Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 11/Histoire merveilleuse du miroir des vierges

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 11p. 128-174).


HISTOIRE MERVEILLEUSE DU
MIROIR DES VIERGES


Et Schahrazade dit au roi Schahriar :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, ô doué d’idées excellentes, qu’il y avait, en l’antiquité du temps et le passé des âges et des moments, dans la ville de Bassra, un sultan qui était un adolescent admirable et délicieux, plein de générosité et de vaillance, de noblesse et de puissance, et il s’appelait le sultan Zein. Mais ce jeune et charmant sultan Zein était, malgré les grandes qualités et les dons de toutes sortes qui faisaient qu’il n’avait pas son pareil dans le monde en large et en long, un tout à fait extraordinaire dissipateur de richesses, un prodigue qui ne connaissait ni frein ni règles, et qui, par les largesses de sa paume ouverte à de jeunes favoris gloutons à l’extrême, et par ses dépenses pour les femmes innombrables de toutes les couleurs et de toutes les tailles qu’il entretenait dans des palais somptueux, et par l’achat ininterrompu d’adolescentes nouvelles qu’on lui procurait tous les jours, dans leur virginité, à des prix exorbitants, pour qu’il se les mit sous la dent, avait fini par épuiser complètement les immenses trésors accumulés, depuis des siècles, par les sultans et les conquérants, ses aïeux. Et son vizir vint un jour, après avoir embrassé la terre entre ses mains, lui annoncer que les coffres de l’or étaient à sec et que les fournisseurs du palais n’étaient pas payés pour le lendemain ; et, lui ayant annoncé cette mauvaise nouvelle, il se hâta, par crainte du pal, de s’en aller comme il était venu.

Lorsque le jeune sultan Zein eut appris de la sorte que toutes ses richesses étaient consumées, il se repentit de n’avoir pas eu la pensée d’en réserver une partie pour les jours noirs de la destinée ; et il s’attrista en son âme à la limite de la tristesse. Et il se dit : « Il ne te reste plus, sultan Zein, qu’à t’enfuir d’ici en cachette et, abandonnant à leur sort tes favoris tant aimés, tes concubines adolescentes, tes femmes et les affaires du gouvernement, à laisser le trône déchu du royaume de tes pères à qui veut s’en emparer. Car il est préférable d’être un mendiant sur le chemin d’Allah qu’un roi sans richesses et sans prestige, et tu connais le proverbe qui dit : Il vaut mieux être dans le tombeau que dans la pauvreté ! » Et, pensant ainsi, il attendit la tombée de la nuit pour se déguiser et, sans être remarqué, sortir par la porte secrète de son palais. Et il se disposait à prendre un bâton et à se mettre en route, quand Allah le Tout-Voyant, le Tout-Entendeur, lui remit en mémoire les dernières paroles et recommandations de son père. Car son père, avant de mourir, l’avait appelé et, entre autres choses, lui avait dit : « Et surtout, ô mon fils, n’oublie pas que, si la destinée se tourne un jour contre toi, tu trouveras dans l’Armoire-des-papiers un trésor qui te permettra de faire face à tous les coups du sort ! »

Lorsque Zein se fut rappelé ces paroles, qui s’étaient complètement effacées de sa mémoire, il courut, sans tarder, à l’Armoire-des-papiers et l’ouvrit, en tremblant de joie. Mais il eut beau regarder, fouiller et examiner, en bouleversant les papiers et les registres et en mettant sens dessus dessous les annales du règne, il ne trouva dans cette armoire-là ni or, ni odeur d’or, ni argent, ni odeur d’argent, ni joyaux, ni pierreries, ni quoi que ce fût qui ressemblât de près ou de loin à ces choses-là. Et désespéré au delà de ce que sa poitrine rétrécie pouvait contenir de désespoir, et bien furieux d’avoir été trompé dans son attente, il se mit à tout saccager et à lancer les papiers du règne dans toutes les directions, et à les fouler aux pieds avec rage, quand soudain il sentit résister à sa main dévastatrice un objet dur comme du métal. Et il le retira et, l’ayant regardé, il vit que c’était un pesant coffret en cuivre rouge. Et il se hâta de l’ouvrir ; et il n’y trouva qu’un petit billet plié et cacheté du sceau de son père. Alors, bien que fort dépité, il rompit le cachet et lut sur le papier ces mots tracés par la main même de son père : « Va, ô mon fils, à tel endroit du palais, avec une pioche, et creuse toi-même la terre avec tes mains, en invoquant Allah ! »

Lorsqu’il eut lu ce billet, Zein se dit : « Voilà que maintenant il va falloir que je fasse le travail pénible des laboureurs ! Mais puisque telle est la dernière volonté de mon père, je ne veux point désobéir ! » Et il descendit dans le jardin du palais, prit une pioche contre le mur de la maison du jardinier et alla à l’endroit désigné, qui était un souterrain situé au-dessous du palais…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT VINGT-UNIÈME NUIT

La petite Doniazade, sœur de Schahrazade, se leva du tapis où elle était blottie et s’écria : « Ô sœur mienne, que tes paroles sont douces et gentilles et savoureuses en leur fraîcheur ! » Et Schahrazade dit, en baisant sa petite sœur sur les yeux : « Oui ! mais qu’est cela comparé à ce que je vais raconter cette nuit, si toutefois me le permet ce Roi bien élevé et doué de bonnes manières ! » Et le roi Schahriar dit : « Tu peux ! » Alors Schahrazade continua ainsi :

… Le jeune sultan Zein prit donc une pioche et alla au souterrain situé au-dessous du palais. Et il alluma une torche, et, à cette clarté, il commença par frapper, du manche de sa pioche, contre le sol du souterrain, et finit de la sorte par entendre une résonnance profonde. Et il se dit : « C’est là qu’il faudra travailler ! » Et il se mit à piocher ferme ; et il leva plus de la moitié des carreaux du pavé sans apercevoir la moindre apparence du trésor. Et il quitta l’ouvrage pour se reposer, et, s’adossant contre le mur, il pensa : « Par Allah ! et depuis quand, sultan Zein, te faut-il courir derrière ta destinée et aller à sa recherche jusque dans les profondeurs de la terre, au lieu de l’attendre sans soucis, sans tracas et sans travail ? Ne sais-tu donc que ce qui est passé est passé, et que ce qui est écrit est écrit et devra courir ? » Néanmoins, lorsqu’il se fut un peu reposé, il continua sa besogne, en arrachant les carreaux, sans trop d’espoir, et voici que tout à coup il mit à découvert une pierre blanche qu’il souleva ; et dessous il trouva une porte sur laquelle était attaché un cadenas d’acier. Et il rompit ce cadenas à coups de pioche et ouvrit la porte.

Alors il se vit au haut d’un magnifique escalier de marbre blanc qui descendait vers une large salle carrée toute en porcelaine blanche de Chine et en cristal, et dont les lambris et le plafond et la colonnade étaient en lazulite céleste. Et, dans cette salle, il remarqua quatre estrades de nacre, sur chacune desquelles il y avait dix grandes urnes d’albâtre et de porphyre, alternées. Et il se demanda : « Qui sait ce que contiennent ces belles jarres-là ! Il est bien probable que mon défunt père les a fait remplir d’un vieux vin, qui maintenant doit être aux extrêmes limites de l’excellence ! » Et, pensant ainsi, il monta sur l’une des quatre estrades, s’approcha de l’une des urnes et en ôta le couvercle. Et, ô surprise ! Ô joie ! ô danse ! il vit qu’elle était remplie, jusqu’au bord, de poudre d’or. Et, pour mieux s’en assurer, il y plongea le bras, sans pouvoir en atteindre le fond, et le retira tout doré et ruisselant de soleil. Et il se hâta d’enlever le couvercle d’une seconde urne, et vit qu’elle était pleine de dinars d’or et de sequins d’or de toutes les tailles. Et il visita, l’une après l’autre, les quarante urnes, et trouva que toutes celles en albâtre contenaient leur plein de poudre d’or, et toutes leurs sœurs en porphyre leur plein de dinars et de sequins d’or.

À cette vue, le jeune Zein se dilata et s’épanouit, et se trémoussa et se convulsa ; puis il se mit à crier de joie, et, après avoir enfoncé sa torche dans une cavité de la paroi de cristal, il inclina vers lui une des urnes d’albâtre, et fit couler sur sa tête, sur ses épaules, sur son ventre, et partout, la poudre d’or ; et il s’y baigna avec plus de volupté qu’il n’en avait jamais ressenti dans les plus délicieux hammams. Et il s’écriait : « Ha ! ha ! sultan Zein, déjà tu avais pris le bâton du derviche et tu te disposais à parcourir les chemins d’Allah, en mendiant ! Et voici que la bénédiction est descendue sur ta tête, parce que tu n’as point douté de la générosité du Donateur et que tu as dépensé, la paume large ouverte, les biens premiers qu’il t’avait donnés ! Rafraîchis donc tes yeux, et tranquillise ton âme chérie. Et ne crains point de puiser de nouveau, selon ta capacité, à même les dons incessants de Celui qui t’a créé ! » Et, en même temps, il inclinait toutes les autres urnes de porphyre ; et il en versait le contenu dans la salle de porcelaine. Et il fit de même pour les urnes d’albâtre, dont les dinars et les sequins faisaient tressaillir, de leurs chutes sonores et de leurs cliquetis, les échos de la porcelaine et l’harmonieux cristal. Et il plongea amoureusement son corps au milieu de cet amoncellement d’or, tandis que, sous la torche, la salle blanche et bleue mariait l’éclat de ses parois miraculeuses aux fulgurantes étincelles et aux gerbes glorieuses lancées du sein de ce froid incendie.

Lorsque le jeune sultan se fut ainsi baigné dans l’or, s’y exaltant pour oublier le souvenir de la misère qui avait menacé sa vie et failli lui faire abandonner le palais de ses pères, il se releva tout ruisselant de coulées enflammées, et, devenu plus calme, il se mit à examiner toutes choses avec une curiosité extrême, s’étonnant que le roi, son père, eût fait creuser ce souterrain et bâtir cette salle admirable si secrètement que nul dans le palais n’en avait jamais ouï parler. Et ses yeux attentifs finirent par remarquer, dans un petit coin, abrité entre deux colonnettes de cristal, un minuscule coffret de tous points semblable, mais en plus petit, Et celui qu’il avait trouvé dans l’Armoire-des-papiers…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ses yeux attentifs finirent par remarquer, dans un petit coin, abrité entre deux colonnettes de cristal, un minuscule coffret de tous points semblable, mais en plus petit, à celui qu’il avait trouvé dans l’Armoire-des-papiers. Et il l’ouvrit et trouva dedans une clef d’or incrustée de pierreries. Et il se dit : « Par Allah ! cette clef doit être celle qui ouvre le cadenas que j’ai brisé ! » Puis il réfléchit et pensa : « Mais alors comment se fait-il que le cadenas ait été fermé du dehors ? Cette clef doit, par conséquent, servir à un autre usage. » Et il se mit à chercher partout, pour voir s’il ne découvrirait pas à quel usage elle était destinée. Et il examina toutes les parois de la salle avec une attention extrême, et finit par trouver, au milieu d’un lambris, une serrure. Et, jugeant qu’elle devait être celle dont il avait la clef, il en fit l’essai sur le champ. Et aussitôt une porte céda et s’ouvrit toute grande. Et il put ainsi pénétrer dans une seconde salle, encore plus merveilleuse que la précédente. En effet, du sol au plafond, elle était tout en faïence verte, d’un poli creusé d’or, et telle qu’on l’aurait crue taillée dans l’émeraude marine. Et elle était si belle vraiment, dans sa nudité de tout ornement, que nul rêve n’eût jamais imaginé la pareille. Et, au milieu de cette salle, sous la voûte, se tenaient debout six adolescentes comme des lunes et brillantes par elles-mêmes d’un tel éclat que la salle en était tout éclairée. Et elles se tenaient sur des piédestaux d’or massif, et ne parlaient pas. Et Zein, charmé à la fois et stupéfait, s’avança vers elles pour les voir de plus près et leur adresser son salam ; mais il s’aperçut qu’elles étaient non point vivantes, mais faites chacune d’un seul diamant.

À cette vue, Zein, à la limite de l’étonnement, s’écria : « Ya Allah ! comment mon défunt père avait-il pu faire pour posséder de pareilles merveilles ! » Et il les examina avec encore plus d’attention, et remarqua que, debout de la sorte sur leurs piédestaux, elles entouraient un septième piédestal, vide de toute adolescente de diamant, sur lequel était posé une tapisserie de soie où étaient écrits ces mots :

Sache, ô mon fils Zein, que ces adolescentes de diamant m’ont coûté beaucoup de peine à acquérir. Mais, quoiqu’elles soient des merveilles de beauté, ne crois point qu’elles soient ce qu’il y a de plus admirable sur terre. Il existe, en effet, une septième adolescente, plus brillante et infiniment plus belle, qui les surpasse et vaut mieux toute seule que mille comme celles que tu vois. Si donc tu souhaites la voir et t’en rendre possesseur, pour la placer sur le septième piédestal qui l’attend, tu n’as qu’à faire ce que la mort ne m’a pas permis d’accomplir. Va dans la ville du Caire, et cherches-y un de mes anciens esclaves fidèles, appelé Moubarak, que tu n’auras d’ailleurs nulle peine à découvrir. Et, après les salams, raconte-lui tout ce qui t’est arrivé. Et il te reconnaîtra pour mon fils, et il te conduira jusqu’au lieu où se trouve cette incomparable adolescente. Et tu en deviendras l’acquéreur. Et elle réjouira ta vue pour le restant de tes jours. Ouassalam, ya Zein !

Lorsque le jeune Zein eut lu ces paroles, il se dit : « Certes, je me garderai bien de différer ce voyage au Caire ! Il faut, en effet, que cette septième adolescente soit une pièce bien merveilleuse, pour que mon père m’assure qu’elle vaut, à elle seule, toutes celles-ci réunies et mille autres pareilles ! » Et, ayant ainsi résolu son départ, il sortit un instant du souterrain, pour y revenir avec une couffe qu’il remplit de dinars et de sequins d’or. Et il la transporta dans son appartement. Et il passa une partie de la nuit à transporter chez lui une partie de cet or, sans que personne eût remarqué ses allées et venues. Et il referma la porte du souterrain, et monta se coucher pour prendre quelque repos.

Or, le lendemain, il convoqua ses vizirs, ses émirs et les grands du royaume ; et il leur fit part de son intention d’aller en Égypte, pour changer d’air. Et il chargea son grand-vizir, celui-là précisément qui avait redouté le pal pour la mauvaise nouvelle annoncée, de gouverner le royaume pendant son absence. L’escorte qui devait l’accompagner en voyage était composée d’un petit nombre d’esclaves d’élite soigneusement choisis. Et il partit sans pompe ni cortège. Et Allah lui écrivit la sécurité ; et il arriva sans encombre au Caire.

Là, il se hâta de demander des nouvelles de Moubarak ; et on lui apprit qu’on ne connaissait au Caire, sous ce nom, qu’un très riche marchand, syndic du souk, qui vivait en toute générosité et largesse dans son palais dont les portes étaient ouvertes aux pauvres et aux étrangers. Et Zein se fit conduire au palais de ce Moubarak-là ; et il trouva à la porte un grand nombre d’esclaves et d’eunuques qui se hâtèrent, après avoir prévenu leur maître, de lui souhaiter la bienvenue. Et ils lui firent passer une grande cour et traverser une salle magnifiquement ornée, où, assis sur un divan de soie, l’attendait le maître du lieu. Et ils se retirèrent.

Alors, Zein s’avança vers son hôte, qui se leva en son honneur et qui, après les salams, le pria de s’asseoir à ses côtés, en lui disant : « Ô mon maître, la bénédiction est entrée dans ma maison, avec tes pas ! » Et il l’entretint avec beaucoup de cordialité, se gardant bien de manquer aux devoirs de l’hospitalité en lui demandant son nom et le dessein qui motivait sa présence. Aussi ce fut Zein qui le premier interrogea son hôte, lui disant : « Ô mon maître, tel que je suis, je viens d’arriver de Bassra, mon pays, à la recherche d’un homme appelé Moubarak, qui avait été autrefois au nombre des esclaves du défunt roi, dont je suis le fils. Et si tu me demandes mon nom, je te dirai que je m’appelle Zein. Car c’est moi-même qui suis maintenant le sultan de Bassra…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et si tu me demandes mon nom, je te dirai que je m’appelle Zein ! Car c’est moi-même qui suis maintenant le sultan de Bassra ! »

À ces paroles, le marchand Moubarak, à la limite de l’émotion, se leva de sur le divan, et, se jetant aux genoux de Zein, embrassa la terre entre ses mains, et s’écria : « Louanges à Allah, ô mon seigneur, qui a permis la réunion du maître et de l’esclave ! Ordonne et je te répondrai par l’ouïe et l’obéissance ! Car c’est moi-même qui suis ce Moubarak, esclave du défunt roi, ton père ! L’homme qui engendre ne meurt point ! Ô fils de mon maître, ce palais est ton palais, et je suis ta propriété ! » Alors Zein, ayant relevé Moubarak, lui raconta tout ce qui lui était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans omettre un détail. Mais il n’y a point d’utilité à le répéter. Et il ajouta : « Je viens donc en Égypte pour que tu m’aides à trouver cette merveilleuse adolescente de diamant ! » Et Moubarak répondit : « De tout cœur féal et comme hommages dus ! Je suis l’esclave non libéré, et ma vie et mes biens t’appartiennent de droit. Mais, avant d’aller à la recherche de l’adolescente de diamant, ô mon seigneur, il est bon que tu te reposes des fatigues du voyage et que tu me permettes de donner un festin en ton honneur ! » Mais Zein répondit : « Sache, ô Moubarak, que pour ce qui est de ta qualité d’esclave, désormais tu peux te considérer comme libre ; car je t’affranchis et je retranche ta personne de mes biens et propriétés. Quant à ce qui est de l’adolescente de diamant, il faut que, sans retard, nous allions à sa recherche, car le voyage ne m’a pas fatigué, et l’impatience où je suis m’empêcherait de goûter le moindre repos ! » Alors Moubarak, voyant que la résolution du prince Zein était bien arrêtée, ne voulut point le contrarier ; et, après avoir embrassé une seconde fois la terre entre ses mains, pour le remercier du don qu’il venait de lui faire de sa liberté, et après avoir baisé le pan de son manteau et s’en être couvert la tête, il se leva et dit à Zein : « Ô mon seigneur, as-tu seulement réfléchi aux dangers que tu vas courir dans cette expédition ? En effet, l’adolescente de diamant se trouve dans le palais du Vieillard des Trois Îles ! Et les Trois Îles sont situées dans un pays dont le seuil est interdit au commun des hommes. Toutefois je puis t’y conduire, car je connais la formule qu’il faut prononcer pour y pénétrer. » Et le prince Zein répondit : « Je suis prêt à affronter tous les périls, pour acquérir cette merveilleuse adolescente de diamant, car rien n’arrivera que ce qui doit arriver. Et me voici avec tout mon courage gonflant ma poitrine, pour aller trouver le Vieillard des Trois Îles ! »

Alors, Moubarak ordonna aux esclaves de tenir toutes choses prêtes pour le départ. Et, après avoir fait leurs ablutions et la prière, ils montèrent à cheval et se mirent en chemin. Et ils voyagèrent pendant des jours et pendant des nuits, à travers les plaines et les déserts, et dans des solitudes où il n’y avait que l’herbe et la présence d’Allah. Et ils étaient, durant ce voyage, sans cesse frappés par la vue des choses de plus en plus étranges qu’ils rencontraient pour la première fois de leur vie. Et ils finirent par arriver dans une prairie délicieuse, où ils descendirent de cheval ; et Moubarak, se tournant vers les esclaves qui les suivaient, leur dit : « Vous autres, demeurez dans cette prairie, jusqu’à notre retour, pour garder les chevaux et les provisions ! » Et il pria Zein de le suivre, et lui dit : « Ô mon seigneur, il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah l’Omnipotent ! Nous voici sur le seuil des terres interdites, où se trouve l’adolescente de diamant. Or, il faut que nous avancions tout seuls, sans avoir désormais un moment d’hésitation. Et c’est maintenant qu’il faut manifester notre fermeté et notre courage ! » Et le prince Zein le suivit ; et ils marchèrent longtemps, sans arrêt, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au pied d’une haute montagne à pic qui barrait tout l’horizon de sa muraille inflexible.

Alors, le prince Zein se tourna vers Moubarak et lui dit : « Ô Moubarak, et quelle est la puissance qui va maintenant nous faire gravir cette montagne inaccessible ? Et qui nous donnera des ailes pour arriver à son sommet ? » Et Moubarak répondit : « Nous n’avons point besoin de la gravir ou d’arriver à son sommet avec des ailes pour la franchir ! » Et il tira de sa poche un vieux livre, sur lequel étaient tracés, à rebours, des caractères inconnus, semblables à des pattes de fourmis ; et il se mit à lire à haute voix, devant la montagne, en dodelinant de la tête, des versets en une langue incompréhensible. Et aussitôt la montagne, roulant sur elle-même de deux côtés à la fois, se sépara en deux parties, en laissant à ras du sol un intervalle assez large pour permettre le passage à un seul homme. Et Moubarak prit le prince par la main, et s’engagea résolument, tout le premier, dans cet étroit intervalle. Et ils marchèrent de la sorte, l’un derrière l’autre, durant une heure de temps, et arrivèrent à l’autre bout du passage. Et dès qu’ils furent sortis, les deux moitiés de la montagne se rapprochèrent et s’unirent d’une façon si parfaite, qu’elles ne laissèrent guère entre elles un interstice où pût pénétrer même la pointe d’une aiguille.

Et ils se trouvèrent, à leur sortie, sur le rivage d’un lac, grand comme la mer, du sein duquel émergeaient, dans le loin, trois îles couvertes de végétation. Et le rivage où ils étaient réjouissait la vue par les arbres, les arbustes et les fleurs qui se regardaient dans l’eau, et embaumaient l’air des plus douces senteurs, tandis que les oiseaux, sur des modes divers, chantaient des mélopées qui ravissaient l’esprit et capturaient le cœur.

Et Moubarak s’assit sur le rivage et dit à Zein : « Ô mon seigneur, tu vois, comme moi, ces îles dans le loin. Or, c’est là précisément qu’il faut que nous allions ! » Et Zein, bien surpris, demanda : « Et comment pourrons-nous traverser ce lac, vaste comme la mer, pour nous rendre à ces îles-là ? » Il répondit : « Sois sans inquiétude à ce sujet. » En effet, une barque, dans quelques instants, viendra nous prendre pour nous transporter dans ces îles, belles comme les terres promises par Allah à ses Croyants. Car c’est là que se trouve le Vieillard, propriétaire de l’adolescente de diamant. Seulement, ô mon seigneur, je te supplie, quoi qu’il puisse arriver et quoi que tu puisses voir, de ne point faire la moindre réflexion. Et surtout, ô mon seigneur, quelque singulière que puisse te paraître la figure du batelier, et quoi que tu puisses remarquer d’extraordinaire en lui, prends bien garde de bouger ! Car, si, une fois embarqués, tu as le malheur de prononcer un seul mot, la barque coulera avec nous sous les eaux ! » Et Zein, extrêmement impressionné, répondit : « Je garderai ma langue entre mes dents, et mes réflexions dans mon esprit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Je garderai ma langue entre mes dents, et mes réflexions dans mon esprit ! »

Or, comme ils parlaient ainsi, ils virent tout à coup apparaître sur le lac une barque avec un batelier, et si proche d’eux qu’ils ne surent si elle était sortie du sein de l’eau ou si elle était descendue du fond de l’air. Et cette barque était en bois de sandal rouge avec, en son milieu, un mât de l’ambre le plus fin, et des cordages de soie. Quant au batelier, il avait un corps d’être humain, fils d’Adam ; mais sa tête ressemblait à celle d’un éléphant, et possédait deux oreilles qui tombaient jusqu’à terre, et pendaient derrière lui comme la traîne d’Agar.

Lorsque la barque ne fut plus qu’à cinq coudées du rivage, elle s’arrêta ; et le batelier à tête d’éléphant dressa sa trompe en l’air et saisit, l’un après l’autre, les deux compagnons ; et il les transporta dans la barque, avec autant d’aisance que s’il se fût agi de deux plumes ; et il les y déposa bien doucement. Et aussitôt il plongea sa trompe dans l’eau, et, s’en servant à la fois comme de rames et de gouvernail, il s’éloigna du rivage. Et il releva ses immenses oreilles traînantes ; et il les déploya au-dessus de sa tête dans le vent, qui les gonfla comme des voiles, tumultueusement. Et il les manœuvra, les faisant tourner suivant le sens de la brise, avec plus de sûreté qu’un capitaine ne fait manœuvrer les agrès de son vaisseau. Et la barque, ainsi poussée, s’envola sur le lac, comme un grand oiseau.

Lorsqu’ils furent arrivés sur le rivage de l’une des îles, le batelier les reprit l’un après l’autre avec sa trompe, et les déposa sans heurt sur le sable, pour disparaître aussitôt avec sa barque.

Alors, Moubarak reprit le prince par la main, et s’enfonça avec lui dans l’intérieur de l’île, en suivant un sentier pavé, au lieu de cailloux, de pierreries de toutes les couleurs. Et ils marchèrent ainsi jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés devant un palais entièrement construit de pierres d’émeraude, entouré d’un large fossé sur les bords duquel, d’espace en espace, étaient plantés des arbres si hauts qu’ils couvraient de leur ombrage tout le palais. Et vis-à-vis de la grande porte d’entrée, qui était d’or massif, il y avait un pont fait en écaille précieuse et ayant, pour le moins, six toises de long sur trois de large.

Et Moubarak, n’osant point franchir ce pont, s’arrêta et dit au prince : « Nous ne pouvons aller plus avant. Mais si nous voulons voir le Vieillard des Trois-Îles, il faut que nous fassions une conjuration magique ! » Et, parlant ainsi, il tira d’un sac qu’il avait caché sous sa robe quatre bandes de soie jaune. Et de l’une il s’entoura la taille, et en mit une autre sur son dos. Puis il donna les autres bandes au prince, qui en fit le même usage. Et Moubarak tira alors de son sac deux tapis de prière en soie légère, les déplia par terre, et répandit dessus quelques grains de musc et d’ambre, en marmonnant des formules incantatoires. Ensuite il s’assit, les jambes repliées, au milieu de l’un de ces tapis, et dit au prince : « Mets-toi au milieu du second tapis ! » Et Zein exécuta l’ordre ; et Moubarak lui dit : « Je vais maintenant conjurer le Vieillard des Trois-Îles, qui habite ce palais. Or, fasse Allah qu’il vienne à nous sans colère ! Car je t’avoue, ô mon seigneur, que je ne suis guère rassuré sur la façon dont il va nous recevoir, ni sans inquiétude sur les conséquences de notre entreprise. En effet, si notre arrivée dans cette île ne lui agrée point, il paraîtra à nos yeux sous la forme d’un monstre effroyable ; mais s’il n’est pas offusqué de notre venue, il se montrera sous la forme d’un Adamite de la bonne qualité. Mais toi, dès qu’il sera devant nous, il faudra te lever en son honneur et, sans sortir du milieu du tapis, tu lui feras les salams les plus respectueux, et tu lui diras : « Ô puissant maître, souverain des souverains, nous voici debout dans l’enceinte de ta juridiction, et entrés sous la porte de ta protection ! Or moi, ton esclave, je suis Zein, sultan de Bassra, fils du défunt sultan qui a été emporté par l’ange de la mort, après avoir trépassé dans la paix de son Seigneur. Et je viens solliciter de ta générosité et de la puissance les mêmes faveurs que tu avais accordées à mon défunt père, ton serviteur ! » Et s’il te demande quelle grâce tu veux qu’il t’accorde, tu lui répondras : « Ô mon souverain, c’est la septième adolescente de diamant que je viens solliciter de ta générosité ! » Et Zein répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Alors, Moubarak, ayant fini de la sorte d’instruire le prince Zein, commença à faire des conjurations, des fumigations, des récitations, des adjurations et des incantations qui n’avaient pour Zein aucune signification. Et, aussitôt après, le soleil fut enseveli sous un amoncellement de nuages noirs, et toute l’île se couvrit d’épaisses ténèbres, et un long éclair brilla qui fut suivi d’un coup de tonnerre. Et il s’éleva un vent furieux qui souffla dans leur direction ; et ils entendirent un cri épouvantable qui ébranla l’air ; et la terre eut un tremblement pareil à celui que l’ange Israfil doit causer au jour du jugement.

Lorsque Zein eut vu et entendu tout cela, il se sentit pris d’une grande émotion, qu’il eut soin toutefois de ne pas laisser voir ; et il pensa en lui-même : « Par Allah ! c’est là un bien mauvais présage. » Mais Moubarak, qui devinait ce qu’il ressentait, se mit à sourire et lui dit : « N’aie pas peur, ô mon seigneur ! Ces signes, au contraire, doivent nous rassurer ! Avec l’aide d’Allah, tout va bien ! »

En effet, à l’instant même où il prononçait ces mots…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… En effet, à l’instant même où il prononçait ces mots, le Vieillard des Trois-Îles apparut devant eux, sous la forme d’un Adamite à l’aspect vénérable, et si beau qu’il n’y avait, pour le surpasser en perfection, que Celui-là seul à qui appartient toute beauté, toute qualité et toute gloire ! (Qu’Il soit exalté !) Et il s’approcha de Zein, en lui souriant comme sourit un père à son enfant. Et Zein se hâta de se lever en son honneur, sans toutefois quitter le centre du tapis, pour ensuite s’incliner devant lui et embrasser la terre entre ses mains. Et il ne manqua point de lui faire les salams et les compliments que lui avait enseignés Moubarak. Et alors seulement il lui exposa le motif de sa venue dans l’île.

Lorsque le Vieillard des Îles eut entendu les paroles de Zein et qu’il en eut bien compris la signification, il sourit d’un sourire encore plus engageant, et dit à Zein : « Ô Zein, en vérité j’aimais ton père d’un grand amour ; et, toutes les fois qu’il venait me visiter, je lui faisais don d’une adolescente de diamant ; et je prenais soin de la lui faire transporter moi-même à Bassra, de crainte que les chameliers ne l’endommageassent. Mais ne crois point que j’aie moins d’amitié pour toi, ô Zein ! Sache, en effet, que c’est moi-même qui, de mon propre mouvement, ai voulu promettre à ton père de te prendre sous ma protection, et l’ai poussé à écrire les deux avertissements et à les cacher, l’un, dans l’Armoire-des-Papiers et, l’autre, dans le coffret du souterrain. Et me voici prêt à te donner l’adolescente de diamant qui vaut à elle seule toutes les autres réunies et mille autres pareilles. Seulement, ô Zein, je ne pourrai te faire ce cadeau merveilleux qu’en échange d’un autre que je veux te demander ! » Et Zein répondit : « Par Allah ! ô mon seigneur, tout ce qui m’appartient est ta propriété, et moi-même je suis compris dans ce qui t’appartient ! » Et le Vieillard sourit et répondit : « Oui, ô Zein, mais ma demande sera bien difficile à satisfaire ! Et je ne sais si tu pourras jamais réussir à me contenter ! » Il demanda : « Et quelle est-elle ? » Il dit : « C’est qu’il faut que tu me trouves, pour me l’amener dans cette île, une adolescente de quinze ans, qui soit à la fois une vierge intacte et une beauté sans rivale ! » Et Zein s’écria : « Si c’est là tout ce que tu me demandes, ô mon seigneur, par Allah ! il me sera bien aisé de te satisfaire. Car rien n’est plus commun dans nos pays que les adolescentes de quinze ans à la fois vierges et belles ! »

À ces paroles, le Vieillard regarda Zein et se mit à rire tellement qu’il se renversa sur le derrière. Et lorsqu’il se fut un peu calmé, il demanda à Zein : « Est-il donc si facile de trouver ce que je te demande, ô Zein ? » Et Zein répondit : « Ô mon seigneur, je puis te procurer non seulement une, mais dix adolescentes comme celle que tu me demandes ! Quant à moi, j’ai déjà eu dans mon palais un nombre considérable d’adolescentes de cette variété-là, et elles étaient bien intactes, et je me suis bien délecté en leur ravissant leur virginité ! » Et le Vieillard, en entendant ces paroles, ne put s’empêcher d’éclater de rire pour la seconde fois. Puis il dit, d’un ton plein de pitié, à Zein : « Sache, mon fils, que ce que je te demande est une chose si rare, que nul jusqu’aujourd’hui n’a pu me l’apporter. Et si tu penses que les adolescentes que tu as possédées étaient des vierges, tu te trompes et t’illusionnes ! Car tu ne sais pas que les femmes ont mille moyens de faire croire à leur virginité ; et elles réussissent à tromper les hommes les plus expérimentés en assauts. Mais, comme je vois, par l’assurance de tes paroles, que tu ne sais rien à leur sujet, je veux te fournir le moyen de contrôler leur état d’ouverture ou de fermeture, sans les toucher du doigt, sans les déshabiller et sans qu’elles puissent s’en douter ! Car du moment que je te demande une adolescente vierge, il est essentiel que nul homme ne l’ait touchée ni qu’il ait vu avec ses yeux ses organes délicats ! »

Lorsque le jeune Zein eut entendu ces paroles du Vieillard des Îles, il se dit : « Par Allah ! il doit être fou. Si, comme il le prétend, il est tellement difficile de savoir si une adolescente est intacte, comment veut-il que je puisse lui en trouver une sans la voir ni la toucher ! » Et il réfléchit pendant un moment, et tout à coup il s’écria : « Par Allah ! je le sais maintenant. Ce sera son odeur qui me mettra sur la voie ! » Le Vieillard sourit et dit : « La virginité n’a point d’odeur ! » Il dit : « Ce sera, en la regardant fixement dans les yeux ! » Il dit : « La virginité ne se lit point dans les yeux ! » Il demanda : « Mais alors, comment faut-il que je fasse, ô mon seigneur ? » Il dit : « C’est cela précisément que je vais t’indiquer ! »

Et soudain il disparut à leurs yeux ; mais ce fut pour revenir au bout d’un moment ; et il tenait dans sa main un miroir. Et il se tourna vers Zein et lui dit : « Je dois te dire, ô Zein, qu’il est impossible à un fils d’Adam de reconnaître, à sa mine, si une fille d’Ève est vierge ou perforée. Et c’est une connaissance qui n’appartient qu’à Allah et aux élus d’Allah. Aussi, comme je ne puis m’en remettre à toi là-dessus, je t’apporte, pour te le donner, le miroir qui sera plus sûr que toutes les conjectures des hommes. Or, toi, dès que tu auras vu une adolescente de quinze ans parfaitement belle, et que tu croiras vierge ou qu’on te donnera comme telle, tu n’auras qu’à regarder dans ce miroir. Et aussitôt tu y verras t’apparaître l’image de l’adolescente en question. Et, toi, ne crains pas de bien examiner cette image : car la vue d’une image dans un miroir ne porte point atteinte à la virginité d’un corps, comme le fait la vue directe du corps lui-même. Or, si l’adolescente n’est pas vierge, tu le verras bien à l’examen de son histoire qui t’apparaîtra grossie et béante comme un abîme ; et tu verras également le miroir se ternir comme d’une buée. Mais si, au contraire, Allah veut que l’adolescente soit restée vierge, tu verras t’apparaître une histoire pas plus grosse qu’une amande décortiquée ; et le miroir se conservera clair, pur et net de toute buée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Mais si, au contraire, Allah veut que l’adolescente soit restée vierge, tu verras t’apparaître une histoire pas plus grosse qu’une amande décortiquée ; et le miroir se conservera clair, pur et net de toute buée ! »

Et, ayant ainsi parlé, le Vieillard des Îles remit le miroir magique à Zein, en ajoutant : « Je souhaite, ô Zein, que la destinée te fasse rencontrer au plus tôt la vierge de quinze ans que je te demande. Et n’oublie pas qu’il faut qu’elle soit parfaitement belle ! Car à quoi sert la virginité sans la beauté ? Et prends bien soin de ce miroir, dont la perte serait pour toi un dommage irréparable ! » Et Zein répondit par l’ouïe et l’obéissance, et, après avoir pris congé du Vieillard des Trois Îles, il reprit avec Moubarak le chemin du lac. Et le batelier à tête d’éléphant vint à eux avec sa barque et les repassa de la même manière qu’il les avait passés. Et la montagne s’ouvrit de nouveau pour leur livrer passage. Et ils se hâtèrent d’aller retrouver les esclaves qui gardaient les chevaux. Et ils retournèrent au Caire.

Or, le prince Zein consentit à prendre enfin quelques jours de repos, dans le palais de Moubarak, pour se remettre des fatigues et des émotions du voyage. Et il pensait : « Ya Allah ! comme il est naïf, ce Vieillard des Îles qui n’hésite pas à me donner la plus merveilleuse de ses adolescentes de diamant en échange d’une Adamite vierge ! Et il s’imagine que la race des vierges s’est éteinte sur la face de la terre ! » Puis, lorsqu’il eut jugé qu’il avait pris le repos nécessaire, il appela Moubarak et lui dit : « Ô Moubarak, levons-nous et allons-nous-en à Baghdad et à Bassra, où les filles vierges sont innombrables comme les sauterelles. Et nous choisirons entre elles toutes la plus belle. Et nous reviendrons l’offrir, en échange de l’adolescente de diamant, au Vieillard des Trois Îles ! » Mais Moubarak répondit : « Et pourquoi donc, ô mon seigneur, aller si loin chercher ce que nous avons sous notre main ? Ne sommes-nous donc point au Caire, la ville des villes, le séjour préféré des gens délicieux et le rendez-vous de toutes les beautés de la terre ? Ne te préoccupe donc pas de cette recherche-là, et laisse-moi agir en conséquence ! » Il demanda : « Et comment vas-tu faire ? » Il dit : « Je connais, entre autres connaissances, une vieille rouée fort experte en adolescentes, et qui nous en procurera plus que nous n’en désirons. Je vais donc la charger de nous amener ici toutes les jeunes filles de quinze ans qui se trouvent non seulement au Caire, mais dans toute l’Égypte. Et je lui recommanderai, pour nous rendre la besogne plus facile, de faire elle-même un premier choix, en ne nous amenant ici que celles qu’elle aura jugées dignes d’être offertes en cadeau aux rois et aux sultans. Et je lui promettrai, pour attiser son zèle, un somptueux bakhchich. Et de la sorte elle ne laissera pas en Égypte une jeune fille présentable qu’elle ne nous l’ait amenée, au su ou à l’insu de ses parents. Et nous, nous fixerons notre choix sur celle qui nous aura paru la plus belle parmi les Égyptiennes, et nous l’achèterons ; ou, si elle appartient à une famille de notables, je la demanderai pour toi en mariage et tu te marieras avec elle, pour la forme seulement ; car il sera entendu que tu ne la toucheras pas. Après quoi nous irons à Damas, puis à Baghdad et à Bassra ; et là nous ferons faire les mêmes recherches. Et dans chaque ville nous achèterons, ou nous nous procurerons, par le mariage apparent, celle qui nous aura le plus frappés par sa beauté, après que, bien entendu, nous aurons constaté sa virginité au moyen du miroir. Et alors seulement nous réunirons toutes les adolescentes que nous aurons eues de cette manière-là, et nous choisirons entre elles celle qui nous paraîtra, sans conteste, la plus merveilleuse. Et, de la sorte, mon seigneur, tu auras tenu ta promesse au Vieillard des Trois Îles qui, à son tour, tiendra la sienne en te donnant, en échange de la merveilleuse vierge de quinze ans, l’adolescente de diamant ! » Et Zein répondit : « Ton idée, ô Moubarak, est tout à fait excellente ! Et ta langue vient de sécréter les paroles de la sagesse et de l’éloquence ! »

Alors, Moubarak alla trouver la vieille rouée en question, qui n’avait point sa pareille pour les expédients et artifices de toutes sortes, car elle était capable de donner des leçons de finesse, de fourberie et subtilité à Éblis lui-même. Et, après lui avoir mis dans la main, pour commencer, un bakhchich d’une certaine importance, il lui exposa le motif qui l’amenait chez elle, et ajouta : « Car cette adolescente incomparablement belle et tout à fait vierge que je te demande à choisir entre toutes les adolescentes de quinze ans qui se trouvent en Égypte est destinée à devenir l’épouse du fils de mon maître. Et sois bien certaine que tes recherches et peines seront largement rétribuées. Et tu n’auras qu’à te louer de notre générosité ! » Et la vieille répondit : « Ô mon maître, tranquillise ton esprit et rafraîchis les yeux, car moi, par Allah ! je vais me consacrer à satisfaire ton désir au delà de ce que tu me demandes. Sache, en effet, que j’ai sous ma main des jeunes vierges de quinze ans, inégalables en grâces et en beauté et qui sont toutes filles d’hommes honorables et de notables. Et je te les amènerai toutes, l’une après l’autre ; et tu seras bien perplexe pour faire un choix entre toutes ces lunes plus merveilleuses les unes que les autres ! »

Ainsi parla la vieille rouée. Mais, malgré toute sa finesse et sa science, elle ne savait rien du tout au sujet du miroir. Aussi ce fut avec son assurance habituelle qu’elle sortit rôder à travers la ville, dans les voies et chemins de ses expédients, à la recherche des adolescentes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Aussi, ce fut avec son assurance habituelle qu’elle sortit rôder à travers la ville, dans les voies et chemins de ses expédients, à la recherche des adolescentes. Et effectivement elle ne tarda pas à amener au palais de Moubarak un premier lot, fort considérable, d’adolescentes de choix, toutes âgées de quinze ans, plutôt moins que plus, et toutes intactes quant à leur virginité. Et elle les introduisit l’une après l’autre, enveloppées de leurs voiles, avec leurs yeux modestement baissés, dans la salle où les attendait le prince Zein, muni de son miroir et assis à côté du marchand Moubarak. Et vraiment, à voir toutes ces paupières baissées et ces visages candides et ce maintien pudique, nul n’aurait pu douter de la pureté et de la virginité des adolescentes que la vieille introduisait. Mais voilà ! Il y avait le miroir, et rien ne pouvait tromper le miroir, ni les paupières baissées, ni les visages candides, ni le maintien pudique. En effet, chaque fois qu’entrait une adolescente, le prince Zein, sans prononcer une parole, tournait la face du miroir du côté de l’adolescente à inspecter, et regardait. Et elle apparaissait toute nue, malgré les nombreux vêtements qui la recouvraient ; et aucune partie de son corps ne restait invisible ; et son histoire se reflétait dans ses moindres détails, tout comme si elle était placée dans un coffret de cristal diaphane.

Or, chaque fois que le prince Zein inspectait au miroir les adolescentes qui entraient, il était loin de voir une histoire minuscule en forme d’amande sans écorce ; et il s’étonnait prodigieusement de constater dans quel abîme sans fond il aurait pu inconsidérément se jeter ou jeter le Vieillard des Trois Îles, sans le secours du miroir magique. Et il renvoyait, après examen, toutes celles qui entraient, sans toutefois expliquer à la vieille le vrai motif de son abstention ; car il ne voulait pas faire tort à ces jeunes filles, en dévoilant ce qu’Allah avait voilé, et en révélant ce qui était ordinairement caché. Et il se contentait, chaque fois, d’essuyer du revers de sa manche l’épaisse buée qui venait, après que l’image avait apparu, ternir la face du miroir. Et la vieille, sans se décourager et excitée par l’espoir de la rémunération, lui amena un second lot encore plus important que le premier, et un troisième et un quatrième et un cinquième lots, mais sans plus de résultat que la première fois. Et de la sorte, ô Zein, tu vis les histoires des Égyptiennes, des Cophtes, des Nubiennes, des Abyssines, des Soudaniennes, des Maghrébines, des Arabes et des Bédouines ! Et, certes ! dans le nombre, il y en avait qui étaient excellentes au possible, et appartenaient à des propriétaires incomparablement belles et délicieuses. Mais pas une fois, au milieu de toutes ces histoires-là, tu ne vis l’histoire requise, vierge de tout contact, semblable à une amande décortiquée !

Et c’est pourquoi le prince et Moubarak, n’ayant pu trouver en Égypte, pas plus parmi les filles des grands que parmi celles du peuple, une adolescente remplissant les conditions nécessaires, jugèrent qu’il ne leur restait plus qu’à quitter ce pays, pour aller d’abord en Syrie continuer leurs recherches. Et ils partirent pour Damas, et louèrent un magnifique palais dans le quartier le plus beau de la ville. Et Moubarak entra en rapport avec les vieilles femmes marieuses et avec les entremetteuses, et leur exposa ce qu’il avait à leur exposer. Et toutes lui répondirent par l’ouïe et l’obéissance. Et elles entrèrent en pourparlers avec les adolescentes, filles des grands et des petits, aussi bien avec les musulmanes qu’avec les juives et les chrétiennes. Et, ne se doutant pas des vertus du miroir magique, dont elles ignoraient d’ailleurs jusqu’à l’existence, elles les amenèrent à tour de rôle dans la salle réservée à l’inspection. Mais il arriva pour les Syriennes exactement ce qui était arrivé pour les Égyptiennes et les autres ; car, malgré leur maintien modeste et la pureté de leurs regards et leurs joues rougissantes de pudeur et leurs quinze ans, elles se trouvèrent toutes être perforées quant à leurs histoires. Et, dans ces conditions, aucune d’elle ne fut agréée. Et les entremetteuses et les autres vieilles furent obligées de s’en retourner avec leurs nez allongés jusqu’à leurs pieds. Et voilà pour elles !

Mais pour ce qui est du prince Zein et de Moubarak, voici ! Lorsqu’ils eurent constaté que la Syrie, aussi bien que l’Égypte, était complètement dénuée d’adolescentes aux histoires encore scellées, ils furent bien stupéfaits ; et Zein pensa : « Cela est énorme ! » Et il dit à Moubarak : « Ô Moubarak, je crois que nous n’avons plus rien de commun avec ce pays, et qu’il nous faut chercher, dans d’autres contrées, ce que nous désirons. Car mon cœur et mon esprit travaillent beaucoup au sujet de la septième adolescente de diamant ; et je suis toujours prêt à continuer les recherches pour trouver la vierge de quinze ans qui doit être donnée, en échange de son cadeau, au Vieillard des Îles ! » Et Moubarak répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il ajouta : « Mon avis est qu’il est inutile d’aller ailleurs que dans l’Irak. Car c’est là seulement que nous avons chance de rencontrer ce que nous cherchons. Préparons donc la caravane et allons à Baghdad, la cité de paix…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Préparons donc la caravane et allons à Baghdad, la cité de paix ! »

Et Moubarak fit les préparatifs du départ, et lorsque la caravane fut au complet, il prit avec le prince Zein le chemin qui, à travers le désert, conduit à Baghdad. Et Allah leur écrivit la sécurité ; et ils ne firent aucune rencontre de Bédouins coupeurs de routes ; et ils arrivèrent en bonne santé dans la cité de paix.

Or, ils commencèrent, comme ils l’avaient fait à Damas, par louer un palais, situé sur le Tigre et qui avait une vue merveilleuse et un jardin semblable au Jardin-des-Délices du khalifat. Et ils y menèrent un train extraordinaire, faisant bonne chère et donnant des festins à nuls autres pareils. Et, une fois que leurs invités avaient mangé et bu jusqu’à satiété, ils faisaient distribuer les restes aux pauvres et aux derviches. Et parmi ces derviches il y en avait un qui s’appelait Abou-Bekr, et qui était une crapule, une canaille tout à fait détestable, qui haïssait les gens riches, précisément parce qu’ils étaient riches et qu’il était pauvre. Car la misère endurcit le cœur de l’homme doué d’une âme basse, tandis qu’elle ennoblit le cœur de l’homme doué d’une âme élevée. Et comme il voyait l’abondance et les biens d’Allah dans la demeure des nouveaux venus, il ne lui en fallut pas davantage pour les prendre tous deux en aversion. Aussi, un jour d’entre les jours, il vint à la mosquée pour la prière de l’après-midi, et il se tint au milieu du peuple assemblé, et s’écria : « Ô Croyants, vous devez savoir que dans notre quartier sont venus loger deux étrangers qui dépensent tous les jours des sommes immenses et font parade de leurs richesses, uniquement pour offusquer les yeux des pauvres comme nous. Or, nous ne savons point qui sont ces étrangers-là, et nous ignorons si ce ne sont pas des scélérats qui ont volé dans leur pays des biens considérables, pour venir dépenser à Baghdad le produit de leurs larcins et l’argent des veuves et des orphelins ! Je vous adjure donc par le nom d’Allah et les mérites de notre seigneur Môhammad (sur Lui la prière et la paix !) de vous mettre en garde contre ces inconnus et de ne rien accepter de leur fausse générosité ! D’ailleurs, si notre maître le khalifat venait à apprendre qu’il y a des hommes de cette sorte dans notre quartier, il nous rendrait tous responsables de leurs méfaits et nous châtierait de ne l’en avoir pas averti. Mais, pour ce qui est de moi, je tiens à vous déclarer que je retire mes deux mains de cette affaire-là, et que je n’ai rien de commun avec ces étrangers et avec ceux qui acceptent leurs invitations et entrent dans leur maison ! » Et tous ceux qui étaient présents répondirent d’une seule voix : « Certes ! tu as raison, ô cheikh Abou-Bekr ! Et nous te chargeons de rédiger une plainte au khalifat à ce sujet-là, pour qu’il fasse examiner leur cas ! » Puis toute l’assemblée sortit de la mosquée. Et le derviche Abou-Bekr rentra chez lui pour méditer sur le moyen de nuire aux deux étrangers.

Sur ces entrefaites, Moubarak ne tarda pas à apprendre, par un décret de la destinée, ce qui venait de se passer à la mosquée ; et il eut de grandes craintes au sujet des menées du derviche ; et il pensa que si la chose s’ébruitait, il ne pourrait plus inspirer confiance aux entremetteuses et aux marieuses. Aussi, sans perdre de temps, il mit cinq cents dinars d’or dans un sac et courut à la maison du derviche. Et il frappa à la porte ; et le derviche vint lui ouvrir et, l’ayant reconnu, il lui demanda d’un ton courroucé : « Qui es-tu ? Et que veux-tu ? » Et il répondit : « Je suis Moubarak, ton esclave, ô mon maître l’imam Abou-Bekr ! Et je viens vers toi de la part de l’émir Zein qui a entendu parler de ta science, de tes connaissances et de ton influence dans la ville ; et il m’a envoyé pour te présenter ses hommages et se mettre à ton entière disposition. Et, pour te marquer son bon vouloir, il m’a chargé de te remettre cette bourse de cinq cents dinars, comme hommage d’un féal à son souverain, en s’excusant auprès de toi de ce que le cadeau n’est guère proportionné à l’immensité de tes mérites. Mais, si Allah veut, il ne manquera pas, dans les jours à venir, de te prouver encore mieux combien il est ton obligé et le perdu dans le désert sans bornes de ta bienveillance ! »

Lorsque le derviche Abou-Bekr eut vu le sac de l’or et supputé son contenu, il devint bien tendre quant à ses yeux et bien doux quant à ses intentions. Et il répondit : « Ô mon seigneur, j’implore ardemment mon pardon de ton maître l’émir pour ce que ma langue a pu dire d’inconsidéré sur son compte ; et je me repens à la limite du repentir d’avoir failli à mes devoirs à son égard ! Je te prie donc d’être mon délégué auprès de lui pour lui exposer ma contrition pour le passé et mes dispositions pour l’avenir. Car dès aujourd’hui, si Allah veut, je veux réparer en public ce que j’ai pu commettre d’inconsidéré, et mériter de la sorte les faveurs de l’émir ! » Et Moubarak répondit : « Louanges à Allah qui remplit ton cœur de bonnes intentions, ô mon maître Abou-Bekr ! Mais je te supplie de ne point oublier de venir, après la prière, honorer notre seuil de ta présence et exalter notre esprit de ta société ! Car nous savons que la bénédiction accompagnera, dans notre demeure, les pas de ta sainteté ! » Et, ayant ainsi parlé, il baisa la main du derviche et s’en retourna à la maison.

Quant à Abou-Bekr, il ne manqua pas d’aller à la mosquée, à l’heure de la prière ; et là, debout au milieu des fidèles rassemblés, il s’écria : « Ô Croyants, mes frères, vous savez qu’il n’y a personne qui n’ait ses ennemis ; et vous savez également que l’envie s’attache principalement sur les traces de ceux sur qui sont descendues les faveurs et les bénédictions d’Allah ! Or, je tiens aujourd’hui, pour libérer ma conscience, à vous dire que les deux étrangers dont je vous ai parlé hier inconsidérément sont des personnes douées de noblesse, de tact, de vertus et de qualités inestimables. De plus, les renseignements que j’ai pris sur leur compte m’ont permis d’établir que l’un d’eux est un émir de haut rang et de grand mérite ; et sa présence ne peut que faire du bien à notre quartier. Il faut donc que vous l’honoriez partout où vous le rencontrerez, et que vous lui rendiez les honneurs dus à son rang et à sa qualité. Ouassalam ! »

Et le derviche Abou-Bekr détruisit ainsi dans l’esprit de ses auditeurs l’effet de ses paroles de la veille. Et il les quitta pour rentrer chez lui changer d’habits et se vêtir d’un caban tout neuf dont les pans traînaient jusqu’à terre et dont les larges manches s’allongeaient jusqu’à ses genoux. Et il alla rendre visite au prince Zein, et entra dans la salle réservée aux visiteurs…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il alla rendre visite au prince Zein, et entra dans la salle réservée aux visiteurs. Et il s’inclina jusqu’à terre en présence du prince, qui lui rendit son salam et le reçut avec cordialité et l’invita à s’asseoir à côté de lui sur le divan. Puis il lui fit servir à manger et à boire, et lui tint compagnie, en partageant le repas avec lui et avec Moubarak. Et ils causèrent comme deux excellents amis. Et le derviche, complètement gagné par les manières du prince, lui demanda : « Ô mon seigneur Zein, penses-tu illuminer longtemps notre ville de ta présence ? » Et Zein qui, malgré son jeune âge, était fort avisé et savait tirer profit des occasions fournies par la destinée, lui répondit : « Oui, ô mon maître l’imam. Mon intention est de demeurer à Baghdad jusqu’à ce que mon but soit atteint ! » Et Abou-Bekr dit : « Ô mon seigneur l’émir, quel est le noble but que tu poursuis ? Ton esclave serait fort aise s’il pouvait t’aider en quelque chose, et il se dévouerait de tout cœur amical à tes intérêts ! » Et le prince Zein répondit : « Sache alors, ô vénérable cheikh Abou-Bekr, que mon souhait est le mariage. Je désire, en effet, trouver, pour la prendre comme épouse, une jeune fille de quinze ans qui soit à la fois excessivement belle et tout à fait vierge. Et il faut que sa beauté soit telle qu’elle n’ait pas sa pareille parmi les jeunes filles de son temps, et que sa virginité soit de bon aloi au dehors comme au dedans. Et c’est là le but que je poursuis, et le motif qui m’a conduit à Baghdad, après m’avoir fait séjourner en Égypte et en Syrie. » Et le derviche répondit : « Certes ! ô mon maître, c’est là une chose bien rare et bien difficile à trouver. Et, si Allah ne m’avait pas envoyé sur ton chemin, ton séjour à Baghdad n’aurait jamais vu son terme, et toutes les marieuses auraient perdu vainement leur temps dans les recherches. Or, moi, je sais où tu pourras trouver cette perle unique ; et je te le dirai, si toutefois tu le permets ! »

À ces paroles, Zein et Moubarak ne purent s’empêcher de sourire. Et Zein lui dit : « Ô saint derviche, es-tu donc bien sûr de la virginité de celle dont tu me parles ? Et, dans ce cas, comment as-tu fait pour avoir cette certitude ? Si tu as toi-même vu dans cette adolescente ce qui doit être caché, comment pourrait-elle être vierge ? Car la virginité réside aussi bien dans la conservation du sceau que dans son invisibilité ! » Et Abou-Bekr répondit : « Certes, je ne l’ai point vue ! Mais je me couperais la main droite, si elle n’était pas comme je te l’indique ! Et d’ailleurs toi-même, ô mon seigneur, comment pourras-tu faire pour avoir, avant la nuit des noces, une certitude si complète ? » Et Zein répondit : « Ce sera fort simple : je n’aurai besoin que de la voir un instant, tout habillée et complètement enveloppée de ses voiles ! » Et le derviche, par égard pour son hôte, ne voulut point rire, et se contenta de répondre : « Notre maître l’émir doit se connaître en physionomies, pour deviner de la sorte, en ne voyant que les yeux derrière le voile, l’état de la virginité chez une adolescente qu’il n’a jamais connue ! » Et Zein dit : « C’est ainsi ! Et tu n’as qu’à me faire voir l’adolescente, si vraiment tu penses que l’affaire est possible ! Et sois certain que je saurai reconnaître tes services et les estimer au delà de leur valeur ! » Et le derviche répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il sortit à la recherche de l’adolescente en question.

Or, Abou-Bekr connaissait, en effet, une jeune fille qui pouvait présenter les conditions requises, et qui n’était autre que la fille du cheikh des derviches de Baghdad. Et son père l’avait élevée loin de tous les regards, dans une vie simple et cachée, suivant les préceptes sublimes du Livre. Et elle avait grandi dans la demeure, ignorant la laideur, et poussé comme une fleur. Elle était blanche et élégante et d’une délicieuse tournure, étant sortie sans défaut du moule de la beauté. Et admirables étaient ses proportions, et noirs ses yeux, et polis comme des morceaux de lune ses membres délicats. Et elle était toute ronde d’un côté et toute fine au-dessus ! Quant à ce qui était situé entre les colonnes, nul ne saurait le décrire, ne l’ayant jamais vu. C’est pourquoi le miroir magique sera le seul qui l’aura, pour la première fois, reflété, et qui pourra en permettre la description, avec l’assentiment d’Allah !

Le derviche Abou-Bekr alla donc à la maison du cheikh de la corporation et, après les salams et les compliments de part et d’autre, lui fit un long discours, appuyé sur divers textes du Livre saint, au sujet de la nécessité du mariage pour les jeunes filles pubères ; et il finit par lui exposer la situation dans tous ses détails, en ajoutant : « Or, cet émir, si noble, si riche et si généreux, est prêt à te payer n’importe quelle dot que tu demanderas pour ta fille ; mais, en retour, il exige, comme seule condition, de jeter un seul regard sur elle, tandis qu’elle sera tout habillée, voilée et complètement enveloppée de l’izar ! » Et le cheikh des derviches, père de la jeune fille, réfléchit pendant une heure de temps, et répondit : « Il n’y a point d’inconvénient ! » Et il alla trouver son épouse, mère de la jeune fille, et lui dit : « Ô mère de Latifah, lève-toi et prends notre fille Latifah et marche derrière notre fils, le derviche Abou-Bekr, qui te conduira dans un palais où la destinée de ta fille l’attend aujourd’hui…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut :

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT TRENTIÈME NUIT

Elle dit :

«  … Ô mère de Latifah, lève-toi et prends notre fille Latifah et marche derrière notre fils, le derviche Abou-Bekr, qui te conduira dans un palais où la destinée de ta fille l’attend aujourd’hui ! » Et l’épouse du cheikh des derviches obéit tout de suite et s’enveloppa de ses voiles et alla dans la chambre de sa fille et lui dit : « Ô ma fille Latifah, ton père désire qu’aujourd’hui, pour la première fois, tu sortes avec moi ! » Et, après l’avoir peignée et habillée, elle sortit avec elle et suivit, à dix pas de distance, le derviche Abou-Bekr qui les conduisit au palais où, assis sur le divan de la salle d’audience, les attendaient Zein et Moubarak.

Et tu entras, ô Latifah, avec de grands yeux noirs, bien étonnés sous le petit voile de ton visage. Car de ta vie tu n’avais vu d’autre figure d’homme que la figure vénérable du cheikh des derviches, ton père. Et tu ne baissas point les yeux, car tu ne connaissais ni la fausse modestie, ni la fausse pudeur, ni rien des choses qu’apprennent d’ordinaire les filles des hommes pour captiver les cœurs ! Mais tu regardas toutes choses avec tes beaux yeux noirs de gazelle tremblante, hésitante et charmante ! Et le prince Zein, à ton apparition, sentit sa raison s’envoler ; car parmi toutes les femmes de son palais de Bassra, et toutes les adolescentes d’Égypte et de Syrie, il n’avait point vu quelqu’une qui pût égaler, de près ou de loin, ta beauté. Et tu parus dans le miroir, reflétée et toute nue. Et il put ainsi voir, blottie au sommet des colonnes, semblable à une toute petite colombe blanche, une miraculeuse histoire scellée du sceau intact de Soleïmân (sur Lui la paix et la prière !) Et il la considéra plus attentivement, et, à la limite de la jubilation, il constata que ton histoire, ô Latifah, était en tous points semblable à une amande décortiquée. Gloire à Allah qui conserve les trésors et les réserve à ses Croyants !

Lorsque le prince Zein, grâce au miroir magique, eut ainsi trouvé l’adolescente qu’il cherchait, il chargea Moubarak d’aller faire immédiatement la demande de mariage. Et Moubarak, accompagné d’Abou-Bekr le derviche, alla aussitôt chez le cheikh des derviches, lui fit part de la demande du prince, et prit son consentement. Et il le conduisit au palais ; et on envoya chercher le kâdi et les témoins ; et l’on fit le contrat de mariage. Et l’on célébra les noces avec une pompe extraordinaire ; et Zein donna de grands festins et fit de grandes largesses aux pauvres du quartier. Et quand tous les invités furent partis, Zein retint auprès de lui le derviche Abou-Bekr et lui dit : « Sache, ô Abou-Bekr que nous partons ce soir même pour un pays assez éloigné. Et, en attendant mon retour à Bassra, mon pays, voici pour toi dix mille dinars d’or, comme rémunération de tes bons services. Mais Allah est le plus grand ! et un jour je saurai te mieux prouver ma gratitude ! » Et il lui donna les dix mille dinars, se réservant de le nommer un jour grand-chambellan, à son arrivée dans son royaume. Et, après que le derviche lui eut baisé les mains, il donna le signal du départ. Et l’adolescente vierge fut placée dans une litière, sur le dos d’un chameau. Et Moubarak ouvrit la marche, et Zein marcha le dernier. Et, accompagnés de leur suite, ils prirent le chemin des Trois Îles.

Or, les Trois Îles étant fort loin de Baghdad, le voyage dura de longs mois, pendant lesquels le prince Zein se sentait tous les jours de plus en plus gagné par les charmes de la merveilleuse enfant virginale devenue son épouse légale. Et il l’aima, dans son cœur, pour ce qu’elle avait en elle de douceur, de charmes, de gentillesse et de vertus naturelles. Et, pour la première fois, il éprouva l’effet du véritable amour qu’il n’avait jamais soupçonné jusque-là. Aussi ce fut avec une grande amertume dans le cœur qu’il vit arriver le moment de la remettre au Vieillard des Trois Îles. Et il fut bien des fois tenté de rebrousser chemin et de s’en retourner à Bassra, en emmenant l’adolescente. Mais il se sentait retenu par le serment qu’il avait fait au Vieillard des Trois Îles ; et il ne pouvait ne point le tenir !

Sur ces entrefaites, ils entrèrent dans le territoire interdit, et, par le même chemin et les mêmes moyens qu’autrefois, ils parvinrent dans l’île où demeurait le Vieillard. Et, après les salams et les compliments, Zein lui présenta l’adolescente, toute voilée. Et il lui remit, en même temps, le miroir. Et le Vieillard des Îles la regarda avec attention, sans se servir du miroir ; et ses yeux semblaient être eux-mêmes deux miroirs. Et, au bout de quelques instants, il s’approcha de Zein et, se jetant à son cou, il l’embrassa avec beaucoup d’effusion, et lui dit : « Sultan Zein, je suis, en vérité, fort content de ta diligence à me satisfaire et du résultat de tes recherches. Car l’adolescente que tu m’amènes est tout à fait celle que je souhaitais ! Elle est admirablement belle et surpasse en charmes et en perfections toutes les adolescentes de la terre ! De plus, elle est vierge d’une virginité de bon aloi, vu qu’elle est comme scellée du sceau de notre maître Soleïmân ben-Daoûd (sur eux deux la prière et la paix !) Quant à toi, tu n’as plus qu’à retourner dans tes états ; et, lorsque tu entreras dans la seconde salle en faïence où sont les six statues, tu y trouveras la septième que je t’ai promise et qui vaut, à elle seule, plus que mille autres réunies ! » Et il ajouta : « Fais maintenant comprendre à l’adolescente que tu me la laisses, et qu’elle n’a plus rien de commun avec toi ! »

À ces paroles, la charmante Latifah, qui elle aussi s’était fort attachée au beau prince Zein, poussa un profond soupir et se mit à pleurer. Et Zein se mit à pleurer également. Et, bien triste, il lui expliqua tout ce qui s’était conclu entre lui et le Vieillard des Îles, et lui dit : « Tu es divorcée ! » Et, sanglotant, il sortit de chez le Vieillard des Îles, tandis que Latifah s’évanouissait de douleur. Et, après avoir baisé la main du Vieillard, il reprit avec Moubarak le chemin de Bassra. Et, durant tout le voyage, il ne cessait de penser à cette si charmante et si douce Latifah ; et il se reprochait amèrement de l’avoir trompée, en lui faisant croire qu’elle était devenue son épouse ; et il se regardait comme la cause de leur malheur à tous deux. Et il ne pouvait s’en consoler.

Or, ce fut dans cet état de désolation qu’il arriva enfin à Bassra, où les grands et les petits, charmés de son retour, firent de grandes réjouissances. Mais le prince Zein, devenu bien triste, ne prenait point part à ces fêtes, et, malgré les instances de son fidèle Moubarak, se refusait à descendre dans le souterrain où devait se trouver l’adolescente de diamant si longtemps attendue, si longtemps souhaitée. Enfin, cédant aux conseils de Moubarak, qu’il avait nommé vizir dès son arrivée à Bassra, il consentit à descendre au souterrain. Et il traversa la salle de porcelaine et de cristal, toute rutilante de dinars et de poudre d’or, et pénétra dans la salle de faïence verte creusée d’or…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT TRENTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il traversa la salle de porcelaine et de cristal, toute rutilante de dinars et de poudre d’or, et pénétra dans la salle de faïence verte creusée d’or. Et il vit les six statues à leurs places respectives ; et il jeta un regard las sur le septième piédestal d’or. Et voici ! Debout et souriante se tenait une adolescente nue, plus brillante que le diamant, que le prince Zein, à la limite de l’émotion, reconnut pour celle qu’il avait conduite dans les Trois Îles. Et, immobilisé, il ne sut qu’ouvrir la bouche, sans pouvoir prononcer un seul mot. Et Latifah lui dit : « Oui ! c’est bien moi Latifah, celle que tu ne t’attendais pas à trouver ici ! Hélas ! tu venais dans l’espoir de posséder quelque chose de plus précieux que moi ! » Et Zein put enfin s’exprimer, et s’écria : « Non, par Allah ! ô ma maîtresse, je ne suis descendu ici que malgré mon cœur qui ne travaillait qu’à ton sujet ! Mais béni soit Allah qui a permis notre réunion ! »

Et, comme il prononçait ces derniers mots, un coup de tonnerre se fit entendre qui fit trembler la souterrain, et, au même moment, parut le Vieillard des Îles. Et il souriait avec bonté. Et il s’approcha de Zein, et lui prit la main et la mit dans la main de l’adolescente, en lui disant : « Ô Zein, sache que dès ta naissance je t’ai pris sous ma protection. Je devais donc assurer ton bonheur. Et je ne pouvais le mieux faire qu’en te donnant le seul trésor qui soit inestimable. Et ce trésor, plus beau que toutes les adolescentes de diamant et toutes les pierreries de la terre, c’est cette jeune fille vierge. Car la virginité, unie à la beauté du corps et à l’excellence de l’âme, est la thériaque qui dispense de tous les remèdes et tient lieu de toutes les richesses ! » Et, ayant ainsi parlé, il embrassa Zein et disparut.

Et le sultan Zein et son épouse Latifah, à la limite du bonheur, s’aimèrent d’un grand amour, et vécurent de longues années dans la vie la plus délicieuse et la plus choisie, jusqu’à ce que vînt les visiter la Séparatrice inévitable des amis et des sociétés ! Gloire au Seul Vivant qui ne connaît pas la mort !


— Lorsque Schahrazade eut fini de raconter cette histoire, elle se tut. Et le roi Schahriar dit : « Ce Miroir des Vierges, Schahrazade, est extrêmement étonnant ! » Et Schahrazade sourit et dit : « Oui, ô Roi ! Mais qu’est-il en comparaison de la Lampe Magique ? » Et le roi Schahriar demanda : « Quelle est cette lampe magique que je ne connais pas ? » Et Schahrazade dit : « C’est la lampe d’Aladdin ! Et je vais justement t’en parler ce soir ! » Et elle dit :