Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Quel est le plus généreux

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 14p. 235-243).


QUEL EST LE PLUS GÉNÉREUX ?


On raconte qu’il y avait à Baghdad un cousin et une cousine qui s’aimaient depuis l’enfance d’un amour extrême. Et leurs parents les avaient destinés l’un à l’autre, disant toujours : « Quand Habib sera grand, nous le marierons avec Habiba ! » Et ils avaient vécu et grandi ensemble, et avec eux avait grandi leur mutuelle affection. Mais, quand ils furent en âge de se marier, la destinée ne décréta point leur mariage. Car les parents, ayant subi les revers du temps, devinrent fort pauvres ; et le père et la mère de Habiba s’estimèrent favorisés en acceptant comme époux pour leur fille un respectable cheikh, l’un des marchands les plus riches de Baghdad, qui l’avait demandée en mariage.

Et, lorsque son mariage avec le cheikh fut décidé de la sorte, la jeune Habiba voulut voir son cousin Habib pour la dernière fois, et lui dit en pleurant : « Ô fils de mon oncle, ô mon bien-aimé, tu sais ce qui se passe, et que mes parents m’ont accordée en mariage à un cheikh que je n’ai jamais vu et qui ne m’a jamais vue ! Et voici que, par ce mariage, nous sommes à jamais frustrés de notre amour, ô mon cousin ! Et peut-être que notre mort est préférable à notre vie ! » Et Habib répondit en sanglotant : « Ô ma bien-aimée cousine, notre destin est amer, et notre vie est désormais sans signification ! Comment pourrions-nous, loin l’un de l’autre, savourer encore le goût de la vie et nous délecter aux beautés de la terre ? Hélas ! hélas ! ô ma cousine, comment allons-nous supporter le poids de notre destinée ! » Et ils pleurèrent l’un sur l’autre et faillirent s’évanouir de douleur. Puis on vient les séparer, en leur disant qu’on attendait la mariée pour la conduire à la maison de l’époux.

Et on conduisit la désolée Habiba en cortège à la maison du cheikh. Et, après les cérémonies d’usage, et les souhaits et les appels aux bénédictions, la noce prit fin, et tout le monde s’en alla, en laissant la jeune mariée chez son époux.

Et, quand vint le moment de la consommation, le cheikh pénétra dans la chambre nuptiale, et vit son épouse qui pleurait dans les coussins, et sa poitrine qui se soulevait pleine de sanglots. Et il pensa : « Sûrement, elle pleure comme pleurent toutes les jeunes filles qui quittent leur mère. Mais heureusement que ça ne dure pas longtemps, pour l’ordinaire. Avec de l’huile on vient à bout des cadenas les plus durs, et avec de la douceur on apprivoise les petits des lions ! » Et il s’approcha d’elle, tandis qu’elle pleurait, et lui dit : « Ya setti Habiba, ô lumière de l’âme, pourquoi abîmes-tu de la sorte la beauté de tes yeux ? Et quelle douleur est la tienne, qui te fait oublier même une présence nouvelle près de toi ? » Mais la jeune fille, en entendant la voix de son époux, fut prise d’un redoublement de larmes et de sanglots, et s’enfonça davantage la tête dans les oreillers. Et le cheikh, bien interloqué, lui dit : « Ya setti Habiba, si c’est ta mère que tu pleures, à cause de ta séparation d’avec elle, dis-le-moi, et j’irai te la chercher à l’instant ! » Et la jeune fille, pour toute réponse, secoua la tête dans ses oreillers, en pleurant plus fort, et rien de plus. Et son époux lui dit : « Si c’est ton père, ou l’une de tes sœurs ou ta nourrice ou quelque animal familier, tel que coq, chat ou gazelle, que tu pleures si douloureusement, dis-le-moi et, par Allah ! j’irai te le chercher ! » Mais un signe négatif de tête dans les oreillers fut la réponse. Et le cheikh réfléchit un instant, et dit : « C’est peut-être la maison même de tes parents que tu pleures, où tu as passé ton enfance et ton adolescence, ô Habiba ! Si c’est elle que tu pleures, dis-le moi, et je te prendrai par la main et t’y conduirai. » Et la jeune fille, quelque peu adoucie par les bonnes paroles de son époux, releva un peu la tête ; et ses beaux yeux étaient pleins de larmes, et son visage charmant était comme une flamme. Et elle répondit, d’une voix tremblante de pleurs : « Ya sidi, ce n’est point ma mère que je pleure, ni mon père, ni mes sœurs, ni ma nourrice, ni mes animaux familiers ! Je te supplie donc de me dispenser de te révéler le motif de mes larmes et de mon chagrin. » Et l’excellent cheikh, qui voyait pour la première fois le visage de sa femme à découvert, fut très ému par sa beauté, par le charme enfantin qui se dégageait d’elle toute, et par la douceur de son parler. Et il lui dit : « Ya setti Habiba, ô la plus belle d’entre les jeunes filles, et leur couronne, si ce n’est point l’éloignement de ta famille et de ta maison qui te donne tant de peine, c’est qu’il y a un autre motif. Et je te prie de me le dire, afin que j’y remédie. » Et elle répondit : « De grâce ! dispense-moi de te le raconter ! » Il dit : « C’est qu’alors ce motif n’est autre que la répugnance et l’aversion que tu as pour moi. Or, par ta vie ! si tu m’avais dit, par l’intermédiaire de ta mère, que tu ne voulais pas devenir mon épouse, je ne t’eusse certes pas obligée à entrer malgré toi dans ma maison !» Et elle dit : « Non, par Allah ! ô mon maître, le motif de mon chagrin n’est point dû à de la répugnance ou de l’aversion ! Comment aurais-je ces sentiments pour quelqu’un que je n’ai jamais vu ? Mais cela est dû à tout autre chose, que je ne saurais te révéler ! » Mais il continua à la presser si fort et avec tant de bonté, que la jeune fille, les yeux baissés, finit par lui avouer son amour pour son cousin, disant : « Le motif de mes larmes et de mon chagrin, est un être cher qui est resté dans la maison, et c’est le fils de mon oncle, celui avec qui j’ai grandi, et qui m’aime et que j’aime depuis l’enfance ! Et l’amour, ô mon maître, est une plante dont les racines sont prises dans le cœur, et pour l’arracher il faudrait arracher le cœur avec elle ! »

À cette révélation de son épouse, le cheikh baissa la tête, sans dire un mot. Et il réfléchit une heure de temps, puis releva la tête et dit à la jeune fille : « Ô ma maîtresse, la loi d’Allah et de Son Prophète — sur Lui la prière et la paix ! — défend au Croyant d’obtenir quoi que ce soit du Croyant par la violence. Et si le morceau de pain ne doit pas être pris au Croyant par la force, que sera-ce s’il s’agit de lui enlever son cœur ? Ainsi donc, tranquillise ton âme et rafraîchis tes yeux ! Et rien n’arrivera que ce qui a été écrit sur ta destinée ! » Et il ajouta : « Lève-toi donc, ô mon épouse d’un moment, et, avec mon consentement et de mon plein gré, va trouver celui qui a sur toi des droits plus réels que les miens, et donne-toi à lui librement. Et tu reviendras ici avec le matin, avant que les domestiques soient réveillés et te voient rentrer. Car dès ce moment tu es comme ma fille, de ma chair et de mon sang ! Et le père ne touche point à sa fille. Et, quand je serai mort, tu seras mon héritière ! » Et il ajouta encore : « Lève-toi, ma fille, sans hésiter, et va consoler ton cousin, qui doit te pleurer comme on pleure les morts ! »

Et il l’aida à se lever, et lui passa lui-même ses belles robes et ses pierreries de noces, et l’accompagna jusqu’à la porte. Et elle sortit dans la rue, avec ses belles robes et ses pierreries, comme une idole promenée, un jour de fête, par les mécréants…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et elle sortit dans la rue avec ses belles robes et ses pierreries, comme une idole promenée un jour de fête par les mécréants.

Mais à peine eut-elle fait vingt pas dans la rue, où pas une âme ne passait à cette heure de la nuit, que soudain une forme noire bondit de l’ombre et s’élança vers elle. Or, c’était un voleur, à l’affût de quelque gibier de nuit, qui avait vu briller ses pierreries, et s’était dit : « Voilà de quoi m’enrichir pour la vie ! » Et il l’arrêta brutalement et se prépara à la dépouiller, en lui disant d’une voix étouffée et effrayante : « Si tu ouvres la bouche pour crier, ta longueur entrera dans ta largeur ! » Et déjà il avait mis la main sur ses colliers, quand son regard rencontra la beauté de son visage ; et, tout interdit, il pensa : « Par Allah ! c’est elle tout entière que je vais enlever, car elle est plus précieuse que tous les trésors ! » Et il lui dit : « Ô ma maîtresse, il ne te sera fait aucun mal ! Mais ne me résiste pas, et viens de ton plein gré avec moi. Et notre nuit sera une nuit bénie ! » Car il pensait : « C’est une almée ! Car il n’y a que les almées, pour sortir la nuit vêtues avec tant de splendeur. Et elle doit revenir de quelque noce de grand seigneur ! »

Et la jeune fille, pour toute réponse, se mit à pleurer. Et le voleur lui dit : « Par Allah ! pourquoi pleures-tu ? Je fais le serment de ne point te maltraiter ni te dépouiller, si tu te donnes à moi librement ! » Et, en même temps, il la prit par la main, et voulut l’emmener, Alors, à travers ses larmes, elle lui dit qui elle était ; et lui raconta la générosité du cheikh, son époux, et ne lui cacha rien de son histoire. Et elle ajouta : « Et maintenant, je suis entre tes mains. Fais de moi ce que tu voudras ! »

Lorsque le voleur, qui était le plus habile détrousseur de toute la corporation des voleurs de Baghdad, eut entendu l’histoire singulière de la jeune fille, et compris toute la portée du procédé généreux du cheikh, son époux, il baissa un instant la tête et réfléchit profondément. Puis il releva la tête et dit à l’adolescente : « Et où demeure le fils de ton oncle, celui que tu aimes ? » Elle dit : « Dans tel quartier, telle rue, où il occupe la chambre qui se trouve dans le jardin de la maison ! » Et le voleur dit : « Ô ma maîtresse, il ne sera pas dit que deux amants ont été frustrés de leur amour par un voleur ! Puisse Allah t’accorder les plus choisies de Ses grâces pour cette nuit que tu vas passer avec ton cousin ! Quant à moi, je vais te conduire et t’escorter, pour t’éviter les rencontres fâcheuses d’autres voleurs que moi ! » Et il ajouta : « Ô ma maîtresse, si le vent est à tous, la flûte n’est pas à moi ! »

Et, ayant ainsi parlé, le voleur prit l’adolescente par la main et l’escorta, avec tous les égards dont on fait preuve envers une reine, jusqu’à la maison de son amant. Et il prit congé d’elle, après avoir baisé le pan de sa robe, et s’en alla en sa voie.

Et la jeune fille poussa la porte du jardin, traversa le jardin, et alla droit à la chambre de son cousin. Et elle l’entendit qui sanglotait, tout seul, en pensant à elle. Et elle frappa à la porte ; et la voix pleine de larmes de son cousin demanda : « Qui est à la porte ? » Elle dit : « Habiba ! » Et de l’intérieur il s’écria : « Ô voix de Habiba ! » Et il dit encore : « Habiba est morte ! Qui es-tu, toi qui me parles avec sa voix ? » Elle dit : « Je suis Habiba, la fille de ton oncle ! »

Et la porte s’ouvrit, et Habib tomba évanoui dans les bras de sa cousine. Et lorsque, grâce aux soins de Habiba, il fut revenu de son évanouissement, Habiba le fit reposer à côté d’elle, lui posa la tête sur ses genoux et lui fit le récit de ce qui était arrivé avec le cheikh, son époux, et avec le voleur généreux. Et Habib, entendant cela, fut tellement ému qu’il ne put d’abord prononcer une parole. Puis il se leva soudain, et dit à sa cousine : « Viens, ô ma bien-aimée cousine ! » Et il la prit par la main, sans vouloir la connaître, et sortit avec elle dans la rue, et la conduisit, sans prononcer une parole, à la demeure du cheikh, son époux.

Lorsque le cheikh vit revenir son épouse avec le jeune Habib, son cousin, et qu’il eut compris la raison qui les amenait ainsi tous deux vers sa demeure, il les introduisit dans sa propre chambre, et les embrassa comme un père embrasse ses enfants, et leur dit d’une voix pleine de gravité : « Quand le Croyant a dit à son épouse : « Tu es ma fille, de ma chair et de mon sang ! » nulle puissance ne saurait le délier de ses paroles ! Ainsi donc, ô mes enfants, vous ne me devez rien ! Car je suis lié par mes propres paroles ! »

Et, ayant ainsi parlé, il écrivit en leur nom sa maison et ses biens, et s’en alla habiter une autre ville.

— Et Schahrazade laissa au roi Schahriar le soin de conclure, sans lui rien demander à ce sujet. Et, cette nuit-là, elle dit encore :