Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Le Barbier émasculé

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 14p. 243-251).


LE BARBIER ÉMASCULÉ


Il est raconté qu’il y avait au Caire un jeune garçon, sans égal pour la beauté et les mérites. Et il avait pour amie, qui l’aimait beaucoup et qu’il aimait, une adolescente dont l’époux était un youzbaschi, chef de cent gardiens de police, homme plein de fougue et de bravoure, avec des mains dont un doigt eût suffi pour écraser l’adolescent. Et ce youzbaschi avait toutes les qualités excellentes capables de satisfaire son harem ; mais l’adolescent n’avait point de barbe, et l’épouse était de celles qui préfèrent la viande d’agneau ; et une jument de celles qui aiment se sentir chevauchées, de préférence, par les jouvenceaux.

Or, un jour d’entre les jours, le youzbaschi entra dans sa maison et dit à l’adolescente, son épouse : « Ô une telle, je suis invité, cette après-midi, à aller à tel endroit, dans les jardins, pour respirer le bon air avec les amis. Si donc, pour une affaire ou pour une autre, on a besoin de moi, tu sauras où m’envoyer chercher. » Et son épouse lui dit : « Nul ne souhaitera autre chose de toi que de te savoir dans les délices et le contentement ! Va te réjouir dans les jardins, ô mon maître, et que cela te dilate et t’épanouisse, pour notre joie ! » Et le youzbaschi s’en alla en sa voie, en se félicitant, une fois de plus, d’avoir une épouse si attentive, et bien douée et bien obéissante et bien polie.

Et, dès qu’il eut tourné le dos, son épouse s’écria : « Les louanges à Allah qui éloigne de nous, pour cette après-midi, ce cochon sauvage ! Voici que je vais envoyer chercher le pendu de mon cœur ! » Et elle appela le petit eunuque qui était à son service, et lui dit : « Ô garçon, va vite trouver un tel de ma part. Et si tu ne le trouves pas chez lui, cherche-le partout jusqu’à ce que tu le rencontres, et dis-lui : « Ma maîtresse t’envoie le salam et te dit d’aller la trouver à la maison, en ce moment ! » Et le petit eunuque sortit de chez sa maîtresse, et, n’ayant pas trouvé l’adolescent chez lui, il se mit à parcourir, à sa recherche, toutes les boutiques du souk où il avait coutume d’aller s’asseoir. Et il finit par le trouver dans la boutique d’un barbier, où il était entré pour se faire raser la tête. Et il s’approcha de lui, précisément au moment où le barbier lui entourait le cou d’une serviette propre, et lui disait : « Fasse Allah que le rafraîchissement te soit délicieux ! » Et le petit eunuque, s’étant donc approché de l’adolescent, se pencha vers lui, et lui dit à l’oreille : « Ma maîtresse une telle t’envoie ses salams les plus choisis, et me charge de te dire qu’aujourd’hui le rivage est clair, et que le youzbaschi est aux jardins ! Si donc tu tiens à la possession, tu n’as qu’à venir sans délai ni retard. » Et le jeune garçon, ayant entendu cela, ne put plus souffrir de rester là un moment de plus, et il cria au barbier : « Sèche vite ma tête, que je m’en aille ; et je reviendrai ici une autre fois ! » Et, en disant ces paroles, il mit dans sa main un drachme d’argent, tout comme s’il avait eu la tête déjà travaillée par le barbier. Et le barbier, voyant cette générosité, se dit : « Il me donne un drachme, alors que je ne lui ai rien rasé ! Que serait-ce si sa tête avait été rasée ! Par Allah ! voilà un client que je suivrai de l’œil. Sans aucun doute, lorsque je lui aurai rasé la tête, il me donnera une poignée de ces drachmes-là ! »

Sur ces entrefaites, l’adolescent se leva avec rapidité, et sortit dans la rue. Et le barbier raccompagna jusqu’au seuil de la boutique, en lui disant : « Allah avec toi, ô mon maître ! Mon espoir est que, lorsque tu auras réglé les affaires pendantes, tu reviendras à cette boutique, d’où tu sortiras encore plus beau qu’à ton entrée. Allah avec toi ! » Et l’adolescent répondit : « Taïeb ! parfait ! je reviendrai ! » Et il détala en hâte, et disparut au tournant de la rue.

Et il arriva devant la maison de son amie, l’épouse du youzbaschi. Et il allait frapper à la porte, quand, à sa surprise extrême, il vit surgir devant lui, venant de l’autre bout de la rue, le barbier. Et, ne sachant quelle pouvait bien être l’affaire qui faisait accourir de la sorte ce barbier, qui de loin lui faisait des gestes d’appel, il s’arrêta de frapper. Et le barbier lui dit ; « Ô mon maître, Allah avec toi ! Je te prie de ne pas oublier ma boutique, qui s’est parfumée de ta venue et s’en est illuminée. Et le sage a dit : « Quand tu t’es dulcifié dans un endroit, n’en cherche pas un autre ! » Et le grand médecin des Arabes, Abou-Ali el Hossein Ibn Sina — sur lui les grâces du Très-Haut ! — a dit : « Nul lait n’est comparable, pour l’enfant, au lait de la mère ! Et rien n’est plus doux à la tête que la main d’un habile barbier ! » J’espère donc de toi, ô mon maître, que tu reconnaîtras ma boutique entre toutes les boutiques des autres barbiers du souk. » Et l’adolescent dit : « Hé ouallah ! certainement, je la reconnaîtrai, ô barbier ! » Et il poussa la porte, qui déjà s’était ouverte de l’intérieur, et se hâta de la refermer après lui. Et il monta rejoindre son amoureuse, pour faire sa chose ordinaire avec elle.

Quant au barbier, au lieu de s’en retourner à sa boutique, il resta planté dans la rue, en face de la porte, en se disant : « Le mieux est que j’attende ici même ce client inespéré, afin de le conduire moi-même à ma boutique, de peur qu’il ne la confonde avec celles de mes voisins ! » Et, sans quitter la porte un instant des yeux, il s’immobilisa définitivement.

Mais pour ce qui est du youzbaschi, lorsqu’il arriva à l’endroit du rendez-vous, son ami, qui l’avait invité, lui dit : « Ya sidi, pardonne-moi l’incivilité sans pareille dont je suis coupable envers toi. Mais ma mère vient de mourir, et il faut que je prépare l’enterrement. Excuse-moi donc de ne pouvoir me réjouir aujourd’hui avec toi, et pardonne-moi mes mauvaises manières. Allah est généreux ! et nous reviendrons ici ensemble, prochainement. » Et il prit congé de lui, en s’excusant encore beaucoup, et s’en alla en sa voie. Et le youzbaschi, le nez bien allongé, dit en lui-même : « Qu’Allah maudisse les vieilles calamiteuses qui noircissent d’une si vilaine sorte les jours de l’amusement ! Et que le Malin les enfonce dans le plus profond des trous du cinquième enfer ! » Et, ce disant, il cracha en l’air, avec fureur…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le youzbaschi, le nez bien allongé, dit en lui-même : « Qu’Allah maudisse les vieilles calamiteuses qui noircissent d’une si vilaine sorte les jours de l’amusement ! Et que le Malin les enfonce dans le plus profond des trous du cinquième enfer ! » Et, ce disant, il cracha en l’air, avec fureur, en marmonnant dans sa barbe : « Je crache sur toi et sur la terre qui t’enfouira, ô mère des calamités ! » Et il reprit le chemin de sa maison, et arriva dans sa rue avec des yeux roulant de colère. Et il aperçut le barbier qui était immobilisé, la tête vers les fenêtres de la maison, comme un chien qui attend l’os qu’on lui jettera. Et il l’aborda et lui dit : « Qu’as-tu, ô homme ? Et qu’y a-t-il de commun entre toi et cette maison ? » Et le barbier s’inclina jusqu’à terre et répondit : « Ô sidi le youzbaschi, j’attends ici le meilleur client de ma boutique ! Car mon pain est entre ses mains ! » Et le youzbaschi, fort étonné, lui demanda : « Que dis-tu là, ô suppôt des éfrits ? Ma maison serait-elle maintenant un lieu de rendez-vous pour les clients des barbiers de ton espèce ? Marche, ô proxénète, ou tu connaîtras la lourdeur de mon bras ! » Et le barbier dit : « Le nom d’Allah sur toi, ô mon maître le youzbaschi, et sur ta maison et sur les habitants de ton honorable maison, réceptacle de l’honnêteté et de toutes les vertus ! Mais, par ta précieuse vie ! je jure que mon meilleur client est entré ici même ! Et, comme il y a déjà longtemps qu’il y est, et que mon travail et ma boutique me mettent dans l’impossibilité d’attendre plus longtemps, je te prie de lui dire, en le voyant, de ne pas tarder davantage ! » Et l’époux de l’adolescente lui dit : « Et quelle manière d’homme est-il, ton client, ô fils des entremetteurs et la descendance des procureurs ? » Il dit : « C’est un beau garçon, avec des yeux comme ça, et une taille comme ça, et le reste à l’avenant ! C’est un schalabi, tout à fait, un élégant, un raffiné de manières et de maintien, et généreux ! et délicieux ! un morceau de sucre, ya sidi, une ruche de miel, ouallahi ! »

Lorsque le capitaine des cent gardiens de police eut entendu cet éloge et cette description de celui qui était entré dans sa maison, il saisit le barbier par la nuque et, le secouant à plusieurs reprises, il lui dit : « Ô postérité des proxénètes et le fils des chiffons ! » Et le secoué barbier s’écria : « Il n’y a pas d’inconvénient ! » Et le youzbaschi continua : « Tu oses encore prononcer de telles paroles sur ma maison ? » Et le barbier dit : « Ô mon maître, tu verras ce que te dira mon client, lorsque tu lui auras dit : « Le barbier aux mains douces t’attend à la porte ! » Et le youzbaschi écumant lui cria : « Eh bien, reste ici, en attendant que j’aille contrôler tes paroles ! » Et il se précipita dans sa maison.

Or, pendant ce temps, la jeune femme qui avait entendu et vu, de derrière la fenêtre, tout ce qui venait de se passer dans la rue, avait déjà eu le loisir de cacher son amant dans la citerne de la maison. Et quand le youzbaschi eut pénétré dans les chambres, il n’y avait plus ni adolescent, ni odeur d’adolescent, ni rien qui s’en rapprochât de près ou de loin. Et il demanda à son épouse ; « Hé, par Allah ! ô femme, y a-t-il vraiment lieu de croire qu’un homme a pénétré chez nous ? » Et l’épouse, comme formalisée à l’extrême de cette supposition, s’écria : « Ô la honte sur notre maison et sur moi-même ! Comment, ô mon maître, un homme pourrait-il entrer ici ? Eloigné soit le Malin ! » Et le youzbaschi dit : « C’est un barbier, qui est là dans la rue, qui m’a dit attendre la sortie de chez nous d’un jeune homme d’entre ses ses clients ! » Elle dit : « Et tu ne l’as pas écrasé contre le mur ? » Il dit : « J’y vais ! » Et il descendit, et saisit le barbier par la nuque et le fit tournoyer en lui criant : « Ô entremetteur sur ta mère et sur ton épouse ! Tu as osé dire de telles paroles sur le harem d’un Croyant ! » Et il allait sans doute faire entrer, d’un coup, sa longueur dans sa largeur, quand le barbier s’écria : « Par la vérité que nous a révélée le Prophète, ô youzbaschi, j’ai vu avec mes yeux entrer l’adolescent dans la maison ! Mais je ne l’ai pas vu en sortir ! » Et l’autre arrêta le tournoiement, et fut à la limite de la perplexité d’entendre cet homme soutenir cette chose devant la mort. Et il lui dit : « Je ne veux pas te tuer avant de te prouver que tu as menti, ô chien ! Viens avec moi ! » Et il le traîna dans la maison, et se mit à parcourir avec lui toutes les chambres, en bas, en haut et partout. Et lorsqu’ils eurent tout examiné et tout visité, ils redescendirent dans la cour et furetèrent dans tous les coins, sans rien trouver. Et le youzbaschi se tourna vers le barbier et lui dit : « Il n’y a rien ! » Et l’autre dit : « C’est vrai, mais il y a encore cette citerne-ci que nous n’avons pas visitée. »

Tout cela ! Et l’adolescent entendait leurs allées et venues, et leurs paroles. Et, à ces derniers mots de citerne et de visite à la citerne, il maudit en son âme le barbier, en pensant : « Ah ! le fils des prostituées de l’infamie ! Il va me faire prendre ! » Et de son côté l’épouse entendit le barbier qui parlait de visiter la citerne, et descendit en toute hâte, en criant à son époux : « Jusqu’à quand, ô homme, vas-tu faire parcourir ta maison et ton harem à ce produit des mille cornards de l’impudicité ? Et n’as-tu pas honte d’introduire de la sorte dans l’intimité de ta demeure un étranger de l’espèce de celui-ci ? Qu’attends-tu pour le châtier selon son crime ? » Et le youzbaschi dit : « Tu dis vrai, ô femme, il faut le punir. Mais c’est toi la calomniée, et c’est à toi de le châtier. Punis-le selon la gravité et la nature de ses imputations ! » Alors l’adolescente monta prendre un couteau dans la cuisine, et le chauffa jusqu’à ce qu’il fût devenu blanc d’incandescence. Et elle s’approcha du barbier que le youzbaschi avait déjà étendu à terre d’un seul coup. Et, avec le couteau chauffé, elle lui cautérisa les cordons, et lui brûla les aiguillettes, pendant que le youzbaschi le maintenait sur le sol. Après quoi on le jeta dans la rue, en lui criant : « Cela t’apprendra à mal parler des harems des honnêtes gens ! » Et l’infortuné barbier resta là jusqu’à ce que des passants pitoyables l’eussent ramassé et porté à sa boutique. Et voilà pour lui !

Mais pour ce qui est de l’adolescent enfermé dans la citerne, il se hâta, dès que tous les bruits eurent cessé dans la maison, de s’échapper de sa cachette et de livrer ses jambes au vent. Et Allah voila ce qu’il y avait à voiler !

— Et Schahrazade ne voulut point laisser passer cette nuit-là sans raconter encore au roi Schahriar l’Histoire de Fairouz et de son épouse.