Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 15/Histoire de la jouvencelle


HISTOIRE DE LA JOUVENCELLE
CHEF-D’ŒUVRE DES CŒURS,
LIEUTENANTE DES OISEAUX


Et Schahrazade dit :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’à Baghdad, la cité de paix et la demeure de toutes les joies et la résidence des plaisirs et le jardin de l’esprit, le khalifat Haroun Al-Rachid, vicaire du Seigneur des trois mondes et émir des Croyants, avait pour compagnon de coupe et ami préféré, parmi ses intimes et ses échansons, celui dont les doigts maniaient l’harmonie, dont les mains étaient les bien-aimées des luths, et dont la voix était un enseignement pour les rossignols, le musicien, roi des musiciens et merveille de la musique de son temps, le prodigieux chanteur Ishak Al-Nadim, de Mossoul. Et le khalifat, qui l’aimait d’un amour extrême, lui avait donné pour demeure le plus beau de ses palais et le plus choisi. Et là Ishak avait pour charge et mission d’instruire dans l’art du chant et dans l’harmonie les jeunes filles les mieux douées d’entre celles qu’on achetait dans le souk des esclaves et sur les marchés du monde, pour le harem du khalifat. Et dès que l’une d’elles se distinguait entre ses compagnes et les devançait dans l’art du chant, du luth et de la guitare, Ishak la conduisait devant le khalifat et la faisait chanter et jouer devant lui. Et, si elle plaisait au khalifat, on la faisait immédiatement entrer dans son harem. Mais si elle ne lui plaisait pas assez, elle retournait reprendre sa place parmi les élèves du palais d’Ishak.

Or, un jour d’entre les jours, l’émir des Croyants, se sentant la poitrine rétrécie, envoya chercher son grand-vizir Giafar le Barmécide, et Ishak son compagnon de coupe, et Massrour le porte-glaive de sa vengeance. Et quand ils furent entre ses mains, il leur ordonna de se déguiser comme il venait de le faire lui-même. Et ils devinrent, ainsi déguisés, semblables à une simple compagnie de particuliers. Et Al-Fazl, le frère de Giafar, et Younous le lettré se joignirent à eux, également déguisés. Et tous sortirent du palais sans être remarqués, et gagnèrent le Tigre, et appelèrent un batelier, et se firent conduire jusqu’à Al-Taf, faubourg de Baghdad. Et, là, ils atterrirent et marchèrent au hasard sur la route des rencontres fortuites et des aventures imprévues.

Et comme ils s’avançaient en s’entretenant et en riant, ils virent venir à eux un vieillard à la barbe blanche et à l’aspect vénérable, qui s’inclina devant Ishak et lui baisa la main. Et Ishak le reconnut pour l’un d’entre les fournisseurs qui approvisionnaient de jeunes filles et de jeunes garçons le palais du khalifat. Et c’était précisément à ce cheikh que d’ordinaire s’adressait Ishak, chaque fois qu’il désirait un nouveau lot d’élèves pour son école de musique.

Or, justement, lorsque le cheikh eut ainsi abordé Ishak, sans se douter qu’il était accompagné de l’émir des Croyants et de son vizir Giafar et de ses amis, il s’excusa beaucoup pour le dérangement et l’interruption de la promenade, et ajouta : « Ô mon maître, voici longtemps que je désire te voir. Et j’avais même décidé d’aller te trouver à ton palais. Mais puisqu’Allah m’a mis aujourd’hui sur la route de ta grâce, je vais tout de suite te parler de ce qui préoccupe mon esprit. » Et Ishak demanda : « Et de quoi s’agit-il donc, ô vénérable ? Et que puis-je pour te rendre service ? » Et le marchand d’esclaves répondit : « Voici. J’ai, en ce moment, au dépôt des esclaves, une jeune fille déjà fort adroite au luth, et qui ne tarderait pas, tant elle est bien douée, à faire honneur à ton école ; car elle saurait mieux qu’aucune profiter de ton admirable enseignement. Et comme, en outre, sa grâce est la continuation des dons de son esprit, je pense que tu ne dédaigneras pas de jeter sur elle un coup d’œil, et de prêter pour un instant ton ouïe précieuse à l’essai de sa voix. Et si elle te plaît, tout sera bon et bien. Sinon, je la vendrai à quelque marchand, et il ne me restera plus qu’à renouveler mes excuses du dérangement causé à toi et à ces honorables seigneurs, tes amis. »

À ces paroles du vieux marchand d’esclaves, Ishak consulta d’un rapide coup d’œil le khalifat, et répondit : « Ô oncle, précède-nous donc au dépôt des esclaves, et préviens la jeune fille en question, afin qu’elle se prépare à être vue et entendue par nous tous. Car mes amis m’accompagneront. » Et le cheikh répondit par l’ouïe et l’obéissance, et disparut en hâtant le pas, tandis que le khalifat et ses compagnons, guidés par Ishak qui connaissait le chemin, se dirigeaient plus lentement vers le dépôt des esclaves.

Or, quoique l’aventure ne présentât rien que de très ordinaire, ils l’acceptaient cependant de bon cœur, comme un pêcheur, au bord de la mer, accepte la chance, quelque minime qu’elle soit, qu’Allah a écrite sur son premier coup de filet. Et ils virent, en approchant du dépôt des esclaves, un bâtiment haut en murailles et large en espace, qui pouvait loger, en tout confort, toutes les tribus du désert. Et ils en franchirent la porte et entrèrent dans une grande salle, réservée à la vente et à l’achat, et entourée de bancs où s’asseyaient les acheteurs. Et ils s’assirent eux-mêmes sur ces bancs, pendant que le vieillard qui les avait précédés allait chercher la jeune fille.

Et, pour elle, on avait préparé, juste au milieu de la salle, une sorte de trône en bois précieux recouvert d’une étoffe brodée d’Ionie, au pied duquel était posé un luth de Damas à cordes d’argent et d’or.

Et soudain la jeune fille attendue fit son entrée, avec la grâce d’un rameau quand il se balance. Et elle s’assit sut le trône préparé, en saluant la compagnie. Et elle fut comme le soleil lorsqu’il brille au sommet du ciel de midi. Et, bien que ses mains fussent tremblantes quelque peu, elle prit le luth, l’appuya contre son sein comme une sœur fait de son jeune frère, et en fit jaillir un prélude qui ravit les esprits. Et, aussitôt après, elle attaqua sur un autre ton les cordes dociles, et chanta ces vers du poète :

« Soupire, ô matin, afin que l’un de tes soupirs flottants puisse s’égarer jusqu’à la terre de l’aimée. Et porte mon salut parfumé à toute la chère et brillante troupe.

Et dis à mon amie que j’ai laissé mon cœur en gage à son amour. Car mon désir est plus fort que tout ce qui décourage d’ordinaire les amoureux.

Dis-lui qu’elle a d’un coup mortel frappé mon cœur et mes yeux. Mais ma passion n’a fait que grandir et s’exalter.

Et mon esprit, lacéré chaque nuit par l’amour, a désappris à mes paupières l’art de se faire obéir du sommeil. »

Quand la jeune fille eut achevé de chanter ces vers, le khalifat ne put s’empêcher de s’écrier : « Maschallah sur ta voix et sur ton art, ô bénie ! Tu as excellé, en vérité. » Mais il se souvint tout à coup de son déguisement, et n’en dit pas plus long, craignant de se faire reconnaître. Et Ishak prit à son tour la parole pour complimenter la jeune fille. Mais il n’eut pas plutôt ouvert la bouche, que l’harmonieuse jouvencelle se leva vivement de son siège et vint à lui et lui baisa respectueusement la main, disant : « Ô mon maître, les bras s’immobilisent en ta présence, et les langues, à ta vue, se taisent, et l’éloquence, en se confrontant à toi, se fait muette. Et toi seul peux être, en ce qui me concerne, le délieur du voile. » Et elle lui dit ces paroles, tandis que ses yeux pleuraient.

À cette vue, Ishak, fort surpris et ému, lui demanda

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… À cette vue, Ishak, fort surpris et ému, lui demanda : « Ô précieuse jeune fille, pourquoi ton âme s’attriste-t-elle et fait-elle pleurer tes yeux ? Et qui es-tu, ô toi que je ne connais pas ? » Et la jeune fille baissa les yeux sans répondre, et Ishak comprit qu’elle ne voulait point parler en public. Et, ayant consulté du regard le khalifat intrigué, il fit tirer le rideau qui pouvait séparer l’esclave à l’encan des acheteurs, et dit doucement : « Peut-être que maintenant tu voudras t’expliquer en toute aisance et liberté. »

Et la jeune fille, dès qu’elle se vit seule avec Ishak, souleva d’un geste plein de grâce son voile de visage, et parut ce qu’elle était en vérité, toute belle, blanche comme la lune nouvelle, avec une boucle noire sur chaque tempe, un nez droit et pur comme la nacre transparente, une bouche taillée dans la pulpe des grenades mûres, et un menton creusé d’un sourire. Et, sur ce beau visage délivré du voile, de grands yeux noirs s’allongeaient, sous l’arc deux fois répété des sourcils, jusqu’à menacer les tempes de les dépasser.

Et Ishak, après l’avoir regardée un moment sans parler, lui dit encore plus doucement : « Parle, ô jeune fille, en toute confiance. » Alors elle dit d’une voix semblable à la voix de l’eau dans les fontaines : « La longueur de l’attente et le tourment de mon esprit m’ont rendue méconnaissable, ô mon maître, et les larmes que j’ai versées ont lavé mes joues de leur fraîcheur. Et pas une des roses d’autrefois ne s’y épanouit. » Et Ishak sourit et dit, l’interrompant : « Et depuis quand, ô jeune fille, les roses fleurissent-elles sur la face de la pleine lune ? Et pourquoi cherches-tu, par tes paroles, à rabaisser ta propre beauté ? » Elle répondit : « À quoi pourrait prétendre une beauté qui jusqu’ici ne vivait que pour elle-même ? Ô mon seigneur, les jours passaient depuis des mois dans ce dépôt d’esclaves, alors que je m’ingéniais, à chaque nouvel encan, à trouver un nouveau prétexte pour ne pas être vendue ; car j’attendais toujours ta venue et mon entrée dans ton école de musique, dont la renommée s’est étendue jusqu’aux plaines de mon pays. »

Et, comme elle parlait ainsi, entra le marchand, son propriétaire. Et Ishak lui demanda : « Quel prix veux-tu de la jouvencelle ? Et d’abord quel est son nom ? » Et le cheikh répondit : « Pour ce qui est de son nom, ô mon maître, nous l’appelons Tohfat Al-Kouloub, Chef-d’œuvre des Cœurs ! Car, en vérité, nulle autre appellation ne saurait lui convenir. Quant à ce qui est de son prix, je dois te dire qu’il a été bien des fois débattu entre moi et les riches amateurs qui se présentaient à tour de rôle, séduits par ses yeux. Il est, pour le moins, de dix mille dinars. Et je dois ajouter, afin que tu le saches, que c’est elle qui a jusqu’ici empêché les acheteurs de pousser plus loin les avances. Car chaque fois que je lui faisais voir, selon sa demande, le visage de ceux qui se présentaient pour l’achat, elle me répondait, sachant que je ne la vendrais pas sans son propre consentement : « Celui-ci me déplaît pour telle et telle chose, et de cet autre je ne saurais jamais m’arranger, à cause de telle et de telle autre chose ! » Et c’est de cette manière qu’elle a fini par complètement éloigner d’elle les acheteurs ordinaires et décourager les étrangers. Car tous avaient fini par savoir d’avance qu’elle remarquerait en eux quelque grave défaut ou imperfection ; et nul n’osait affronter ses remarques désobligeantes. C’est pourquoi l’honnêteté me force à ne te demander, pour prix de cette esclave adolescente, que la somme de dix mille dinars : ce qui me couvre à peine de mes frais. » Et Ishak sourit, et dit : « Ô cheikh, ajoute encore deux fois dix mille dinars à ceux que tu demandes, et elle aura atteint peut-être le prix qui convient. »

Et, ayant ainsi parlé devant le marchand stupéfait, il ajouta : « Il faut que tu conduises aujourd’hui même l’adolescente à ma demeure, afin qu’on te compte le prix entendu entre nous. » Et il le laissa, après avoir souri à l’adolescente émue, et alla retrouver le khalifat et le reste de la compagnie. Et il les trouva à la limite de l’impatience, et leur raconta, sans omettre un détail, tout ce qui s’était passé. Et tous ensemble sortirent du dépôt des esclaves, pour continuer leur promenade, selon le caprice de leur mutuel destin.

Quant à ce qui est de la jouvencelle Chef-d’œuvre des Cœurs, le vieux cheikh, son maître, se hâta de la conduire, à l’heure et à l’instant, au palais d’Ishak, et de toucher les trente mille dinars qui avaient été convenus pour son prix d’achat. Puis il s’en alla en sa voie.

Alors les petites esclaves de la maison s’empressèrent autour d’elle, et la conduisirent au hammam où elles lui donnèrent un bain délicieux, et l’habillèrent, la coiffèrent, et la couvrirent d’ornements de toutes sortes, tels que colliers, bagues, bracelets de bras et de chevilles, voiles brodés d’or et pectoraux d’argent. Et la belle pâleur de son visage brillant et lisse était comme la lune du mois de Ramadan au-dessus du jardin d’un roi.

Lorsque le maître Ishak vit la jouvencelle Chef-d’œuvre des Cœurs dans cet éclat nouveau, plus émue et plus émouvante qu’une nouvelle mariée le jour de ses noces, il se félicita de l’acquisition qu’il avait faite et se dit en lui-même : « Par Allah ! quand cette jeune fille aura passé quelques mois à mon école, et se sera encore perfectionnée dans l’art du luth et du chant, et quand elle aura achevé, grâce au contentement de son cœur, de reprendre sa beauté native, elle sera pour le harem du khalifat une insigne acquisition ; car, en toute vérité, cette adolescente n’est point une fille d’Adam mais une houri de choix. »

Et il donna les ordres pour qu’on mît à sa disposition tout ce qui était nécessaire pour ses études de l’harmonie, et recommanda qu’on ne négligeât rien pour que le séjour du palais de musique lui fût de tous points agréable. Et il en fut ainsi. Et, de la sorte, tout devint aisé à la jouvencelle, dans la voie de l’art et de la beauté.

Or, un jour d’entre les jours, comme ses compagnes les adolescentes du luth et de la guitare, étaient toutes dispersées dans les jardins qui leur étaient réservés, et que le palais de musique était complètement vide de ses jeunes lunes, la jouvencelle Chef-d’œuvre des Cœurs se leva du divan où elle reposait, et entra seule dans la salle de l’enseignement. Et elle s’assit sur son siège, et prit son luth contre sa poitrine, avec le geste du cygne qui ramène sa tête sous son aile. Et sa beauté tout entière était revenue, alors que pâle elle était autrefois et si nonchalante. Ainsi dans une plate-bande, au second printemps, l’anémone vient remplacer le narcisse aux joues décolorées par la mort de l’hiver. Et elle était, de la sorte, une séduction pour les yeux, un enchantement pour les cœurs et un chant d’allégresse vers Celui qui l’avait modelée.

Et, toute seule, elle fît chanter son luth, faisant sortir du sein du bois une suite de préludes qui eussent enivré la plus réfractaire des créatures. Puis elle revint au premier mode, avec un art qui surpassait les trilles et les roulades des oiseaux musiciens. Car, en vérité, un miracle était caché dans chacun de ses doigts.

Et, certes, personne ne se doutait que, dans le palais d’Ishak, le maître lui-même eût, en cette jeune fille, son égal et même son supérieur. Car depuis le jour où, dans le dépôt des esclaves, l’émotion avait fait trembler les mains et la voix de la merveilleuse jouvencelle, elle n’avait plus eu occasion de jouer ou de chanter en public, ne faisant, comme ses compagnes, qu’écouter les enseignements d’Ishak et jouer ensuite et chanter, non point seule, mais en chœur avec toutes les élèves. Ainsi donc, lorsqu’elle eut fait exprimer au bois harmonieux du luth toutes les voix des oiseaux qui avaient autrefois peuplé l’arbre dont il était sorti, elle leva la tête et laissa tomber de ses lèvres, en chantant, ces vers du poète…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Ainsi donc, lorsqu’elle eut fait exprimer au bois harmonieux du luth toutes les voix des oiseaux qui avaient autrefois peuplé l’arbre dont il était sorti, elle leva la tête et laissa tomber de ses lèvres, en chantant, ces vers du poète :

« Quand l’âme désire celle qui est la seule compagne possible, rien ne saurait la faire reculer, pas même le destin.

Ô toi, dont les tortures ont à jamais abîmé mon cœur, prends ma vie tout entière et fais-en ta propriété, puisque, seule, la langueur de ton absence peut m’abattre et me faire mourir.

Tu m’as dit, en riant : « Moi seule saurai guérir le mal dont tu souffres, alors qu’aucun médecin n’a su te délivrer ; et un seul de mes regards suffirait comme remède à ton état dolent. »

Combien de temps encore, ô cruelle, vas-tu rail1er ma blessure ? Le Seigneur n’a-t-il créé personne d’autre que moi sur la terre immense, comme cible aux javelots de ta raillerie. »

Or, pendant qu’elle chantait, Ishak, qui depuis le matin se trouvait auprès du khalifat, était rentré sans avoir fait prévenir les serviteurs de son arrivée. Et, dès qu’il fut dans le vestibule de sa maison, il entendit la voix qui chantait, miraculeuse et si douce, telle la brise du premier matin quand elle salue les palmiers, et plus fortifiante pour l’esprit de l’écouteur que l’huile des amandes pour le corps du lutteur.

Et Ishak fut si ému aux accents de cette voix mêlée à l’accompagnement du luth, et qui ne pouvait être, sans aucun doute, une voix d’entre les voix de la terre, mais quelque fusée venue des accords édéniques, ne put s’empêcher de pousser un grand cri, de saisissement à la fois et d’admiration. Et la jeune chanteuse Tohfa entendit le cri, et accourut, tenant encore le luth dans ses bras. Et elle trouva, appuyé contre le mur du vestibule, une main sur le cœur, son maître Ishak si pâle et si ému qu’elle jeta le luth et courut à lui, pleine d’anxiété, en s’écriant : « Sur toi les grâces du Très-Haut, ô mon seigneur, et la délivrance de tout mal. Puisses-tu n’avoir aucun malaise ou dérangement ! » Et Ishak, reprenant ses esprits, demanda à voix basse : « Serais-ce toi, ô Tohfa, qui jouais et chantais dans la salle vide ? » Et la jeune fille se troubla et rougit et ne sut quelle réponse faire à une demande dont elle ne comprenait point le motif. Mais comme Ishak insistait, elle eut peur de le contrarier en se taisant davantage, et répondit : « Hélas ! ô monseigneur, c’était ta servante Tohfa ! » Et Ishak, entendant cela, baissa la tête et dit : « Voilà le jour de la confusion ! Ô Ishak à l’âme orgueilleuse, qui te croyais le premier de ton siècle pour la voix et l’harmonie, tu n’es plus qu’un esclave sevré de tout talent, en présence de cette jeune fille du ciel ! »

Et, à la limite de l’émotion, il prit la main de la jouvencelle et la porta à ses lèvres avec respect, puis à son front. Et Tohfa se sentit défaillir, et trouva tout de même la force de retirer vivement sa main, en s’écriant : « Le nom d’Allah sur toi, ô mon maître ! Depuis quand le maître baise-t-il la main de l’esclave ? » Mais il répondit, en toute humilité : « Tais-toi, ô Chef-d’œuvre des Cœurs, ô la première des créatures, tais-toi ! Ishak a trouvé son maître, lui qui jusqu’à présent pensait n’avoir point d’égal. Car, par le Prophète ! — sur Lui la prière et la paix ! — je jure que je croyais jusqu’à présent n’avoir point d’égal, et que maintenant mon art, à côté du tien, n’est qu’un drachme à côté d’un dinar. Ô Tohfa, tu es l’excellence même. Et je vais, à l’heure et à l’instant, te conduire à l’émir des Croyants Haroun Al-Rachid. Et quand son regard étincellera sur toi, tu deviendras une princesse entre les femmes, comme déjà tu es une reine entre les créatures de Dieu. Et ainsi seront consacrés ton art et ta beauté. C’est pourquoi louanges et louanges à toi, ô ma souveraine Chef-d’œuvre des Cœurs ! Et fasse Allah seulement, quand ton merveilleux destin t’aura assise à la place de choix dans le palais de l’émir des Croyants, que tu ne chasses point de ton souvenir ton esclave Ishak le noyé ! » Et Tohfa, les yeux pleins de larmes, répondit : « Ô mon seigneur, comment t’oublierais-je, toi qui es la source de toute fortune, et la force même de mon cœur ? » Et Ishak lui prit la main et lui fit jurer sur le Livre qu’elle ne l’oublierait pas. Et il ajouta : « Oui, certes ! ta destinée est une merveilleuse destinée, et sur ton front je vois marqué le désir de l’émir des Croyants. Aussi laisse-moi te prier de chanter en présence du khalifat ce que tout à l’heure tu chantais pour toi seule, alors que derrière la porte je t’entendais, me croyant déjà au nombre des prédestinés. »

Et, ayant eu la promesse de la jeune fille, il lui dit encore : « Ô Chef-d’œuvre des Cœurs, peux-tu maintenant, comme une dernière faveur, me dire par quelle suite d’événements mystérieux une reine a pu se trouver mêlée au nombre des esclaves qu’on vend et qu’on achète, alors qu’il serait impossible d’évaluer sa rançon, même si on entassait devant elle tous les trésors cachés des mines et toutes les richesses souterraines et marines qu’Allah Très-Haut a enfouies au cœur des éléments ? »

Et Tohfa, à ces paroles, sourit et dit : « Ô mon seigneur, l’histoire de Tohfa, ta servante, est une étrange histoire ; et son cas est fort surprenant ; car s’il était écrit avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, il servirait d’enseignement au lecteur attentif. Et un jour prochain, si Allah veut, je te conterai cette histoire, qui est celle de ma vie et de ma venue à Baghdad. Mais qu’il te suffise pour aujourd’hui de savoir que je suis une prise de Maghrébin, et que j’ai vécu au milieu des Maghrébins. » Et elle ajouta : « Je suis entre tes mains, prête à te suivre au palais de l’émir des Croyants ! »

Et Ishak, qui était d’un caractère réservé et délicat, se garda bien d’insister pour en savoir plus long, et, se levant, il frappa dans ses mains, et ordonna aux esclaves qui accoururent à ce signal de préparer les vêtements de sortie pour leur maîtresse Tohfa. Et aussitôt elles ouvrirent les grands coffres à vêtements, et en tirèrent tout un lot de merveilleuses robes rayées en soie de Nishabour, parfumées aux essences volatiles, et légères au toucher et à la vue. Et elles tirèrent également des cassettes à bijoux un assortiment de joyaux agréables à regarder. Et elles vêtirent la jouvencelle, leur maîtresse, de sept robes superposées de couleurs différentes, et la semèrent de pierreries, et la rendirent semblable à une belle idole chinoise.

Et, ces soins terminés, elles vinrent se tenir à ses côtés et la soutinrent à droite et à gauche, tandis que d’autres jeunes filles se chargeaient de porter sur leurs bras les pans frangés des traînes. Et elles sortirent avec elle de l’école de musique, précédées par Ishak qui ouvrait la marche avec un jeune nègre porteur du luth miraculeux.

Et le cortège arriva au palais du khalifat, et entra dans la salle des attentes. Et Ishak se hâta d’aller se présenter d’abord seul devant le khalifat, et lui dit, après les hommages dus et rendus : « Voici, ô émir des Croyants, que je conduis entre tes mains aujourd’hui une jouvencelle unique entre les plus belles, un don choisi, un miracle de son Créateur, une échappée du paradis, ma maîtresse et non mon élève, la merveilleuse chanteuse Tohfa, Chef-d’œuvre des Cœurs ! » Et Al-Rachid sourit et dit : « Et où est ce chef-d’œuvre, ô Ishak ? Serait-ce l’adolescente que j’avais entrevue un jour au dépôt des esclaves, alors qu’elle était invisible et voilée aux yeux de l’acheteur ? » Et Ishak répondit : « Elle-même, ô mon seigneur ! Et par Allah ! elle est plus fraîche à la vue que le matin frais, et plus harmonieuse à l’oreille que le chant de l’eau sur les cailloux ! » Et Al-Rachid répondit : « Alors, ô Ishak, ne tarde pas davantage à faire entrer le matin, et ce qui est plus frais que le matin. Et ne nous prive pas plus longtemps de la musique de l’eau et de ce qui est plus harmonieux que la musique de l’eau. Car, en vérité, le matin ne doit jamais être caché, ni l’eau cesser de chanter…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … ne tarde pas davantage à faire entrer le matin, et ce qui est plus frais que le matin. Et ne nous prive pas plus longtemps de la musique de l’eau et de ce qui est plus harmonieux que la musique de l’eau ; car, en vérité, le matin ne doit jamais être caché, ni l’eau cesser de chanter. »

Et Ishak sortit pour aller chercher Tohfa, tandis que le khalifat s’étonnait en son âme de le voir louer pour la première fois, et avec tant de véhémence, une chanteuse. Et il dit à Giafar : « N’est-ce point prodigieux, ô vizir, qu’Ishak s’exprime avec tant d’admiration sur le compte de tout autre que lui-même ? Voilà qui me stupéfie à la limite de la stupeur. » Et il ajouta : « Mais nous allons bien voir quelle va être l’affaire. »

Et, au bout de quelques instants, précédée par Ishak qui la tenait délicatement par la main, entra la jouvencelle. Et l’œil de l’émir des Croyants étincela sur elle. Et son esprit fut ému de sa grâce ; et ses yeux furent réjouis de sa démarche charmante semblable à la soie volante des écharpes. Et, tandis qu’il la contemplait, elle vint s’incliner entre ses mains, et releva son voile de visage. Et elle fut comme la lune dans sa quatorzième nuit, pure, éblouissante, blanche et sereine. Et, bien que troublée de se trouver en présence de l’émir des Croyants, elle n’oublia point ce que lui commandaient les bonnes manières, la politesse et le savoir-vivre, et, de sa voix à nulle autre pareille, elle salua le khalifat, disant : « Le salam sur toi, ô descendant du plus noble d’entre les fils des hommes, ô postérité bénie de notre seigneur Môhammad — sur Lui la prière, la paix et les grâces de choix ! — bercail et asile de ceux qui marchent dans la voie de la rectitude, intègre justicier des trois mondes. Le salam sur toi de la part de la plus soumise et de la plus éblouie de tes esclaves. »

Et Al-Rachid ayant entendu ces paroles dites avec un accent si délicieux, se dilata et s’épanouit et s’écria : « Maschallah ! ô moulage de la perfection ! » Et il la regarda encore plus attentivement, et faillit s’envoler de joie. Et Giafar et Massrour faillirent également s’envoler de joie. Puis Al-Rachid se leva de son trône et descendit vers la jouvencelle, et s’approcha d’elle et, tout doucement, lui ramena sur le visage son petit voile de soie : ce qui signifiait qu’elle était désormais de son harem, et que tout ce qu’elle était rentrait désormais dans le mystère prescrit aux élues des Croyants.

Après quoi il l’invita à s’asseoir, et lui dit : « Ô Chef-d’œuvre des Cœurs, tu es en vérité un don choisi. Mais ne pourrais-tu pas, avec ta venue qui illumine la demeure, faire entrer l’harmonie dans le palais ? Voici que notre ouïe t’appartient, comme notre vue ! »

Et Tohfa prit le luth des mains du petit esclave noir, et s’assit au pied du trône du khalifat, pour aussitôt préluder de manière à sensibiliser l’oreille la plus réfractaire. Et le miracle de ses doigts était une réalité plus émouvante que la gorge des oiseaux. Puis, au milieu des respirations arrêtées, elle laissa chanter sur ses lèvres ces vers du poète :

« Quand, aux limites de l’horizon, la jeune lune sort de son lit et se rencontre soudain avec le roi de pourpre qui se couche,

Toute honteuse d’être surprise sans voile de visage, elle cache sa pâleur sous un léger nuage.

Elle attend que le brillant émir ait disparu, pour continuer sa promenade dans le ciel tranquille du soir.

Si la reine n’a pu surmonter sa terreur devant l’approche du roi, comment une jeune fille, sans mourir sur l’heure, soutiendrait-elle le regard de son sultan ? »

Et Al-Rachid regarda la jeune fille avec amour, complaisance et douceur, et fut si charmé de ses dons naturels, de la beauté de sa voix, et de l’excellence de son jeu et de son chant, qu’il descendit de son trône et vint s’asseoir près d’elle sur le tapis, et lui dit : « Ô Tohfa, par Allah ! tu es vraiment un don choisi. » Puis il se tourna vers Ishak, et lui dit : « En vérité, ô Ishak, tu n’as pas été assez juste dans ton appréciation de cette merveille, malgré tout ce que tu nous en as dit. Car je ne crains pas d’avancer qu’elle te surpasse toi-même, sans conteste. Et il était écrit que personne ne devait lui rendre justice, sinon le khalifat ! » Et Giafar s’écria : « Par la vie de ta tête, ô mon seigneur, tu dis vrai ! Cette jouvencelle est la voleuse des esprits ! » Et Ishak dit : « En vérité, ô émir des Croyants, je ne fais point difficulté de le reconnaître, d’autant plus que, en l’entendant la première fois, j’avais déjà très nettement senti, tout de suite, que tout mon art et ce qu’Allah m’avait réparti de talent, n’étaient plus rien à mes propres yeux. Et je m’étais écrié : « Ô Ishak, c’est aujourd’hui pour toi le jour de la confusion ! » Et le khalifat dit : « Alors, c’est bien. »

Puis il pria Tohfa de recommencer le même chant. Et, l’ayant à nouveau entendue, il se récria de plaisir et se trémoussa. Et il dit à Ishak : « Par les mérites de mes ancêtres ! tu m’as apporté là un présent qui vaut l’empire du monde. » Puis, n’en pouvant plus d’émotion, et ne voulant point paraître trop expansif devant ses compagnons, le khalifat se leva et dit à Massrour, l’eunuque : « Ô Massrour, lève-toi et conduis ta maîtresse Tohfa à l’appartement d’honneur du harem. Et veille à ce qu’elle ne manque de rien. » Et le castrat porte-glaive sortit en emmenant Tohfa. Et le khalifat, avec des yeux humides, la regarda s’éloigner dans sa démarche de gazelle, ses ornements et ses robes rayées. Et il dit à Ishak : « Elle est habillée avec goût. D’où lui viennent-elles, ces robes dont je n’ai point vu les pareilles dans mon palais ? » Et Ishak dit : « Elles lui viennent de ton esclave, par l’effet de tes générosités sur ma tête, ô mon seigneur. Elles sont un présent qui lui vient de toi par mon entremise. D’ailleurs, par ta vie ! tous les présents du monde n’existent plus, comparés à sa beauté. » Et le khalifat, qui n’était jamais en défaut de munificence, se tourna vers Giafar et lui dit : « Ô Giafar, tu compteras sur l’heure à notre fidèle Ishak, sur le trésor, cent mille dinars ; et tu lui donneras dix robes d’honneur de la garde-robe choisie ! »

Puis Al-Rachid, la figure épanouie, et l’esprit libéré de tous soucis, se dirigea vers l’appartement réservé où Tohfa avait été conduite par le porte-glaive. Et il entra auprès de l’adolescente, en disant : « La sécurité sur toi, ô Chef-d’œuvre des Cœurs ! » Et il s’approcha d’elle, et la prit dans ses bras, derrière le voile du mystère. Et il la trouva une pure vierge, intacte comme la perle marine nouvellement cueillie. Et il se réjouit d’elle.

Et, dès ce jour, Tohfa prit un rang très haut dans son cœur, tellement qu’il ne put souffrir son absence un seul instant. Et il finit même par mettre entre ses mains les clefs de toutes les affaires du royaume. Car il avait trouvé en elle une femme d’intelligence. Et elle eut, pour son train habituel, deux cent mille dinars par mois, et cinquante jeunes filles esclaves pour son service de jour et de nuit. Et elle eut, en cadeaux et choses de prix, de quoi acheter tout le pays de l’Irak et les terres du Nil.

Et l’amour de cette adolescente s’incrusta tellement dans le cœur du khalifat, qu’il ne voulut se fier à personne pour sa garde. Et quand il sortait de chez elle, il gardait sur lui la clef de l’appartement réservé. Et même, un jour, comme elle chantait devant lui, il fut dans un tel excès d’exaltation, qu’il fit le geste de lui baiser la main. Mais elle recula d’un bond, et, dans ce brusque mouvement, elle cassa son luth. Et elle pleura. Et Al-Rachid, ému à l’extrême, essuya ses larmes, et, d’une voix tremblante, lui demanda pourquoi elle pleurait, et s’écria : « Fasse Allah, ô Tohfa, que jamais une goutte de larme ne tombe d’un seul de tes yeux ! » Et Tohfa dit : « Que suis-je, ô mon seigneur, pour que tu veuilles baiser ma main ? Veux-tu donc qu’Allah et Son Prophète — sur Lui la prière et la paix ! — me punissent de cela, et fassent s’évanouir ma félicité ? Car personne au monde n’a atteint un honneur semblable ! » Et Al-Rachid fut content de sa réponse, et lui dit : « Maintenant que tu sais, ô Tohfa, quel rang véritable tu occupes dans mon esprit, je ne recommencerai plus le geste qui t’a émue. Rafraîchis donc tes yeux, et sache bien que je n’aime que toi, et que je mourrai en t’aimant. » Et Tohfa tomba à ses pieds, et lui entoura les genoux de ses bras. Et le khalifat la releva et l’embrassa, et lui dit : « Toi seule es reine pour moi. Et tu es au-dessus même de la fille de mon oncle, sett Zobéida. »

Or, un jour, Al-Rachid était allé à la chasse, et Tohfa se trouvait seule dans son pavillon, assise sous un chandelier d’or qui l’éclairait de ses chandelles parfumées. Et elle lisait dans un livre. Et soudain une pomme de senteur tomba sur ses genoux. Et elle leva la tête et vit, au dehors, la personne qui avait lancé la pomme. Et c’était sett Zobéida. Et, au plus vite, Tohfa se leva et, après les salams respectueux, dit : « Ô ma maîtresse, les excuses ! Par Allah ! si j’avais été libre de mes mouvements, je serais allée tous les jours te prier d’agréer mes services d’esclave ! Qu’Allah ne nous prive jamais de tes pas ! » Et Zobéida entra chez la favorite, et s’assit à côté d’elle. Et son visage était triste et soucieux. Et elle dit : « Ô Tohfa, je sais ton grand cœur, et tes paroles ne me surprennent pas. Car la générosité chez toi est un don naturel. Or moi, par la vie de l’émir des Croyants ! je n’ai point pour habitude de sortir de mes appartements, et d’aller rendre visite aux épouses et aux favorites du khalifat, mon cousin et époux. Mais aujourd’hui je viens t’exposer la situation humiliante qui m’est faite, depuis ton entrée au palais. Sache, en effet, que je suis complètement délaissée, et réduite au rang de concubine sèche. Car l’émir des Croyants ne vient plus me voir et ne demande plus de mes nouvelles. » Et elle se mit à pleurer. Et Tohfa pleura avec elle et faillit s’évanouir. Et Zobéida lui dit : « Je suis donc venue t’adresser une requête, et c’est de faire en sorte qu’Al-Rachid m’accorde une nuit par mois, seulement, afin que je ne sois pas tout à fait au rang des esclaves. » Et Tohfa baisa la main de la princesse, et lui dit : « Ô couronne sur ma tête, ô notre maîtresse, je souhaite de toute mon âme que le khalifat passe tout le mois et non une nuit près de toi, afin que ton cœur soit réconforté, et que je sois pardonnée, moi qui, par ma venue, fus la cause de ton chagrin. Et puissé-je un jour n’être qu’une esclave entre tes mains de reine et de maîtresse. »

Or, sur ces entrefaites, Al-Rachid rentra de la chassé, et se dirigea en ligne droite vers le pavillon de sa favorite. Et sett Zobéida, l’ayant aperçu de loin, se hâta de s’enfuir, après que Tohfa lui eut promis son intervention. Et Al-Rachid entra, et s’assit en souriant, et fit asseoir Tohfa sur ses genoux. Puis ils mangèrent et burent ensemble, et se dévêtirent. Et alors seulement Tohfa parla de sett Zobéida, et le supplia d’exaucer son cœur et d’aller cette nuit même près d’elle. Et il sourit et dit : « Puisque ma visite à sett Zobéida est si urgente, tu aurais dû, ô Tohfa, m’en parler avant que nous nous fussions dévêtus. » Mais elle répondit : « Je l’ai fait, pour donner raison au poète qui a dit :

« Aucune suppliante ne devrait se présenter voilée : car celle-là intercède le mieux qui intercède toute nue. »

Et quand Al-Rachid eut entendu cela, il fut content et serra Tohfa contre sa poitrine. Et il se passa ce qui se passa. Après quoi il la quitta pour faire ce qu’elle lui demandait au sujet de sett Zobéida. Et il ferma sur elle la porte à clef, et s’en alla. Et voilà pour lui !

Quant à Tohfa, ce qui lui arriva depuis cet instant est si prodigieux et étonnant, qu’il importe de le narrer lentement…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT TRENTIÈME NUIT

Elle dit :

… Quant à Tohfa, ce qui lui arriva depuis cet instant est si prodigieux et étonnant, qu’il importe de le narrer lentement.

Lorsque Tohfa se trouva seule dans son appartement, elle reprit son livre, et continua sa lecture. Puis, s’étant quelque peu fatiguée, elle prit son luth, et se mit à en jouer pour elle seule. Et ce fut si beau que les choses inanimées en dansèrent de plaisir.

Et soudain elle sentit instinctivement que quelque chose d’inusité se passait dans sa chambre, éclairée en ce moment à la lueur des chandelles. Et elle se retourna et vit, au milieu de la chambre, un vieil homme qui dansait en silence. Et il avait les yeux baissés, et son aspect était vénérable et son port majestueux. Et il dansait une danse extatique, comme nul être humain ne pourrait en danser jamais.

Et Tohfa se sentit refroidie d’épouvante. Car les fenêtres et les portes étaient fermées, et les issues étaient gardées jalousement par les eunuques. Et elle ne se rappelait point avoir jamais vu au palais la figure de cet étrange vieillard. Aussi se hâta-t-elle intérieurement de prononcer la formule de l’exorcisme : « Je me réfugie en Allah le Très-Haut contre le Lapidé ! » Et elle se dit : « Certes ! je ne vais pas montrer que je me suis aperçue de la présence de cet être étrange. Je continuerai plutôt à jouer, et il arrivera ce qu’Allah veut ! » Et, sans s’arrêter dans son jeu, elle eut la force de continuer l’air commencé, mais ses doigts tremblaient sur l’instrument.

Et voici qu’au bout d’une heure de temps le cheikh danseur s’arrêta de danser, s’approcha de Tohfa, et embrassa la terre entre ses mains, disant : « Tu as excellé, ô la plus exaltée de l’Orient et de l’Occident ! Puisse le monde n’être jamais privé de ta vue et de tes perfections ! Ô Tohfa, ô Chef-d’œuvre des Cœurs, ne me connais-tu pas ? » Et elle s’écria : « Non, par Allah ! je ne te connais pas ! Mais je pense bien que tu es un genni du pays de Gennistân. Éloigné soit le Malin ! » Et il répondit, en souriant : « Tu dis vrai, ô Tohfa. Je suis le chef de toutes les tribus du Gennistân, je suis Éblis ! » Et Tohfa s’écria : « Le nom d’Allah sur moi et autour de moi ! Je me réfugie en Allah ! » Mais Éblis lui prit la main, la baisa et la porta à ses lèvres et à son front, et dit : « Ne crains rien, ô Tohfa, car depuis longtemps tu es ma protégée et la bien-aimée de la jeune reine des genn, Kamariya, qui est pour la beauté, entre les filles des genn, ce que tu es toi-même parmi les filles d’Adam. Sache, en effet, que, depuis bien longtemps, je viens avec elle te rendre visite, toutes les nuits, sans que tu t’en doutes, et t’admirer sans que tu le saches. Car notre charmante reine Kamariya est amoureuse de toi à la folie et ne jure que par ton nom et par tes yeux. Et quand elle vient ici et qu’elle te voit, pendant que tu es endormie, elle fond de désir et meurt de ta beauté. Et le temps pour elle n’est que langueur, excepté la nuit quand elle vient à toi et qu’elle jouit de ta vue sans que tu la voies. Je viens donc auprès de toi, en messager, te raconter ses peines et la langueur où elle se trouve loin de toi, et te dire de sa part et de ma part que, si tu le veux bien, je te conduirai au Gennistân, où tu seras élevée au plus haut rang parmi les rois des genn. Et tu gouverneras nos cœurs, comme tu gouvernes ici les cœurs des fils des hommes. Or, aujourd’hui les circonstances se prêtent merveilleusement à ton voyage. Car nous allons célébrer les noces de ma fille et la circoncision de mon fils. Et la fête sera illuminée de ta présence ; et les genn seront touchés de ta venue, et t’agréeront tous pour leur reine. Et tu séjourneras parmi nous tant que tu voudras. Et si tu ne te plais pas au Gennistân, et que tu ne te fasses pas à notre vie, qui est une vie de fêtes continuelles, je fais ici le serment de te ramener où je te prends, sans insistances ni difficultés. »

Et, ayant entendu ce discours d’Éblis — qu’il soit confondu ! — l’épouvantée Tohfa n’osa pas refuser la proposition, par crainte de complications diaboliques. Et elle répondit « oui », d’un signe de tête. Et aussitôt Éblis prit d’une main le luth que lui confia Tohfa, et la prit elle-même de l’autre main, en disant : « Bismillah ! » Et la conduisant ainsi, il ouvrit les portes, sans l’aide de clefs, et marcha avec elle jusqu’à ce qu’ils arrivassent à l’entrée des cabinets.

Or les cabinets, et quelquefois les puits et les citernes, sont les seuls endroits dont se servent les genn de dessous terre et les éfrits, pour venir à la surface de la terre. Et c’est pour ce motif que nul homme n’entre dans les cabinets sans prononcer la formule de l’exorcisme, et sans se réfugier par l’esprit en Allah. Et de même qu’ils sortent par les latrines, les genn rentrent chez eux par là même. Et on ne connaît pas d’exception à cette règle et de refus à cette coutume.

Aussi quand l’épouvantée Tohfa se vit devant les cabinets avec le cheikh Éblis, sa raison s’envola. Mais Éblis se mit à bavarder pour l’étourdir, et descendit avec elle dans le sein de la terre, par le trou béant des latrines. Et, ce passage difficile franchi sans encombre, on arriva à un passage souterrain creusé en voûte. Et lorsqu’on eut traversé ce passage, on se trouva soudain au dehors, sous le ciel. Et, à la sortie du souterrain, un cheval sellé les attendait, sans maître ni conducteur. Et le cheikh Éblis dit à Tohfa : « Bismillah, ô ma maîtresse ! » Et, tenant les étriers, il la fit monter sur le cheval dont la selle avait un grand dossier. Et elle s’installa le mieux qu’elle put, et le cheval aussitôt se mut comme une vague sous elle, et étendit tout à coup d’immenses ailes dans la nuit. Et il s’éleva avec elle dans les airs, tandis que le cheikh Éblis volait, par ses propres moyens, à son côté. Et de tout cela elle eut si peur qu’elle s’évanouit, renversée sur la selle.

Et lorsque, grâce à l’air vif, elle fut revenue de son évanouissement, elle se vit dans une vaste prairie, si pleine de fleurs et de fraîcheur qu’on croyait voir une robe légère peinte de belles couleurs. Et au milieu de cette prairie s’élevait un palais, haut en tours dans les airs, et flanqué de cent quatre-vingts portes de cuivre rouge. Et sur le seuil de la porte principale se tenaient les chefs des genn, habillés de beaux vêtements.

Et lorsque ces chefs eurent aperçu le cheikh Éblis, il crièrent tous : « Voilà sett Tohfa qui s’avance ! » Et, dès que le cheval se fut arrêté devant la porte, ils se pressèrent tous autour d’elle, l’aidèrent à mettre pied à terre, et la portèrent au palais en baisant ses mains. Et, à l’intérieur, elle vit une grande salle faite de quatre salles qui se suivaient, où les murs étaient d’or et les colonnes d’argent, une salle à rendre poilue la langue qui en essaierait la description. Et, tout au fond, on voyait un trône d’or rouge rehaussé de perles marines. Et on la fit asseoir, en grande pompe, sur ce trône. Et les chefs des genn vinrent se ranger sur les marches du trône, autour d’elle et à ses pieds. Et ils étaient, quant à l’aspect, semblables aux fils d’Adam, sauf deux d’entre eux qui avaient une figure épouvantable. Car chacun de ces deux-là n’avait qu’un œil au milieu de la tête, fendu en long, et des crocs projetés en avant comme ceux des cochons sauvages.

Et quand chacun eut pris la place due à son rang, et que tout le monde fut tranquille, on vit s’avancer une jeune reine, gracieuse et belle, dont la face était si brillante qu’elle éclairait la salle autour d’elle. Et trois autres adolescentes féeriques marchaient derrière elle, se dandinant à qui mieux mieux. Et, arrivées devant le trône de Tohfa, elles la saluèrent d’un salam gracieux. Et la jeune reine qui marchait en tête, monta ensuite les marches du trône, tandis que Tohfa les descendait. Et, arrivée en face de Tohfa, la reine l’embrassa longuement sur les joues et sur la bouche.

Or, cette reine était précisément la reine des genn, la princesse Kamariya, celle-là qui était amoureuse de Tohfa. Et les trois autres étaient ses sœurs ; et l’une s’appelait Gamra, la seconde Scharara, et la troisième Wakhima.

Et Kamariya était tellement heureuse de voir Tohfa, qu’elle ne put s’empêcher de se lever encore de son siège d’or pour venir l’embrasser une fois de plus, et la serrer contre ses seins, en lui caressant les joues.

Et, voyant cela, le cheikh Éblis se mit à rire, et s’écria : « Ô la belle accolade ! Soyez gentilles, et prenez-moi entre vous deux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT TRENTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, voyant cela, le cheikh Éblis se mit à rire, et s’écria : « Ô la belle accolade ! Soyez gentilles, et prenez-moi entre vous deux ! » Et un grand rire secoua l’assemblée des genn. Et Tohfa rit également. Et la belle Kamariya lui dit : « Ô ma sœur, je t’aime, et les cœurs sont si profonds qu’ils ne peuvent avoir pour témoins que les âmes. Et mon âme témoigne que je t’aimais déjà avant de t’avoir vue. » Et Tohfa, ne voulant point paraître mal élevée, répondit : « Par, Allah ! toi aussi tu m’es chère, ya setti Kamariya. Et je suis devenue ton esclave depuis que je t’ai vue. » Et Kamariya la remercia, et l’embrassa encore, et lui présenta ses trois sœurs, disant : « Celles-ci sont mariées à nos chefs. » Et Tohfa fit un salut approprié à chacune d’elles. Et elles vinrent, à tour de rôle, s’incliner devant elle.

Après quoi des esclaves genn entrèrent avec le grand plateau des mets, et tendirent la nappe. Et la reine Kamariya invita Tohfa à venir s’asseoir avec elle et ses sœurs autour du plateau, au milieu duquel étaient gravés ces vers :

Je suis fait pour porter des mets de toutes sortes ;
La générosité est ce que je comporte ;
Donc, sans en rien laisser, mangez ce que je porte.
Les mains des plus puissants viennent me faire signe.
Que chacun de vous me désigne
Quelle est sa préférence insigne.
D’un si grand honneur je suis digne,
À cause des mets que j’aligne.

Après qu’elles eurent lu ces vers, elles touchèrent aux mets. Mais Tohfa ne mangeait point avec appétit, car elle était préoccupée de la vue des deux chefs de genn qui avaient un visage repoussant. Et elle ne put s’empêcher de dire à Kamariya : « Par ta vie, ô ma sœur, mes yeux ne peuvent plus souffrir la vue de celui-ci qui est là, et de cet autre qui est à côté de lui ! Pourquoi sont-ils si horribles, et qui sont-ils ? » Et Kamariya se mit à rire et répondit : « Ô ma maîtresse, celui-ci est le chef Al-Schisbân, et cet autre est le très grand Maïmoun, le porte-glaive. Si tu les trouves si laids, c’est parce qu’ils n’ont pas voulu, à cause de leur orgueil, faire comme nous toutes, et comme tous les genn, changer leur forme première pour celle d’êtres humains. Car sache que tous les chefs que tu vois sont, en leur état ordinaire, semblables à ces deux-là pour la forme et pour l’aspect ; mais aujourd’hui, pour ne point te faire peur, ils ont revêtu une apparence de fils d’Adam, de façon à ce que tu puisses te familiariser avec eux et te sentir bien à ton aise. » Et Tohfa répondit : « Ô ma maîtresse, en vérité, je ne peux pas les regarder. Surtout ce Maïmoun, qu’il est effrayant ! Véritablement j’ai peur de lui ! Oui, j’ai bien peur de ces deux jumeaux-là ! » Et Kamariya ne put s’empêcher de rire aux éclats. Et Al-Schisbân, l’un des deux chefs à face épouvantable, la vit qui riait et lui dit : « Pourquoi ces rires, ô Kamariya ? » Et elle lui parla en une langue que nulle oreille de fils d’Adam ne pouvait saisir, et lui expliqua ce que Tohfa avait dit à son sujet et au sujet de Maïmoun. Et le maudit Al-Schisbân, au lieu de se fâcher, se mit à rire d’un rire si prodigieux qu’on crut d’abord qu’une violente tempête s’était engouffrée dans la salle.

Et le repas s’acheva de la sorte, au milieu du rire général des chefs des genn. Et lorsque tout le monde se fut lavé les mains, on apporta les flacons des vins. Et le cheikh Éblis s’approcha de Tohfa, et lui dit : « Ô ma maîtresse, tu réjouis cette salle et l’illumines et l’embellis de ta présence. Mais dans quelle exaltation ne serions-nous pas, reines et rois, si tu voulais bien nous faire entendre quelque chose sur ton luth, en l’accompagnant de ta voix. Car voici la nuit qui a déjà ouvert ses ailes pour le départ, et elle ne les étendra pas longtemps encore. Avant donc qu’elle nous quitte, favorise-nous, ô Chef-d’œuvre des Cœurs ! » Et Tohfa répondit : « Ouïr c’est obéir ! » Et elle prit le luth et en joua merveilleusement, de sorte qu’il sembla à ceux qui l’écoutaient que le palais dansait avec eux, comme un navire sur ses ancres, et cela par l’effet de la musique. Et elle chanta ces vers :

« La paix sur vous tous qui êtes mes fidèles par serment.

N’aviez-vous pas dit que je vous rencontrerais, ô vous qui me rencontrez ?

Je vous ferai des reproches d’une voix plus douce que la brise du matin, plus fraîche que l’eau pure cristallisée.

Car mes paupières, fidèles aux larmes, sont toutes meurtries, alors que la sincérité essentielle de mon âme est une cure pour ceux qui la voient, ô mes amis ! »

Et les chefs des genn, en entendant ces vers et leur musique, furent dans l’extase de la jouissance. Et le laid Maïmoun, ce méchant, fut si enthousiasmé qu’il se mit à danser, le doigt enfoncé dans son cul. Et le cheikh Éblis dit à Tohfa : « De grâce ! change le ton, car le plaisir, en entrant dans mon cœur, a arrêté mon sang et ma respiration ! » Et la reine Kamariya se leva et vint l’embrasser entre les deux yeux, en lui disant : « Ô fraîcheur de l’âme ! Ô cœur de mon cœur ! » Et elle la conjura de jouer encore. Et Tohfa répondit : « Ouïr c’est obéir ! » Et elle chanta ceci, en s’accompagnant :

« Souvent, alors que grandit la langueur, je console mon âme par l’espoir.

Les choses difficiles seront malléables comme la cire, si ton âme connaît la patience ; et tout ce qui est loin se rapprochera, si tu te résignes. »

Et cela fut chanté d’une voix si belle que les chefs des genn se mirent tous à danser. Et Éblis vint à Tohfa, et lui baisa la main et lui dit : « Ô merveilleuse, serait-ce abuser de ta générosité que de te demander encore un chant ? » Et Tohfa répondit : « Pourquoi n’est-ce point sett Kamariya qui me le demande ? » Et la jeune reine accourut aussitôt, et, baisant les deux mains de Tohfa, elle lui dit : « Par ma vie sur toi ! encore une fois ! » Et elle dit : « Par Allah ! ma voix est fatiguée de chanter ; mais si, tu le veux bien, je vous dirai à tous, sans les chanter, mais en les récitant dans leur rythme, les chants du zéphyr, des fleurs et des oiseaux. Et, pour commencer, je vous dirai d’abord le chant du zéphyr. »

Et elle mit son luth de côté, et, au milieu du silence des genn, et sous le sourire séduit des jeunes reines des genn, elle dit : « Voici le Chant du Zéphyr :

« Je suis le messager des amants, je porte les soupirs de ceux qui se lamentent à cause de l’amour.

Je transmets avec fidélité les secrets des amoureux, et je redis les paroles telles que je les ai entendues.

Je suis tendre aux voyageurs de l’amour. Pour eux mon haleine se fait plus douce, et je m’épuise en cajoleries et badinages.

Je règle cependant ma conduite sur celle de l’amant. S’il est bon, je le caresse d’un souffle odorant ; mais s’il est méchant, le moleste d’un souffle importun.

Si mon frémissement agite le feuillage, celui qui aime ne peut retenir ses soupirs. Et dès que mon murmure le caresse, il dit ses peines à l’oreille de sa maîtresse.

La douceur et la tendresse composent mon essence, et je suis comme un luth parmi l’air incandescent.

Si je suis mobile, ce n’est point l’effet d’un vain caprice, c’est pour suivre mes sœurs les saisons dans leurs variations et leur cours.

On me dit utile, alors que seulement je suis charmant. Dans la saison du printemps, je souffle du nord, fertilisant ainsi les arbres, et rendant la nuit semblable au jour.

Dans la saison chaude, je prends ma course de l’orient, pour favoriser les fruits et vêtir les arbres de leur beauté plénière.

En automne, je viens du sud, pour que les fruits, mes bien-aimés, atteignent leur perfection et mûrissent sagement.

En hiver enfin, je prends ma course de l’occident. Et de la sorte je soulage mes amis les arbres du poids fatiguant de leurs fruits, et je sèche les feuilles pour conserver la vie aux belles branches.

C’est moi qui fais causer les fleurs avec les fleurs, qui balance les moissons, qui donne aux ruisseaux leurs chaînes argentées.

C’est moi qui féconde le palmier, qui révèle à l’amante les secrets du cœur qu’elle a enflammé, et c’est mon haleine parfumée qui annonce au pèlerin de l’amour qu’il approche de la tente de sa bien-aimée.

« Et maintenant, si vous le voulez, ô mes maîtres et mes maîtresses, continua Tohfa, je vous dirai le Chant de la Rose…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT TRENTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et maintenant, si vous le voulez, ô mes maîtres et mes maîtresses, continua Tohfa, je vous dirai le Chant de la Rose. Le voici :

« Je suis celle qui vient en visite entre l’hiver et l’été. Mais ma visite est aussi courte que l’apparition du fantôme nocturne.

Hâtez-vous de jouir du court espace de ma floraison, et souvenez-vous que le temps est un glaive tranchant.

J’ai à la fois et la couleur de l’amante et l’habit de l’amant. J’embaume celui qui respire mon haleine, et je cause à la jeune fille qui me reçoit de la main de son ami une émotion inconnue.

Je suis un hôte qui n’a jamais été importun ; et celui qui espère me posséder longtemps est dans l’erreur. Je suis celle dont le rossignol est enamouré.

Mais, avec toute ma gloire, je suis, hélas ! de toutes mes sœurs la plus éprouvée. Partout où, jeune encore, je m’épanouis, un cercle d’épines me presse de toutes parts.

Flèches acérées elles répandent mon sang sur mes habits et les teignent d’une couleur vermeille. Je suis éternellement blessée.

Pourtant, malgré tout ce que j’endure, je reste la plus élégante des éphémères. On m’appelle l’Orgueil du matin. Brillante de fraîcheur, je suis parée de ma propre beauté.

Mais voici la main terrible des hommes. Elle me cueille du milieu de mon jardin de feuilles, pour la prison de l’alambic.

Alors mon corps est liquéfié et mon cœur est brûlé ; ma peau est déchirée et ma force se perd ; mes larmes coulent, et personne n’a pitié de moi.

Mon corps est en proie à l’ardeur du feu, mes larmes à la submersion, et mon cœur au bouillonnement. La sueur que je répands est l’indice irrécusable de mes tourments.

Ceux que consume un mal brûlant reçoivent de mon âme volatile le soulagement ; et ceux que le désir agite respirent avec délices le musc de mes robes anciennes.

Aussi lorsque ma beauté extérieure quitte les hommes, mes qualités intérieures avec mon âme restent au milieu d’eux.

Et les contemplatifs, qui savent tirer de mes charmes passagers une allégorie, ne regrettent point le temps où ma fleur ornait les jardins ; mais les amants voudraient que ce temps durât toujours.

« Et maintenant, ô mes maîtres et mes maîtresses, si vous le voulez bien, je vous dirai le Chant du Jasmin. Le voici :

« Cessez de vous chagriner, ô vous tous qui m’approchez, je suis le jasmin. Mes étoiles éclatent sur l’azur, plus blanches que l’argent dans la mine.

Je nais directement du sein de la divinité, et je me repose sur le sein des femmes. Je suis un merveilleux ornement à porter sur la tête.

Usez du vin en ma compagnie, et raillez celui qui passe le temps dans la langueur.

Ma couleur atteste le camphre, ô mes seigneurs, et mon odeur est la mère des odeurs. Par elle je suis encore présent, alors que je suis loin.

Mon nom, Yas-mîn, offre une énigme dont le sens propre ne peut que plaire aux novices dans la vie spirituelle :

Il est composé de deux mots différents, désespoir et erreur. Je signifie donc, en mon langage muet, que le désespoir est une erreur.

C’est pourquoi j’apporte avec moi le bonheur, et je pronostique la félicité et la joie.

Je suis le jasmin. Et ma couleur atteste le camphre, ô mes seigneurs !

« Et maintenant, ô mes maîtres et mes maîtresses, si vous le voulez bien, je vous dirai le Chant du Narcisse. Le voici :

« Ma beauté ne m’enivre point, parce que mes yeux sont langoureux, que je me balance harmonieusement, et que noble est mon origine.

Toujours auprès des fleurs, je me plais à les considérer ; je m’entretiens avec elles au clair de la lune, et je suis constamment leur camarade.

Ma beauté me donne le premier rang parmi mes compagnes, et je suis néanmoins leur serviteur. Aussi apprendrai-je à quiconque le désirera quelles sont les obligations du service.

Je me ceins les reins de la ceinture de l’obéissance, et je me tiens debout comme un bon serviteur.

Je ne m’assieds point avec les autres fleurs, et je ne lève pas la tête vers mon commensal.

Je ne suis jamais avare de mon parfum pour celui qui désire le respirer, et je ne suis jamais rebelle à la main qui me cueille.

Je me désaltère à chaque instant dans mon calice, qui est pour moi un vêtement de pureté. Une tige d’émeraude me sert de base, et l’or et l’argent forment ma robe.

Lorsque je réfléchis sur mes imperfections, je ne puis m’empêcher de baisser avec confusion mes yeux vers la terre. Et lorsque je médite sur ce que je dois devenir un jour, mon teint change de couleur.

Je veux donc, par l’humilité de mes regards, confesser mes défauts et me faire pardonner mes clignements d’yeux.

Et si je baissé souvent la tête, ce n’est point pour me mirer dans les eaux et m’admirer, mais c’est pour considérer le moment cruel de ma fin.

« Et maintenant, si vous le voulez bien, ô mes maîtres et mes maîtresses, je vous dirai le Chant de la Violette. Le voici :

« Je suis habillée du manteau d’une feuille verte, et d’une robe d’honneur ultra-marine. Je suis une toute petite chose d’un aspect délicieux.

Que la rose s’appelle Orgueil du matin ! Moi, j’en suis le mystère.

Mais qu’elle est digne d’envie, ma sœur la rose, qui vit de la vie des heureux et qui meurt martyre de sa beauté !

Moi, je me fane dès mon enfance, consumée de chagrin, et je nais vêtue de deuil.

Qu’ils sont courts les instants où je jouis d’une vie agréable ! Hélas ! hélas ! qu’ils sont longs les instants où je végète sèche et dépouillée de mes robes de feuilles.

Voyez ! Aussitôt que s’ouvre ma corolle, on vient me cueillir et me sevrer de mes racines, sans me laisser le temps de parvenir au terme de ma croissance.

Alors il ne manque pas de gens qui, abusant de ma faiblesse, me traitent avec violence, sans que mes agréments ni ma modestie les puissent toucher.

Je cause du plaisir à ceux qui sont auprès de moi, et je plais à ceux qui m’aperçoivent. Pourtant, à peine se passe-t-il un jour, ou même une partie d’un jour, que déjà l’on ne m’estime plus ;

Et l’on me vend au plus bas prix, après avoir fait le plus grand cas de moi ; et on finit par me trouver des défauts, après m’avoir comblée d’éloges.

Le soir, par l’influence de la destinée ennemie, mes pétales se roulent et se fanent ; et le matin, je suis pâle et desséchée.

C’est alors que les gens studieux, qui connaissent mes vertus, me recueillent. Avec mon secours, ils éloignent les maux, apaisent les douleurs et adoucissent les tempéraments secs.

Fraîche, je fais jouir les hommes de la douceur de mon parfum, du charme de ma fleur ; sèche, je leur rends la santé.

Mais combien parmi les fils des hommes qui ignorent mes qualités intérieures et négligent de scruter mes vues de sagesse.

J’offre cependant un tel sujet de réflexion aux méditatifs qui, en m’étudiant, cherchent à s’instruire ! Car ma manière d’être retient ceux qui entendent la voix de la raison.

Mais je me console d’être si souvent méconnue, en voyant que mes fleurs, sur leurs petites tiges, ressemblent à une armée dont les voltigeurs, casqués d’émeraude, auraient orné de saphirs leurs lances, et adroitement enlevé avec ces lances les têtes de leurs ennemis.

« Et maintenant, si vous le voulez bien, ô mes maîtres et mes maîtresses, je vous dirai le Chant du Nénuphar. Le voici :

« Si craintive et pudique est ma nature que, ne pouvant me résoudre à vivre nu dans l’air, je fuis les yeux et me cache dans l’eau. Et, par ma corolle immaculée, je me laisse deviner plutôt que voir.

Que les amoureux écoutent avec avidité mes leçons, et qu’ils lisent avec moi de ménagements, et se comportent avec prudence !

Les lieux aquatiques sont mon lit de repos, car j’aime l’eau limpide et courante, et ne m’en sépare ni le matin ni le soir, ni l’hiver ni l’été.

Et, quelle chose extraordinaire ! tourmenté d’amour pour cette eau, je ne cesse de soupirer après elle, et, en proie à la soif brûlante du désir, je l’accompagne partout.

A-t-on jamais vu rien de pareil ! être dans l’eau, et se sentir dévoré par la soif la plus ardente.

Pendant le jour, sous les rayons du soleil, je déploie mon calice doré ; mais lorsque la nuit enveloppe la terre et s’étend sur les eaux, l’onde m’attire vers elle ;

Et ma corolle s’incline et, m’enfonçant dans le sein nourricier, je me retire au fond de mon nid de verdure et d’eau et je reviens à mes pensées solitaires.

Car mon calice, submergé dans l’eau nocturne, contemple alors, comme un œil vigilant, ce qui fait son bonheur.

Et les hommes irréfléchis ne savent plus où je suis, et ne se doutent point de mon bonheur caché, et nul censeur ne vient plus m’importuner pour m’éloigner de ma fraîche bien-aimée.

D’ailleurs, quelque part que mes désirs me portent, ma bien-aimée reste à mes côtés. Si je la prie de soulager l’ardeur qui m’enflamme, elle m’abreuve de sa douce liqueur. Et si je lui demande asile, complaisante, elle m’ouvre son sein pour m’y cacher.

Mon existence est liée à la sienne, et la durée de ma vie dépend du séjour qu’elle fait auprès de moi.

C’est par elle seule que je puis acquérir le dernier degré de la perfection, et c’est à ses seules qualités que je dois mes vertus.

Si craintive et pudique est ma nature que, ne pouvant me résoudre à vivre nu dans l’air, je fuis les yeux et me cache dans l’eau. Et, par ma corolle immaculée, je me laisse deviner plutôt que voir.

V Et maintenant, si vous le voulez bien, ô mes maîtres et mes maîtresses, je vous dirai le Chant de la Giroflée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT TRENTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et maintenant, si vous le voulez bien, ô mes -maîtres et mes maîtresses, je vous dirai le Chant de la Giroflée. Le voici :

« Les révolutions du temps ont changé ma couleur première et en ont formé trois différentes nuances, qui constituent mes variétés.

La première se présente sous le vêtement jaune du mal d’amour ; la seconde s’offre aux regards vêtue de la robe blanche de l’inquiétude produite par les tourments de l’absence ; et la troisième paraît sous le voile bleu du chagrin d’amour.

Quand je suis blanche, je n’ai ni éclat ni parfum. Aussi l’odorat dédaigne-t-il ma corolle, et l’on ne vient point enlever le voile qui couvre mes appas.

Mais je me réjouis d’être ainsi délaissée, car je l’ai voulu. Je cache soigneusement mon secret, je renferme en moi-même mon parfum, et je dérobe mes trésors avec tant de soin que ni les désirs ni les yeux ne peuvent en jouir.

Quand je suis jaune, je me promets, au contraire, de séduire ; je prends dans ce dessein, un air de volupté ; je répands, le matin et le soir, mon odeur musquée ; et, au crépuscule du matin et à celui du soir, je laisse échapper mon haleine odorante.

Ne me blâmez point, ô mes sœurs, si, pressée par les désirs, je confie ma passion au souffle du zéphyr. L’amante qui trahit son secret n’est pas coupable ; elle est vaincue par la violence de son amour.

Mais quand je suis bleue, je comprime mon ardeur pendant le jour, je supporte ma peine avec patience, et je n’exhale point l’odeur de mon cœur.

Même à ceux-là qui m’aiment, je ne réponds rien, quand la lumière offusque le mystère où je me plais ; et je ne leur manifeste point le secret de mon âme, et je ne trahis même pas ma présence par mon arôme.

Mais dès que la nuit m’a couverte de ses ombres, je décèle mes trésors à mes amis, et je me plains de mes maux à ceux qui souffrent les mêmes peines que moi.

Et lorsque, dans le jardin où sont assis mes amis, les coupes de vin font la ronde, je bois à mon tour dans mon propre cœur.

Alors, comme l’instant me paraît favorable, j’exhale mes émanations nocturnes, et répands un parfum aussi doux que la société d’un ami très aimé.

Alors aussi, si l’on recherche ma présence et que l’on me caresse délicatement, je cède avec empressement à l’invitation, sans me plaindre de ce que les cœurs durs m’ont fait souffrir.

Ah ! j’aime les ténèbres que les amants choisissent pour leur tête-à-tête, où l’amoureuse se pâme dans les bras tendus. J’aime les ténèbres qui me permettent d’exhaler au vent mes plaintes parfumées, d’ôter les voiles qui cachent ma nudité, et de présenter à mes sœurs sans parfum l’hommage de mon encens.

« Et maintenant, ô mes maîtres et mes maîtresses, je vous dirai, si vous le voulez bien, le Chant du Basilic :

« Mes sœurs, voici le moment où vous ornez à l’envi le jardin où je demeure. Donnez-moi vos ordres et, de grâce ! prenez-moi pour votre commensal.

Mes feuilles fraîches et délicates vous annoncent mes rares qualités. Je suis l’ami des ruisseaux ; je partage les secrets de ceux qui s’entretiennent au clair de lune, et j’en suis le dépositaire le plus fidèle.

Prenez-moi pour commensal, ô mes sœurs ! De même que de la danse saurait être agréable sans le son des instruments, de même l’esprit des gens délicieux ne saurait être réjoui sans ma présence.

Mon sein renferme un parfum précieux, qui pénètre jusqu’au fond des cœurs. Je suis promis aux élus dans le paradis.

Je vous ai dit, ô mes sœurs, que je n’étais point un indiscret. Cependant vous aurez peut-être entendu dire qu’il existe un délateur parmi les membres de ma famille : la menthe !

Mais, je vous en prie, ne lui faites point de reproches : elle ne répand que sa propre odeur, et ne divulgue qu’un secret qui la regarde.

Celui qui est indiscret pour lui-même ne peut être assimilé à celui qui révèle des secrets qu’on lui a confiés, et ne mérite point le nom injurieux de délateur.

Quoi qu’il en soit, je ne suis point lié à la menthe par des liens de proche parenté. Réfléchissez là-dessus, ô mes sœurs : je suis l’ami des ruisseaux ; je connais les secrets des amoureux au clair de lune ; je suis un dépositaire fidèle.

Voici le moment où vous ornez à l’envi le jardin où je demeure. Donnez-moi vos ordres et, de grâce ! prenez-moi pour votre commensal.

« Et maintenant, ô mes maîtres et mes maîtresses, je vous dirai, si vous le voulez bien, le Chant de la Camomille. Le voici :

« Si tu es en état de comprendre les emblèmes, lève-toi, et viens profiter de ceux qui te sont offerts. Sinon, dors, puisque tu ne sais pas interpréter la nature. Mais, il faut l’avouer, ton ignorance est bien coupable.

Comment les jours où ma fleur s’épanouit ne seraient-ils pas délicieux ! Voici l’époque où j’embellis les champs, où ma beauté est plus douce et plus agréable.

Mes pétales blancs servent à me faire reconnaître de loin, et mon disque jaune imprime une douce langueur à ma corolle.

On peut comparer la différence de mes deux couleurs à celle qui existe dans les versets du Korân, dont les uns sont clairs et les autres obscurs.

Sache tirer le sens caché de ma mort apparente, qui a lieu chaque année, et des tourments que le destin me fait souffrir.

Tu es souvent venu m’admirer, lorsque ma fleur épanouie enchantait les campagnes ; et tu es venu de nouveau peu après, mais tu ne m’as plus trouvée. Et tu n’as pas compris.

Aussi, lorsque mes plaintes douloureuses montent vers mes sœurs les colombes, tu prends ces gémissements pour le chant du plaisir et, joyeux, tu te divertis sur le gazon émaillé de mes fleurs. Hélas ! tu n’as pas compris.

Mes pétales blancs servent à me faire reconnaître de loin, mais toi ! Il est fâcheux que tu ne saches pas distinguer ma gaieté d’avec ma tristesse.

« Et maintenant, ô mes maîtres et mes maîtresses, si vous le voulez bien, je vous dirai le Chant de la Lavande. Le voici :

« Ô ! que je suis heureuse de ne pas être au nombre des fleurs qui ornent les parterres ! Je ne risque pas de tomber entre des mains viles, et je suis à l’abri des discours frivoles.

Contre la coutume de mes sœurs les plantes, la nature me fait croître loin des ruisseaux ; et je n’aime point les lieux cultivés et les terres civilisées.

Je suis sauvage. Loin de la société, mon séjour est dans les déserts et les solitudes. Car je n’aime point me mêler à la foule.

Comme personne ne me sème ni ne me cultive, personne n’a à me reprocher les soins qu’il m’aurait donnés. Libre, je suis libre ! Et les mains de l’esclave et de l’homme des villes ne m’ont jamais touchée.

Mais si tu viens dans le Najd d’Arabie, tu m’y trouveras : là, loin des demeures des hommes pâles, les plaines spacieuses font mon bonheur, et la société des gazelles et des abeilles est mon unique plaisir.

Là, l’absinthe amère est ma sœur de solitude. Je suis la bien-aimée des anachorètes et des contemplatifs. Et j’ai consolé Agar et guéri Ismaël.

Libre, je suis libre et semblable aux filles de sang noble qu’on n’expose point en vente dans les marchés des villes.

Les libertins ne me recherchent point ; mais celui-là seul m’estime qui, formant un dessein inébranlable, se découvre la jambe et s’élance sur le coursier rapide, un brin de ma tige à sa tempe.

Je voudrais que tu fusses dans le désert de Najd, dont je suis originaire, lorsque la brise du matin erre auprès de moi dans les vallées.

Mon odeur fraîche et aromatique parfume le Bédouin solitaire, et mon exhalaison honnête réjouit l’odorat de ceux qui se reposent auprès de moi.

Aussi, lorsque le rude chamelier vient à décrire mes rares qualités aux gens de la caravane, ne peut-il s’empêcher de parler de moi avec attendrissement.

« Et maintenant, si vous le voulez bien, ô mes maîtres et mes maîtresses, je vous dirai, pour finir, le Chant de l’Anémone. Le voici :

« Si mon intérieur était conforme à mon extérieur, je ne serais pas obligée de me plaindre et d’envier le sort de mes sœurs.

On vante sans cesse les riches nuances de mon vêtement, et le plus grand éloge à faire de la joue des vierges est de la trouver semblable à mon incarnat.

Et cependant, celui qui m’aperçoit me dédaigne ; on ne me place pas dans les vases qui décorent les salles des festins ; personne ne fait l’éloge de mes agréments ; je n’ai point part aux hommages que l’on rend à mes sœurs ; on ne me donne que le dernier rang dans les parterres, on va même jusqu’à m’en exclure complètement ; et je semble rebuter à la fois la vue et l’odorat.

Hélas sur moi ! Quelle est donc la cause de cette indifférence marquée ? Hélas ! hélas ! je m’imagine que c’est parce que mon cœur est noir.

Mais que puis-je contre les arrêts du destin ? Si mon intérieur est plein de défauts, et que mon cœur soit noir, mon extérieur n’est-il point la beauté ?

Je renonce à lutter. Hélas sur moi ! Si mon intérieur était conforme à mon extérieur, je ne serais pas obligée de me plaindre et d’envier le sort de mes sœurs. Tout mon malheur, je me l’imagine, vient de mon cœur.

« Et maintenant que j’ai fini les chants du zéphyr et des fleurs, je vous dirai, si vous le voulez bien, ô mes maîtres et mes maîtresses, quelques chants d’oiseaux. Voici d’abord le Chant de l’Hirondelle…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT TRENTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et maintenant que j’ai fini les chants du zéphyr et des fleurs, je vous dirai, si vous le voulez bien, ô mes maîtres et mes maîtresses, quelques Chants d’oiseaux.

« Voici d’abord le Chant de l’Hirondelle :

« Si je prends pour demeure les terrasses et les maisons, me séparant ainsi de mes pareils, les oiseaux, qui habitent le creux des arbres et les rameaux,

C’est qu’à mes yeux il n’y a rien de préférable à la condition d’étranger. Je me mêle donc aux humains, parce qu’ils ne sont pas de mon espèce, et précisément pour être étrangère au milieu d’eux.

Je vis toujours en voyageuse, et je jouis ainsi de la compagnie des gens instruits. Loin de sa patrie, on est toujours accueilli avec bonté et d’une manière obligeante.

Lorsque je m’établis dans une maison, je ne me permets pas de faire le moindre tort aux habitants. Je me contente d’y bâtir ma cellule avec des matériaux pris au bord des ruisseaux.

J’augmente le nombre des gens du logis, mais je ne demande point à partager leurs provisions, car je vais chercher ma nourriture dans les lieux déserts.

Aussi, le soin que je mets à m’abstenir de ce que mes hôtes possèdent me concilie leur attachement ; car, si je voulais prendre part à leur nourriture, ils ne m’admettraient point dans leurs demeures.

Je suis auprès d’eux lorsqu’ils sont assemblés, mais je m’éloigne lorsqu’ils prennent leurs repas. Car c’est à leurs bonnes qualités que je désire participer, et non à leurs festins ; c’est leur mérite que je recherche et non leur froment ; je souhaite leur amitié, et non leur grain.

Aussi, comme je m’abstiens scrupuleusement de ce que possèdent les hommes, j’ai leur affection, et je suis reçu dans leurs demeures comme un pupille que l’on presse sur son sein !

« Et maintenant, si vous le voulez bien, ô mes maîtres et mes maîtresses, je vous dirai le Chant du Hibou.

« Le voici :

« On me dit le maître de la sagesse. Hélas ! connaît-on la sagesse ?

La sagesse, la paix et le bonheur ne se trouvent que dans la retraite. On a du moins quelque chance de les y rencontrer.

Dès ma naissance, je me retire du monde. Car, de même qu’une seule goutte d’eau est la source d’un torrent, de même la société est la source des calamités. Aussi, n’y ai-je jamais placé ma félicité.

Un creux dans quelque ruine très ancienne est mon habitation solitaire. Là, loin des compagnons, des amis et des proches, je suis à l’abri des tourments et n’ai point à craindre les envieux.

Je laisse les palais somptueux aux infortunés qui y font leur résidence, et les mets délicats aux pauvres riches qui s’en nourrissent.

Dans ma solitude austère, j’ai appris à réfléchir et à méditer. Mon âme surtout a attiré mon attention. J’ai pensé au bien qu’elle peut faire et au mal dont elle peut se rendre coupable. J’ai porté mon attention sur les qualités réelles et intérieures.

J’ai reconnu ainsi que ni joies ni plaisirs ne demeurent, et que le monde est un grand vide bâti sur le vide. Je parle obscurément, mais je me comprends. Il est des choses qu’il est funeste d’expliquer.

J’ai donc oublié ce que mes semblables ont droit d’attendre de moi, et ce que j’ai droit d’attendre d’eux. J’ai abandonné ma famille, mes biens et mon pays. J’ai passé avec indifférence au-dessus des châteaux. J’ai choisi le vieux trou de la muraille. Je me suis préféré.

C’est pourquoi l’on m’appelle le maître de la sagesse. Hélas ! connaît-on la sagesse ?

« Et maintenant, si vous le voulez bien, ô mes maîtres et mes maîtresses, je vous dirai le Chant du Faucon.

« Le voici :

« C’est vrai, je suis taciturne. Je suis même bien sombre, quelquefois. Certes ! je ne suis point ce rossignol plein de fatuité, dont le chant continuel fatigue les oiseaux, et à qui l’intempérance de sa langue attire tous les malheurs.

Je suis fidèle aux règles du silence. La discrétion de ma langue est mon seul mérite, peut-être, et l’observation de mes devoirs, ma perfection, peut-être.

Emmené par les hommes en captivité, je reste réservé, et jamais je ne découvre le fond de ma pensée. Jamais on ne me verra pleurer sur les vestiges de mon passé. L’instruction, voilà ce que je recherche dans mes voyages.

Aussi, mon maître finit-il par m’aimer, et, craignant que ma froideur et ma réserve ne m’attirent la haine, il couvre ma vue avec le chaperon, selon ces paroles du Korân : « N’étends point la vue ! »

Il enlace ma langue sur mon bec, avec le lien qu’ont en vue ces paroles du Korân : « Ne remue point la langue ! »

Il me serre enfin avec les entraves désignées par ce verset du Korân : « Ne marche pas sur la terre avec pétulance ! »

Je souffre d’être ainsi lié, mais, toujours silencieux, je ne me plains point des maux que j’endure.

Aussi, ayant longtemps mûri mes pensées dans la nuit du chaperon, mon instruction est faite. Et c’est alors que les rois deviennent mes serviteurs, que leur main royale est le point de départ de mon vol, et que leur poignet est sous mes pieds orgueilleux !

« Et maintenant, si vous le voulez bien, ô mes maîtres et mes maîtresses, je vous dirai le Chant du Cygne.

« Il est bref, mais le voici :

» Maître de mes désirs, je dispose de l’air, de la terre et de l’eau.

Mon corps est de neige, mon col est un lys, et mon bec un petit coffret d’ambre doré.

Ma royauté est faite de blancheur, de solitude et de dignité.

Je connais les mystères des eaux, les trésors de fond et les merveilles marines.

Et, tandis que je voyage et vogue par ma propre voilure, l’indifférent qui demeure sur la grève ne recueille jamais les perles marines, et ne peut prétendre qu’à l’écume amère.

« Et maintenant, si vous le voulez bien, ô mes maîtres et mes maîtresses, je vous dirai le Chant de l’Abeille.

« Le voici :

« Je construis ma maison sur les collines. Je me nourris de ce qu’on peut prendre sans endommager les arbres, et de ce qu’on peut manger sans scrupule.

Je me pose sur les fleurs et sur les fruits, sans jamais détruire un fruit ni gâter une fleur ; j’en retire seulement une substance légère comme la rosée.

Contente de mon butin délicat, je reviens à ma demeure, où je me livre à mes travaux, à ma méditation et à la grâce qui m’a été prédestinée.

Ma maison est construite selon les lois d’une sévère architecture ; et Euclidos lui-même s’instruirait en admirant la géométrie de mes alvéoles.

Ma cire et mon miel sont le produit de l’union de ma science avec mon travail. La cire est le résultat de mes peines, et le miel est le fruit de mon instruction.

Je n’accorde mes grâces à ceux qui les désirent, qu’après leur avoir fait sentir l’amertume de mon aiguillon.

Si donc tu recherches les allégories, je t’en offre une bien instructive. Réfléchis que tu ne peux jouir de mes faveurs qu’en souffrant avec patience, l’amertume de mes dédains et mes blessures.

L’amour rend léger ce qu’il y a de plus pesant. Si tu comprends, avance. Sinon, reste où tu es.

» Et maintenant, ô mes maîtres et mes maîtresses, je vous dirai, si vous le voulez bien, le Chant du Papillon.

« Le voici :

« Je suis l’amant éternellement brûlé par l’amour de ma bien-aimée, la flamme.

Me consumer de désir et d’ardeur, telle est la loi qui régit ma courte vie.

Les mauvais traitements de mon amie, loin de diminuer mon amour, ne font que l’augmenter, et je me précipite vers elle, emporté par le désir de voir notre union consommée.

Mais elle me repousse avec cruauté et déchire le tissu de gaze de mes ailes. Non, jamais un amant n’a enduré ce que j’endure !

Et la chandelle me répond : « Véritable amant, ne te hâte pas de me condamner, car j’éprouve les mêmes tourments que toi.

Qu’un amoureux se consume, rien d’étonnant, mais qu’une maîtresse éprouve le même sort, voilà ce qui doit surprendre.

Le feu m’aime, comme je t’aime ; et ses soupirs enflammés me brûlent et me liquéfient.

Il veut se rapprocher de moi, et il me dévore ; il veut s’unir à moi d’amour, mais il ne peut accomplir ses désirs qu’en me détruisant.

C’est par le feu qu’on m’a arrachée de ma demeure, moi et le miel mon frère. Puis, me séparant d’avec lui, on mit entre nous un immense intervalle.

Répandre ma lumière, brûler, verser des larmes, voilà mon sort. Et je me consume pour éclairer les autres. »

Ainsi me parla la chandelle. Mais le feu se tourna vers nous deux, et nous dit :

« Ô vous qui êtes tourmentés par ma flamme, pourquoi vous plaindre, puisque vous jouissez du doux instant de l’union ?

Heureux ceux qui boivent, tandis que je suis leur échanson ! Heureuse la vie de celui qui, consumé par ma flamme immortelle, meurt à lui-même pour obéir aux lois de l’amour ! »

» Et maintenant, si vous le voulez bien, ô mes maîtres et mes maîtresses, je vous dirai le Chant du Corbeau…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT TRENTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et maintenant, si vous le voulez bien, ô mes maîtres et mes maîtresses, je vous dirai le Chant du Corbeau.

« Le voici :

« Oui, je le sais, vêtu de noir, je viens troubler, de mon cri importun, ce qu’il y a de plus pur, et rendre amer ce qu’il y a de plus doux.

Soit au lever de l’aurore, soit aux approches de la nuit, je m’adresse aux campements printaniers et les excite à la séparation.

Si je vois un bonheur parfait, je proclame sa fin prochaine ; si j’aperçois un palais magnifique, j’annonce sa ruine imminente.

Oui, tout cela on me le reproche, je le sais, et que je suis de plus mauvais augure que Kascher, et plus sinistre que Jader.

Mais, ô toi qui blâmes ma conduite, si tu connaissais ton véritable bonheur, comme je connais le mien, tu n’hésiterais pas à te couvrir comme moi d’un vêtement noir ; et tu me répondrais en tout temps par des lamentations.

Mais les plaisirs vains occupent tes moments, et ta vanité te retient loin des sentiers de la sagesse.

Tu oublies que ton ami sincère est celui qui te parle avec franchise, et non celui qui te cache tes erreurs ; que c’est celui qui te réprimande et non celui qui t’excuse ; que c’est celui qui t’enseigne la vérité et non celui qui venge tes injures.

Car quiconque t’adresse des remontrances, réveille en toi la vertu lorsqu’elle est endormie, et te met sur tes gardes en t’inspirant des craintes salutaires.

Quant à moi, habillé de deuil, je pleure sur la vie fugitive qui nous échappe, et ne puis m’empêcher de gémir toutes les fois que j’aperçois une caravane dont le conducteur accélère la marche.

Je suis ainsi semblable au prédicateur dans la mosquée, et ce n’est pas une chose nouvelle que les prédicateurs soient vêtus de noir.

Mais, hélas ! ce ne sont que des objets muets et inanimés qui répondent à ma voix prophétique !

Ô toi qui as l’oreille dure, réveille-toi enfin, et comprends ce qu’indique la nuée matinale : il n’y a personne sur la terre qui ne doive s’efforcer d’entrevoir quelque chose du monde invisible !

Mais tu ne m’entends pas, tu ne m’entends pas ! Et je m’aperçois enfin que je parle à un mort !

« Et maintenant, si vous le voulez bien, ô mes maîtres et mes maîtresses, je vous dirai le Chant de la Huppe.

« Le voici :

« Lorsque je vins de Saba, messagère d’amour, je remis au roi doré la lettre de la reine aux longs yeux céruléens.

Et Soleïmân me dit : « Ô huppe tu m’as apporté de Saba une nouvelle qui fait danser mon cœur. »

Et il me combla de ses faveurs, et me mit sur la tête cette couronne charmante que j’ai depuis lors gardée.

Et il m’enseigna la sagesse. C’est pourquoi je reviens souvent à la solitude de mes pensées, et me remémore son enseignement, tel qu’il me l’a donné.

Il m’a dit : « Sache, ô huppe, que si le cœur était attentif à s’instruire, l’intelligence pénétrerait le sens caché des choses ;

Si l’esprit était bon, il apercevrait les signes de la vérité ; si la conscience savait comprendre, elle apprendrait sans peine les bonnes nouvelles ;

Si l’âme s’ouvrait aux influences mystiques, elle recevrait des lumières surnaturelles ;

Si l’intérieur était pur, les mystères des choses paraîtraient à découvert, et la Divine Maîtresse se laisserait voir.

Si l’on se dépouillait du vêtement de l’amour-propre, il n’existerait plus d’obstacle dans la vie, et l’esprit ne sécréterait plus de pensées glacées.

De la sorte ton tempérament pourrait acquérir le degré d’équilibre qui constitue la santé spirituelle, et tu serais ton propre médecin.

Tu saurais te rafraîchir avec l’éventail de l’espérance, et préparer pour toi-même le myrobolan du refuge, le sébeste de la correction, le jujube de la sollicitude et le tamarin de la direction.

Tu saurais te broyer dans le mortier de la patience, te tamiser sur le tamis de l’humilité, et t’administrer les remèdes spirituels, après la veille nocturne, dans la solitude du matin en tête-à-tête avec la Divine Amie.

Car celui qui ne sait pas tirer un sens allégorique du cri aigre de la porte, du bourdonnement de la mouche, et du mouvement des insectes qui bombillent dans la poussière,

Celui qui ne sait pas comprendre ce qu’indiquent la marche de la nue, la lueur du mirage, et la teinte du brouillard, celui-là n’est pas du nombre des gens intelligents. »

Et, ayant dit ces chants des fleurs et des oiseaux, l’adolescente Tohfa se tut. Alors, de tous les points du palais, s’élevèrent les exclamations des genn enthousiastes. Et le cheikh Éblis vint baiser ses pieds, et les reines, à la limite de l’exaltation, vinrent l’embrasser en pleurant. Et tous ensemble, avec leurs mains et leurs yeux, se mirent à faire des gestes et des signes qui signifiaient clairement : « Notre langue est liée par l’admiration, et les paroles ne peuvent sortir de notre bouche ! » Puis ils se mirent à sauter sur leurs sièges en cadence, et en levant les jambes en l’air, ce qui signifiait clairement, en leur langage de genn : « C’est bien beau ! Tu as excellé ! Nous sommes émerveillés. Nous te remercions ! » Et l’éfrit Maïmoun, ainsi que son compagnon de laideur, se leva et se mit à danser, le doigt au cul, ce qui signifiait péremptoirement, en son langage : « Je suis fou d’émerveillement. »

Et Tohfa, émue de voir l’effet, sur les genn, de ces chants et de ces poèmes, leur dit : « Par Allah ! ô mes maîtres et mes maîtresses, si je n’étais fatiguée, je vous aurais encore dit d’autres chants et d’autres vers concernant le reste des fleurs odorantes, des herbes et des oiseaux, notamment les chants du Rossignol, de la Caille, du Sansonnet, du Serin, de la Tourterelle, de la Colombe, du Ramier, du Chardonneret, du Paon, du Faisan, de la Perdrix, du Milan, du Vautour, de l’Aigle, de l’Autruche ; et je vous aurais dit les chants de quelques animaux, tels que le Chien, le Chameau, le Cheval, l’Onagre, l’Âne, la Girafe, la Gazelle, la Fourmi, le Mouton, le Renard, la Chèvre, le Loup, le Lion, et bien d’autres encore. Mais, inschallah ! nous nous réunirons dans une autre circonstance. Pour le moment, je prie le cheikh Éblis de me ramener au palais de l’émir des Croyants, mon maître, qui doit être dans une grande inquiétude à mon sujet. Et excusez-moi si je ne puis assister à la circoncision de l’enfant et aux noces de la jeune éfrita. Vraiment, je ne puis pas ! »

Alors le cheikh Éblis lui dit : « En vérité, ô Chef-d’œuvre des Cœurs, notre cœur se fend de savoir que tu veux nous quitter si tôt. N’y aurait-il pas moyen que tu restes encore un peu avec nous ? Tu nous fais goûter la douceur et tu nous la retires des lèvres ! Par Allah sur toi, ô Tohfa ! favorise-nous encore de quelques instants ! » Et Tohfa répondit : « Vraiment, la chose est au-dessus de ma capacité. Et il faut que je retourne auprès de l’émir des Croyants ; car, ô cheikh Éblis, tu n’ignores pas que les enfants de la terre ne sauraient goûter le vrai bonheur que sur la terre. Et mon âme est triste d’être si loin de ses semblables ! Ô vous tous, ne me retenez pas ici davantage, contre mon cœur ! »

Alors Éblis lui dit : « Sur ma tête et mon œil, mais je veux d’abord, ô Tohfa, te dire que je connais ton ancien maître de musique, l’admirable Ishak ibn-Ibrahim de Mossoul. » Puis il sourit et dit : « Et il me connaît également, car, par une certaine soirée d’hiver, il s’est passé entre nous certaines choses que je ne manquerai pas de te raconter, inschallah ! quelque jour, à mon tour. Car l’histoire de mes relations avec lui est une longue histoire ; et il n’a pas encore dû oublier les positions sur le luth que je lui ai enseignées, ni l’adolescente d’un soir que je lui ai procurée. Et ce n’est pas le moment de te raconter tout cela, puisque tu es si pressée de rentrer chez l’émir des Croyants. Toutefois, il ne sera pas dit que tu es partie de chez nous sans rien entre les mains. C’est pourquoi je veux te montrer un expédient sur le luth, par lequel tu seras exaltée du monde entier, et tu seras aimée encore davantage par ton maître le khalifat. » Et elle répondit : « Fais ce que bon te semble. »

Alors Éblis prit le luth de l’adolescente, et joua dessus un jeu sur un mode nouveau, avec des retours merveilleux, des reprises inouïes et des tremblements perfectionnés. Et il sembla à Tohfa, en entendant cette musique, que tout ce qu’elle avait appris jusqu’à ce moment était erreur, et que ce qu’elle venait d’apprendre du cheikh Éblis — qu’il soit confondu ! — était la source et la base de toute harmonie. Et elle se réjouit en pensant qu’elle pourrait faire entendre cette musique nouvelle à son maître l’émir des Croyants, et à Ishak Al-Nadim. Et, pour être sure qu’elle ne se tromperait pas, elle voulut répéter l’air entendu, en présence, de celui qui l’avait joué. Elle prit donc son luth des mains d’Éblis, et, se guidant sur le ton premier qu’il lui donna, elle répéta le jeu à la perfection. Et tous les genn s’écrièrent : « C’est excellent ! » Et Éblis lui dit : « Te voici maintenant, ô Tohfa, arrivée aux limites extrêmes de l’art. Aussi je vais te délivrer un diplôme, contresigné par tous les chefs des genn, par lequel tu seras reconnue et proclamée comme la meilleure joueuse de luth de la terre. Et, dans ce même diplôme, je te nommerai « lieutenante des oiseaux. » Car les poèmes que tu nous as récités et les chants dont tu nous as favorisés, te mettent hors de pair ; et tu mérites d’être à la tête des oiseaux musiciens. »

Et le cheikh Éblis fit appeler le scribe principal qui prit une peau de coq et la prépara, séance tenante, pour le diplôme en question…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT TRENTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le cheikh Éblis fit appeler le scribe principal qui prit une peau de coq et la prépara, séance tenante, pour le diplôme en question. Puis il traça dessus, d’une belle écriture, en caractères koufiques, des lignes parfaites, sous la dictée du cheikh Éblis. Et il fut établi et reconnu, dans ce diplôme, que l’adolescente Tohfa était désormais lieutenante des oiseaux, et qu’elle était, par un spécial décret, nommée la sultane des joueuses de luth et des chanteuses. Et ce diplôme fut marqué au sceau du cheikh Éblis, et contre-marqué aux sceaux des autres chefs des genn et des reines des genn. Et, cela fait, on le serra dans un petit coffret d’or, et on vint le remettre, en cérémonie, à Tohfa qui le prit, et le porta à son front, en remerciant.

Alors Éblis fit un signe à ceux qui l’entouraient, et aussitôt entrèrent dès genn portefaix chargés chacun d’une armoire. Et ils déposèrent devant Tohfa, ces armoires qui, au nombre de douze, étaient toutes semblables. Et Éblis les ouvrit une à une, afin d’en faire voir le contenu à Tohfa, en lui disant : « Elles sont ta propriété ! » Or, la première armoire était entièrement remplie de pierreries ; la seconde, de dinars d’or ; la troisième, d’or en lingots ; la quatrième, de bijoux orfèvrés ; la cinquième, de candélabres d’or ; la sixième, de confitures sèches et de myrobolan ; la septième, de lingeries de soie ; la huitième, de fards et de parfums ; la neuvième, d’instruments de musique ; la dixième, de vaisselle d’or ; la onzième, de robes de brocart, et la douzième, de robes de soie de toutes les couleurs.

Et, lorsque Tohfa eut regardé le contenu de ces douze armoires, Éblis fit un nouveau signe aux portefaix, qui reprirent aussitôt les armoires sur leur dos, et se rangèrent en bon ordre derrière Tohfa. Alors, les reines des genn vinrent, en pleurant, faire leurs adieux à la lieutenante des oiseaux ; et la reine Kamariya lui dit : « Ô ma sœur, tu nous quittes, hélas ! mais tu nous permettras, du moins, d’aller quelquefois te voir dans le pavillon que tu habites, et nous réjouir les yeux de ta vue qui fait s’envoler les esprits. Mais tu voudras aussi que désormais, au lieu de rester invisible, je prenne une forme de fille terrestre, et que je te réveille de mon souffle ! « Et Tohfa dit : « De tout cœur amical, ô ma sœur Kamariya. Oui, certes ! je me réjouirai de me réveiller sous ton souffle, et de te sentir couchée contre moi. » Et là-dessus elles s’embrassèrent une dernière fois, et se firent mille salams et mille serments d’amants.

Alors Éblis vint courber le dos devant Tohfa, et la prit à califourchon sur son cou. Et, au milieu des adieux et des soupirs de regret, il_ s’envola avec elle suivi de près par les genn portefaix qui portaient sur leur dos les armoires. Et, en un clin d’œil, ils arrivèrent tous, sans encombre, dans le pavillon de l’émir des Croyants, à Baghdad. Et Éblis déposa délicatement Tohfa sur son lit ; et les portefaix rangèrent en bon ordre contre le mur les douze armoires. Et, après avoir embrassé la terre entre les mains de la lieutenante des oiseaux, ils se retirèrent tous, Éblis en tête, sans faire le moindre bruit, comme ils étaient venus.

Or, lorsque Tohfa se retrouva dans sa chambre à elle et sur son lit à elle, il lui sembla qu’elle n’en était jamais sortie ; elle crut que tout ce qui lui était arrivé n’était qu’un rêve. Aussi, pour s’assurer de la réalité de ses sensations, prit-elle son luth, et l’accorda-t-elle, et y joua-t-elle, sur le mode nouveau qu’elle avait appris d’Éblis, en improvisant des vers sur le retour. Et l’eunuque qui gardait le pavillon entendit le jeu et le chant, à l’intérieur de la chambre, et s’écria : « Par Allah ! ceci est le jeu de ma maîtresse Tohfa ! » Et il se précipita au dehors, courant comme un homme poursuivi par une horde de Bédouins, et, tombant et se relevant, tant il était ému, il arriva auprès du chef eunuque, Massrour le porte-glaive, qui était de garde, selon sa coutume, à la porte de l’émir des Croyants. Et il tomba à ses pieds, en disant : « Ya sidi ! ya sidi ! » Et Massrour lui dit : « Que t’arrive-t-il ? Et que viens-tu faire ici à une heure pareille ? » Et l’eunuque dit : « Hâte-toi, ya sidi, de réveiller l’émir des Croyants ! J’apporte la bonne nouvelle ! » Et Massrour se mit à le gronder, en lui disant : « Es-tu fou, ô Sawab, pour me croire capable de réveiller à cette heure notre maître le khalifat ? » Mais l’autre se mit à insister tellement, et à crier si fort, que le khalifat finit par entendre le bruit et se réveiller. Et il demanda de l’intérieur : « Ya Massrour, pourquoi tout ce tumulte dehors ? » Et Massrour, tremblant, répondit : « C’est Sawab, ô mon seigneur, le gardien du pavillon, qui vient me trouver pour me dire : « Réveille l’émir des Croyants ! » Et le khalifat demanda : « Qu’as-tu à me dire, ô Sawab ? » Et l’eunuque ne put que balbutier : « Ya sidi ! ya sidi ! » Alors Al-Rachid dit à l’une des jeunes filles esclaves, qui veillaient à l’intérieur sur son sommeil : « Va voir quelle peut être l’affaire. »

Alors la jeune fille sortit vers les eunuques, et fit entrer celui qui gardait le pavillon. Et il était dans un tel état, qu’en voyant l’émir des Croyants il oublia d’embrasser la terre entre ses mains, et lui cria, comme s’il parlait à un de ses semblables en eunuquat : « Yallah, vite, lève-toi ! Ma maîtresse Tohfa est dans sa chambre, chantant et jouant du luth. Allons, vite, viens l’entendre, ô homme ! » Et le khalifat, stupéfait, regarda l’esclave sans pouvoir prononcer un mot. Et l’autre lui dit : « N’as-tu pas entendu le commencement de mon discours ? Je ne suis pas fou, par Allah ! Je te dis que ma maîtresse Tohfa est assise dans sa chambre à coucher, jouant du luth et chantant. Viens vite ! Hâte-toi ! » Et Al-Rachid se leva et passa en toute hâte la première robe qui lui tomba sous la main, sans d’ailleurs comprendre un mot aux paroles de l’eunuque, auquel il dit : « Malheur à toi ! Que dis-tu ? Comment oses-tu me parler de ta maîtresse El Sett Tohfa ? Ne sais-tu qu’elle a disparu de sa chambre, alors que les portes et les fenêtres étaient fermées, et que mon vizir Giafar, qui sait tout, m’a affirmé que sa disparition n’est pas naturelle mais qu’elle est du fait des genn et de leurs maléfices ! Et ne sais-tu qu’on ne voit point d’ordinaire revenir des personnes qu’ont enlevées les genn ! Malheur à toi, ô esclave, qui oses venir réveiller ton maître, à cause d’un rêve grotesque que tu as eu dans ta cervelle noire ! » Et l’eunuque dit : « Je n’ai eu ni rêve ni trêve, je n’ai point mangé de fèves, et donc lève-toi que je me lève ! Et viens voir, après tes douleurs grièves, la plus merveilleuse fille d’Ève ! » Et le khalifat, malgré tout, ne put s’empêcher de rire aux éclats en constatant la folie avérée de l’eunuque Sawab. Et il lui dit : « Si ton discours est vrai, ce sera pour ta bonne fortune, car je te libérerai et te donnerai mille dinars d’or, mais si tout cela est faux, et je puis d’avance te dire que cela est faux, étant le résultat d’un rêve de nègre, je te ferai crucifier ! » Et l’eunuque, levant les bras au ciel, s’écria : « Ô Allah, ô Protecteur, ô Maître de la sauvegarde, fais que je n’aie pas eu dans ma cervelle noire un rêve ni une vision ! » Et il marcha le premier, ouvrant la marche au khalifat, en disant : « L’oreille est pour l’ouïe, et les yeux pour la vue. Viens donc pour voir et écouter, avec ton œil et avec ton oreille. »

Et quand Al-Rachid fut arrivé à la porte du pavillon, il entendit le son du luth et la voix de Tohfa chantant. Et précisément elle chantait et jouait, à ce moment, selon le mode que lui avait enseigné le cheikh Éblis. Et Al-Rachid, bouleversé et retenant à grand’peine sa raison qui déjà s’envolait, mit la clef dans la serrure ; et sa main refusa d’ouvrir, tant elle tremblait. Enfin, au bout d’un moment, il prit du cœur, et, appuyant sur la porte qui céda, il entra disant : « Bismillah ! Confondu soit le Malin ! Je me réfugie en Allah contre les maléfices ! »

Lorsque Tohfa vit entrer l’émir des Croyants, bouleversé comme il était et tremblant d’émoi, elle se leva vivement et courut à sa rencontre. Et elle l’entoura de ses bras et le prit sur son cœur. Et Al-Rachid poussa un cri comme s’il perdait l’âme, et tomba à la renverse, évanoui, sa tête précédant ses pieds. Et Tohfa l’aspergea d’eau de roses musquée, et lui en bassina les tempes et le front jusqu’à ce qu’il revînt de son évanouissement. Et il resta un moment comme un homme ivre. Et des larmes coulaient le long de ses joues et mouillaient sa barbe. Et, quand il eut repris complètement ses sens, il put enfin pleurer librement toute sa joie dans le sein de sa bien-aimée, qui pleurait également. Et les paroles qu’ils dirent et les caresses qu’ils se firent défient tous les discours. Et Al-Rachid lui dit : « Ô Tohfa, ton absence est certes une chose extraordinaire, mais ton retour l’est encore davantage et dépasse l’entendement. » Et elle répondit : Par ta vie, ô mon seigneur, c’est la vérité ! Mais que diras-tu lorsqu’après t’avoir tout raconté, je t’aurai tout montré ? » Et, sans le faire plus longtemps attendre, elle lui raconta l’entrée silencieuse du vieux cheikh dans le pavillon, la danse ivre d’Éblis, la descente par les latrines, le cheval ailé, le séjour des genn, les reines des genn, et surtout la beauté de Kamariya, les mets et les honneurs, les chants des fleurs et des oiseaux, la leçon de musique d’Éblis, et enfin le diplôme qu’on lui avait délivré comme lieutenante des oiseaux. Et elle déplia devant lui le diplôme en question écrit sur la peau de coq. Puis, le prenant par la main, elle lui montra, l’une après l’autre, les douze armoires avec leur contenu, que mille langues ne pourraient décrire ni mille registres inscrire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT TRENTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… elle lui montra, l’une après l’autre, les douze armoires avec leur contenu que mille langues ne pourraient décrire ni mille registres inscrire. Et ce furent ces armoires qui devinrent plus tard la source des richesses des Bani-Barmak et des Bani-Abbas.

Quant à Al-Rachid, dans sa joie de retrouver sa bien-aimée Chef-d’œuvre des Cœurs, il fit décorer et illuminer Baghdad, d’une rive à l’autre rive, et donna des fêtes splendides, où nul pauvre ne fut oublié. Et, durant ces fêtes, Ishak Al-Nadim, qui fut plus que jamais élevé en honneurs et en dignités, chanta en public le chant que ne manqua pas, par reconnaissance, de lui enseigner Tohfa, et qu’elle avait elle-même appris d’Éblis — qu’il soit à jamais confondu !

Et Al-Rachid et Chef-d’œuvre des Cœurs ne cessèrent de vivre de la vie délicieuse, dans la prospérité et l’amour, jusqu’à l’arrivée inéluctable de la Pourvoyeuse des tombeaux.


— Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, l’histoire de l’adolescente Tohfa, Chef-d’œuvre des Cœurs, lieutenante des oiseaux.

Et le roi Schahriar s’émerveilla de ce récit de Schahrazade, à la limite de l’émerveillement, surtout des poèmes et des chants des fleurs et des oiseaux, et notamment du chant de la Huppe et du chant du Corbeau. Et il pensa en son âme : « Par Allah ! cette fille de mon vizir a été pour moi une bénédiction insigne. Et une personne de son mérite et de ses qualités ne mérite pas la mort. Il faut donc, avant que je me décide définitivement à son sujet, que je réfléchisse encore quelque temps. Et puis ! elle a peut-être d’autres histoires non moins admirables à me raconter ! » Et il se sentit dans un état d’exaltation qu’il n’avait jamais éprouvé jusque-là, tellement qu’il ne put s’empêcher de serrer soudain Schahrazade contre son cœur, et de lui dire : « Bénies soient les filles qui te ressemblent, ô Schahrazade. Cette histoire m’a ému à l’extrême par ce qu’elle contient de chants de fleurs et d’oiseaux, et par le grand enseignement dont ces poèmes m’ont enrichi. Ainsi donc, ô fille vertueuse et diserte de mon vizir, si tu as encore une ou deux ou trois ou quatre histoires comme celle-ci à me raconter, n’hésite pas à commencer. Car je sens mon âme, ce soir, apaisée et rafraîchie par tes paroles, et mon cœur gagné par ton éloquence ! » Et Schahrazade répondit : « Je ne suis que l’esclave de mon maître le Roi, et ses louanges sont au-dessus de mes mérites. Mais, puisque tu le désires, j’aimerais te narrer certains faits au sujet des femmes, des capitaines de police et d’autres choses semblables, mais j’ai bien peur que mes paroles n’offusquent ton esprit et ton amour de la belle morale par ce qu’elles auront d’un peu libre et osé. Car, ô Roi du temps, le peuple ignore d’ordinaire le langage discret, et ses expressions dépassent quelquefois les limites des convenances. Si donc tu veux passer outre, je passerai outre ; mais si tu veux que je me taise, je me tairai ! » Et le roi Schahriar dit : « Certes, Schahrazade, tu peux parler ! car rien ne saurait plus m’étonner de la part des femmes, et je sais qu’elles sont semblables à une côte tordue ; et il est notoire que lorsqu’on veut redresser une côte tordue, on la tord davantage ; et si on insiste, on la casse. Donc, parle sans réticence, car la sagesse n’habite plus loin de nous, depuis le jour où eut lieu la trahison de cette épouse maudite que tu connais ! » Et, ces derniers mots prononcés, le visage du roi Schahriar se rembrunit soudain, ses yeux se foncèrent, ses sourcils se froncèrent, son teint pâlit, et son état devint un mauvais état. Et tout cela rien qu’au souvenir évoqué de l’ancienne mésaventure. Aussi, voyant ce changement qui n’annonçait rien de rassurant, la petite Doniazade prit-elle soin aussitôt de s’écrier : « Ô ma sœur, de grâce ! hâte-toi de nous raconter ce que tu nous as annoncé au sujet des capitaines de police et des femmes, et ne crains rien de la part de ce Roi bien élevé, qui sait bien que les femmes sont comme les pierreries, les unes avec des taches, des tares et des défauts, et les autres pures, transparentes et à toute épreuve. Et il saura mieux que toi, et mieux que moi, faire la différence, et ne point confondre les joyaux avec les cailloux ! » Et Schahrazade dit : « Tu dis vrai, ô petite ! Aussi est-ce de tout cœur amical que je vais raconter à notre maître l’Histoire d’Al-Malek Al-Zaher Rôkn Al-Dîn Baïbars Al-Bondokdari et de ses capitaines de police, et ce qui leur advint ! »

Et Schahrazade dit :