Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 09/Le Fellah d’Égypte et ses enfants blancs

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 9p. 239-250).


LE FELLAH D’ÉGYPTE ET
SES ENFANTS BLANCS


Voici ce que l’émir Mohammâd, gouverneur du Caire, rapporte dans les livres des chroniques. Il dit  :

Comme j’étais en tournée dans la Haute-Égypte, je logeai une nuit dans la maison d’un fellah qui était le cheikh-al-balad de l’endroit. Et c’était un homme d’âge, brun d’une couleur extrêmement brune, avec une barbe grisonnante. Mais je remarquai qu’il avait des enfants en bas âge qui étaient blancs d’une couleur très blanche relevée de rose sur les joues, avec des cheveux blonds, et des yeux bleus. Puis comme il était venu, après nous avoir fait bel accueil et grande chère, converser en notre compagnie, je lui dis, par manière de demande  : « Hé, Un Tel, d’où vient donc que toi, ayant le teint si brun, tes fils l’aient si clair avec une peau si blanche et rose, et des yeux et des cheveux si clairs  ? » Et le fellah, attirant à lui ses enfants dont il se mit à caresser les fins cheveux, me dit  : « Ô mon maître, la mère de mes enfants est une fille des Francs, et je l’ai achetée comme prisonnière de guerre au temps de Saladin le Victorieux, après la bataille de Hattîn qui nous délivra pour toujours des chrétiens étrangers, usurpateurs du royaume de Jérusalem. Mais il y a bien longtemps de cela, car c’était aux jours de ma jeunesse ! » Et moi je lui dis : « Alors, ô cheikh, nous te prions de nous favoriser de cette histoire ! » Et le fellah dit : « De tout cœur amical et comme hommage dû aux hôtes ! Car mon aventure avec mon épouse, la fille des Francs, est bien étrange ! » Et il nous conta :


« Vous devez savoir que, de mon métier, je suis cultivateur de lin ; mon père et mon grand-père semaient le lin avant moi, et, de par ma souche et origine, je suis un fellah d’entre les fellahs de ce pays-ci. Or, une année, il se trouva, par la bénédiction, que mon lin semé, poussé, nettoyé et venu à point de perfection, se montait à la valeur de cinq cents dinars d’or. Et, comme je l’offrais sur le marché et ne trouvais point mon profit, les marchands me dirent : « Va porter ton lin au château d’Acre, en Syrie, où tu le vendras avec de très gros bénéfices ! » Et moi, les ayant écoutés, je pris mon lin et m’en allai dans la ville d’Acre, qui, en ce temps-là, était entre les mains des Francs. Et, effectivement, je commençai par une bonne vente, en cédant la moitié de mon lin à des courtiers, avec crédit de six mois ; et je gardai le reste et séjournai dans la ville pour le vendre au détail, avec des bénéfices immenses.

Or, un jour que j’étais à vendre mon lin, une jeune fille franque, le visage découvert et la tête sans voile, selon la coutume des Franques, vint acheter chez moi. Et elle se tenait là, devant moi, belle, blanche et jolie ; et je pouvais à mon aise admirer ses charmes et sa fraîcheur. Et plus je regardais son visage, plus l’amour envahissait ma raison ! Et je tardais beaucoup à lui vendre le lin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT CINQUANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et je tardais beaucoup à lui vendre le lin. Enfin, je fis le paquet, et le lui cédai à très bon compte. Et elle s’en alla, suivie de mes regards.

Or, quelques jours après, elle revint m’acheter du lin, et je le lui vendis à meilleur compte encore que la première fois, sans la laisser me le marchander. Et elle comprit que j’étais amoureux d’elle, et elle s’en alla ; mais ce fut pour revenir, peu de temps après, accompagnée d’une vieille femme qui resta là, pendant la vente, et qui revint ensuite avec elle chaque fois qu’elle avait besoin de faire un achat.

Moi alors, comme l’amour s’était tout à fait emparé de mon cœur, je pris la vieille à part et lui dis : « Or çà, pourrais-tu, moyennant un cadeau pour toi, me procurer une jouissance avec elle ? » La vieille me répondit : « Je pourrai te procurer une rencontre pour que tu en jouisses, mais c’est à condition que la chose reste secrète entre nous trois, moi, toi et elle ; et, en outre, tu consentiras à mettre en œuvre quelque argent ! » Je répondis : « Ô secourable tante, si mon âme et ma vie devaient être le prix de ses faveurs, je lui donnerais mon âme et ma vie. Mais pour ce qui est de l’argent, ce n’est pas une grosse affaire ! » Et je tombai d’accord avec elle pour lui donner, en courtage, la somme de cinquante dinars ; et je les lui comptai sur l’heure. Et, l’affaire ayant été conclue de la sorte, la vieille me quitta pour aller parler à la jeune fille, et revint bientôt avec une réponse favorable. Puis elle me dit : « O mon maître, cette adolescente n’a point de lieu pour de pareilles rencontres, car elle est encore vierge de sa personne, et ne connaît rien à ces sortes de choses. Il faut donc que tu la reçoives dans ta maison, où elle viendra te trouver et demeurera jusqu’au matin ! » Et moi j’acceptai avec ferveur, et m’en allai à la maison apprêter tout ce qu’il fallait, en fait de mets, de boissons et de pâtisseries. Et je restai à attendre.

Et je vis bientôt arriver la jeune fille franque, et je lui ouvris, et la fis entrer dans ma maison. Et comme c’était la saison d’été, j’avais tout apprêté sur la terrasse. Et je la fis s’asseoir à mes côtés, et je mangeai et je bus avec elle. Et la maison où je logeais touchait la mer ; et la terrasse était belle au clair de lune, et la nuit était pleine d’étoiles qui se réfléchissaient dans l’eau. Et moi, regardant tout cela, je fis un retour sur moi-même, et je pensai en mon âme : « N’as-tu pas honte devant Allah le Très-Haut, sous le ciel et en face de la mer, ici même en pays étranger, de te rebeller contre l’Exalté, en forniquant avec cette chrétienne qui n’est ni de ta race ni de ta loi ! » Et, bien que je fusse déjà étendu à côté de la jeune fille qui se blotissait amoureusement contre moi, je dis en mon esprit : « Seigneur, Dieu d’Exaltation et de Vérité, sois témoin que je m’abstiens en toute chasteté de cette chrétienne, fille des Francs ! » Et, pensant ainsi, je tournai le dos à la jeune fille, sans de ma main la toucher ; et je m’endormis, sous la clarté bienveillante du ciel.

Le matin venu, la jeune Franque se leva, sans me dire un mot, et s’en alla fort marrie. Et moi je me rendis à ma boutique où je me remis à vendre mon lin comme d’habitude. Mais, vers midi, la jeune fille, accompagnée de la vieille, vint à passer devant ma boutique, avec une mine fâchée ; et moi derechef, de tout mon être, à en mourir, je la désirai. Car, par Allah ! elle était comme la lune ; et moi je ne pus résister à la tentation ; et je pensai, me gourmandant : « Qui donc es-tu, ô fellah, pour ainsi refréner ton désir d’une telle jouvencelle ? Or çà, toi, es-tu un ascète, ou un soufi, ou un eunuque, ou un châtré ou bien un des morfondus de Baghdad ou de Perse ? N’es-tu point de la race des puissants fellahs de la Haute-Égypte, ou bien ta mère a-t-elle oublié de t’allaiter ? » Et, sans plus, je courus derrière la vieille et, la tirant à part, je lui dis : « Je voudrais bien une seconde rencontre ! » Elle me dit : « Par le Messie, la chose n’est maintenant faisable que moyennant cent dinars ! » Et moi, sur l’heure, je comptai les cent dinars d’or et les lui remis. Et la jeune Franque vint chez moi pour la seconde fois, Mais moi, devant la beauté du ciel nu, j’eus les mêmes scrupules, et je ne tirai pas plus parti de cette nouvelle entrevue que de la première, et m’abstins de la jouvencelle en toute chasteté. Et elle, dans un violent dépit, se leva d’à côté de moi, sortit et s’en alla.

Or moi, le lendemain, derechef, comme elle passait devant ma boutique, je sentis en moi les mêmes mouvements, et mon cœur palpita, et j’allai trouver la vieille et lui parlai de la chose. Mais elle me regarda avec colère et me dit : « Par le Messie, ô musulman ! est-ce ainsi qu’on traite les vierges dans ta religion ? Jamais plus tu ne pourras te réjouir d’elle, à moins toutefois que tu ne veuilles cette fois me donner cinq cents dinars ! » Puis elle s’en alla.

Moi donc, tout tremblant d’émotion, et la flamme d’amour brûlant en moi, je résolus de réunir le prix de tout mon lin, et de sacrifier pour ma vie les cinq cents dinars d’or. Et, les ayant serrés dans une toile, je m’apprêtais à les porter à la vieille, quand soudain…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT CINQUANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… je m’apprêtais à les porter à la vieille, quand soudain j’entendis le crieur public qui criait : « Ho ! compagnie des musulmans, vous qui demeurez pour vos affaires dans notre ville, sachez que la paix et la trêve que nous avons conclues avec vous est terminée. Et il vous est donné une semaine pour mettre ordre à vos affaires et quitter notre ville et rentrer dans votre pays ! »

Alors moi, entendant cet avis, je me hâtai de vendre ce qui me restait de lin, je rassemblai l’argent qui me revenait sur ce que j’avais donné à crédit, j’achetai des marchandises bonnes à vendre dans nos pays et royaumes et, quittant la ville d’Acre, je partis, avec, dans le cœur, mille peines et regrets de cette fille chrétienne qui s’était emparée de mon esprit et de ma pensée.

Or, j’allai à Damas, en Syrie, où je vendis ma marchandise d’Acre avec de grands bénéfices et profits, du fait des communications interrompues par la reprise d’armes. Et je fis de très belles affaires commerciales et, avec l’aide d’Allah (qu’il soit exalté !) tout prospéra entre mes mains. Et je pus de la sorte faire, avec grand profit, le commerce en grand des filles chrétiennes captives, prises à la guerre. Et trois années s’étaient passées ainsi, depuis mon aventure d’Acre, et peu à peu l’amertume de ma brusque séparation d’avec la jeune franque commençait à s’adoucir dans mon cœur.

Quant à nous, nous continuâmes à remporter de grandes victoires sur les Francs, tant dans le pays de Jérusalem que dans les pays de Syrie. Et, avec l’aide d’Allah, le sultan Saladin finit, après bien des batailles glorieuses, par vaincre complètement les Francs et tous les infidèles ; et il emmena en captivité à Damas leurs rois et leurs chefs, qu’il avait faits prisonniers, après avoir pris toutes les villes en leur possession sur les côtes, et pacifié tout le pays. Gloire à Allah !

Sur ces entrefaites, j’allai un jour, avec une fort belle esclave à vendre, sous les tentes où campait encore le sultan Saladin. Et je lui montrai l’esclave, qu’il désira acheter. Et moi je la lui cédai pour cent dinars seulement. Mais le sultan Saladin (qu’Allah l’ait en sa miséricorde !) n’avait sur lui que quatre-vingt-dix dinars, car il employait tout l’argent du trésor à mener à bien la guerre contre les mécréants. Alors le sultan Saladin, se tournant vers un de ses gardes, lui dit : « Va, conduis ce marchand sous la tente où se trouvent réunies les filles prisonnières du dernier engagement, et qu’il choisisse parmi elles celle qui lui plaît le mieux, pour remplacer les dix dinars que je lui dois ! » Ainsi agissait, dans sa justice, le sultan Saladin.

Le garde m’emmena donc sous la tente des captives franques, et moi, passant au milieu de ces filles, je reconnus justement dans la première que rencontra mon regard, la jeune franque dont j’avais été si amoureux en Acre. Et elle était, depuis, devenue la femme d’un chef-cavalier des Francs. Moi donc, l’ayant reconnue, je l’entourai de mes bras, pour en prendre possession, et je dis : « C’est celle-ci que je veux ! » Et je la pris, et je m’en allai.

Alors, l’ayant emmenée sous ma tente, je lui dis : « Ô jouvencelle, ne me reconnais-tu pas ! » Elle me répondit : « Non, je ne te reconnais pas ! » Je lui dis : Je suis ton ami, celui-là même chez qui, en Acre, tu es deux fois venue, grâce à la vieille, moyennant une première mise de cinquante dinars, et une seconde mise de cent dinars, et qui s’est abstenu de toi en toute chasteté, en te laissant partir, bien marrie, de sa maison ! Et celui-là même voulait, une troisième fois, t’avoir une nuit pour cinq cents dinars, alors que maintenant le sultan te cède à lui pour dix dinars ! » Elle baissa la tête et soudain, la relevant, elle dit : « Ce qui s’est passé est désormais un mystère de la foi islamique, car je lève le doigt et je témoigne qu’il n’y a de Dieu qu’Allah et que Mohammâd est l’Envoyé d’Allah ! » Et elle prononça ainsi officiellement l’acte de notre foi, et sur l’heure elle s’ennoblit de l’Islam !

Alors moi, de mon côté, je pensai : « Par Allah ! je ne pénétrerai en elle, cette fois, que lorsque je l’aurai libérée et me serai légalement marié avec elle ! » Et j’allai sur l’heure trouver le kâdi Ibn-Scheddad que je mis au courant de toute l’affaire, et qui vint sous ma tente, avec les témoins, écrire mon contrat de mariage.

Alors je pénétrai en elle. Et elle devint enceinte de moi. Et nous nous établîmes à Damas.

Quelques mois s’étaient passés de la sorte, quand arriva à Damas un ambassadeur du roi des Francs, envoyé auprès du sultan Saladin pour demander, suivant les clauses stipulées entre les rois, l’échange des prisonniers de guerre. Et tous les prisonniers, hommes et femmes, furent scrupuleusement rendus aux Francs, en échange des prisonniers musulmans. Mais quand l’ambassadeur franc eut consulté sa liste, il constata qu’il manquait encore, sur le nombre, la femme du cavalier Un Tel, celui-là même qui était le premier mari de mon épouse. Et le sultan envoya ses gardes la chercher partout, et on finit par leur dire qu’elle était dans ma maison. Et les gardes vinrent me la réclamer. Et moi je devins tout changé de couleur, et j’allai en pleurant trouver mon épouse que je mis au courant de la chose. Mais elle se leva et me dit : « Mène-moi tout de même devant le sultan ! Je sais ce que j’ai à dire entre ses mains ! » Moi donc, prenant ma femme, je la conduisis voilée en présence du sultan Saladin ; et je vis l’ambassadeur des Francs assis à côté de lui, à sa droite…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT CINQUANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… et je vis l’ambassadeur des Francs assis à côté de lui, à sa droite.

Alors, moi, j’embrassai la terre entre les mains du sultan Saladin, et je lui dis : « Voici la femme en question ! » Et il se tourna vers mon épouse et lui dit : « Toi, qu’as-tu à dire ? Veux-tu aller dans ton pays avec l’ambassadeur, ou préfères-tu rester avec ton mari ? » Elle répondit : « Moi, je reste avec mon mari, car je suis musulmane et enceinte de lui, et la paix de mon âme n’est pas restée chez les Francs ! » Alors le sultan se tourna vers l’ambassadeur et lui dit : « Tu as entendu ? Mais, si tu veux, parle-lui toi-même ! » Et l’ambassadeur des Francs fit à mon épouse des remontrances et des admonestations, et finit par lui dire : « Préfères-tu rester avec ton mari le musulman, ou retourner auprès du chef-cavalier Un Tel, le Franc ? » Elle répondit : « Moi, je ne me séparerai pas de mon mari l’Égyptien, car la paix de mon âme est chez les musulmans ! » Et l’ambassadeur, bien contrarié, frappa du pied et me dit : « Emmène alors cette femme ! » Et moi je pris ma femme par la main et sortis avec elle de l’audience. Et soudain, l’ambassadeur nous rappela et me dit : « La mère de ton épouse, une vieille Franque qui habitait Acre, m’a remis pour sa fille ce paquet que voici ! » Et il me remit le paquet et ajouta : « Et cette dame m’a chargé de dire à sa fille qu’elle espérait la revoir en bonne santé ! » Moi donc je pris le paquet, et revins avec ma femme à la maison. Et lorsque nous eûmes ouvert le paquet, nous y trouvâmes les vêtements que mon épouse portait en Acre, plus les premiers cinquante dinars que je lui avais donnés et les cent autres dinars de la deuxième rencontre, noués, dans le mouchoir même, du nœud que j’y avais fait moi-même ! Alors moi je reconnus par là la bénédiction que m’avait apportée ma chasteté, et j’en rendis grâces à Allah !

Dans la suite, j’emmenai ma femme, la Franque devenue musulmane, en Égypte, ici même. Et c’est elle, ô mes hôtes, qui m’a rendu père de ces enfants blancs qui bénissent leur Créateur. Et jusqu’à ce jour nous avons vécu dans notre union, mangeant notre pain comme nous l’avons cuit d’abord ! Et telle est mon histoire ! Mais Allah est plus savant ! »


— Et Schahrazade, ayant raconté cette anecdote, se tut. Et le roi Schahriar dit : « Que ce fellah est heureux, Schahrazade ! » Et Schahrazade dit : « Oui, ô Roi, mais certainement il n’est pas plus heureux que ne l’a été Khalife le Pêcheur avec les singes marins et le khalifat ! » Et le roi Schahriar demanda : « Et qu’elle est donc cette Histoire de Khalife et du khalifat ? » Schahrazade répondit : « Je vais tout de suite te la raconter ! »