Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 15/Histoire du neuvième capitaine


HISTOIRE RACONTÉE PAR LE NEUVIÈME
CAPITAINE DE POLICE


Il y avait une fois une femme qui, malgré tous les assauts, ne concevait ni n’accouchait. Aussi, un jour, elle se leva et fit sa demande au Rétributeur, disant : « Donne-moi une fille, quand même elle devrait mourir de l’odeur du lin ! »

Et, en parlant ainsi de l’odeur du lin, elle voulait demander une fille, même si elle devait être assez délicate et sensible pour que l’odeur anodine du lin l’incommodât au point de la faire mourir.

Et donc elle conçut et accoucha, sans encombre, de la fille qu’Allah lui avait donnée, et qui était aussi belle que la lune à son lever, et pâle comme un clair de lune, et délicate comme lui. Et on l’appela Sittoukhân.

Or, lorsqu’elle fut grande et âgée de dix ans, le fils du sultan passa dans la rue, et la vit penchée à sa fenêtre. Et l’amour pour elle descendit dans son cœur ; et il s’en alla malade à la maison.

Et les médecins se succédèrent auprès de lui, sans connaître le remède qu’il lui fallait. Alors monta le voir une vieille, envoyée par la femme du portier, qui lui dit, après l’avoir regardé : « Ô ! tu es amoureux, ou bien tu as un ami que tu aimes ! » Il répondit : « Je suis amoureux. » Elle lui dit : « Dis-moi de qui, et je serai un lien entre toi et elle ! » Il dit : « De la belle Sittoukhân. » Elle répondit : « Rafraîchis tes yeux et tranquillise ton cœur, je te l’amènerai. »

Et la vieille s’en alla, et trouva la jeune fille qui prenait l’air sur le pas de sa porte. Et, après les salams et compliments, elle lui dit : « La sauvegarde sur les belles comme toi, ma fille ! Celles qui te ressemblent, et qui ont d’aussi jolis doigts que les tiens, devraient apprendre à tisser le lin. Car rien n’est plus délicieux que le fuseau entre les doigts fuselés. » Et elle s’en alla.

Et la jeune fille alla chez sa mère, et lui dit : « Conduis-moi, ma mère, chez la maîtresse. » Elle lui demanda : « Quelle maîtresse ? » Elle répondit : « La maîtresse du lin. » Et sa mère s’écria : « Tais-toi ! Le lin est dangereux pour toi. Son odeur est pernicieuse pour ta poitrine. Si tu le touches, tu mourras. » Elle dit : « Non, je ne mourrai pas. » Et elle insista et pleura tellement que sa mère l’envoya chez la maîtresse du lin.

Et la jeune fille resta là, tout un jour, à apprendre à filer le lin. Et toutes ses compagnes s’émerveillaient de sa beauté et de la beauté de ses doigts. Et voici qu’un brin de lin entra dans son doigt, entre la chair et l’ongle. Et elle tomba par terre, sans connaissance.

Et on la crut morte, et on envoya chez son père et sa mère, et on leur dit : « Venez enlever votre fille, et qu’Allah prolonge vos jours : elle est morte ! »

Alors son père et sa mère, dont elle était l’unique joie, déchirèrent leurs vêtements, et, secoués par le vent de la calamité, allèrent, avec le linceul, pour l’enterrer. Mais voici que la vieille passa, et leur dit : « Vous êtes des gens riches, et ce serait une honte pour vous d’enterrer cette jeune fille dans la poussière. » Ils demandèrent : « Et que faut-il que nous fassions ? » Elle dit : « Construisez-lui un pavillon, au milieu du fleuve. Et vous la coucherez sur un lit dans ce pavillon. Et vous irez la voir, toutes les fois que vous en aurez le désir. »

Et ils lui construisirent un pavillon de marbre, sur des colonnes, au milieu du fleuve. Et ils l’entourèrent d’un jardin avec des pelouses. Et ils mirent la jeune fille sur un lit d’ivoire, dans le pavillon, et s’en allèrent en pleurant.

Or, qu’arriva-t-il ?

La vieille alla trouver aussitôt le fils du roi, qui était malade d’amour, et lui dit : « Viens voir la jeune fille. Elle t’attend, couchée dans un pavillon, au milieu du fleuve. »

Alors le prince se leva et dit au vizir de son père : « Viens avec moi, pour une promenade. » Et ils sortirent tous deux, précédés de loin par la vieille qui montrait au prince le chemin. Et ils arrivèrent au pavillon de marbre, et le prince dit au vizir : « Attends-moi à la porte. Je ne tarderai pas. »

Puis il entra dans le pavillon. Et il trouva la jeune fille morte. Et il s’assit à la pleurer, en récitant des vers sur sa beauté. Et il lui prit la main, pour la baiser, et vit les doigts qui étaient si fins et si jolis. Et, en les admirant, il trouva, dans l’un, le brin de lin entre l’ongle et la chair. Et il s’étonna du brin de lin, et le retira délicatement.

Et aussitôt la jeune fille s’éveilla de son évanouissement…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et aussitôt la jeune fille sortit de son évanouissement, et se mit droite sur son séant, et sourit au jeune prince, et lui dit : Où suis-je ? » Et il la serra contre lui, et répondit : « Avec moi ! » Et il l’embrassa, et se coucha avec elle. Et ils restèrent ensemble quarante jours et quarante nuits, à la limite de l’épanouissement.

Puis il prit congé d’elle, en lui disant : « C’est à cause du vizir de mon père, qui attend à la porte. Je le reconduirai au palais, et je reviendrai. »

Et il descendit trouver le vizir. Et il sortit avec lui et traversa le jardin. Et les roses blanches et les jasmins le rencontrèrent. Et il s’émut de cette rencontre, et dit au vizir : « Attention ! Les roses et les jasmins sont blancs de la blancheur des joues de Sittoukhân ! Ô vizir, attends encore ici trois jours, que j’aille voir une seconde fois les joues de Sittoukhân ! »

Et il monta, et resta trois jours avec Sittoukhân, à admirer ses joues qui étaient comme les roses blanches et les jasmins.

Puis il descendit et rejoignit le vizir, et continua, vers la sortie, sa promenade dans le jardin. Et le caroubier, aux longs fruits noirs, le rencontra. Et il fut ému de cette rencontre, et dit au vizir : « Attention ! les caroubes sont longs et noirs comme les sourcils de Sittoukhân ! Ô vizir, attends encore ici trois jours, que j’aille voir une seconde fois les sourcils de Sittoukhân ! »

Et il monta et resta trois jours avec elle, à admirer ses beaux sourcils, longs et noirs comme les caroubes deux à deux sur les branches.

Puis il descendit rejoindre le vizir, et continua avec lui, vers la sortie, sa promenade dans le jardin. Et une fontaine jaillissante le rencontra, dont le jet était beau et solitaire, Et il fut ému de cette rencontre, et dit au vizir : « Attention ! le jet de la fontaine est comme la taille de Sittoukhân ! Ô vizir, attends encore ici trois jours, que j’aille voir une seconde fois la taille de Sittoukhân ! »

Et il monta et resta trois jours avec elle, à admirer sa taille, qui était pareille au jet de la fontaine.

Puis il descendit rejoindre le vizir, pour continuer avec lui, vers la sortie, sa promenade dans le jardin. Mais, voici ! La jeune fille, quand elle vit son amoureux remonter ainsi une troisième fois, sitôt après être descendu, se dit à elle-même : « Je veux aller voir, cette fois, pourquoi il s’en va et revient ainsi. » Et elle descendit du pavillon et se mit derrière la porte qui donnait sur le jardin, pour le regarder partir. Et le prince, s’étant retourné, la vit qui mettait sa tête à la porte. Et il revint vers elle, pâle et attristé, et lui dit : « Sittoukhân, Sittoukhân ! je ne te reverrai plus, oh ! plus jamais ! » Et il s’en alla et sortit avec le vizir, pour ne plus revenir.

Alors Sittoukhân alla errer dans le jardin, pleurant sur elle-même, et regrettant de n’être pas morte réellement. Et, pendant qu’elle errait ainsi, elle trouva quelque chose qui brillait près de l’eau. Et elle le ramassa et vit que c’était une bague soleïmanique. Et elle frotta la cornaline gravée qui la surmontait, et aussitôt la bague lui dit : « À tes ordres, me voici. Parle, que demandes-tu ? » Elle répondit : « Ô bague de Soleïmân, je demande de toi un palais à côté du palais du prince qui m’a aimée, et que tu me donnes une beauté plus grande que ma beauté. » Et la bague lui dit : « Ferme ton œil et ouvre-le ! » Et elle ferma son œil, et, lorsqu’elle l’eut ouvert, elle se trouva dans un palais magnifique, bâti à côté du palais du prince. Et elle se regarda dans le miroir, et fut émerveillée de sa propre beauté.

Et elle alla s’accouder à sa fenêtre, alors que le prince passait sur son cheval. Et il la vit, sans la reconnaître, et s’en alla amoureux. Et il arriva chez sa mère, et lui dit : « Ma mère, n’as-tu pas quelque chose de très beau que tu irais porter comme cadeau à la dame qui s’est installée dans le nouveau palais ? Et ne pourrais-tu pas lui dire en même temps : « Épouse mon fils » ? Et la reine, sa mère, lui dit : « J’ai deux pièces de brocart royal. J’irai les lui porter, et lui ferai la demande. » Il lui dit : « Bien, porteles-lui. »

Et la mère du prince alla chez la jeune fille, et lui dit : « Ma fille, accepte ce cadeau-ci, mon fils désire t’épouser. » Et la jeune fille appela sa négresse, et lui dit : « Prends-les, ces deux pièces de brocart, et fais-en des torchons pour laver les dalles. » Et la reine s’en alla, fâchée, trouver son fils qui lui demanda : « Que t’a-t-elle dit, ma mère ? » Elle répondit : « Elle a fait prendre par l’esclave les deux pièces de brocart d’or, et lui a ordonné d’en faire des torchons pour essuyer la maison ! » Il lui dit : « Je t’en supplie, ma mère, n’as-tu pas encore une chose précieuse que tu pourrais lui porter ? Car je suis malade d’amour pour ses yeux. » Elle lui dit : « J’ai un collier d’émeraudes sans tare ni tache. » Il lui dit : « Bien. Porte-le lui. »

Et la mère du prince monta chez la jeune fille, et lui dit : « Accepte de nous ce cadeau-ci, ma fille ; mon fils désire t’épouser. » Et elle répondit : « Ton cadeau est accepté, ô dame ! » Et elle appela l’esclave, et lui dit : « Les pigeons ont-ils mangé ou pas encore ? » Elle répondit : « Pas encore, ya setti. » Elle lui dit : « Prends alors ces grains d’émeraude et donne-les aux pigeons, pour qu’ils les mangent et s’en rafraîchissent ! »

En entendant ces paroles, la mère du prince dit à la jeune fille : « Tu nous as humiliés, ma fille ! Je te prie de me dire seulement si tu veux épouser mon fils ou non. » Elle répondit : « Si tu veux que j’épouse ton fils, dis-lui de se faire passer pour mort ; enveloppe-le dans sept linceuls ; conduis-le par la ville, et dis à tes gens de ne l’enterrer que dans le jardin qui est dans mon palais. » Et la mère du prince dit : « Bien. Je vais aller soumettre tes conditions à mon fils. »

Et elle alla dire à son fils : « Tu ne sais pas ! Si tu veux l’épouser, elle demande que tu te fasses passer pour mort, qu’on t’enveloppe dans sept linceuls, qu’on te conduise en cortège funèbre par la ville, et qu’on te mène chez elle pour t’enterrer. Et, alors, elle t’épousera. » Et il répondit : « Rien que cela, ma mère ? Alors, déchire tes vêtements, crie et dit : « Mon fils est mort ! »

Et la mère du prince déchira ses vêtements, et cria d’une voix aiguë autant que lamentable : « Ô ma calamité ! mon fils est mort ! »

Alors tous les gens du palais, ayant entendu le cri, accoururent et virent le prince étendu par terre, semblable aux morts, et sa mère dans un état lamentable. Et on prit le corps du défunt, on le lava, et on le mit dans sept linceuls. Puis les lecteurs du Korân et les cheikhs s’assemblèrent, et sortirent en cortège devant le corps, recouvert de châles précieux. Et, après avoir conduit le mort par toute la ville, ils revinrent le déposer dans le jardin de la jeune fille, suivant ses désirs. Là, ils le quittèrent, et s’en allèrent en leur voie.

Or, quand il n’y eut plus personne dans le jardin, la jeune fille, qui était morte autrefois par un brin de lin, et qui ressemblait par ses joues aux roses blanches et aux jasmins, par ses sourcils aux caroubes sur les branches, et par sa taille au jet de la fontaine, descendit vers le prince qui était dans les sept linceuls. Et elle détacha de lui les linceuls un à un. Et quand elle eut enlevé le septième linceul, elle lui dit : « Comment ! c’est donc toi ? Voilà que ta passion pour les femmes t’a poussé à te faire envelopper de sept linceuls ! » Et le prince fut plein de confusion, et se mordit le doigt, et se l’arracha de honte. Et elle lui dit : « Ça ne fait rien, cette fois-ci. »

Et ils demeurèrent ensemble, s’aimant et se délectant.

— Et le sultan Baïbars, ayant entendu cette histoire, dit au capitaine Gelal Al-Dîn : « Ouallahi oua tellahi, je crois bien que c’est ce que j’ai entendu de plus admirable ! » Alors un dixième capitaine de police, qui s’appelait Helal Al-Dîn, s’avança entre les mains du sultan Baïbars, et dit : « J’ai une histoire à raconter qui est la sœur aînée de celles-là ! » Et il dit :