Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 09/Il y a blanc et blanc

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 9p. 73-77).


IL Y A BLANC ET BLANC


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’un homme d’entre les hommes s’éprit à l’extrême d’une charmante et belle adolescente. Et cette adolescente, modèle de grâce et de perfections, était mariée à un homme qu’elle aimait et dont elle était aimée. Et comme elle était, en outre, chaste et vertueuse, l’homme qui en était amoureux ne pouvait arriver à trouver le moyen de la séduire. Et comme il y avait déjà longtemps qu’il usait sa patience sans résultat, il pensa à employer quelque expédient soit pour se venger d’elle, soit pour vaincre son abstension.

Or, l’époux de cette jeune femme avait chez lui, comme serviteur de confiance, un jeune garçon qu’il avait élevé dès l’enfance, et qui gardait la maison pendant l’absence des maîtres. Aussi l’amoureux évincé alla trouver ce jeune garçon et se lia d’amitié avec lui, en lui faisant divers cadeaux et le comblant de prévenances, tant et tant que le jeune garçon finit par être entièrement à sa dévotion et par lui obéir, sans restriction, en toutes choses.

Quand donc l’affaire fut à ce point, l’amoureux dit un jour au jeune garçon : « Ô Tel, je voudrais bien aujourd’hui visiter la maison de ton maître, une fois que ton maître et ta maîtresse seront sortis ! » Il répondit : « Certainement ! » Et lorsque son maître fut parti pour sa boutique et que sa maîtresse fut sortie pour aller au hammam, il alla trouver son ami, le prit par la main et, l’ayant introduit dans la maison, lui fit visiter toutes les pièces et voir tout ce qu’elles contenaient. Or l’homme, qui était fermement résolu à se venger de la jeune femme, avait déjà préparé le tour qu’il lui voulait jouer. Donc, lorsqu’il fut arrivé dans la chambre à coucher, il s’approcha du lit et y versa le contenu d’un flacon qu’il avait pris soin de remplir de blanc d’œuf. Et il fit si discrètement la chose, que le jeune garçon ne s’aperçut de rien. Après quoi il sortit de l’appartement et s’en alla en sa voie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… il sortit de l’appartement en s’en alla en sa voie. Et voilà pour lui !

Quant à l’époux, voici. Lorsque, vers le coucher du soleil, il eut fermé sa boutique, il rentra dans sa maison et, comme il était fatigué de toute une journée de ventes et d’achats, il alla à son lit et voulut s’y étendre pour se reposer, mais il aperçut une large tache qui maculait les draps, et recula étonné et méfiant à la limite de la méfiance. Puis il se dit : « Qui a bien pu pénétrer dans ma maison et faire ce qu’il a pu faire avec mon épouse ? Car ceci que je vois est de la semence d’homme, sans aucun doute ! » Et, pour mieux s’en assurer le marchand plongea son doigt au milieu du liquide et dit : « C’est cela même ! » Alors, plein de fureur, il voulut tout d’abord tuer le jeune garçon, mais il se ravisa, pensant : « Une tache si énorme ne peut être sortie de ce jeune garçon, car il n’est pas encore à l’âge où se gonflent les œufs ! » Il l’appela pourtant et, la voix tremblante de fureur, lui cria : « Misérable avorton, où est ta maîtresse ? » Il répondit : « Elle est allée au hammam ! » À ces mots, le soupçon ne fit que se consolider dans l’esprit du marchand, puisque la loi religieuse veut que les hommes et les femmes aillent au hammam faire une ablution complète toutes les fois qu’il y a eu copulation. Et il cria au garçon : « Cours vite la presser de rentrer ! » Et le garçon s’empressa d’exécuter l’ordre.

Lorsque son épouse fut rentrée, le marchand, dont les yeux roulaient de droite et de gauche dans la chambre même où se trouvait le lit en question, sans prononcer une parole, bondit sur elle, la saisit par les cheveux, la renversa à terre et commença par lui administrer une raclée à grand renfort de coups de pied et de coups de poing. Après quoi il lui lia les bras, prit un grand couteau et s’apprêta à l’égorger. Mais à cette vue, la femme se mit à lancer de grands cris et à hurler de travers, et si fort que tous les voisins et voisines accoururent au secours et la trouvèrent sur le point d’être égorgée. Alors ils éloignèrent de force le mari, et demandèrent la cause qui nécessitait un tel châtiment. Et la femme s’écria : « Je ne sais point la cause ! » Alors tous crièrent au marchand : « Si tu as à te plaindre d’elle, tu as le droit soit de divorcer d’avec elle, soit de la réprimander avec douceur et aménité. Mais tu ne peux la tuer, car, pour être chaste, elle est chaste et nous la connaissons comme telle et en témoignerons devant Allah et devant le kâdi ! Elle est depuis longtemps notre voisine, et nous n’avons remarqué dans sa conduite rien de répréhensible ! » Le marchand répondit : « Laissez-moi l’égorger, cette débauchée. Et si vous voulez avoir la preuve de ses débauches, vous n’avez qu’à regarder la tache liquide qu’ont laissée les hommes introduits par elle dans mon lit ! » À ces paroles, les voisins et les voisines s’approchèrent du lit et chacun à son tour plongea le doigt dans la tache et dit : « C’est là un liquide d’homme ! » Mais à ce moment, le jeune garçon, s’étant approché à son tour, recueillit dans une poêle à frire le liquide qui n’avait pas été absorbé par le drap, approcha la poêle du feu et en fit cuire le contenu. Après quoi il prit ce qu’il venait de cuire, en mangea la moitié et en distribua l’autre moitié aux assistants, en leur disant : « Goûtez-en ! c’est du blanc d’œuf ! » Et tous, ayant goûté, s’assurèrent de la sorte que c’était réellement du blanc d’œuf ; même le mari, qui comprit alors que son épouse était innocente et qu’il l’avait injustement accusée et maltraitée. Aussi il se hâta de se réconcilier avec elle et, pour sceller leur bonne entente, lui fit cadeau de cent dinars d’or et d’un collier d’or.

Or, cette courte histoire est pour prouver qu’il y a blanc et blanc, et qu’en toutes choses il faut savoir faire la différence.


— Lorsque Schahrazade eut raconté ces anecdotes au roi Schahriar, elle se tut. Et le Roi dit : « En vérité, Schahrazade, ces histoires sont infiniment morales ! Et elles m’ont, en outre, tellement reposé l’esprit que me voici disposé à t’entendre me raconter une histoire tout à fait extraordinaire ! » Et Schahrazade dit : « Justement ! celle que je vais le raconter est celle que tu souhaites ! »