Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 01/Histoire du Premier Saalouk

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 1p. 122-136).


HISTOIRE DU PREMIER SAÂLOUK


« Je vais, ô ma maîtresse, t’apprendre le motif qui m’obligea à raser ma barbe et à perdre mon œil !

Sache donc que mon père était roi. Il avait un frère, et ce frère était roi dans une autre ville. Pour ce qui est de ma naissance, il y eut cette coïncidence que ma mère m’enfanta le jour même de la naissance du fils de mon oncle.

Puis les années passèrent, et puis des années et des jours, et moi et le fils de mon oncle nous grandissions. Il faut que je te dise qu’il m’arrivait d’aller, à des intervalles de quelques années, faire une visite à mon oncle, et même de rester chez lui de nombreux mois. La dernière fois que je lui fis visite, le fils de mon oncle me reçut avec un accueil des plus larges et des plus généreux ; il fit égorger des moutons en mon honneur, et clarifier des vins nombreux. Puis nous commençâmes à boire, et tellement que le vin fut plus fort que nous. Alors le fils de mon oncle me dit : « Ô fils de mon oncle ! toi que j’aime d’une façon toute particulière, j’ai à te demander une chose importante, et je voudrais ne te voir pas me la refuser ou m’empêcher de faire ce que j’ai résolu ! » Je lui répondis : « Certainement, et de tout cœur amical et généreux ! » Alors, pour avoir toute confiance, il me fit prêter le serment le plus sacré en me faisant jurer sur notre sainte religion. Il se leva aussitôt, s’absenta quelques instants, puis s’en revint avec, derrière lui, une femme toute parée, toute parfumée délicieusement, vêtue de vêtements somptueux qui devaient coûter un prix fort considérable. Et il se tourna vers moi, avec la femme derrière lui, et me dit : « Prends cette femme, et précède-moi vers l’endroit que je vais t’indiquer. (Et il m’indiqua l’endroit en me le spécifiant de telle sorte que je le compris bien.) Et là tu trouveras telle tombe au milieu des autres tombes, et tu m’y attendras ! » Et je ne pus lui refuser cela, ni me récuser devant cette demande, à cause du serment que j’avais juré avec ma main droite ! Et je pris la femme et je m’en allai et j’entrai sous le dôme de la tombe avec elle, et nous nous assîmes à attendre le fils de mon oncle que nous vîmes bientôt arriver portant avec lui une tasse remplie d’eau, un sac contenant du plâtre et une hachette. Il déposa tout cela, ne garda avec lui que la hachette, et alla vers la pierre de la tombe sous le dôme ; il enleva les pierres une à une et les rangea de côté ; puis, avec cette hachette, il se mit à creuser la terre jusqu’à ce qu’il eût mis à découvert un couvercle grand comme une petite porte ; il l’ouvrit et au-dessous apparut un escalier voûté. Alors il se tourna vers la femme et lui dit en lui faisant signe : « Allons ! tu n’as qu’à choisir ! » Et la femme tout de suite descendit l’escalier et disparut. Alors il se tourna vers moi et me dit : « Ô fils de mon oncle ! je te prie de compléter le service que tu viens de me rendre. Lorsque je serai descendu là-dedans, tu refermeras le couvercle et tu le recouvriras de terre comme il était auparavant. Et ainsi tu compléteras le service rendu. Quant à ce plâtre qui est dans le sac, et quant à cette eau qui est dans la tasse, tu les mélangeras bien ; puis tu remettras les pierres comme avant, et avec ce mélange tu plâtreras les pierres à leurs jointures comme avant, et tu feras en sorte que nul ne puisse deviner et dire : « Voici une fosse fraîche dont le plâtrage est récent, mais les pierres vieilles ! » Car, ô fils de mon oncle, voici une année entière que j’y travaille, et il n’y a qu’Allah qui le sache ! Et telle est ma prière ! » Puis il ajouta : « Et maintenant puisse Allah ne pas trop m’accabler de tristesse pour ton absence loin de moi, ô le fils de mon oncle ! » Puis il descendit l’escalier et s’enfonça dans la tombe. Quand il eut disparu à mes regards, je me levai, je refermai le couvercle, et je fis comme il m’avait ordonné de faire, de sorte que la tombe redevint comme elle était.

Je revins alors au palais de mon oncle, ; mais mon oncle était à la chasse à pied et à courre ; et alors je m’en allai me coucher cette nuit-là. Puis, quand vint le matin, je me mis à réfléchir sur toutes ces choses de la nuit dernière, et sur tout ce qui était survenu entre moi et le fils de mon oncle ; et je me repentis de l’action que j’avais faite. Mais le repentir ne sert jamais ! Alors je retournai vers les tombes, et je cherchai la tombe en question, sans pouvoir arriver à la reconnaître. Et je continuai mes recherches jusqu’à l’approche de la nuit sans pouvoir en retrouver le chemin. Je retournai alors au palais, et je ne pus ni boire ni manger, et toutes mes idées travaillaient au sujet du fils de mon oncle, et je ne pus tout de même découvrir quoi que ce soit ! Alors je m’affligeai d’une affliction considérable, et je passai toute ma nuit fort affligé jusqu’au matin. Je revins alors une seconde fois au cimetière en pensant à tout ce qu’avait fait le fils de mon oncle, et je me repentis fort de l’avoir écouté ; puis je me remis à chercher la tombe au milieu de toutes les autres tombes, sans pouvoir la découvrir. Je continuai ainsi mes recherches durant sept jours, et je ne trouvai point le vrai chemin. Alors mes soucis et les mauvaises suggestions augmentèrent tellement que je fus sur le point de devenir fou.

Pour trouver un remède et un repos à mes chagrins, je songeai au voyage et je partis pour retourner chez mon père. Au moment même où j’arrivais aux portes de la ville de mon père, une troupe d’hommes surgit, se jeta sur moi et me lia les bras. Alors je fus complètement stupéfait de cette action, vu que j’étais le fils du sultan de la ville, et que ceux-là étaient les serviteurs de mon père et aussi mes jeunes esclaves. Et j’eus une peur considérable, et je me dis en moi-même : « Qui sait ce qui a pu arriver à mon père ! » Alors je me mis à questionner à ce sujet ceux qui m’avaient lié les bras ; et ils ne me rendirent aucune réponse. Mais, peu d’instants après, l’un d’eux, qui était un de mes jeunes esclaves, me dit : « La destinée du temps s’est montrée agressive à l’égard de ton père. Les soldats l’ont trahi et le vizir l’a fait mettre à mort. Quant à nous, nous étions en embuscade pour attendre ta chute entre nos mains. »

Là-dessus, ils m’enlevèrent, et moi je n’appartenais vraiment plus à ce monde, tant ces nouvelles entendues m’avaient consterné, tant la mort de mon père m’avait saisi de douleur. Et ils me traînèrent soumis entre les mains du vizir qui avait tué mon père. Or, entre ce vizir et moi, il y avait une vieille inimitié. Le motif de cette inimitié, c’est que j’étais très enflammé pour le tir à l’arbalète. Or, il y eut cette coïncidence qu’un jour d’entre les jours, où j’étais sur la terrasse du palais de mon père, un grand oiseau descendit sur la terrasse du palais du vizir, alors que le vizir s’y trouvait : je voulus atteindre l’oiseau avec l’arbalète, mais l’arbalète manqua l’oiseau et atteignit l’œil du vizir et l’abîma avec la volonté et le jugement écrit d’Allah ! Comme dit le poète :

Laisse les destinées s’accomplir, et n’essaie de remédier qu’aux actions des juges de la terre !

Devant toute chose n’aie point de joie et n’aie point d’affliction, car les choses ne sont point éternelles !

Nous avons accompli notre destinée, nous avons suivi à la lettre les lignes qui pour nous ont été écrites par le Sort ; car celui pour qui une ligne a été tracée par le Sort ne saurait que la parcourir.

Le saâlouk continua ainsi :

Lorsque j’abîmai ainsi irrémédiablement l’œil du vizir, le vizir n’osa rien dire, car mon père était le roi de la ville.

Et telle était la cause de l’inimitié entre moi et lui.

Quand donc, les bras liés, je fus amené devant lui, il ordonna de me couper le cou ! Alors je lui dis : « Vas-tu me tuer sans un crime de moi ? » Il répondit : « Et quel crime plus considérable que celui-ci ? » Et il me fit signe vers son œil perdu. Alors je lui dis : « Je fis cela par mégarde. » Mais il me répondit : « Si, toi, tu le fis par mégarde, moi, je le ferai d’une façon préméditée ! » Puis il s’écria : « Qu’on l’amène entre mes mains ! » Et on m’amena entre ses mains.

Alors il allongea la main et enfonça son doigt dans mon œil gauche, et me l’abîma complètement.

Et c’est depuis ce temps-là que je suis borgne, comme vous le voyez tous.

Après cela, le vizir me fit lier et mettre dans une caisse. Puis il dit au porte-glaive : « Je te confie celui-ci. Sors ton sabre du fourreau. Et emmène-le d’ici. Prends-le en dehors de la ville, tue-le, et laisse-le là manger par les bêtes fauves. »

Alors le porte-glaive m’emmena et s’en alla jusqu’à ce qu’il sortit de la ville. Il me tira alors de la caisse, lié des mains et enchaîné des pieds, et voulut me bander les yeux avant de me mettre à mort. Alors je me mis à pleurer et à réciter ces strophes :

Je t’ai pris comme une cuirasse à toute épreuve pour me garantir des javelots ennemis : et tu as été toi-même le fer de lance, le fer aigu, qui transperce !

Pour moi, quand la puissance était mon lot, ma main droite, qui devait punir, s’abstenait, en passant l’arme à ma main gauche impuissante. Ainsi j’agissais.

Épargnez-moi donc, de grâce, les reproches cruels et les blâmes, et laissez mes ennemis seulement me lancer les flèches de douleur !

À ma pauvre âme éprouvée par les tortures ennemies, accordez le don du silence, et ne la comprimez pas par la dureté des paroles et leur poids !

— J’ai pris mes amis pour me servir de solides cuirasses ! Ils le furent ! Mais contre moi, entre les mains de mes ennemis !

Je les ai pris pour me servir de flèches meurtrières ! Ils le furent ! Mais dans mon cœur !

J’ai cultivé des cœurs avec ferveur pour les rendre fidèles. Ils furent fidèles ! Mais en d’autres amours !

Je les ai soignés avec toute ma ferveur pour qu’ils soient constants ! Ils furent constants ! Mais dans la trahison !

Lorsque le porte-glaive entendit mes vers, il se rappela alors qu’il avait été le porte-glaive de mon père et que je l’avais moi-même comblé de bienfaits, et il me dit : « Comment allais-je te tuer ? Et je suis ton esclave soumis ! » Puis il me dit : « Bondis ! Tu as la vie sauve ! Et ne reviens plus dans cette contrée, car tu périrais et tu me ferais périr avec toi ; comme dit le poète :

Va ! libère-toi, ami, et sauve ton âme de la tyrannie de tous les liens ! Et laisse les maisons servir de tombeaux à ceux qui les ont bâties !

Va ! Tu trouveras d’autres terres que les tiennes, d’autres pays que ton pays ; mais jamais tu ne trouveras d’autre âme que ton âme !

Songe ! quelle étonnante chose, quelle chose insensée de vivre dans un pays d’humiliations, quand la terre d’Allah est large à l’infini !

Pourtant ! il est écrit !… il est écrit que l’homme dont la destinée est de mourir dans une terre, ne pourra que mourir dans la terre de sa destinée ! Mais toi, connais-tu la terre de ta destinée ?…

Et, surtout, n’oublie point que le cou du lion ne se développe et grossit que lorsque l’âme du lion s’est développée, en toute liberté ! »

Quand il eut fini ces vers, je lui embrassai les mains. Et je ne crus vraiment à mon salut qu’en me voyant déjà au loin envolé.

Par la suite, je me consolai de la perte de mon œil en songeant à ma délivrance de la mort. Et je continuai à voyager, et j’arrivai à la ville de mon oncle. J’entrai donc chez lui, et je lui appris ce qui était arrivé à mon père et ce qui m’était arrivé, à moi, pour perdre ainsi mon œil. Alors il se mit à pleurer beaucoup de pleurs, et s’écria : « Ô fils de mon frère ! tu viens d’ajouter une affliction à mes afflictions et une douleur à mes douleurs. Car je dois t’apprendre, que le fils de ton pauvre oncle qui est devant toi s’est perdu depuis des jours et des jours, et je ne sais ce qui lui est arrivé, et personne ne peut me dire où il est ! » Puis il se mit à pleurer tellement qu’il s’évanouit. Lorsqu’il revint à lui, il me dit : « Ô mon enfant ! je me suis affligé une affliction considérable pour le fils de ton oncle, moi ton oncle ! Et toi, tu viens d’ajouter une peine à mes peines, en me racontant ce qui t’es arrivé et ce qui est arrivé à ton père ! Mais pour toi, ô mon enfant, il vaut encore mieux avoir perdu l’œil que la vie ! »

À ces paroles, je ne pus plus me taire sur ce qui était arrivé au fils de mon oncle, son enfant à lui. Je lui révélai donc, toute la vérité. À mes paroles, mon oncle se réjouit à la limite de la joie, vraiment il se réjouit fort à mes paroles sur son fils. Et il me dit : « Oh ! fais-moi vite voir cette tombe. » Et je lui répondis : « Par Allah ! ô mon oncle, je ne sais son emplacement. Car je suis allé bien des fois la rechercher, sans pouvoir en trouver l’emplacement ! »

Alors, moi et mon oncle, nous allâmes au cimetière, et, cette fois, en regardant à droite et en regardant à gauche, je finis par reconnaître la tombe. Alors, moi et mon oncle, nous fûmes à la limite de la joie, et nous entrâmes sous le dôme ; nous enlevâmes la terre et puis le couvercle ; et, moi et mon oncle, nous descendîmes cinquante marches d’escalier. Lorsque nous arrivâmes au bout de l’escalier, nous vîmes une fumée monter vers nous, qui nous aveugla. Mais aussitôt mon oncle prononça la Parole qui enlève toute crainte à qui la prononce, celle-ci : « Il n’y a de pouvoir et de force qu’en Allah le Très-Haut, le Tout-Puissant ! »

Alors nous marchâmes, et nous arrivâmes dans une grande salle remplie de farine, de grains de toutes les espèces, de mets de toutes sortes, et de bien d’autres choses aussi. Et nous vîmes, au milieu de la salle, un rideau abaissé sur un lit. Alors mon oncle regarda à l’intérieur du lit, et trouva et reconnut son fils, qui était là aux bras de la femme qui était descendue avec lui ; mais tous deux étaient devenus du charbon noir, absolument comme s’ils avaient été jetés dans une fosse de feu !

À cette vue, mon oncle cracha au visage de son fils et s’écria : « Tu le mérites bien, ô scélérat ! Ceci c’est le supplice de ce bas monde, mais il te reste encore le supplice de l’autre monde, qui est plus terrible et plus durable ! » Et ce disant, mon oncle après avoir craché à la figure de son fils, se déchaussa de sa babouche, et de la semelle il le frappa à la face.


— À ce moment de son récit, Schahrazade vit s’approcher le matin, et, discrète, ne voulut point profiter davantage de la permission accordée.


MAIS LORSQUE FUT
LA DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le saâlouk dit à la jeune fille, pendant que toute l’assemblée, ainsi que le khalifat et Giafar, écoutait le récit :


Donc, après que mon oncle, avec la semelle de sa babouche, eût frappé au visage son fils qui était étendu là comme du charbon noir, moi, je fus prodigieusement étonné de ce coup-là. Et je m’affligeai beaucoup sur le fils de mon oncle, en les voyant devenus ainsi du charbon noir, lui et l’adolescente ! Puis je m’écriai : « Par Allah ! ô mon oncle, allons ! allège un peu les soucis de ton cœur ! Car, moi, mon cœur travaille beaucoup ainsi que mon être intime au sujet de ce qui arrive à ton enfant ! Et surtout je m’afflige de le voir ainsi devenu, lui et la jeune fille, du charbon noir ; et de te voir, toi, son père, ne pas te contenter de cela et le frapper avec la semelle de ta babouche ! » Alors mon oncle me raconta ceci :


« Ô fils de mon frère ! sache que cet enfant, qui est le mien, dès son enfance s’enflamma d’amour pour sa propre sœur. Et, moi, toujours je l’éloignais d’elle, et je me disais en moi-même : « Sois tranquille ! ils sont encore trop jeunes ! » Mais pas du tout ! À peine étaient-ils devenus pubères, qu’entre eux survint la mauvaise action, et je l’appris ! Mais, vraiment, je ne le crus pas tout à fait ! Pourtant je le réprimandai une réprimande terrible, et je lui dis : « Prends bien garde à ces actions scélérates, que nul n’a faites avant toi et que nul ne fera après toi ! Sinon, nous serons, parmi les rois, dans la honte et l’ignominie jusqu’à la mort ! Et les courriers à cheval propageront nos histoires dans le monde entier ! Garde-toi donc bien de ces actes, sinon je te maudirai et je te tuerai ! » Puis je pris soin de le séparer d’elle, et de la séparer de lui. Mais il faut croire que cette scélérate l’aimait d’un amour considérable ! Car le Cheitan consolida son œuvre en eux !

Quand donc mon fils vit que je l’avais séparé de sa sœur, il dut alors faire cette place qui est sous terre, sans rien dire à personne. Et, comme tu le vois, il y transporta des mets, et tout cela ! Et il profita de mon absence, quand j’étais à la chasse, pour venir ici avec sa sœur !

C’est alors que la justice du Très-Haut et Très-Glorieux fut émue ! Et elle les brûla tous les deux ici-même ! Mais le supplice du monde futur est encore plus terrible et plus durable ! »


Et là-dessus mon oncle se mit à pleurer, et moi aussi avec lui. Puis il me dit : « Désormais tu seras mon enfant à la place de l’autre ! »

Alors, moi, pendant une heure, je me mis à méditer sur les affaires de ce monde d’ici-bas, et, entre autres choses, à la mort de mon père par ordre du vizir, à son trône usurpé, à mon œil abîmé que vous voyez, vous tous ! et à tout ce qui était arrivé au fils de mon oncle en fait de choses étranges ; et je ne pus m’empêcher de pleurer !

Après cela, nous sortîmes de la tombe ; et nous refermâmes le couvercle ; puis nous le couvrîmes de terre et nous mîmes la tombe dans l’état où elle était auparavant ; et ensuite nous retournâmes à notre demeure.

À peine y étions-nous arrivés et assis, que nous entendîmes des sons d’instruments de guerre, de tambours et de trompettes, et nous vîmes courir des guerriers : et toute la ville fut pleine de rumeurs, de bruit et de la poussière soulevée par les sabots des chevaux. Et vraiment notre esprit devint fort perplexe de ne pouvoir arriver à connaître la cause de tout cela. Enfin le roi, mon oncle, finit par en demander la raison, et on lui répondit : « Ton frère a été tué par son vizir, qui s’est hâté de rassembler tous les soldats et toutes les troupes et de venir ici au plus vite, pour prendre subitement la ville d’assaut ! Mais les habitants de la ville ont vu qu’ils ne pouvaient lui résister : aussi lui ont-ils livré la ville à discrétion ! »

À ces paroles, moi, je me dis en moi-même : « Sûrement, il me tuerait si je tombais entre ses mains ! » Et, de nouveau, les chagrins et les soucis s’amoncelèrent en mon âme, et je me remis à me remémorer tristement tous les malheurs survenus à mon père à ma mère. Et je ne savais plus que faire. D’un autre côté, si je venais à me montrer, les habitants de la ville et les soldats de mon père me reconnaîtraient, et chercheraient à me tuer et à me perdre ! Et je ne trouvai guère d’autre expédient que celui de me raser la barbe. Aussi je me rasai la barbe, je me déguisai sous d’autres habits et je quittai la ville. Et je me mis en marche vers cette ville de Baghdad, où j’espérais arriver en sécurité et trouver quelqu’un qui me fît parvenir jusqu’au palais de l’émir des Croyants, le khalifat du Maître des Univers, Haroun Al-Rachid, à qui je voulais raconter mon histoire et mes aventures.

Je finis par arriver en sécurité dans cette ville de Baghdad, cette nuit même. Et je ne sus où aller ni où venir, et je devins fort perplexe. Mais tout à coup je me trouvai face à face avec ce saâlouk-ci. Alors je lui souhaitai la paix et lui dis : « Je suis étranger. » Il me répondit : « Je suis étranger, moi aussi. » Nous causions amicalement, quand nous vîmes arriver vers nous ce saâlouk-là, notre troisième compagnon. Il nous souhaita la paix et nous dit : « Je suis étranger. » Nous lui répondîmes : « Nous sommes étrangers, nous aussi. » Alors nous marchâmes ensemble jusqu’à ce que les ténèbres nous eussent surpris. Alors la destinée nous conduisit heureusement jusqu’ici, auprès de vous, nos maîtresses !

Et telle est la cause de ma barbe rasée et de mon œil abîmé ! »


À ce récit du premier saâlouk ; la jeune fille lui dit : « Allons ! c’est bien ! et maintenant caresse un peu ta tête[1]. Et va-t’en vite ! »

Mais le premier saâlouk lui répondit : « Ô ma maîtresse, vraiment je ne m’en irai que lorsque j’aurai entendu le récit de tous mes compagnons que voici. »

Pendant ce temps, toute l’assistance était émerveillée de cette histoire étonnante, et le khalifat dit même à Giafar : « Certes, de ma vie je n’ai entendu une aventure pareille à celle de ce saâlouk ! »

Alors le premier saâlouk alla s’asseoir en se croisant les jambes ; et le deuxième saâlouk s’avança, baisa la terre entre les mains de la jeune maîtresse de la maison, et raconta ceci :


Notes
  1. C’est-à-dire : fais le geste de saluer, en portant la main à la tête. C’est une des façons de faire le salut oriental.