix par dix, hiérarchiquement, en commençant par les grades inférieurs ; et, dix par dix, ils prêtèrent le serment de fidélité entre les mains du roi Daoul’makân et baisèrent la terre en silence. Et il ne restait plus que le tour des quatre grands-kâdis et du grand-vizir Dandân. Et les quatre grands-kâdis entrèrent et prêtèrent le serment de fidélité et baisèrent la terre entre les mains du roi Daoul’makân. Mais quand entra le grand-vizir Dandân, le roi Daoul’makân se leva de son trône en son honneur, et s’avança lui-même au-devant de lui et lui dit : « Bienvenu soit notre père à tous, le très vénérable et très digne grand-vizir, celui dont les actes sont parfumés de haute sagesse et les arrangements faits délicatement par de savantes mains ! » Alors le grand-vizir Dandân prêta le serment de fidélité sur le Livre et la Foi et baisa la terre entre les mains du roi.

Et tandis que le chambellan était sorti pour donner les ordres nécessaires, et préparer le festin, et faire tendre les nappes et cuisiner les mets les plus choisis, et assurer le service des échansons, le roi dit au grand-vizir : « Avant tout il faut, pour fêter mon avènement, faire de grandes largesses aux soldats et à tous leurs chefs ; et pour cela fais-leur distribuer tout le tribut que nous apportons avec nous de la ville de Damas, sans en rien économiser. Et il faut leur donner à manger et à boire à satiété. Et ensuite seulement, ô mon grand-vizir, tu viendras me raconter en détail la mort de mon père et la cause de cette mort. » Et le vizir Dandân se conforma aux ordres du roi, et donna trois jours de liberté aux soldats pour qu’ils pussent s’amuser et prévint leurs chefs que le roi ne voulait recevoir personne durant ces trois jours entiers. Alors toute l’armée fit des vœux pour la vie du roi et la prospérité de son règne, et le vizir Dandân revint sous la tente. Mais le roi, pendant ce temps, était allé trouver sa sœur Nôzhatou et lui avait dit : « Ô ma sœur, tu as appris la mort de notre père, le roi Omar, mais tu ne sais pas encore la cause de sa mort. Viens donc avec moi pour l’entendre raconter de la bouche même du vizir Dandân. » Et il amena Nôzhatou sous la coupole, et fit tomber un grand rideau de soie entre elle et les assistants ; et il s’assit sur le trône tandis que Nôzhatou seule prenait place derrière le rideau de soie.

Alors il dit au vizir Dandân : « Maintenant, ô vizir de notre père, raconte-nous les détails de la mort du plus sublime d’entre les rois ! » Et le vizir Dandân dit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il raconta cette mort comme suit :