Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 03/Paroles sur les trois portes

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 3p. 126-143).


PAROLES SUR LES TROIS PORTES


Et Nôzhatou, derrière le rideau, dit :

« Je te parlerai d’abord, ô prince valeureux, de la Première Porte : l’art de se conduire.

« Sache donc que la vie a un but et que le but de la vie est le développement de la ferveur.

« Or, la ferveur principale est la passion belle dans la foi.

« Mais nul n’atteint à la ferveur que par une vie ardente et passionnée. Et la vie passionnée peut être vécue et réalisée dans n’importe laquelle des quatre grandes voies de l’humanité : le Gouvernement, le Commerce, l’Agriculture et les Métiers.

« Pour ce qui est du gouvernement. Il est nécessaire que ceux-là, les rares qui sont appelés à gouverner le monde, soient doués d’une grande science politique, d’une finesse parfaite et d’une habileté accomplie. Et, dans aucun cas, ils ne doivent se laisser conduire par leur humeur, mais par un haut dessein dont la fin est Allah le Très-Haut. Et s’ils réglaient leur conduite sur cette fin, la justice régnerait parmi les humains et la discorde cesserait sur la surface de la terre. Mais, le plus souvent, ils ne suivent que leur penchant et glissent dans les errements irrémédiables. Car un chef n’est utile qu’en tant qu’il peut être équitable et impartial et empêcher les forts d’opprimer les faibles et les petits : sinon, il est sans nécessité.

« D’ailleurs, le grand Ardéchir, troisième roi des Perses, l’un d’entre les descendants de Sassân, a dit cette parole : « L’autorité et la foi sont deux sœurs jumelles : la foi est un trésor et l’autorité est son gardien. »

« Et notre Prophète Mohammad (sur lui soient la paix et la prière !) a dit : « Deux choses régissent le monde : droites et pures, le monde marche dans la voie droite ; corrompues et mauvaises, le monde tombe dans la corruption : c’est l’Autorité et c’est la Science !

« Et le Sage a dit : « Le roi doit être le gardien de la foi, de tout ce qui est sacré, et des droits de ses sujets. Mais, avant tout, il doit veiller à maintenir l’accord entre ceux qui tiennent la plume et les gens d’épée : car celui qui manque à l’homme qui tient la plume glissera et se relèvera bossu ! »

« Et le roi Ardéchir, qui fut un grand conquérant, divisa son empire en quatre districts ; et il se fit faire quatre sceaux sur quatre anneaux qu’il mit à ses doigts ; et chaque sceau était destiné à l’un des quatre districts. Le premier sceau était l’anneau du District maritime. Et ainsi de suite pour les trois autres. Et il avait fait ainsi afin d’assurer l’ordre dans toutes les parties de son royaume. Et sa méthode fut suivie jusqu’à l’ère islamique.

« Et le grand Kesra, roi des Perses, écrivit un jour à son fils, à qui il avait confié une armée d’entre

ses armées : « Ô mon fils…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, arrêta son récit.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« Le grand Kesra, roi des Perses, écrivit un jour à son fils, à qui il avait confié une armée d’entre ses armées : « Ô mon fils, méfie-toi de la pitié, elle aliénerait ton autorité ; mais n’agis pas non plus avec trop de dureté, car elle ferait fermenter, parmi tes soldats, la révolte ! »

« Ceci nous a été rapporté également. Un Arabe vint trouver le khalifat Abou-Giafar-Abdallah Al-Mansour et lui dit : « Affame ton chien, si tu veux qu’il te suive. » Et le khalifat fut irrité contre l’Arabe. Et l’Arabe lui dit : « Mais prends garde aussi qu’un passant ne tende un pain à ton chien, car alors ton chien t’abandonnera pour suivre le passant ! » Alors Al-Mansour comprit et en fit son profit ; et il renvoya l’Arabe après lui avoir donné un cadeau.

« On raconte aussi que le khalifat Abd El-Malek ben-Merouân écrivit ceci à son frère Abd El-Aziz ben-Merouân, qu’il avait envoyé à la tête de son armée en Égypte : « Tu peux te passer de tes conseillers et de tes scribes, car ils ne te renseigneront que sur les choses que tu connais ; mais ne néglige jamais ton ennemi : il est le seul à te faire connaître la force de tes soldats ! »

« On dit que l’admirable khalifat Omar ibn-Al-Khattâb ne prenait jamais quelqu’un à son service sans lui poser ces quatre conditions : ne jamais monter sur une bête de somme, ne jamais s’approprier le butin fait sur l’ennemi, ne jamais s’habiller de vêtements somptueux et ne jamais être en retard pour l’heure de la prière. — Et voici les paroles qu’il aimait à répéter : « Il n’y a point de richesse qui vaille l’intelligence, ni de pierre de touche meilleure que la culture de l’esprit, ni de gloire plus grande que l’étude et la science. »

« C’est également Omar (qu’Allah l’ait en ses bonnes grâces !) qui a dit : « Les femmes sont de trois sortes : la bonne musulmane qui ne se préoccupe que de son mari et n’a d’yeux que pour lui ; la musulmane qui ne cherche dans le mariage qu’à avoir des enfants ; et la putain qui sert de collier au cou de tout le monde. Et les hommes également sont trois : l’homme sage qui réfléchit et agit après réflexion ; l’homme plus sage encore qui réfléchit, mais demande l’avis des hommes éclairés, et ainsi n’agit qu’avec une extrême prudence ; et l’écervelé qui n’a aucun jugement et ne demande jamais le conseil des sages. »

« Et le sublime Ali ben-Abou-Taleb (qu’Allah l’ait en ses bonnes grâces !) a dit : « Tenez-vous sur vos gardes contre les perfidies des femmes ; et jamais ne demandez leur avis ; mais ne les opprimez pas, si vous ne voulez pas les voir augmenter en ruses et en trahisons. Car celui qui ne connaît pas la modération marche vers la folie. Et, en toutes choses, vous devez user de justice, surtout envers vos esclaves. »

Et comme Nôzhatou allait continuer à développer ce chapitre, elle entendit, derrière le rideau, les kâdis s’écrier : « Maschallah ! jamais nous n’avons entendu de si belles paroles que celles dites par cette jeune fille pleine d’éloquence ; mais nous voudrions bien maintenant entendre quelque chose sur les deux autres Portes ! » Alors Nôzhatou, avec une transition d’une grande habileté, dit :

« Un autre jour, je parlerai de la ferveur dans les trois autres voies de l’humanité ; car il est temps que je vous entretienne de la Seconde Porte. « Cette seconde Porte est celle des bonnes manières et de la culture de l’esprit.

« Cette Porte, ô prince du temps, est la plus large de toutes, car elle est la Porte des Perfections. Ne peuvent la parcourir dans toute son étendue que ceux-là seuls qui ont sur leur tête une bénédiction native.

« Je vous en citerai seulement quelques traits choisis.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète selon son habitude, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« Je vous en citerai seulement quelques traits choisis.

« Un jour, l’un des chambellans du khalifat Moawiah vint lui annoncer que le plaisant pied-bot Aba-Bahr ben-Kaïs était à la porte dans l’attente d’une audience. Alors le khalifat dit : « Fais-le vite entrer. » Et Aba-Bahr le pied-bot entra, et le khalifat Moawiah lui dit : « Ô Aba-Bahr, approche-toi encore, que je me délecte mieux de tes paroles. » Puis il lui dit : « Ô Aba-Bahr, quelle est ton idée sur moi ? » Le pied-bot répondit : « Moi ? Mais mon métier, ô émir des Croyants, est de raser les têtes, de couper les moustaches, de curer et soigner les ongles, d’épiler les aisselles, de raser l’aine, de nettoyer les dents et au besoin de saigner les gencives ; mais jamais je ne fais rien de tout cela le jour du vendredi, car ce serait un sacrilège. » Alors le khalifat Moawiah lui dit : « Et quelle est ton idée sur toi-même ? Et Aba-Bahr le pied-bot dit : « Je mets un pied devant l’autre et lentement je le fais avancer en le suivant de l’œil. » Le khalifat lui demanda alors : « Et quelle est ton idée sur tes chefs ? » Il répondit : « En entrant, je les salue sans faire de geste, et j’attends qu’ils me rendent mon salut. » Alors le khalifat lui demanda : « Et quelle est ton idée sur ton épouse ? » Mais Aba-Bahr s’écria : « Dispense-moi de cette réponse, ô émir des Croyants ! » Et le khalifat dit : » Je t’adjure de me répondre, ô Aba-Bahr ! » Il dit : « Mon épouse, comme toutes les femmes, a été créée de la dernière côte, laquelle était une côte de mauvaise qualité et toute tordue. » Le khalifat dit : « Et comment fais-tu lorsque tu veux coucher avec elle ? » Il répondit : « Je lui parle agréablement pour la bien disposer, puis je lui donne des baisers un peu partout et vivement, pour la bien exciter ; et lorsqu’elle est au point que tu comprends, ô émir des Croyants, je la renverse sur le dos et je la charge. Et alors, lorsque la goutte de nacre s’est bien incrustée dans son fondement, je m’écrie : « Ô Seigneur, fais que cette semence soit couverte de bénédictions, et ne la façonne pas sous une forme mauvaise ; mais modèle-la selon la beauté ! » Cela fait, je me relève et je cours faire mes ablutions ; je prends l’eau dans mes deux mains et je la fais couler sur mon corps ; et enfin je glorifie Allah pour ses bienfaits ! » Alors le khalifat s’écria : « En vérité, tu as répondu délicieusement. Aussi je veux te voir me demander quelque chose. » Et Aba-Bahr le pied-bot dit : « Seulement que la justice soit égale entre tous ! » Et il s’en alla. Et le khalifat Moawiah dit : « Si dans tout le pays de l’Irak il n’y avait que ce sage, cela suffirait ! »

« Également sous le règne du khalifat Omar ibn-Al-Khattab, le trésorier était le vieux Moaïkab…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que la jeune Nôzhatou dit :

« Sous le règne du khalifat Omar ibn-Al-Khattab, le trésorier était le vieux Moaïkab. Or, le jeune fils d’Omar vint un jour voir Moaïkab, accompagné de sa nourrice. Et Moaïkab donna à l’enfant un drachme d’argent. Mais quelque temps après, le khalifat le fit appeler et lui dit : « Ô dilapidateur ! qu’as-tu fait ! » Et Moaïkab, qui était un homme intègre, s’écria : « Et qu’ai-je donc fait, ô émir des Croyants ? » Et Omar lui dit : « Ô Moaïkab, ce drachme d’argent que tu as donné à mon fils est un vol commis sur toute la nation musulmane ! » Et Moaïkab reconnut que c’était une faute, et toute sa vie il ne cessa de s’écrier : « Où y a-t-il, sur la terre, un homme aussi admirable qu’Omar ? »

« On raconte aussi que le khalifat Omar sortit une fois se promener la nuit, accompagné du vénérable Aslam Abou-Zeid. Et il vit au loin un feu qui flambait, et il s’en approcha, croyant sa présence utile, et il vit une pauvre femme qui allumait un feu de bois sous une marmite ; et elle avait à ses côtés deux petits enfants chétifs qui gémissaient lamentablement. Et Omar dit : « La paix sur toi, ô femme ! Que fais-tu donc là, seule dans la nuit et le froid ? » Elle répondit : « Seigneur, je fais chauffer un peu d’eau pour la donner à boire à mes enfants qui meurent de faim et de froid ; mais, un jour, Allah demandera compte au khalifat Omar de la misère où nous sommes réduits ! » Et le khalifat, qui était déguisé, fut ému extrêmement et lui dit : « Mais crois-tu, ô femme, qu’Omar connaisse ta misère, s’il ne la soulage pas ? » Elle répondit : « Pourquoi donc Omar est-il le khalifat, s’il ignore ainsi la misère de son peuple et de chacun de ses sujets ? » Alors le khalifat se tut et dit à Aslam Abou-Zeid : « Vite, allons-nous en ! » Et il marcha très vite jusqu’à ce qu’il fût arrivé à l’intendance de sa maison ; et il entra dans le magasin de l’intendance, et il tira un sac de farine d’entre les sacs de farine et aussi une jarre remplie de graisse de mouton, et il dit à Abou-Zeid : « Aide-moi à les charger sur mon dos, ô Abou-Zeid ! » Mais Abou-Zeid se récria et dit : « Laisse-moi les porter moi-même sur mon dos, ô émir des Croyants ! » Il répondit avec calme : « Mais serait-ce donc toi aussi, Abou-Zeid, qui porterait le fardeau de mes péchés au jour de la Résurrection ? » Et il obligea Abou-Zeid à lui mettre sur le dos le sac de farine et le vase de graisse de mouton. Et le khalifat marcha vite, ainsi chargé, jusqu’à ce qu’il fût parvenu auprès de la pauvre femme ; et il prit de la farine et il prit de la graisse et les mit dans la marmite sur le feu, et, de ses propres mains, il prépara cette nourriture, et il se pencha lui-même sur le feu pour souffler dessus ; et, comme il avait une très grande barbe, la fumée du bois se frayait chemin par les interstices de la barbe. Et lorsque cette nourriture fut prête, Omar l’offrit à la femme et aux petits enfants, qui en mangèrent jusqu’à satiété au fur et à mesure qu’Omar la leur refroidissait de son souffle. Alors Omar leur laissa le sac de farine et la jarre de graisse, et s’en alla en disant à Abou-Zeid : « Ô Abou-Zeid, maintenant que j’ai vu ce feu, sa lumière m’a éclairé ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que la jeune Nôzhatou continua ainsi :

« Et c’est le même khalifat Omar qui, ayant un jour rencontré un esclave qui menait paître le troupeau de son maître, l’arrêta pour lui acheter une chèvre. Mais le berger lui dit ; « Elle ne m’appartient pas. » Alors le khalifat dit au berger : « Esclave admirable, je vais t’acheter toi-même et te libérer ! » Et il acheta le berger à son maître et l’affranchit. Car Omar se disait en lui-même : « On ne rencontre pas tous les jours un homme intègre ! »

« Un autre jour, Hafsa, la parente d’Omar, vint le trouver et lui dit : « Ô émir des Croyants, j’ai appris que l’expédition que tu viens de faire t’a procuré beaucoup d’argent. Aussi je viens, par le droit de ma parenté, t’en demander un peu. » Et Omar lui dit : « Ô Hafsa, Allah m’a constitué le gardien des biens des musulmans ; et tout cet argent est pour le bien commun des musulmans. Je n’y toucherai pas pour ton plaisir et ma parenté avec ton père ; et de la sorte je ne léserai pas les intérêts de l’ensemble de mon peuple ! »

Là, Nôzhatou, derrière le rideau, entendit les exclamations de ses auditeurs invisibles au comble de la satisfaction. Et elle cessa un instant de parler ; puis elle dit :

« Je parlerai maintenant de la Troisième Porte qui est la porte des vertus.

« Et ce sera par des exemples tirés de la vie des compagnons du Prophète (la paix et la prière sur lui !) et des hommes justes parmi les musulmans.

» On nous raconte que Hassan Al-Bassri a dit : « Il n’y a personne qui avant de rendre l’âme ne regrette trois choses en ce monde : de n’avoir pu jouir pleinement de ce qu’il avait amassé sa vie durant ; de n’avoir pu atteindre ce qu’il avait espéré avec constance ; et de n’avoir pu réaliser un projet longuement prémédité. »

» Et quelqu’un demanda un jour à Safiân : « Un homme riche peut-il être vertueux ? » Et Safiân répondit : « Il peut l’être, et c’est lorsqu’il use de patience contre les vicissitudes du sort et lorsqu’il remercie l’homme envers qui il a été généreux en lui disant : « Ô mon frère, je te dois d’avoir fait devant Allah une action parfumée ! »

« Et lorsque Abdallah ben-Scheddad vit s’approcher la mort, il fit venir son fils Mohammad près de lui et lui dit : « Voici, ô Mohammad, mes recommandations dernières : cultive la piété envers Allah en ton particulier et en public ; sois toujours véridique dans tes discours ; et glorifie toujours Allah pour ses dons et remercie-le, car le remercîment appelle d’autres bienfaits. Et sache bien, mon fils, que le bonheur n’est point dans les richesses accumulées, mais dans la piété ; car Allah te dispensera toutes choses ! »

« On nous raconte aussi que lorsque le pieux Omar ben-Abd El-Aziz devint le huitième khalifat ommiade, il rassembla tous les membres de la famille des Ommiades, qui étaient fort riches, et les obligea à lui remettre toutes leurs richesses et tous leurs biens, qu’il fit verser immédiatement au trésor public. Alors ils allèrent tous trouver Fatima, fille de Merouân, tante du khalifat, pour laquelle Omar avait beaucoup de respect, et la prièrent de les tirer de ce malheur. Et Fatima vint trouver le khalifat, une nuit, et s’assit en silence sur le tapis. Et le khalifat lui dit : « Ô ma tante, à toi la parole ! » Mais Fatima répondit : « Ô émir des Croyants, c’est toi le maître, et je ne saurais élever la voix, moi, la première. Et, d’ailleurs, rien ne t’est caché, même le motif de ma présence ici. » Alors Omar ben-Abd El-Aziz dit : « Allah Très-Haut a envoyé son prophète Mohammad (sur lui la paix et la prière !) afin qu’il fût un baume pour les créatures et une consolation pour toutes les générations futures. Alors Mohammad (sur lui la paix et la prière !) rassembla et prit tout ce qu’il jugea nécessaire, mais il laissa aux hommes un fleuve où étancher leur soif jusqu’à la fin des siècles. Et, à moi, le khalifat, il m’est échu ce devoir de ne point laisser ce fleuve dévier ni se perdre dans le désert ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que la jeune Nôzhatou, derrière le rideau, alors que l’écoutaient le prince Scharkân, les quatre kâdis et le marchand, continua de la sorte :

« Et à moi, le khalifat, il m’est échu ce devoir de ne point laisser le fleuve dévier ni se perdre dans le désert ! » Alors sa tante Fatima lui dit : « Ô émir des Croyants, les paroles, je les ai comprises, et les miennes deviennent inutiles. » Et elle s’en alla retrouver les Bani-Ommiah qui l’attendaient, et leur dit : « Ô descendants d’Ommiah, vous ignorez combien votre fortune est grande d’avoir pour khalifat Omar ibn-Abd El-Aziz ! »

« C’est toujours l’intègre khalifat Omar ibn-Abd El-Aziz qui, ayant senti l’approche de la mort, réunit autour de lui tous ses enfants et leur dit : « Le parfum de la pauvreté est agréable au Seigneur. » Alors l’un des assistants, Mosslim ibn-Abd El-Malek, lui dit : « Ô émir des Croyants, comment peux-tu laisser ainsi tes fils dans la pauvreté, alors que tu es leur père et le pasteur du peuple, et que tu pourrais les enrichir en puisant dans le trésor ? Cela ne vaudrait-il pas mieux que de laisser toutes ces richesses à ton successeur ? » Alors le khalifat, sur son lit étendu mourant, eut une grande indignation et une grande surprise et dit : « Mosslim, comment pourrais-je leur donner cet exemple de corruption, dans mes derniers instants, alors que toute ma vie je leur ai fait suivre la voie droite ? Ô Mosslim, j’ai assisté, dans ma vie, aux funérailles de l’un de mes prédécesseurs, l’un des fils de Merouân, et mes yeux virent des choses et les comprirent. Et alors je me suis bien juré de ne point agir comme il avait agi de son vivant, si je devais jamais être le khalifat ! »

« Et ce même Mosslim ben-Abd El-Malek nous raconte ceci : « Un jour, dit-il, que je venais de m’endormir au retour de l’enterrement d’un cheikh, un ascète, j’eus un rêve où m’apparut ce cheikh vénérable tout habillé de vêtements plus blancs que le jasmin ; et il se promenait dans un lieu de délices arrosé par des eaux courantes et rafraîchi par une brise enivrée de s’être arrêtée sur les citronniers fleuris. Et il me dit : « Ô Mosslim, que ne ferait-on pas, dans la vie, pour une telle fin ? »

« Et il est parvenu jusqu’à moi qu’un homme, sous le règne d’Omar ibn-Abd El-Aziz, dont le métier était de traire les brebis, ayant été voir un berger de ses amis, vit au milieu du troupeau deux loups qu’il crut être des chiens, et il fut grandement effrayé de leur aspect sauvage, et il dit au berger : « Que fais-tu là de ces terribles chiens ? » Et le berger lui dit : « Ô laitier, ce ne sont point des chiens, mais des loups apprivoisés. Et ils ne font pas de mal au troupeau, car je suis la tête qui dirige. Et quand la tête est saine, le corps est sain. »

« Et un jour le khalifat Omar ibn-Abd El-Aziz, du haut d’une chaire construite de boue desséchée, fit à son peuple assemblé un prône qui se réduisait à trois paroles seulement. Et il conclut par ces mots : « Abd El-Malek est mort, et morts aussi ses prédécesseurs et ses successeurs. Et moi aussi, Omar, comme eux tous, je mourrai ! » Alors Mosslim lui dit : « Ô émir des Croyants, cette chaire n’est point digne du khalifat, et elle n’a même pas une chaîne de rampe. Laisse-nous au moins y mettre une chaîne de rampe ! » Mais le khalifat lui dit d’une voix calme : « Ô Mosslim, voudrais-tu donc qu’Omar, au jour du jugement, portât au cou un morceau de cette chaîne ? »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que la jeune Nôzhatou dit ensuite :

« Le même khalifat dit un jour : « Je ne désire point qu’Allah me dispense de la mort, car c’est le dernier bienfait accordé au vrai Croyant ! »

« Et Khaled ben-Safouân alla un jour chez le khalifat Hescham, qui était sous les tentes entouré de ses écrivains et de ses serviteurs ; et lorsqu’il fut arrivé en sa présence, il lui dit : « Qu’Allah te comble de ses grâces, ô émir des Croyants, et qu’il ne mêle à ta félicité aucune goutte d’amertume. Et voici que j’ai à te dire des paroles non point neuves, mais douées de la valeur des choses anciennes ! » Et le khalifat Hescham lui dit : « Dis ce que tu as à dire, ô Ibn-Safouân ! » Il dit : « Il y avait, ô émir des Croyants, un roi d’entre les rois qui t’ont précédé, en une année d’entre les années passées sur la terre, et ce roi dit à ceux qui étaient assis autour de lui : « Ô vous tous, y a-t-il quelqu’un parmi vous qui ait connu un roi m’égalant en prospérité, ou généreux à l’égal de ma générosité ? » Or, parmi les assistants, se trouvait un homme sanctifié par le pèlerinage et doué de la vraie sagesse, qui dit : « Ô roi, tu nous as posé une question d’une importance considérable, à laquelle j’oserai te demander la permission de répondre. » Il dit : « Tu le peux ! » L’homme dit : « La gloire où tu es et ta prospérité sont-elles durables, ou passagères comme toutes choses ? » Il répondit : « Passagères. » L’homme dit : « Alors comment peux-tu poser une question aussi grave pour une chose aussi passagère et dont tu seras appelé à rendre compte un jour ? » Le roi répondit : « Tu dis vrai, ô très vénérable. Que me faut-il faire maintenant ? » L’homme dit : « Te sanctifier. » Alors le roi déposa sa couronne et revêtit l’habit de pèlerin et partit pour la Ville Sainte. » — Et toi, ô khalifat d’Allah, continua Ibn-Safouân, que penses-tu faire ? » Et le khalifat Hescham fut ému à la limite de l’émotion, et pleura extrêmement et si longtemps qu’il mouilla toute sa barbe. Et il rentra dans son palais s’y enfermer pour méditer. »


À ce moment, derrière le rideau, les kâdis et le marchand s’écrièrent : « Ya Allah ! que c’est admirable ! »

Alors Nôzhatou s’arrêta et dit : « Cette Porte de la Morale contient une telle quantité de traits encore plus sublimes qu’il m’est impossible de vous les narrer en une seule séance, ô mes maîtres ! Mais Allah nous accordera encore de longs jours, et je pourrai alors vous édifier tout à fait ! »

Puis Nôzhatou se tut.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, remit son récit au lendemain.

MAIS LORSQUE FUT
LA SOIXANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’à ces paroles Nôzhatou se tut.

Alors les quatre kâdis s’écrièrent : « Ô prince du temps, en vérité cette jeune fille est la merveille du siècle et de tous les siècles. Quant à nous, jamais nous n’avons vu quelqu’un qui lui fût comparable, ni entendu dire qu’il y eût son égal dans une époque quelconque d’entre les époques ! »

Et, ayant ainsi parlé, ils se levèrent en silence et baisèrent la terre entre les mains du prince Scharkân, et s’en allèrent en leur chemin.