Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 15/Histoire du dixième capitaine


HISTOIRE RACONTÉE PAR LE DIXIÈME
CAPITAINE DE POLICE


Il y avait une fois un roi qui avait un fils nommé Môhammad. Et ce fils dit un jour à son père : « Je veux me marier. » Et son père lui répondit : « Bien, attends que nous envoyions ta mère regarder les jeunes filles mariables, dans les harems, et faire la demande pour toi. » Mais le fils du roi dit : « Non, mon père, moi je veux me fiancer par mes propres yeux, après avoir vu la jeune fille. » Et le roi répondit : « Bien. »

Alors le jeune prince monta sur son cheval, beau comme un animal féerique, et partit, voyageant.

Et, au bout de deux jours de voyage, il rencontra un homme assis dans un champ et occupé à couper des poireaux, pendant que sa fille, une jouvencelle, les liait.

Et le prince, après les salams, s’assit près d’eux, et dit à la jeune fille : « N’aurais-tu pas Un peu d’eau ? » Elle répondit : « J’en ai. » Il dit : « Donne-m’en, que je boive. » Et elle se leva et lui apporta la gargoulette. Et il but.

Or, la jeune fille lui plut, et il dit à son père : « Ô cheikh, me donneras-tu en mariage ta fille que voici ? » Il répondit : « Nous sommes tes serviteurs. » Et le prince lui dit : « Bien, ô cheikh ! Reste ici avec ta fille, pendant que je vais retourner dans mon pays chercher ce qui est nécessaire pour la noce, et je reviens. »

Et le prince Môhammad alla chez son père, et lui dit : « Je me suis fiancé avec la fille du sultan des poireaux ! » Et son père lui dit : « Est-ce que les poireaux ont maintenant un sultan ? » Il répondit : « Oui, et je veux épouser sa fille ! » Et le roi s’écria : « Louanges à Allah, ô mon fils, qui a donné un sultan aux poireaux ! » Et il ajouta : « Puisque la fille te plaît, attends au moins que nous envoyions ta mère au pays des poireaux, pour voir le père poireau, et la mère poireau, et la fille poireau ! » Et le prince Mohammad dit : « Bien. »

Et donc sa mère alla au pays du père de la jeune fille, et trouva que celle que son fils lui avait dit être la fille du sultan des poireaux était une jouvencelle charmante de tous côtés, et vraiment faite pour être l’épouse d’un fils de roi. Et elle lui plut à l’extrême ; et elle l’embrassa et lui dit : « Ma chérie, je suis la reine, mère du prince que tu as vu, et je viens pour te marier avec lui ! » Et la jeune fille lui dit : « Comment ! ton fils est un fils de roi ? » Elle répondit : « Oui, mon fils est le fils du roi, et je suis sa mère ! » Et la jeune fille dit : « Alors, je ne l’épouserai pas. » Elle demanda : « Et pourquoi ? » Elle lui dit : « Moi, je n’épouse qu’un homme de métier ! »

Alors la reine s’en alla fâchée, et dit à son époux : « La jeune fille du pays des poireaux ne veut pas épouser notre fils ! » Le roi demanda : « Pourquoi ? » Elle dit : « Parce qu’elle ne veut épouser qu’un homme qui ait dans les mains un métier. » Le roi dit : « Elle a raison. » Mais le prince, en l’apprenant, tomba malade.

Alors le roi se leva et envoya chercher tous les cheikhs des corporations ; et, quand ils furent tous entre ses mains, il dit au premier, qui était le cheikh des menuisiers : « Toi, en combien de temps enseigneras-tu ton métier à mon fils ? » Il répondit : « En deux ans, tout au plus, mais pas moins. » Le roi dit : « Bien. Mets-toi de côté. » Puis il se tourna vers le second, qui était le cheikh des forgerons, et lui dit : « En combien de temps enseigneras-tu ton métier à mon fils ? » Il répondit : « Il me faut une année, jour pour jour. » Le roi lui dit : « Bien. Viens te mettre de côté ! » Et il interrogea de la sorte tous les cheikhs des corporations qui demandèrent, les uns une année, les autres deux, et d’autres trois ou même quatre années. Et le roi ne savait à quoi se résoudre, quand, il vit quelqu’un derrière tout le monde qui sautait et se baissait, et faisait des signes avec ses yeux et avec son doigt levé. Et il l’appela, et lui demanda : « Pourquoi te dresses-tu et te baisses-tu ? » Il répondit : « Pour me faire remarquer par notre maître le sultan, car je suis pauvre, et les cheikhs des corporations ne m’ont pas averti de leur arrivée ici. Et moi je suis tisserand, et j’enseignerai mon métier à ton fils en une heure de temps. »

Alors le roi renvoya tous les cheikhs des corporations, et retint le tisserand, et lui apporta de la soie de différentes couleurs et un métier, et lui dit : « Enseigne ton art à mon fils. » Et le tisserand se tourna vers le prince, qui s’était levé, et lui dit : « Regarde ! moi je ne te dirai pas : « Fais comme ceci, et fais comme cela ! » non, moi je te dis : « Ouvre tes yeux, et vois ! Et regarde comme mes mains vont et viennent. » Et, en un rien de temps, le tisserand tissa un mouchoir, tandis que le prince le regardait attentivement. Puis il dit à son élève : « Approche maintenant et fais un mouchoir comme celui-ci. » Et le prince se mit au métier, et tissa un mouchoir splendide, en dessinant dans sa trame le palais et le jardin de son père…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le prince se mit au métier, et tissa un mouchoir splendide, en dessinant dans sa trame le palais et le jardin de son père.

Et l’homme prit les deux mouchoirs et monta chez le roi et lui dit : « Lequel de ces deux mouchoirs est mon œuvre, et lequel est l’œuvre de ton fils ? » Et le roi, sans hésiter, montra du doigt celui de son fils, là où il y avait le beau dessin du palais et du jardin, et dit : « Celui-ci est ton œuvre, et l’autre est aussi ton œuvre ! » Mais le tisserand s’écria : « Par les mérites de tes glorieux ancêtres, ô roi, le beau mouchoir est l’œuvre de ton fils, et celui-ci, le laid, est mon œuvre. »

Alors le roi, émerveillé, nomma le tisserand cheikh de tous les cheikhs des corporations, et le renvoya content. Après quoi, il dit à son épouse : « Prends le mouchoir, œuvre de notre fils, et va le montrer à la fille du sultan des poireaux, en lui disant : « Mon fils est, de son métier, tisserand en soie. »

Et la mère du prince prit le mouchoir et alla chez la jeune fille, et lui montra le mouchoir, en lui répétant les paroles du roi. Et elle s’émerveilla du mouchoir, et dit : « Maintenant, j’épouserai ton fils. »

Et les vizirs du roi prirent le kâdi et allèrent faire le contrat de mariage. Et on célébra les noces. Et le prince pénétra chez la jouvencelle du pays des poireaux, et eut d’elle des enfants qui étaient tous marqués, sur leurs cuisses, d’une marque de poireau. Et chacun d’eux apprit un métier. Et ils vécurent tous contents et prospérant. Mais Allah est plus savant !

— Puis le sultan Baïbars dit : « Cette histoire de la fille du sultan des poireaux m’a plu par sa belle morale. Mais n’y a-t-il plus personne parmi vous qui ait encore quelque chose à me raconter ? » Alors s’avança un autre capitaine de police, qui était le onzième, et s’appelait Salah Al-Dîn. Et, après avoir embrassé la terre entre les mains du sultan Baïbars, il dit : « Moi, voici mon histoire ! »