Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 09/La soirée d’hiver d’Ishak de Mossoul

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 9p. 229-238).


LA SOIRÉE D’HIVER D’ISHAK DE MOSSOUL


Et Schahrazade dit :

Le musicien Ishak de Mossoul, chanteur favori d’Al-Rachid, nous rapporte l’anecdote suivante. Il dit :


Une nuit, j’étais assis dans ma maison, en hiver, et, pendant qu’au dehors les vents hurlaient comme des lions et que les nuages se déchargeaient avec tumulte comme les bouches large ouvertes des outres pleines d’eau, je me chauffais les mains au-dessus de mon brasier en cuivre, et j’étais triste de ne pouvoir, à cause de la boue des chemins, de la pluie et de l’obscurité, ni sortir ni espérer la visite de quelque ami qui me tînt compagnie. Et comme ma poitrine se rétrécissait de plus en plus, je dis à mon esclave : « Donne-moi quelque chose à manger, pour occuper le temps ! » Et comme l’esclave s’apprêtait à me servir, je ne pouvais m’empêcher de songer aux charmes d’une jeune fille que j’avais connue naguère au palais ; et je ne savais pourquoi m’obsédait à ce point son souvenir, ni pour quel motif ma pensée s’arrêtait plutôt sur son visage que sur celui de toute autre de celles si nombreuses qui avaient charmé mes nuits passées. Et tellement je m’appesantissais en son délectable désir, que je finis par ne plus m’apercevoir de la présence de l’esclave debout, les bras croisés, qui, ayant fini de tendre la nappe devant moi sur le tapis, n’attendait plus que le signe de mes yeux pour apporter les plateaux. Et moi, plein de ma songerie, je m’écriai tout haut : « Ah ! si la jeune Saïeda était ici, elle dont la voix est si douce, je ne serais point si mélancolique ! »

Ces paroles, je les prononçai à voix haute, en vérité, je me le rappelle maintenant, bien que d’habitude mes pensées fussent silencieuses. Et ma surprise fut extrême d’entendre ainsi le son de ma voix, devant mon esclave dont les yeux s’ouvraient grandement.

Or, mon souhait à peine était-il exprimé, qu’un heurt se fit à la porte, comme si c’était quelqu’un qui ne pouvait souffrir l’attente, et une jeune voix soupira : « Le bien-aimé peut-il franchir la porte de son ami ? »

Alors, moi, je pensai en mon âme : « Sans doute c’est quelqu’un qui, dans l’obscurité, se trompe de maison ! Ou bien aurait-il déjà porté ses fruits, l’arbre stérile de mon désir ? » Je me hâtai pourtant de sauter sur mes pieds et courus ouvrir moi-même la porte ; et, sur le seuil, je vis la tant désirée Saïeda, mais avec quelle tournure singulière et sous quel étrange aspect ! Elle était vêtue d’une robe courte en soie verte, et sur sa tête était tendue une étoffe d’or qui n’avait pu la garantir de la pluie et de l’eau déversée par les gouttières des terrasses. Du reste, elle avait dû plonger dans la boue tout le long du chemin, comme ses jambes l’attestaient clairement. Et moi, la voyant dans un tel état, je m’exclamai : « Ô ma maîtresse, pourquoi t’exposer ainsi dehors, et par une pareille nuit ! » Elle me dit, de sa voix gentille : « Hé ! pouvais-je ne point m’incliner devant le souhait que tout à l’heure chez moi m’a transmis ton messager ? Il m’a dit la vivacité de ton désir à mon égard, et, malgré cet affreux temps, me voici ! »

Or moi, bien que ne me souvenant point d’avoir donné un ordre pareil, et l’eussé-je donné que mon unique esclave n’eût pu l’exécuter dans le même temps qu’il était demeuré près de moi, je ne voulus point montrer à mon amie combien bouleversé était mon esprit de tout cela ; et je lui dis : « Louange à Allah qui permet notre réunion, ô ma maîtresse, et qui change en miel l’amertume du désir ! Que ta venue parfume la maison et repose le cœur du maître de la maison ! En vérité, si tu n’étais venue, je serais allé moi-même à ta recherche, tant ce soir mon esprit travaillait à ton sujet…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT CINQUANTIÈME NUIT

Elle dit :

« … je serais allé moi-même à ta recherche, tant ce soir mon esprit travaillait à ton sujet ! » Puis je me tournai vers mon esclave et lui dis : « Va vite chercher de l’eau chaude et des essences ! » Et l’esclave, ayant exécuté mon ordre, je me mis à laver moi-même les pieds de mon amie, et lui versai dessus un flacon d’essence de roses. Après quoi je l’habillai d’une belle robe en mousseline de soie verte, et la fis s’asseoir à côté de moi près du plateau des fruits et des boissons. Et lorsqu’elle eut bu avec moi plusieurs fois dans la coupe, je voulus, pour lui plaire, moi qui d’ordinaire ne consens à chanter qu’après force prières et supplications, lui chanter un nouvel air que j’avais composé. Mais elle me dit que son âme n’avait pas envie de m’entendre. Et je lui dis : « Alors, ô ma maîtresse, daigne toi-même nous chanter quelque chose ! » Elle répondit : « Pas davantage ! Car mon âme ne le souhaite pas ! » Je dis : « Pourtant, ô mon œil, la joie ne saurait être complète sans le chant et la musique ! Qu’en penses-tu ? » Elle me dit : « Tu as raison ! Mais ce soir, je ne sais pourquoi, je n’ai guère envie d’entendre chanter qu’un homme du peuple, ou quelque mendiant de la rue. Veux-tu donc aller voir si à ta porte ne passe point quelqu’un qui puisse me satisfaire ? » Et moi, pour ne point la désobliger, et bien que je fusse persuadé que par une nuit pareille il n’y avait point de passants dans la rue, j’allai ouvrir ma porte d’entrée et je passai ma tête par l’entrebâillement. Et, à ma grande surprise, je vis, appuyé sur son bâton contre la muraille d’en face, un vieux mendiant qui disait, se parlant à lui-même : « Quel vacarme fait cette tempête ! Le vent disperse ma voix, et empêche les gens de m’entendre ! Malheur au pauvre aveugle ! S’il chante, on ne l’écoute pas ! Et s’il ne chante point, il meurt de faim ! » Et, ayant dit ces paroles, le vieil aveugle se mit à tâtonner de son bâton sur le sol et contre le mur, cherchant à continuer son chemin.

Alors moi, étonné et charmé à la fois de cette rencontre fortuite, je lui dis : « Ô mon oncle, sais-tu donc chanter ? » Il répondit : « Je passe pour savoir chanter. » Et moi je lui dis : « En ce cas, ô cheikh, veux-tu finir ta nuit avec nous, et nous réjouir de ta compagnie ? » Il me répondit : « Si tu le désires, prends-moi la main, car je suis aveugle des deux yeux ! » Et je lui pris la main, et, l’ayant introduit dans la maison, dont je fermai soigneusement la porte, je dis à mon amie : « Ô ma maîtresse, je t’amène un chanteur qui, en plus, est aveugle ! Il pourra nous donner du plaisir sans voir ce que nous faisons. Et tu n’auras pas à te gêner, ou à te voiler le visage. » Elle me dit : « Hâte-toi de le faire entrer ! » Et je le fis entrer.

Je commençai d’abord par le faire s’asseoir devant nous, et l’invitai à manger quelque chose. Et il mangea avec beaucoup de délicatesse, du bout des doigts. Et lorsqu’il eut fini et se fut lavé les mains, je lui présentai les boissons ; et il but trois coupes pleines, et alors me demanda : « Peux-tu me dire chez quel hôte je me trouve ? » Je répondis : « Chez Ishak fils d’Ibrahim de Mossoul ! » Or, mon nom ne l’étonna pas outre mesure ; et il se contenta de me répondre : « Ah ! oui, j’ai entendu parler de toi. Et je suis aise de me trouver chez toi. » Je lui dis : « Ô mon maître, je suis vraiment réjoui de te recevoir dans ma maison ! » Il me dit : « Alors, ô Ishak, si tu le veux, fais-moi entendre ta voix qu’on dit fort belle ! Car l’hôte doit commencer le premier à faire plaisir à ses invités ! » Et moi je répondis : « J’écoute et j’obéis. » Et, comme cela commençait à m’amuser beaucoup, je pris mon luth et j’en jouai, en chantant, avec tout le talent qui me fut possible. Et lorsque j’eus terminé la finale en la soignant à l’extrême, et que les derniers sons se furent dispersés, le vieux mendiant eut un sourire ironique et me dit : « En vérité, ya Ishak, il ne te manque que peu de chose pour devenir un parfait musicien et un chanteur accompli ! » Or moi, en entendant cette louange qui était plutôt un blâme, je me sentis devenir tout petit à mes propres yeux, et, de dépit et de découragement, je jetai mon luth de côté. Mais, comme je ne voulais point manquer d’égards à mon hôte, je ne jugeai pas à propos de lui répondre, et ne dis plus rien. Alors il me dit : « Personne ne chante et ne joue ? N’y a-t-il donc pas quelqu’un d’autre ici ? » Je dis : « Il y a encore une jeune esclave. » Il dit : « Ordonne-lui de chanter, que je l’entende ! » Je dis : « Pourquoi chanterait-elle, puisque tu en as déjà assez de ce que tu as entendu ? » Il dit : « Qu’elle chante tout de même ! » Alors l’adolescente, mon amie, prit le luth, mais bien à contre-cœur, et, après avoir préludé savamment, chanta de son mieux. Mais le vieux mendiant l’interrompit soudain et dit : « Tu as encore beaucoup à apprendre ! » Et mon amie, furieuse, jeta le luth loin d’elle, et voulut se lever. Et je ne réussis à la retenir qu’à grand’peine, et en me jetant à ses genoux. Puis je me tournai vers le mendiant aveugle, et lui dis : « Par Allah, ô mon hôte, notre âme ne peut donner plus que sa capacité ! Pourtant, nous avons fait de notre mieux pour te satisfaire. À ton tour maintenant d’exhiber ce que tu possèdes, par manière de politesse ! » Il sourit d’une oreille à l’autre, et me dit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT CINQUANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Il sourit d’une oreille à l’autre, et me dit : « Alors, commence par m’apporter un luth qu’aucune main n’ait encore touché ! » Et moi j’allai ouvrir une caisse, et lui apportai un luth tout neuf que je lui mis entre les mains. Et il saisit entre ses doigts la plume d’oie taillée, et en toucha légèrement les cordes harmonieuses.

Et, dès les premiers sons, je reconnus que ce mendiant aveugle était de beaucoup le meilleur musicien de notre temps. Mais quel ne fut point mon émoi et mon admiration quand je l’entendis exécuter un morceau selon un mode qui m’était tout à fait inconnu, bien que l’on ne me considérât point comme un ignorant dans l’art ! Puis, d’une voix à nulle autre pareille, il chanta ces couplets :

« À travers l’ombre épaisse, le bien-aimé sortit de sa maison, et vint me trouver au milieu de la nuit.

Et avant de me souhaiter la paix, je l’entendis frapper et me dire : « Le bien-aimé peut-il franchir la porte de son ami ? »

Lorsque nous entendîmes ce chant du vieil aveugle, moi et mon amie nous nous regardâmes, à la limite de la stupéfaction. Puis elle devint rouge de colère et me dit, de façon à ce que je fusse seul à l’entendre : « Ô perfide ! n’as-tu pas honte, pendant les quelques instants où tu es allé ouvrir la porte, de m’avoir trahie en racontant ma visite à ce vieux mendiant ! En vérité, ô Ishak, je ne croyais pas ta poitrine d’assez faible capacité pour ne pas contenir un secret une heure durant ! Opprobre aux hommes qui te ressemblent ! » Mais moi je lui jurai mille fois que je n’étais pour rien dans l’indiscrétion, et lui dis : « Je te jure sur la tombe de mon père Ibrahim, que je n’ai rien dit de cela à ce vieil aveugle ! » Et mon amie voulut bien me croire, et finit par se laisser caresser et embrasser par moi, sans crainte d’être aperçue par l’aveugle. Et moi, tantôt je la baisais sur les joues et sur les lèvres, tantôt je la chatouillais, tantôt je lui pinçais les seins, et tantôt je la mordillais aux endroits délicats ; et elle riait extrêmement. Puis je me tournai vers le vieil oncle et lui dis : « Veux-tu nous chanter encore quelque chose, ô mon maître ? » Il dit : « Pourquoi pas ? » Et il reprit le luth et dit, en s’accompagnant :

« Ah ! souvent je parcours avec ivresse les charmes de ma bien-aimée, et je caresse de ma main sa belle peau nue !

Tantôt je presse les grenades de sa gorge de jeune ivoire, et tantôt je mords à même les pommes de ses joues. Et je recommence ! »

Alors moi, en entendant ce chant, je ne doutai plus de la supercherie du faux aveugle, et je priai mon amie de se couvrir le visage de son voile. Et le mendiant soudain me dit : « J’ai bien envie d’aller pisser ! Où se trouve le cabinet de repos ? » Alors, moi, je me levai et sortis un moment pour aller chercher une chandelle afin de l’éclairer, et je revins pour l’emmener. Mais lorsque je fus entré, je ne trouvai plus personne : l’aveugle avait disparu avec l’adolescente ! Et moi, quand je revins de ma stupéfaction, je les cherchai par toute la maison, mais ne les trouvai point. Et pourtant les portes et les serrures des portes restaient fermées en dedans, et je ne sus de la sorte s’ils étaient partis en sortant par le plafond ou en entrant dans le sol entr’ouvert et refermé ! Mais ce dont depuis je fus persuadé, c’est que c’était Éblis lui-même qui m’avait d’abord servi d’entremetteur, et qui m’avait ensuite enlevé cette adolescente qui n’était qu’une fausse apparence et une illusion.


— Puis Schahrazade, ayant raconté cette anecdote, se tut. Et le roi Schahriar, extrêmement impressionné, s’écria : « Qu’Allah confonde le Malin ! » Et Schahrazade, voyant qu’il fronçait les sourcils, voulut le calmer et raconta l’histoire suivante :