Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 09/Histoire d’Abdallah de la terre

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 9p. 79-115).


HISTOIRE D’ABDALLAH DE LA TERRE ET D’ABDALLAH DE LA MER


Et Schahrazade dit au roi Schahriar :

Il est raconté — mais Allah est plus savant ! — qu’il y avait un homme, pêcheur de son métier, qui s’appelait Abdallah. Et ce pêcheur avait à nourrir ses neuf enfants et leur mère, et il était pauvre, bien pauvre, tellement que pour tout bien il n’avait que son filet. Et ce filet lui tenait ainsi lieu de boutique et était son gagne-pain, et la seule porte de secours pour sa maison. Aussi avait-il coutume d’aller chaque jour pêcher à la mer ; et s’il pêchait peu de chose, il le vendait et en dépensait le gain sur ses enfants, selon la mesure que lui octroyait le Rétributeur ; mais s’il pêchait beaucoup, il faisait, avec l’argent du gain, cuisiner par son épouse une cuisine excellente, et achetait des fruits et dépensait le tout sur sa famille, sans aucune restriction ou économie, jusqu’à ce qu’il ne lui restât plus rien entre les mains ; car il se disait : « Le pain de demain nous viendra demain ! » Et il vivait ainsi, au jour le jour, n’anticipant point sur la destinée du lendemain.

Or, son épouse, un jour, accoucha d’un dixième garçon, car les neuf autres étaient également des garçons, par la bénédiction ! Et ce jour-là précisément il n’y avait rien du tout à manger dans la pauvre maison du pêcheur Abdallah. Et la femme dit au mari : « Ô mon maître, la maison a un habitant de plus, et le pain du jour n’est pas encore venu ! Ne vas-tu point aller nous chercher quelque chose qui nous soutienne en ce moment pénible ? » Il répondit : « Justement je vais sortir, me fiant à la bonté d’Allah, et m’en aller pêcher à la mer en jetant mon filet à la chance de cet enfant nouveau-né, pour voir de la sorte la mesure de son bonheur futur ! » La femme lui dit : « Mets ta confiance en Allah ! » Et le pêcheur Abdallah prit son filet sur son dos et s’en alla à la mer…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le pêcheur Abdallah prit son filet sur son dos et s’en alla à la mer. Et il le jeta et le disposa dans l’eau, au bonheur de cet enfant nouveau-né, et dit : « Ô mon Dieu, fais que sa vie soit facile et non pas difficile, abondante et non point insuffisante ! » Et, après avoir attendu un moment, il retira le filet et le trouva rempli d’ordures, de sable, de gravier et d’herbes marines, mais n’y vit pas trace de poisson grand ou petit, absolument rien ! Alors il s’étonna et s’attrista en son âme, et dit : « Allah aurait-il donc créé ce nouveau-né pour ne lui allouer aucun lot ni aucune provision ? Cela ne peut être, ne pourra jamais être ! Car Celui qui a formé les mâchoires de l’homme et tracé deux lèvres pour la bouche, ne l’a pas point fait en vain, et a pris lui-même sous sa responsabilité de fournir à leurs besoins, parce qu’il est le Prévoyant, le Généreux. Qu’il soit exalté ! » Puis il chargea son filet sur son dos et alla le jeter à un autre endroit, dans la mer. Et il patienta un bon moment et, après s’être donné une grande peine, car il le trouvait bien lourd, il le retira. Et il y trouva un âne mort, tout gonflé et exhalant une odeur épouvantable. Et le pêcheur sentit la nausée envahir son âme ; et il se hâta de débarrasser son filet de cet âne mort, et de s’éloigner au plus vite vers un autre endroit, en disant : « Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah le Glorieux, le Très-Haut ! Tout ce qui m’arrive là en fait de malechance est la faute de ma maudite femme ! Que de fois ne lui ai-je pas dit : « Il n’y a plus rien pour moi dans l’eau, et il faut que je cherche ailleurs notre subsistance. Je n’en puis plus de ce métier ! Non, en vérité, je n’en puis plus ! Laisse-moi donc, ô femme, exercer un autre métier que celui de pêcheur ! » Et je lui ai tant de fois répété ces paroles, que les poils m’en ont poussé sur la langue ! Et elle, toujours, elle me répondait : « Allah Karim ! Allah Karim ! Sa générosité est sans bornes ! Ne te désespère pas, ô père des enfants ! » Or est-ce là toute la générosité d’Allah ? Cet âne mort serait-il donc le lot destiné à ce pauvre nouveau-né, ou bien serait-ce le gravier ou le sable recueilli ? »

Et le pêcheur Abdallah resta longtemps immobile, en proie à un chagrin bien profond. Puis il finit par se décider à jeter encore une fois son filet à la mer, en demandant pardon à Allah des paroles qu’il venait de prononcer inconsidérément, et dit : « Sois favorable à ma pêche, ô Toi le Rétributeur qui dispenses à tes créatures les faveurs et les bienfaits, et marques d’avance leur destinée. Et sois favorable à cet enfant nouveau-né, et je te promets qu’il sera un jour un santon dévoué à ton seul service ! » Puis il se dit : « Je voudrais bien ne pêcher qu’un seul poisson, ne serait-ce que pour le porter au boulanger, mon bienfaiteur, qui dans les jours noirs, lorsqu’il me voyait arrêté devant sa boutique à humer du dehors l’odeur du pain chaud, me faisait de la main signe d’approcher et me donnait généreusement de quoi suffire aux neuf et à leur mère ! »

Lorsqu’il eut jeté son filet pour la troisième fois, Abdallah attendit très longtemps, et se mit ensuite en devoir de le retirer. Mais comme le filet était encore plus lourd que les autres fois et d’un poids tout à fait extraordinaire, il éprouva une peine infinie à le ramener sur le rivage ; et il n’y réussit qu’après s’être ensanglanté les mains en tirant sur les cordes. Et alors, à la limite de la stupéfaction, il trouva, engagé entre les mailles du filet, un être humain, un Adamite, semblable à tous les Ibn-Adam, avec cette seule différence que son corps se terminait en queue de poisson, mais, à part cela, il avait une tête, un visage, une barbe, un tronc et des bras, tout comme un homme de la terre.

À cette vue, le pêcheur Abdallah ne douta pas un instant qu’il ne fût en présence d’un éfrit d’entre les éfrits, qui, dans les anciens temps, rebelles aux ordres de notre maître Soleïmân Ibn-Daoûd, avaient été enfermés dans des vases de cuivre rouge et jetés à la mer. Et il se dit : « C’est là certainement l’un d’eux ! Grâce à l’usure du métal par l’eau et les années, il a pu sortir du vase scellé et se cramponner à mon filet ! » Et, poussant des cris de terreur et relevant sa robe au-dessus de ses genoux, le pêcheur se mit à courir sur la plage, fuyant à perdre la respiration, et hurlant : « Amân ! Amân ! Je le demande grâce, ô éfrit de Soleïmân ! »

Mais l’Adamite, de l’intérieur du filet, lui cria : « Viens, ô pêcheur ! Ne me fuis pas ! Car je suis un être humain comme toi, et non point un mared ou un éfrit ! Reviens plutôt m’aider à sortir de ce filet, et ne crains rien ! Je t’en récompenserai largement ! Et Allah t’en tiendra compte au jour du Jugement ! » À ces paroles, le cœur du pêcheur se calma ; et il s’arrêta de fuir et revint, mais à pas lents, avançant d’une jambe et reculant de l’autre, vers son filet. Et il dit à l’Adamite pris dans le filet : « Alors tu n’es point un genni d’entre les genn…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … alors tu n’es point un genni d’entre les genn ? » Il répondit : « Non pas ! Je suis un être humain qui croit en Allah et en son Envoyé ! » Abdallah demanda : « Mais alors qui t’a jeté à la mer ? » Il dit : « Nul ne m’a jeté à la mer, puisque j’y suis né ! Car je suis un enfant d’entre les enfants de la mer. Nous sommes, en effet, des peuples nombreux qui habitons les profondeurs maritimes. Et nous respirons et vivons dans l’eau comme vous autres sur la terre, et les oiseaux dans l’air. Et nous sommes tous des croyants en Allah et en son Prophète (sur lui la prière et la paix !) et nous sommes bons et secourables envers les hommes, nos frères, qui habitent à la surface de la terre ; car nous obéissons aux commandements d’Allah et aux préceptes du Livre ! » Puis il ajouta : « D’ailleurs si j’étais un genni ou un éfrit malfaisant, n’aurais-je pas déjà mis en pièces ton filet, au lieu de te prier de venir m’aider à en sortir sans l’endommager, vu qu’il est ton gagne-pain et la seule porte de secours de ta maison ? » À ces paroles péremptoires, Abdallah sentit se dissiper ses derniers doutes et ses dernières craintes, et, comme il se baissait pour aider l’habitant de la mer à sortir du filet, celui-ci lui dit encore : « Ô pêcheur, la destinée a voulu ma capture pour ton bien. Je me promenais, en effet, dans les eaux, quand ton filet s’est abattu sur moi et m’a pris dans ses mailles. Je désire donc faire ton bonheur et celui des tiens ! Veux-tu que nous fassions un pacte par lequel chacun de nous s’engagera à être l’ami de l’autre, à lui faire des cadeaux et à en recevoir d’autres en échange ? Ainsi toi, par exemple, tous les jours, tu viendras me trouver ici et m’apporter une provision des fruits de la terre qui poussent chez vous autres : des raisins, des figues, des pastèques, des melons, des pêches, des prunes, des grenades, des bananes, des dattes et d’autres encore ! Et moi j’accepterai de toi le tout avec un plaisir extrême. Et, en retour, je te donnerai, chaque fois, des fruits de la mer qui poussent dans nos profondeurs : le corail, les perles, les chrysolithes, les aigues-marines, les émeraudes, les saphirs, les rubis, les métaux précieux et toutes les gemmes et pierreries de la mer. Et je t’en remplirai chaque fois le panier de fruits que tu m’auras apporté ! Acceptes-tu ? »

En entendant ces paroles, le pêcheur qui déjà, dans sa joie et dans le ravissement que lui causait cette énumération splendide, ne se tenait plus que sur une seule jambe, s’écria : « Ya Allah ! Et qui donc n’accepterait pas ? » Puis il dit : « Oui ! mais avant tout qu’entre nous soit la Fatiha, pour sceller notre pacte ! » Et l’habitant de la mer acquiesça. Et tous deux alors récitèrent à haute voix la Fatiha liminaire du Korân. Et, aussitôt après, Abdallah le pêcheur délivra du filet l’habitant de la mer.

Alors le pêcheur demanda à son ami de la mer : « Comment t’appelles-tu ? » Il répondit : « Je m’appelle Abdallah. Ainsi quand tu viendras ici chaque matin, le jour où, par hasard, tu ne me verrais pas, tu n’auras qu’à crier : « Ya Abdallah, ô Maritime ! » Et à l’instant je t’entendrai, et tu me verras t’apparaître hors de l’eau. » Puis il demanda : « Mais toi, ô mon frère, comment t’appelles-tu ? » Le pêcheur répondit : « Je m’appelle aussi Abdallah, comme toi ! » Alors le Maritime s’écria : « Toi tu es Abdallah de la Terre, et moi je suis Abdallah de la Mer ! Et de la sorte nous sommes deux fois frères, par notre nom et par notre amitié. Attends-moi donc ici un instant, ô mon ami, rien que le temps de plonger et de te revenir avec un premier cadeau maritime ! » Et Abdallah de la Terre répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et aussitôt Abdallah de la Mer sauta du rivage dans l’eau et disparut aux yeux du pêcheur.

Alors Abdallah de la Terre, ne voyant plus au bout d’un certain temps apparaître le Maritime, se repentit grandement de l’avoir délivré du filet et se dit en lui-même : « Est-ce que je sais, moi, s’il va revenir ? Il est certain qu’il a dû rire de moi et me dire tout cela afin que je le délivre. Ah ! que ne l’ai-je plutôt capturé ! J’aurais pu de la sorte l’exhiber aux habitants de la ville, et gagner beaucoup d’argent ! Et je l’aurais aussi transporté dans les maisons des gens riches, qui n’aiment pas se déranger, afin de le leur montrer à domicile. Et ils m’auraient largement rétribué ! » Et il continua ainsi à se lamenter en son âme et à se dire : « Ta pêche s’est échappée d’entre tes mains, ô pêcheur…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ta pêche s’est échappée d’entre tes mains, ô pêcheur ! » Mais, à l’instant même, le Maritime apparut hors de l’eau, tenant quelque chose au-dessus de sa tête, et vint se poser sur le rivage à côté du Terrien. Et les deux mains du Maritime étaient pleines de perles, de corail, d’émeraudes, d’hyacinthes, de rubis et de toutes les pierreries. Et il tendit le tout au pêcheur et lui dit : « Prends cela, ô mon frère Abdallah, et excuse-moi du peu. Car, cette fois, je n’ai point de panier pour te le remplir ; mais la prochaine fois tu m’en apporteras un, et je te le rendrai plein de ces fruits de la mer ! » À la vue des gemmes précieuses, le pêcheur se réjouit extrêmement. Et il les prit, et après les avoir fait couler entre ses doigts en s’en émerveillant, il les cacha dans son sein. Et le Maritime lui dit : « N’oublie pas notre pacte ! Et reviens ici tous les matins, avant le lever du soleil ! » Et il prit congé de lui et s’enfonça dans la mer.

Quant au pêcheur, il revint en ville transporté de joie, et commença d’abord par passer devant la boutique du boulanger qui lui avait été si bienfaisant dans les jours noirs, et lui dit : « Ô mon frère, la bonne chance et la fortune commencent enfin à marcher sur notre route ! Je te prie donc de faire le compte de tout ce que je te dois. » Le boulanger répondit : « Un compte ? Et pourquoi faire ? Avons-nous besoin de cela, entre nous ? Mais si vraiment tu as de l’argent de trop, donne-moi ce que tu peux ! Et si tu n’as rien, prends autant de pains qu’il t’en faut pour nourrir ta famille, et attends, pour me payer, que la prospérité réside chez toi définitivement ! » Le pêcheur dit : « Ô mon ami, la prospérité s’est installée solidement chez moi, pour le bonheur de mon nouveau-né, par la bonté et la munificence d’Allah ! Et tout ce que je pourrai te donner sera bien peu en comparaison de ce que tu as fait pour moi, quand me tenait à la gorge la misère ! Mais prends ceci en attendant ! » Et il plongea sa main dans son sein et en retira une grosse poignée de pierreries, si grosse même qu’il ne lui resta pour lui que la moitié à peine de ce que lui avait donné le Maritime. Et il la remit au boulanger, en lui disant : « Je te demande seulement de me prêter quelque argent, en attendant que j’aie vendu au souk ces gemmes de la mer. » Et le boulanger, stupéfait de ce qu’il voyait et recevait, vida son tiroir entre les mains du pêcheur et voulut lui-même lui porter jusqu’à sa maison la charge de pain nécessaire pour la famille. Et il lui dit : « Je suis ton esclave et ton serviteur ! » Et, bon gré mal gré, il prit sur sa tête la hotte de pains et marcha derrière le pêcheur jusqu’à sa maison, où il déposa la hotte. Et il s’en alla après lui avoir baisé les mains. Quant au pêcheur, il remit la hotte de pains à la mère de ses enfants, puis se hâta d’aller leur acheter de la viande d’agneau, des poulets, des légumes et des fruits. Et il fit faire par son épouse, ce soir-là, une cuisine extraordinaire. Et, avec ses enfants et son épouse, il fit un repas admirable, en se réjouissant à la limite de la réjouissance de l’avènement de cet enfant nouveau-né qui apportait avec lui la fortune et le bonheur.

Après quoi, Abdallah raconta à son épouse tout ce qui lui était arrivé, et comment la pêche s’était terminée par la capture d’Abdallah de la Mer, et enfin toute l’aventure dans ses moindres détails. Et il finit par lui mettre entre les mains ce qui lui restait du cadeau précieux de son ami l’habitant de la mer. Et son épouse se réjouit de tout cela ; mais elle lui dit : « Garde bien le secret de cette aventure ! Sinon tu risques de voir les gens du gouvernement te créer de grands embarras ! » Et le pêcheur répondit : « Certes ! je tairai la chose à tout le monde, excepté au boulanger ! Car, bien que d’ordinaire l’on doive cacher son bonheur, je ne puis de mon bonheur faire un mystère à mon premier bienfaiteur ! »

Le lendemain, de très bonne heure, Abdallah le pêcheur se rendit, avec un panier rempli de beaux fruits de toutes les espèces et de toutes les couleurs, au bord de la mer, où il arriva avant le lever du soleil. Et il déposa son panier sur le sable du rivage et, comme il n’apercevait pas Abdallah, il frappa ses mains l’une contre l’autre en criant : « Où es-tu, ô Abdallah de la Mer ? » Et à l’instant, du fond des flots, une voix marine répondit : « Me voici, ô Abdallah de la Terre ! Me voici à tes ordres ! » Et l’habitant de la mer émergea de l’eau et parut sur le rivage. Et, après les salams et les souhaits, le pêcheur lui offrit le panier de fruits. Et le Maritime le prit, en remerciant, et replongea au fond de la mer. Mais quelques instants après, il réapparut tenant dans ses bras le panier vide de fruits, mais lourd d’émeraudes, d’aigues et de toutes les gemmes et productions marines. Et le pêcheur, après avoir pris congé de son ami, chargea le panier sur sa tête et reprit le chemin de la ville, en passant devant le four du boulanger…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le pêcheur, après avoir pris congé de son ami, chargea le panier sur sa tête et reprit le chemin de la ville, en passant devant le four du boulanger. Et il dit à son ancien bienfaiteur : « La paix sur toi, ô père des mains ouvertes ! » Il répondit : « Et sur toi la paix, les grâces d’Allah et ses bénédictions, ô visage de bon augure ! Je viens de t’envoyer à la maison un plateau de quarante gâteaux que j’ai spécialement cuits à ton intention, et dans la pâte desquels je n’ai point économisé le beurre clarifié, la cannelle, le cardamome, la noix muscade, le curcuma, l’armoise, l’anis et le fenouil ! » Et le pêcheur plongea sa main dans le panier, d’où partaient mille feux étincelants, prit trois grosses poignées de pierreries et les lui remit. Puis il continua sa route et arriva à sa maison. Là il déposa son panier, y choisit de chaque espèce et de chaque couleur la plus belle pierrerie, mit le tout dans un morceau de chiffon et s’en alla au souk des bijoutiers. Et il s’arrêta devant la boutique du cheikh des bijoutiers, étala devant lui les merveilleuses pierreries, et lui dit : « Veux-tu me les acheter ? » Le cheikh des bijoutiers regarda le pêcheur avec des yeux chargés de méfiance, et lui demanda : « En as-tu encore d’autres ? » Il répondit : « J’en ai un panier tout plein à la maison. » L’autre demanda : « Et où se trouve ta maison ? » Le pêcheur répondit : « De maison, je n’en ai point, par Allah ! mais simplement une hutte, en planches pourries, située au fond de telle ruelle près du souk des poissons ! » À ces paroles du pêcheur, le bijoutier cria à ses garçons : « Arrêtez-le ! C’est le voleur qui nous a été signalé comme ayant dérobé les bijoux de la reine, épouse du sultan ! » Et il leur ordonna de lui administrer la bastonnade. Et tous les bijoutiers et les marchands l’entourèrent et l’invectivèrent. Et les uns disaient : « C’est certainement lui qui a volé le mois dernier la boutique du hadj Hassân ! » Et les autres disaient : « C’est encore lui, ce misérable, qui a nettoyé la maison de Tel ! » Et chacun racontait une histoire de vol dont l’auteur était resté introuvable, et l’attribuait au pêcheur ! Et Abdallah, durant tout ce temps, gardait le silence et ne faisait aucun geste de négation. Et, après qu’il eut reçu la bastonnade préliminaire, il se laissa traîner devant le roi par le cheikh-bijoutier qui voulait lui faire avouer ses crimes et le faire pendre à la porte du palais.

Lorsqu’ils furent tous arrivés dans le diwân, le cheikh des bijoutiers dit au roi : « Ô roi du temps, lorsque le collier de la reine eut disparu, tu nous as fait prévenir, et tu nous as enjoint de retrouver le coupable. Nous avons donc fait tout notre possible et, avec l’aide d’Allah, nous avons réussi ! Voici donc, entre tes mains, le coupable et les pierreries que nous avons retrouvées sur lui ! » Et le roi dit au chef eunuque : « Prends ces pierreries et va les montrer à ta maîtresse. Et demande-lui si ce sont bien là les pierres du collier qu’elle a perdu ! » Et le chef eunuque alla trouver la reine, et, étalant devant elle les gemmes splendides, lui demanda : « Sont-ce bien là, ô ma maîtresse, les pierres du collier ? »

À la vue de ces pierreries, la reine fut à la limite de l’émerveillement, et répondit à l’eunuque : « Mais pas du tout ! Moi j’ai retrouvé mon collier dans le coffret. Quant à ces pierreries, elles sont de beaucoup plus belles que les miennes, et n’ont pas leurs pareilles dans le monde ! Va donc, ô Massrour, dire au roi d’acheter ces pierres pour en faire un collier à notre fille Prospérité qui est en âge d’être mariée. »

Lorsque le roi eut appris, par l’eunuque, la réponse de la reine, il entra dans une fureur extrême contre le cheikh des bijoutiers, qui venait d’arrêter ainsi et de maltraiter un innocent ; et il le maudit de toutes les malédictions d’Aâd et de Thammoud ! Et le cheikh des bijoutiers, bien tremblant, répondit : « Ô roi du temps, nous savions que cet homme était un pêcheur, un pauvre ; et, le voyant détenteur de ces pierreries et apprenant qu’il en avait encore un panier tout plein dans sa maison, nous avons pensé que c’était là une trop grosse fortune pour que ce pauvre ait pu l’acquérir par les moyens licites ! » À ces paroles, la colère du roi ne fit qu’augmenter et il cria au cheikh des bijoutiers et à ses compagnons : « Ô roturiers impurs, ô hérétiques de mauvaise foi, âmes communes, ne savez-vous donc pas que nulle fortune, quelque soudaine et merveilleuse qu’elle soit, n’est impossible dans la destinée du vrai Croyant ? Ah ! scélérats ! Et vous vous hâtez, comme cela, de condamner ce pauvre sans l’entendre, sans examiner son cas, sous le faux prétexte que cette fortune est trop grosse pour lui ! Et vous le traitez de voleur, et vous le déshonorez parmi ses semblables ! Et pas un instant vous ne pensez qu’Allah l’Exalté, quand il distribue ses faveurs, n’agit jamais avec parcimonie ! Connaissez-vous donc la capacité d’abondance des sources infinies où le Très-Haut puise ses bienfaits, ô sots ignorants, pour juger ainsi, d’après vos calculs mesquins de créatures de boue, de la somme des poids dont est chargée la balance d’une heureuse destinée ? Allez, misérables ! Sortez de ma présence ! Et puisse Allah vous priver à jamais de ses bénédictions ! » Et il les chassa honteusement ! Et voilà pour eux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il les chassa honteusement. Et voilà pour eux !

Quant au pêcheur Abdallah, voici ! Le roi se tourna vers lui et, avant de lui poser la moindre question, lui dit : « Ô pauvre, qu’Allah te bénisse dans les dons qu’il t’a faits ! La sécurité est sur toi ! C’est moi qui te la donne ! » Puis il ajouta : « Veux-tu maintenant me raconter la vérité, et me dire comment te sont venues ces pierreries, si belles que nul roi de la terre n’en possède les pareilles ? » Le pêcheur répondit : « Ô roi du temps, j’ai encore à la maison un panier à poisson rempli de ces pierreries-là ! C’est un don de mon ami Abdallah de la Mer ! » Et il raconta au roi toute son aventure avec le Maritime, sans omettre un détail ! Mais il n’y a point d’utilité à la répéter. Puis il ajouta : « Or, moi, j’ai fait avec lui un pacte, scellé par la récitation de la Fatiha du Korân ! Et par ce pacte, moi, je me suis engagé à lui porter tous les matins, à l’aurore, un panier rempli des fruits de la terre ; et lui, il s’est engagé à me remplir ce même panier des fruits de la mer, dont ces pierreries que tu vois ! »

En entendant ces paroles du pêcheur, le roi s’émerveilla de la générosité du Donateur à l’égard de ses croyants ; et il dit : « Ô pêcheur, cela est dans ta destinée ! Laisse-moi seulement te dire que la richesse demande à être protégée, et que le riche doit avoir un haut rang ! Je veux donc te prendre sous ma protection, toute ma vie durant, et même mieux que cela ! Car je ne puis répondre de l’avenir, et je ne sais le sort que peut te réserver mon successeur, si je viens à mourir ou à être dépossédé du trône. Il est possible qu’il te tue par convoitise et par amour des biens de ce monde. Je veux donc t’assurer contre les vicissitudes du sort, pendant que je suis en vie. Et le meilleur moyen, je pense, c’est de te marier avec ma fille Prospérité, adolescente pubère, et de te nommer mon grand-vizir, en te léguant ainsi le trône directement avant ma mort ! » Et le pêcheur répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Alors le roi appela les esclaves et leur dit : « Conduisez au hammam votre maître que voici ! » Et les esclaves conduisirent le pêcheur au hammam du palais, et le baignèrent avec soin et le vêtirent de vêtements royaux, et le reconduisirent devant le roi qui, séance tenante, le nomma grand-vizir. Et il lui donna les instructions nécessaires pour sa nouvelle charge, et Abdallah répondit : « Tes avis, ô roi, sont ma règle de conduite, et ta bienveillance est l’ombre où je me plais ! »

Ensuite le roi envoya à la maison du pêcheur des courriers et des gardes nombreux avec des joueurs de fifre, de clarinette, de cymbales, de gros tambour et de flûte, et des femmes expertes dans l’art de l’habillement et des parures, avec mission d’habiller et de parer la femme du pêcheur et ses dix enfants, de la placer dans un palanquin porté par vingt nègres, et de la conduire au palais au milieu d’un cortège splendide et aux sons de la musique. Et ces ordres furent exécutés ; et l’épouse du pêcheur, portant son nouveau-né sur son sein, fut placée avec ses neuf autres enfants dans un somptueux palanquin ; et, précédée par le cortège des gardes et des musiciens, et accompagnée par les femmes mises à son service et par les épouses des émirs et des notables, elle fut conduite au palais où l’attendait la reine qui la reçut avec des égards infinis, tandis que le roi recevait ses enfants et les faisait s’asseoir à tour de rôle sur ses genoux et les caressait paternellement, avec le plaisir qu’il aurait eu s’ils avaient été ses propres enfants. Et de son côté la reine voulut marquer son affection à l’épouse du nouveau grand-vizir, et la mit à la tête de toutes les femmes du harem en la nommant grande-vizira de ses appartements.

Après quoi, le roi, qui avait pour fille unique la jeune Prospérité, se hâta de tenir sa promesse en l’accordant en mariage, comme seconde épouse, au vizir Abdallah. Et, à cette occasion, il donna une grande fête au peuple et aux soldats, en faisant décorer et illuminer la ville. Et Abdallah, cette nuit-là, connut les délices de la chair jeune et la différence entre la virginité d’une adolescente fille de roi et la vieille peau usée où il se reposait jusque-là.

Or, le lendemain, à l’aurore, comme le roi, réveillé avant son heure habituelle par les émotions de la veille, s’était mis à sa fenêtre, il vit son nouveau grand-vizir, l’époux de sa fille Prospérité, qui sortait du palais, portant sur sa tête un panier à poisson rempli de fruits. Et il le héla et lui demanda : « Que portes-tu là, ô mon gendre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il le héla et lui demanda : « Que portes-tu là, ô mon gendre ? et vers où te diriges-tu ? » Il répondit : « C’est un panier de fruits que je vais porter à mon ami Abdallah de la Mer ! » Le roi dit : « Mais ce n’est point l’heure où les gens sortent de leur maison. Et puis il n’est guère convenable que mon gendre porte ainsi lui-même sur sa tête une charge de portefaix ! » Il répondit : « C’est vrai ! Mais j’ai peur de manquer l’heure du rendez-vous et de passer aux yeux du Maritime pour un menteur sans foi, et de l’entendre me reprocher ma conduite en me disant : « Les choses du monde maintenant te distraient de ton devoir et te font oublier tes promesses ! » Et le roi dit : « Tu as raison ! Va trouver ton ami, et qu’Allah soit avec toi ! » Et Abdallah prit le chemin de la mer, en traversant les souks. Et les marchands matinaux qui ouvraient leurs boutiques disaient en le reconnaissant : « C’est Abdallah le grand-vizir, gendre du roi qui va à la mer faire l’échange des fruits contre des pierreries ! » Et ceux qui ne le connaissaient pas l’arrêtaient au passage et lui demandaient : « Ô vendeur de fruits, à combien la mesure d’abricots ? » Et il répondait à tout le monde : « Ce n’est pas à vendre. C’est acheté d’avance ! » Et il disait cela fort poliment, en faisant ainsi plaisir à tout le monde. Et il arriva de la sorte au rivage, où il vit sortir des flots Abdallah de la Mer, auquel il remit les fruits en échange de nouvelles pierreries de toutes les couleurs. Puis il reprit le chemin de la ville, en passant devant la boutique de son ami le boulanger. Mais il fut bien étonné de voir fermée la porte de la boutique, et il attendit un moment pour voir si son ami n’arriverait pas. Et il finit par demander au boutiquier voisin : « Ô mon frère, qu’est devenu ton voisin le boulanger ? » Il répondit : « Je ne sais au juste ce qu’Allah lui a fait. Il doit être malade dans sa maison ! » Il demanda : « Et où est sa maison ? » Il dit : « Dans telle ruelle ! » Et il prit le chemin de la ruelle indiquée et, s’étant fait montrer la maison du boulanger, il frappa à la porte et attendit. Et, quelques instants après, il vit apparaître à une lucarne du haut, la tête épouvantée du boulanger qui, rassuré en voyant le panier à poisson rempli comme à l’ordinaire de pierreries, descendit ouvrir. Et il se jeta au cou d’Abdallah en l’embrassant avec des larmes aux yeux, et lui dit : « Mais alors tu n’as donc pas été pendu par ordre du roi ? Moi, j’ai appris que tu avais été arrêté comme voleur ; et, craignant d’être arrêté à mon tour comme complice, je me suis hâté de fermer le four et la boutique et de me cacher au fond de ma maison. Mais explique-moi, ô mon ami, comment il se fait que tu sois habillé comme un vizir ! » Alors Abdallah lui raconta ce qui lui était arrivé depuis le commencement jusqu’à la fin, et ajouta : « Et le roi m’a nommé son grand-vizir et m’a donné sa fille en mariage. Et j’ai maintenant un harem à la tête duquel se trouve ma vieille épouse, la mère des enfants ! » Puis il dit : « Prends ce panier avec tout son contenu. Il t’appartient, car il est écrit aujourd’hui dans ta destinée ! » Puis il le quitta et rentra au palais avec le panier vide.

Lorsque le roi le vit arriver avec le panier vide, il lui dit en riant : « Tu vois bien ! ton ami le Maritime t’a délaissé ! » Il répondit : « Au contraire ! Les pierreries dont il m’a rempli le panier aujourd’hui, étaient supérieures en beauté à celles des autres jours. Mais je les ai toutes données à mon ami le boulanger qui, autrefois, quand me tenait la misère, me nourrissait et nourrissait mes enfants et leur mère. Et moi, à mon tour, de même qu’il m’était miséricordieux aux jours de ma pauvreté, je ne l’oublie point dans les jours de ma prospérité ! Car, par Allah ! je veux témoigner qu’il n’a jamais froissé ma susceptibilité de pauvre besogneux ! » Et le roi, extrêmement édifié, lui demanda : « Comment s’appelle ton ami ? » Il répondit : « Il s’appelle Abdallah le Boulanger, comme moi je m’appelle Abdallah le Terrien et comme mon ami de la mer s’appelle Abdallah le Maritime ! » À ces paroles, le roi s’émerveilla et se trémoussa et s’écria : « Et comme moi je m’appelle le Roi Abdallah ! Et comme nous tous nous nous appelons les serviteurs d’Allah ! Or, comme tous les serviteurs d’Allah sont égaux devant le Très-Haut et frères par la foi et l’origine, je veux, ô Abdallah de la Terre, que tu ailles tout de suite me chercher ton ami Abdallah le Boulanger, afin que je le nomme mon second vizir ! »

Aussitôt Abdallah le Terrien alla chercher Abdallah le Boulanger que le roi, séance tenante, revêtit des insignes du vizirat, en le nommant son vizir de la gauche, comme Abdallah le Terrien était son vizir de la droite.

Et Abdallah, l’ancien pêcheur, remplit ses nouvelles fonctions avec tout l’éclat désirable, sans oublier un seul jour d’aller trouver son ami Abdallah de la Mer, et de lui porter un panier des fruits de la saison, en échange d’un panier de métaux précieux et de pierreries. Et lorsqu’il n’y eut plus de fruits dans les jardins et chez les vendeurs de primeurs, il remplit le panier de raisins secs, d’amandes, de noisettes, de pistaches, de noix, de figues sèches, d’abricots secs et de confitures sèches de toutes les espèces et de toutes les couleurs. Et chaque fois il rapportait sur sa tête le panier rempli de joyaux, comme à l’ordinaire. Et cela durant l’espace d’une année.

Or, un jour, Abdallah de la Terre, arrivé, comme toujours, à l’aurore sur le rivage, s’assit aux côtés de son ami Abdallah le Maritime, et se mit à causer avec lui sur les usages des habitants de la mer…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… s’assit aux côtés de son ami Abdallah le Maritime et se mit à causer avec lui sur les usages des habitants de la mer. Et, entre autres choses, il lui dit : « Ô mon frère, ô Maritime, est-ce bien beau chez vous autres ? » Il répondit : « Certainement ! Et, si tu veux, je te ferai entrer avec moi dans la mer, et je te montrerai tout ce qu’elle contient, et je te ferai visiter ma ville et te recevrai dans ma maison, en toute cordiale hospitalité ! » Et Abdallah le Terrien répondit : « Ô mon frère, toi tu as été créé dans l’eau, et l’eau est ta demeure. C’est pourquoi tu n’es point incommodé d’habiter dans la mer. Mais peux-tu me dire, avant que je réponde à ton invitation, s’il ne te serait pas extrêmement funeste de séjourner sur la terre ? » Il dit : « Certainement ! Mon corps se dessécherait ; et les vents de terre, en soufflant contre moi, me feraient mourir ! » Le Terrien dit : « Et moi de même ! J’ai été créé sur la terre, et la terre est ma demeure. C’est pourquoi l’air de la terre ne m’incommode pas. Mais si je venais à entrer avec toi dans la mer, l’eau pénétrerait dans mon intérieur et m’étoufferait, et je mourrais ! » Le Maritime répondit : « Sois sans aucune crainte à ce sujet, car je t’apporterai un onguent, dont tu t’enduiras le corps, et l’eau n’aura plus aucun pouvoir nuisible sur toi, même si tu devais y passer le reste de ta vie. Et de cette façon tu pourras plonger avec moi et parcourir la mer dans tous les sens, et y dormir et t’y réveiller, sans que jamais aucun mal t’arrive par n’importe quel endroit ! »

À ces paroles, le Terrien dit au Maritime : « Dans ce cas, il n’y a pas d’inconvénient à ce que je plonge avec toi. Apporte-moi donc l’onguent en question, afin que j’en fasse l’essai ! » Le Maritime répondit : « C’est ce que je vais faire ! » Et il prit avec lui le panier de fruits et plongea dans la mer, pour, au bout de peu d’instants, revenir tenant dans ses mains un vase rempli d’un onguent semblable à la graisse des vaches, et dont la couleur était jaune comme celle de l’or, et dont l’odeur était délicieuse absolument. Et Abdallah le Terrien demanda : « De quoi est composé cet onguent-là ? » Il répondit : « Il est composé avec la graisse du foie d’une espèce d’entre les espèces de poissons appelée dandane. Et ce poisson dandane est le plus énorme de tous les poissons de la mer, tellement que d’une seule bouchée il avalerait sans se gêner ce que vous autres, les terriens, appelez un éléphant et un chameau ! » Et l’ancien pêcheur, épouvanté, s’écria : « Et que peut bien manger cette funeste bête-là, ô mon frère ? » Il répondit : « Elle mange d’ordinaire les bêtes les plus petites qui naissent dans les profondeurs. Car tu connais le proverbe qui dit : Les faibles sont mangés par les forts ! » Le Terrien dit : « Tu dis vrai ! Mais y a-t-il chez vous autres beaucoup de ces dandanes-là ? » Il répondit : « Des milliers et des milliers, et Allah seul en sait le nombre ! » Le Terrien s’écria : « Alors dispense-moi de te faire cette visite, ô mon frère, car j’ai bien peur que cette espèce me rencontre et me mange ! » Le Maritime dit : « N’aie point cette peur, car le poisson dandane, bien que d’une férocité terrible, redoute Ibn-Adam dont la chair est un poison violent pour lui ! » L’ancien pêcheur s’écria : « Ya Allah ! mais à quoi ça me servira-t-il d’être un poison pour le dandane une fois que je serai avalé par le dandane ? » Le Maritime répondit : « Sois absolument sans crainte de ce dandane, car rien qu’en voyant Ibn-Adam il prend la fuite, tant il le redoute ! Et puis comme tu es enduit de sa graisse, il te reconnaîtra à l’odeur, et ne te fera point de mal ! » Et le Terrien, gagné par l’assurance de son ami, dit : « Je mets ma confiance en Allah et en toi ! » Et il se dévêtit et creusa dans le sable un trou où il enfouit ses habits, afin que personne ne les lui volât pendant son absence. Après quoi il s’enduisit de l’onguent en question depuis la tête jusqu’aux pieds, sans oublier les plus petites ouvertures, et, cela fait, il dit au Maritime : « Me voici prêt, ô Maritime mon frère ! »

Alors Abdallah de la Mer prit son compagnon par le bras et plongea avec lui dans les profondeurs marines…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT TREIZIÉME NUIT

Elle dit :

… Alors Abdallah de la Mer prit son compagnon par le bras et plongea avec lui dans les profondeurs marines. Et il lui dit : « Ouvre les yeux ! » Et comme il ne se sentait point étouffé ni écrasé par le poids énorme de la mer, et comme il respirait là-dedans mieux que sous le ciel, il comprit qu’il était réellement impénétrable à l’eau ; et il ouvrit les yeux. Et dès cet instant il devint l’hôte de la mer.

Et il vit la mer au-dessus de sa tête se déployer comme un pavillon d’émeraude, tel sur la terre l’admirable azur reposant sur les eaux ; et à ses pieds s’étendaient les régions sous-marines que nul œil terrien n’avait violées depuis la création ; et une sérénité régnait sur les montagnes et les plaines du fond ; et la lumière était délicate qui se baignait autour des êtres et des choses, dans les transparences infinies et la splendeur des eaux ; et des paysages tranquilles l’enchantaient au delà de tous les enchantements du ciel natal ; et il voyait des forêts de corail rouge, et des forêts de corail blanc, et des forêts de corail rose qui s’immobilisaient dans le silence de leurs ramures ; et des grottes de diamant dont les colonnes étaient de rubis, de chrysolithes, de béryls, de saphirs d’or et de topazes ; et une végétation de folie qui se dodelinait sur des espaces grands comme des royaumes ; et, au milieu des sables d’argent, les coquillages aux formes et aux couleurs par milliers qui se miraient éclatants dans le cristal des eaux ; et, tout autour de lui, en éclairs, des poissons qui ressemblaient à des fleurs, et des poissons qui ressemblaient à des fruits, et des poisons qui ressemblaient à des oiseaux, et d’autres, habillés d’écailles d’or rouge et d’argent, qui ressemblaient à de gros lézards, et d’autres qui figuraient plutôt des buffles, des vaches, des chiens et même des Adamites ; et des bancs immenses de royales pierreries qui lançaient mille feux multicolores que l’eau avivait, loin de les éteindre ; et des bancs où s’ouvraient les huîtres pleines de perles blanches, de perles roses et de perles dorées ; et d’énormes éponges gonflées et mobiles lourdement sur leur base qui s’alignaient en d’immenses rangées symétriques, comme des corps d’armées, et semblaient délimiter les différentes régions marines et se constituer les gardiennes fixes des vastitudes solitaires.

Mais soudain Abdallah le Terrien, qui, toujours au bras de son ami, voyait défiler devant lui, en une course rapide sur les abîmes, tous ces spectacles splendides, aperçut une innombrable suite de cavernes d’émeraude, taillées à même les flancs d’une montagne de la même gemme verte, et aux portes desquelles étaient assises ou étendues des adolescentes belles comme des lunes, aux cheveux couleur de l’ambre et du corail. Et elles ressemblaient aux adolescentes de la terre, n’eût été leur queue qui leur tenait lieu de croupe, de cuisses et de jambes. Or c’étaient les Filles de la Mer ! Et cette ville de cavernes vertes était leur domaine.

À cette vue, le Terrien demanda au Maritime : « Ô mon frère, ces adolescentes ne sont-elles donc pas mariées, que je ne vois pas de mâles parmi elles ? » Il répondit : « Celles que tu vois sont des jeunes filles vierges, et elles attendent à l’entrée de leurs demeures l’arrivée de l’époux qui viendra choisir parmi elles celle qui lui plaît. Car, en d’autres endroits de la mer, se trouvent des villes peuplées de mâles et de femelles, et d’où sortent les adolescents en quête de jeunes épouses ; car c’est ici seulement qu’ont droit de séjourner les jeunes filles, qui, de tous les points de notre empire, s’y rendent et vivent entre elles dans l’attente de l’époux ! » Et, comme il finissait cette explication, ils arrivèrent à une ville peuplée de mâles et de femelles ; et Abdallah le Terrien dit : « Ô mon frère, je vois là une ville peuplée, mais je n’y remarque point de boutiques où l’on vende et l’on achète ! Et puis je dois te dire que je suis bien étonné de voir que pas un des habitants n’est couvert d’habits qui le protègent quant aux parties qui doivent être tenues cachées ! » Il répondit : « Pour ce qui est de la vente et de l’achat, nous n’en avons aucun besoin, vu que la vie nous est facile et que notre nourriture consiste en poissons pêchés à portée de notre main. Mais pour ce qui est de cacher certaines parties de notre corps, d’abord nous n’en voyons pas la nécessité, et nous sommes constitués autrement que vous autres quant à ces parties-là ; et puis, nous voudrions les cacher, que nous ne le pourrions pas, vu que nous n’avons point d’étoffes pour les couvrir ! » Il dit : « C’est juste ! Mais comment se font chez vous autres les mariages ? » Il dit : « Chez nous il ne se fait point de mariages, car nous n’avons point de lois qui fixent et régissent nos désirs et nos inclinations ; mais quand une adolescente nous plaît, nous la prenons ; et quand elle cesse de nous plaire, nous la laissons, et elle plaira à un autre ! D’ailleurs, nous ne sommes pas tous musulmans ; parmi nous il y a aussi beaucoup de chrétiens et de juifs ; et ces gens-là n’admettent pas le mariage fixe, car ils aiment beaucoup les femmes, et le mariage fixe les contrarie. Nous seuls, les musulmans, qui vivons à part dans une ville où ne pénètrent point les infidèles, nous nous marions d’après les préceptes du Livre, et nous célébrons des noces qui sont vues d’un bon œil par le Très-Haut et le Prophète (sur Lui la prière et la paix !) Mais, ô mon frère, je veux me hâter de te faire enfin arriver à notre ville ; car si je passais mille années à te montrer les spectacles de notre empire et les villes qui le peuplent, je n’aurais pas encore fini ma lâche, et tu n’aurais pas pu juger d’une mesure sur vingt-quatre mesures ! » Et le Terrien dit : « Oui, mon frère, d’autant plus que j’ai bien faim, et que je ne puis manger comme toi des poissons crus ! » Et le Maritime demanda : « Et comment alors mangez-vous les poissons, vous autres Terriens ? » Il répondit : « Nous les faisons griller ou frire dans l’huile d’olives ou l’huile de sésame ! » Le Maritime se mit à rire et dit : « Et comment ferions-nous, nous qui habitons dans l’eau, pour avoir de l’huile d’olives ou de sésame, et faire frire des poissons sur un feu qui ne s’éteigne pas ? » Le Terrien dit : « Tu as raison, mon frère ! Je te prie donc de me conduire à ta ville que je ne connais pas ! »

Alors le Maritime…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors Abdallah le Maritime lui fit parcourir rapidement diverses régions où les spectacles se succédaient devant ses yeux, et le fit aboutir à une ville, plus petite que les autres, dont les maisons étaient également des cavernes, les unes grandes et les autres petites, suivant le nombre de leurs habitants. Et le Maritime le conduisit devant une de ces cavernes, et lui dit : « Entre, ô mon frère ! C’est ma maison ! » Et il le fit entrer dans la caverne, et cria : « Hé ! ma fille, viens vite par ici ! » Et aussitôt, sortant de derrière une touffe de corail rose, s’approcha une adolescente qui avait de longs cheveux flottants, de beaux seins, un ventre admirable, une taille gracieuse et de beaux yeux verts aux longs cils noirs, mais qui, comme tous les autres habitants de la mer, se terminait en une queue qui lui tenait lieu de croupe et de jambes. Et, voyant le Terrien, elle s’arrêta interdite, et le regarda avec une immense curiosité, puis finit par éclater de rire, et s’écria : « Ô mon père, qu’est-ce donc que ce Sans-Queue que tu nous amènes ? » Il répondit : « Ma fille, c’est mon ami le Terrien qui me donnait tous les jours le panier de fruits que j’apportais, et dont tu mangeais avec délices ! Approche-toi donc poliment et souhaite-lui la paix et la bienvenue ! » Et elle s’avança et lui souhaita la paix avec beaucoup de gentillesse et un langage choisi ; et comme Abdallah, extrêmement charmé, allait lui répondre, l’épouse du Maritime entra à son tour, tenant contre son sein ses deux derniers enfants, chacun sur un bras ; et les enfants avaient chacun un gros poisson qu’ils croquaient à pleines dents, comme les enfants terriens croquent un concombre.

Or, en voyant Abdallah qui se tenait aux côtés du Maritime, l’épouse de celui-ci s’arrêta sur le seuil, immobile de surprise, après avoir déposé ses deux enfants, et soudain s’écria, en riant de toutes ses forces : « Par Allah ! c’est un Sans-Queue ! Comment peut-on être sans queue ? » Et elle s’avança plus près du Terrien ; et ses deux enfants et sa fille s’en approchèrent également ; et tous, amusés à l’extrême, se mirent à l’examiner de la tête aux pieds, et à s’émerveiller surtout de son derrière, vu que de toute leur vie ils n’avaient vu de derrière ou autre chose qui ressemblât à un derrière. Et les enfants et la jeune fille, qui avaient d’abord été un peu effrayés par cette protubérance, s’enhardirent jusqu’à la toucher avec les doigts à plusieurs reprises, tant elle les intriguait et les amusait. Et ils riaient entre eux de cela, et disaient : « C’est un Sans-Queue ! » et ils dansaient de joie ! Aussi Abdallah de la Terre finit-il par se formaliser de leurs façons et de leur sans-gêne, et dit à Abdallah de la Mer : « Ô mon frère, m’aurais-tu conduit jusqu’ici pour faire de moi la risée de tes enfants et de ton épouse ? » Il répondit : « Je te demande bien pardon, ô mon frère, et je te prie de m’excuser, et de ne point prêter attention aux manières de ces deux femmes et de ces deux enfants, car leur intelligence est défectueuse ! » Puis il se tourna vers ses enfants et leur cria : « Taisez-vous ! » Et ils eurent peur de lui, et se turent. Alors le Maritime dit à son hôte : « Ne t’étonne pourtant pas trop de ce que tu vois, ô mon frère, car chez nous celui qui n’a pas de queue ne compte pas ! »

Or, comme il achevait ces paroles, arrivèrent dix individus grands, gros et vigoureux, qui dirent au maître de la maison : « Ô Abdallah, le roi de la Mer vient d’apprendre que tu as reçu chez toi un Sans-Queue d’entre les Sans-Queue de la Terre. Est-ce vrai ? » Il répondit : « C’est vrai. Et c’est celui-ci même que vous voyez devant vous. Il est mon ami et mon hôte, et je vais à l’instant le reconduire sur le rivage où je l’ai pris ! » Ils dirent : « Garde-toi de le faire ! Car le roi nous a envoyés le chercher, vu qu’il désire le voir et examiner comment il est fait ! Et il paraît qu’il a quelque chose d’extraordinaire à l’arrière, et quelque chose de plus extraordinaire encore à l’avant ! Et le roi voudrait voir les deux choses et savoir comment on les appelle ! »

À ces paroles, Abdallah de la Mer se tourna vers son hôte et lui dit : « Ô mon frère excuse-moi, car mon excuse est bien manifeste. Nous ne pouvons désobéir aux ordres de notre roi ! » Le Terrien dit : « J’ai bien peur de ce roi, qui peut-être va se formaliser de ce que j’ai des choses qu’il n’a pas et vouloir ma perte à cause de cela ! » Le Maritime dit : « Je serai là pour te protéger et faire en sorte qu’aucun mal ne t’arrive ! » Il dit : « Alors je m’en rapporte à ta décision, et je mets ma confiance en Allah et te suis ! » Et le Maritime emmena son hôte et le conduisit devant le roi.

Lorsque le roi vit le Terrien, il se mit à rire tellement qu’il fit un plongeon ; puis il dit : « Sois le bienvenu parmi nous, ô Sans-Queue ! » Et tous les hauts dignitaires qui entouraient le roi riaient beaucoup et se montraient du doigt les uns aux autres le derrière du Terrien, en disant : « Oui, par Allah ! c’est un Sans-Queue ! » Et le roi lui demanda : « Comment se fait-il que tu n’aies point de queue ? — « Je ne sais pas, ô roi ! Mais nous tous, les habitants de la terre, nous sommes comme ça ! » Le roi demanda : « Et comment appelez-vous cette chose qui vous tient lieu de queue, en arrière ? » Il répondit : « Les uns l’appellent un cul et les autres un derrière, tandis que d’autres le nomment au pluriel et disent des fesses, à cause qu’il a deux parties. » Et le roi lui demanda : « Et à quoi ça vous sert-il, ce derrière ? » Il répondit : « À s’asseoir, quand on est fatigué, c’est tout ! Mais chez les femmes, il devient un ornement très apprécié ! » Le roi demanda : « Et ce qui est par devant, comment ça s’appelle-t-il ? » Il dit : « Le zebb ! » Il demanda : « Et à quoi ça vous sert-il, ce zebb ? » Il répondit : « À beaucoup d’usages de toutes les espèces, et que je ne puis expliquer, par égard pour le roi. Mais ces usages sont tellement nécessaires, que dans notre monde rien n’est aussi estimé chez l’homme qu’un zebb de valeur, comme chez la femme rien n’est aussi apprécié qu’un derrière d’importance ! » Et le roi et son entourage se mirent à rire extrêmement de ces paroles, et Abdallah le Terrien, ne sachant plus que dire, leva les bras au ciel, et s’écria : « Louanges à Allah qui a créé le derrière pour être une gloire dans un monde et un objet de risée dans un autre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUINZIÉME NUIT

Elle dit :

« … Louanges à Allah qui a créé le derrière pour être une gloire dans un monde et un objet de risée dans un autre ! » Et, bien gêné de se voir ainsi servir à satisfaire la curiosité des habitants de la mer, il ne savait plus que faire de sa personne, de son derrière et du reste ; et il pensait en son âme : « Par Allah ! je voudrais bien être loin d’ici, ou avoir de quoi couvrir ma nudité ! » Mais le roi finit par lui dire : « Ô Sans-Queue, tu me réjouis tellement avec ton derrière, que je veux t’accorder la satisfaction de tous tes désirs. Demande-moi donc tout ce que tu veux ! » Il répondit : « Je voudrais deux choses, ô roi ! Retourner sur la terre, et rapporter avec moi beaucoup de joyaux de la mer ! » Et Abdallah le Maritime dit : « D’autant plus, ô roi, que mon ami n’a rien mangé depuis qu’il est ici, et qu’il n’aime pas la chair des poissons crus ! » Alors le roi dit : « Qu’on lui donne autant de joyaux qu’il en désire, et qu’on le ramène là d’où il est venu ! »

Aussitôt tous les Maritimes s’empressèrent d’apporter de grandes coquilles vides, et, les ayant remplies de pierreries de toutes les couleurs, demandèrent à Abdallah le Terrien : « Où faut-il te les porter ? » Il répondit : « Vous n’aurez qu’à me suivre et suivre mon ami Abdallah, votre frère, qui va me porter le panier rempli de ces pierreries, selon sa coutume ! » Puis il prit congé du roi et, accompagné de son ami, et suivi par tous les Maritimes porteurs des coquilles pleines de pierreries, il franchit l’empire marin, et remonta sous le ciel.

Là, il s’assit sur le rivage pour se reposer un bon moment et respirer l’air natal. Après quoi il déterra ses habits et s’en vêtit ; et il prit congé de son ami Abdallah le Maritime et lui dit : « Laisse-moi sur le rivage toutes ces coquilles et ce panier, afin que j’aille chercher des portefaix pour qu’ils me les transportent ! » Et il alla chercher les portefaix qui transportèrent au palais tous ces trésors ; puis il entra chez le roi.

Lorsque le roi vit son gendre, il le reçut avec de grandes démonstrations de joie, et lui dit : « Nous avons été tous bien inquiets de ton absence ! » Et Abdallah lui raconta son aventure maritime depuis le commencement jusqu’à la fin ; mais il n’y a point d’utilité à la recommencer. Et il lui mit entre les mains le panier et les coquilles pleines de pierreries. Et le roi, bien qu’émerveillé du récit de son gendre et des richesses qu’il apportait de la mer, fut très formalisé et offusqué de la façon peu convenable dont les Maritimes s’étaient comportés à l’égard du derrière de son gendre et de tous les derrières en général, et lui dit : « Ô Abdallah, je ne veux plus désormais que tu ailles retrouver cet Abdallah de la Mer sur le rivage, car si, cette fois, tu n’as pas éprouvé un grand dommage de l’avoir suivi, tu ne peux savoir ce qui peut t’arriver dans l’avenir, car ce n’est point chaque fois qu’on la jette, que reste intacte la gargoulette ! Et puis tu es mon gendre et mon vizir, et il ne me convient point de te voir t’en aller chaque matin à la mer avec un panier à poisson sur la tête, pour être ensuite un objet de risée aux yeux de toutes ces personnes plus ou moins à queue et plus ou moins inconvenantes. Reste donc au palais, et de la sorte tu auras la paix, et nous aurons la tranquillité à ton sujet ! »

Alors Abdallah de la Terre, ne voulant point contrarier le roi Abdallah, son beau-père, resta désormais au palais avec son ami Abdallah le Boulanger, et n’alla plus retrouver sur le rivage Abdallah de la Mer, dont d’ailleurs on n’entendit plus parler, vu qu’il avait dû se fâcher !

Et ils vécurent tous dans la condition la plus heureuse et la pratique des vertus, au milieu des délices, jusqu’à ce que vînt les visiter la Destructrice des joies et la Séparatrice des amis. Et tous moururent ! Mais gloire au Vivant qui seul ne meurt pas, qui gouverne l’empire du Visible et de l’invisible, qui sur toutes choses est Omnipotent, et qui est bienveillant pour ses serviteurs dont il connaît les intentions et les besoins !


— Et Schahrazade, ayant prononcé ces dernières paroles, se tut. Alors le roi Schahriar s’écria : « Ô Schahrazade, cette histoire est vraiment extraordinaire ! » Et Schahrazade dit : « Oui, ô Roi ; mais, sans aucun doute, et bien qu’elle ait eu la chance de te plaire, elle n’est pas plus admirable que celle que je veux te raconter encore, et qui est l’Histoire du jeune homme jaune. » Et le roi Schahriar dit : « Certes ! tu peux parler ! » Alors Schahrazade dit :