Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 11/Le Divorce de Hind

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 11p. 122-127).


LE DIVORCE DE HIND


Il est raconté que la jeune Hind, fille d’Al-Némân, était l’adolescente la plus belle entre les adolescentes de son temps, et tout à fait une gazelle par les yeux, la finesse et les charmes. Or, la renommée de sa beauté parvint jusqu’aux oreilles d’Al-Hajage, gouverneur de l’Irak ; et celui-ci la demanda en mariage. Mais le père de Hind ne voulut la lui accorder que pour le prix d’une dot de deux cent mille drachmes d’argent, à payer avant le mariage, avec la condition de lui payer encore, en cas de divorce, deux cents autres mille drachmes. Et Al-Hajage accepta toutes les conditions, et emmena Hind dans sa maison.

Or, Al-Hajage, pour son amertume et sa calamité, était impuissant. Et il était venu au monde tout difforme quant à son zebb, avec l’anus obstrué. Et comme, ainsi bâti, l’enfant refusait la vie, le diable était apparu à sa mère, sous une forme humaine, et lui avait prescrit, si elle voulait que son enfant pût survivre, de lui donner à téter, au lieu de lait, du sang de deux chevreaux noirs, d’un bouc noir et d’un serpent noir. Et la mère avait suivi cette prescription, et avait obtenu l’effet désiré. Seulement l’impuissance et la difformité, qui sont un don de Satan et non point d’Allah le Généreux, étaient restées l’apanage de l’enfant, devenu un homme.

Aussi Al-Hajage, une fois qu’il eut emmené Hind dans sa maison, resta un long temps sans oser l’approcher autrement que de jour et sans la toucher, malgré tout le désir qu’il en avait. Et Hind ne tarda pas à connaître le motif de cette abstinence, et s’en lamenta beaucoup avec ses esclaves.

Or, un jour, Al-Hajage vint la voir, selon son habitude, pour se réjouir les yeux de sa beauté. Et elle avait le dos tourné à la porte, et était occupée à se regarder dans un miroir, en chantant ces vers :

« Hind, cavale issue de noble sang arabe, te voici condamnée à vivre avec un misérable mulet !

Oh ! qu’on me débarrasse de ces riches habits de pourpre, et qu’on me rende mes hardes en poil de chameau.

Je quitterai ces palais odieux pour retourner aux lieux où les tentes noires de la tribu claquent au vent de mon désert,

Là où la flûte et le zéphyr se répondent en mélopées à travers les trous de la tente, et me sont plus doux que la musique des luths et des tambours,

Et où les jeunes gens de la tribu, nourris du sang des lions, sont puissants et beaux comme les lions !

Ici, Hind mourra sans postérité aux côtés d’un misérable mulet ! »

Lorsque Al-Hajage entendit le chant où Hind le comparait à un mulet, il sortit, plein de désappointement, de la chambre, sans que son épouse se fût aperçue de sa présence et de sa disparition, et envoya chercher à l’instant le kâdi Abdallah, fils de Taher, pour faire prononcer son divorce. Et Abdallah se rendit auprès de Hind, et lui dit : « Ô fille d’Al-Némân, voici qu’Al-Hajage Abou-Môhammad t’envoie deux cent mille drachmes d’argent, et me charge, en même temps, de remplir, en son nom, les formalités de son divorce avec toi ! » Et Hind s’écria : « Grâces à Allah, voilà mon vœu exaucé et me voilà libre de m’en retourner chez mon père ! Ô fils de Taher, tu ne pouvais m’annoncer une nouvelle plus agréable qu’en m’apprenant que je suis délivrée de ce chien importun. Garde donc pour toi ces deux cent mille drachmes, comme récompense de l’heureuse nouvelle que tu m’apportes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT VINGTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Garde donc pour toi les deux cent mille drachmes, comme récompense de l’heureuse nouvelle que tu m’apportes ! »

Sur ces entrefaites, le khalifat Abd Al-Malek ben-Merwân, qui avait entendu parler de l’incomparable beauté et de l’esprit de Hind, la désira et l’envoya demander en mariage. Mais elle lui répondit par une lettre où, après les louanges à Allah et les formules de respect, elle lui disait : « Sache, ô émir des Croyants, que le chien a souillé le vase, en le touchant avec le nez, pour le renifler ! » Et le khalifat, en recevant cette lettre, se mit à rire aux éclats, et écrivit aussitôt cette réponse : « Ô Hind, si le chien a souillé le vase, en le touchant avec le nez, nous le laverons sept fois, et, par l’usage que nous en ferons, nous le purifierons ! »

Alors Hind, voyant que le khalifat, malgré les obstacles qu’elle lui opposait, continuait à la désirer ardemment, ne put faire autrement que de s’incliner. Elle accepta donc, mais en y mettant une condition, comme elle le lui écrivit dans une seconde lettre où, après les louanges et les formules, elle disait : « Sache, ô émir des Croyants, que je ne partirai qu’à une seule condition : c’est qu’Al-Hajage, pieds nus, conduise, pendant ce voyage, mon chameau par la bride jusqu’à ton palais ! »

Or, cette lettre fit encore plus rire le khalifat que n’avait fait la première. Et il envoya sur le champ ordre à Al-Hajage de conduire par la bride le chameau de Hind. Et Al-Hajage, malgré tout son dépit, savait bien qu’il ne pouvait qu’obéir aux ordres du khalifat. Il se rendit donc, pieds nus, jusqu’à la demeure de Hind, et prit le chameau par la bride. Et Hind monta dans sa litière, et ne manqua pas, durant toute la route, de s’égayer de toute son âme aux dépens de son conducteur. Et elle appela sa nourrice et lui dit : « Ô ma nourrice, écarte un peu les rideaux du palanquin ! » Et la nourrice écarta les rideaux ; et Hind mit la tête à la portière, et jeta à terre un dinar d’or, au milieu de boue. Et elle se tourna vers son ancien époux et lui dit : « Ô chancelier, rends-moi cette pièce d’argent ! » Et Al-Hajage ramassa la pièce et la rendit à Hind, en lui disant : « C’est un dinar d’or et non une pièce d’argent ! » Et Hind, éclatant de rire, s’écria : « Louanges à Allah qui fait se changer l’argent en or, malgré la souillure de la boue ! » Et Hajage vit bien, à ces paroles, que c’était encore là un tour de Hind pour l’humilier. Et il devint bien rouge de honte et de colère. Mais il baissa la tête et fut obligé de cacher son ressentiment contre Hind, devenue l’épouse du khalifat !


— Lorsque Schahrazade eut raconté cette histoire, elle se tut. Et le roi Schahriar lui dit : « Ces anecdotes, Schahrazade, me plaisent. Mais j’aimerais entendre maintenant une histoire merveilleuse. Et si tu n’en connais plus, dis-le-moi afin que je le sache ! » Et Schahrazade s’écria : « Et où y a-t-il une histoire plus merveilleuse que celle que je vais précisément raconter tout de suite au Roi, si toutefois il me le permet ! » Et Schahriar dit : « Tu peux ! »