Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 05/Histoire de Grain-de-beauté

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 5p. 199-297).


HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait au Caire un vénérable cheikh qui était le syndic des marchands de la cité. Il était respecté de tout le souk pour son honnêteté, ses manières graves et polies, son langage mesuré, sa richesse et le nombre de ses esclaves et de ses serviteurs. Il s’appelait Schamseddîn.

Un jour de vendredi, avant la prière, il alla au hammam, puis entra chez le barbier où, selon les prescriptions sacrées, il se fit couper les moustaches juste au ras de la lèvre supérieure, et se fit soigneusement raser la tête. Après quoi il prit le miroir que lui tendait le barbier et s’y regarda, après avoir toutefois récité l’acte de foi pour se préserver d’une complaisance trop marquée pour ses traits. Et il constata avec une tristesse infinie que les poils blancs de sa barbe étaient devenus bien plus nombreux que les noirs, et qu’il fallait beaucoup d’attention pour distinguer ces derniers parmi les touffes blanches oh ils se disséminaient. Et il pensa : « La barbe blanchissante est un indice de la vieillesse, et la vieillesse est un avertissement de la mort ! Pauvre Schamseddîn ! Te voici près de la porte du tombeau, et tu n’as pas encore de postérité ! Tu t’éteindras, et il sera de toi comme si jamais tu n’avais été ! » Puis, tout plein de ces désolantes pensées, il se rendit à la mosquée pour la prière et de là rentra à sa maison où son épouse, connaissant les heures habituelles de son arrivée, s’était préparée à le recevoir en se baignant et se parfumant et s’épilant avec beaucoup de soin. Et elle le reçut avec un visage souriant et lui souhaita le bonsoir, disant : « Ô soirée de félicité sur toi ! »

Mais le syndic, sans rendre le souhait à son épouse, lui dit d’un ton aigre : « De quelle félicité me parles-tu ? Peut-il encore y avoir quelque félicité pour moi ? » Son épouse, étonnée, lui dit : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! Pourquoi ces suppositions néfastes ? Que manque-t-il à ton bonheur ? Et quelle est la cause de ton chagrin ? » Il répondit : « C’est toi seule ! Écoute-moi donc, ô femme ! Songe à la peine et à l’amertume que j’éprouve chaque fois que je me rends au souk ! Je vois dans les boutiques les marchands assis avec, à leurs côtés, leurs enfants au nombre de deux ou trois ou quatre qui grandissent sous leurs yeux. Et ils sont fiers de leur postérité. Et moi seul je suis privé de cette consolation ! Et souvent je me souhaite la mort pour échapper à cette vie sans consolations ! Et je prie Allah, qui a appelé mes pères dans son sein, de m’écrire aussi une fin qui mette un terme à mes tourments ! »

À ces paroles, l’épouse du syndic lui dit : « Ne t’arrête donc pas à ces affligeantes pensées, et viens faire honneur à la nappe que j’ai tendue pour toi. » Mais le marchand s’écria : « Non ! par Allah, je ne veux plus ni manger ni boire, ni surtout accepter désormais quoi que ce soit de tes mains ! C’est toi seule la cause de notre stérilité ! Voilà quarante ans déjà écoulés depuis notre mariage, et cela sans aucun résultat ! Et tu m’as toujours empêché de prendre d’autres épouses, et, en femme intéressée que tu es, tu as profité de la faiblesse de ma chair, lors de notre première nuit de noces, pour me faire prêter serment de ne jamais introduire dans la maison une autre femme en ta présence, et de ne jamais même coucher avec une autre femme que toi ! Et moi, naïvement, je t’ai promis tout cela. Et le plus fort, c’est que j’ai tenu ma promesse et que toi, voyant ta stérilité, tu n’as pas eu la générosité de me délier de mon serment ! Mais, par Allah ! je jure maintenant que je préfère me couper le zebb plutôt que de te le donner désormais ou même de t’en caresser. Car je vois bien à présent que c’est peine perdue d’œuvrer avec toi ; et il y a autant à gagner à enfoncer mon outil dans un trou de rocher qu’à essayer de féconder une terre aussi sèche que la tienne ! Oui ! par Allah, c’est autant de foutreries perdues que celles si généreusement éparpillées par moi dans ton abîme sans fond ! »

Lorsque l’épouse du syndic eut entendu ces paroles plutôt vives, elle vit la lumière se changer en ténèbres devant son visage, et du ton le plus aigre qu’elle pût prendre dans sa colère, elle cria à son époux le syndic : « Ah ! vieux refroidi ! Parfume donc ta bouche avant de parler ! Le nom d’Allah sur moi et autour de moi ! Préservée sois-je de toute laideur et fausse imputation ! Crois-tu donc que, de nous deux, ce soit moi la retardataire ? Détrompe-toi, vieil oncle ! Ne t’en prends qu’à toi-même et à tes œufs froids ! Oui, par Allah ! ce sont tes œufs qui sont froids et sécrètent un liquide trop clair et sans vertu ! Va acheter de quoi réchauffer et épaissir leur suc ! Et tu verras alors si mon fruit est plein de beaux grains ou stérile ! »

À ces paroles de son épouse irritée, le syndic des marchands fut assez ébranlé dans ses convictions, et, d’un ton hésitant, il demanda : « En admettant, comme tu le prétends, que mes œufs soient froids et transparents et que leur suc soit clair et sans vertu, pourrais-tu par hasard m’indiquer, pour que j’y coure, l’endroit où l’on vend la drogue capable d’épaissir ce qui est fluide ? » Son épouse lui répondit : « Tu trouveras chez le premier droguiste venu la mixture qui épaissit les œufs de l’homme et les rend aptes à féconder la femme…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … la mixture qui épaissit les œufs de l’homme et les rend aptes à féconder la femme ! »

En entendant ces paroles, le syndic se dit : « Par Allah ! dès demain j’irai chez le droguiste acheter un peu de cette mixture pour m’épaissir les œufs ! »

Aussi le lendemain, à peine le souk ouvert, le syndic prit avec lui une porcelaine vide et alla chez un droguiste et lui dit : « La paix sur toi ! » Le droguiste lui rendit son salam et lui dit : « Ô matinée bénie qui t’amène comme premier client ! Ordonne ! » Le syndic dit : « Je viens te demander de me vendre une once de la mixture qui épaissit les œufs de l’homme. » Et il lui tendit le bol de porcelaine.

À ces paroles, le droguiste ne sut que penser et se dit : « Notre syndic, si grave d’ordinaire, veut sans doute plaisanter. Je vais lui répondre à sa manière. » Et il lui dit : « Non, par Allah ! j’en avais encore hier, mais cette mixture est tellement demandée que mes provisions sont épuisées. Va donc en demander à mon voisin. »

Alors le syndic alla chez le second droguiste, puis chez le troisième, puis chez tous les droguistes du souk, et tous le renvoyaient avec la même réponse, en riant à part eux d’une demande aussi extraordinaire.

Quand le syndic vit que ses recherches restaient sans résultat, il revint à sa boutique et s’y assit tout songeur et dégoûté de l’existence. Et comme il se faisait ainsi du mauvais sang, il vit s’arrêter devant sa porte le cheikh des courtiers, un mangeur de haschich exemplaire, un ivrogne, un consommateur d’opium, en un mot le modèle des crapules et de la canaille du souk. De son nom il s’appelait Sésame.

Pourtant le courtier Sésame respectait beaucoup le syndic Schamseddîn, et ne passait jamais devant sa boutique sans le saluer jusqu’à terre en employant les formules les plus choisies. Et ce matin-là il ne manqua pas de rendre ces habituels égards au digne syndic qui ne put s’empêcher de lui rendre son salam d’un ton de fort méchante humeur. Et Sésame qui s’en aperçut lui demanda : « Quel désastre assez grand a-t-il pu survenir pour jeter un tel trouble en ton âme, ô notre vénérable syndic ? » Il répondit : « Tiens ! Sésame, viens t’asseoir ici et écoute mes paroles. Et tu verras si j’ai lieu de m’affliger. Songe, Sésame, que voilà déjà quarante ans que je suis marié, et je ne connais pas encore même l’odeur d’un enfant ! Et l’on a fini par me dire que le retard provenait de moi seul qui aurais, paraît-il, les œufs transparents et le suc trop clair et sans vertu ! Et l’on m’a conseillé de chercher chez les droguistes la mixture qui épaissit les œufs. Mais aucun droguiste n’en possède dans sa boutique. Tu me vois donc bien malheureux de ne pouvoir trouver de quoi donner la consistance nécessaire au suc le plus précieux de mon individu ! »

Lorsque le courtier Sésame eut entendu ces paroles du syndic, loin de s’en montrer étonné ou d’en rire comme les droguistes, il avança la main, la paume tournée en haut, et dit : « Mets un dinar dans cette main, et donne-moi ce bol de porcelaine. J’ai, moi, ton affaire ! » Et le syndic lui répondit : « Par Allah ! serait-ce possible ? Mais, ô Sésame, sache bien que si vraiment tu réussis dans cette affaire-là, ta fortune est faite ! Je te le jure sur la vie du Prophète ! Et voici pour commencer deux dinars au lieu d’un ! » Et il lui mit les deux pièces d’or dans la main et lui remit la porcelaine.

Alors la fabuleuse crapule qu’était ce Sésame se montra en cette occasion-là bien plus au courant de la science que tous les droguistes du souk. En effet, il rentra chez lui après avoir acheté au souk tout ce dont il avait besoin et se mit aussitôt à préparer la mixture suivante :

Il prit deux onces de rob de cubèbe chinois, une once d’extrait gras de chanvre ionien, une once de caryophille frais, une once de cinnamome rouge de Serendib, dix drachmes de cardamome blanc de Malabar, cinq de gingembre indien, cinq de poivre blanc, cinq de piment des îles, une once de baies étoilées de badiane de l’Inde, et une demi-once de thym des montagnes. Il mêla le tout avec dextérité, après avoir pilé et passé au tamis, y versa du miel pur et fit ainsi une pâte bien liée à laquelle il ajouta cinq grains de musc et une once d’œufs pilés de poissons. Il y ajouta encore un peu de julep léger à l’eau de roses, et mit le tout dans le bol de porcelaine.

Il se hâta alors d’aller porter le bol au syndic Schamseddîn, en lui disant : « Voilà la mixture souveraine qui durcit les œufs de l’homme et en épaissit le suc trop fluide…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Voilà la mixture souveraine qui durcit les œufs de l’homme et en épaissit le suc trop fluide ! » Puis il ajouta : « Il faut manger cette pâte deux heures avant le moment de l’approche sexuelle. Mais au préalable il te faut, durant trois jours, ne prendre, pour toute nourriture, que des pigeons grillés, extrêmement assaisonnés d’épices, des poissons mâles avec leur laitance au dedans, et enfin des œufs de bélier grillés légèrement. Et si avec tout cela tu n’arrives pas à percer même les murailles et à féconder un rocher nu, je consens, moi Sésame, à me raser la barbe et les moustaches, et je te permets de me cracher au visage ! » Et, ayant dit ces paroles, il remit au syndic le bol de porcelaine et s’en alla.

Alors le syndic pensa : « Sûrement ce Sésame, qui passe sa vie dans la débauche, doit s’y connaître en drogues durcissantes ! Je vais donc mettre ma foi en Allah et en lui ! » Et il rentra à sa maison et se hâta de se réconcilier avec son épouse, qu’il aimait d’ailleurs et dont il était aimé, et tous deux s’excusèrent l’un envers l’autre de leur emportement passager, et s’exprimèrent toute la peine qu’ils avaient eue de se sentir, pendant toute une nuit, brouillés pour des paroles sans conséquence.

Après quoi, Schamseddîn se mit à suivre scrupuleusement pendant trois jours le régime prescrit par Sésame, et finit par manger la pâte en question qu’il trouva excellente.

Alors il sentit que son sang s’échauffait à l’extrême, comme au temps de sa jeunesse quand il faisait des paris avec les gamins de son âge. Il s’approcha donc de son épouse et la monta ; et elle le lui rendit ; et tous deux furent émerveillés du résultat en tant que durée, répétition, chaleur, jet, intensité et consistance.

Aussi cette nuit-là l’épouse du syndic fut incontestablement fécondée ; ce dont elle eut la certitude complète quand elle eut constaté que trois mois se passaient sans écoulement de sang.

La grossesse poursuivit normalement son cours ; et, au bout du neuvième mois, jour pour jour, l’épouse eut des couches heureuses, mais effroyablement difficiles, car l’enfant qui venait de lui naître était aussi gros que s’il avait un an d’âge. Et la sage-femme déclara, après les invocations d’usage, que de sa vie elle n’avait vu d’enfant aussi fort et aussi beau. Ce dont il ne faut point s’étonner si l’on songea à la pâte merveilleuse de Sésame.

Donc la sage-femme reçut l’enfant et le lava en invoquant le nom d’Allah, de Mohammad et d’Ali, et lui récita à l’oreille l’acte de foi musulman, et l’emmaillotta et le remit à la mère qui lui donna le sein jusqu’à ce qu’il fût bien repu et endormi. Et la sage-femme resta encore trois jours auprès de la mère, et ne s’en alla que lorsqu’elle se fut assurée que tout était bien, et que l’on eut distribué à toutes les voisines les douceurs préparées à cette occasion.

Le septième jour on jeta du sel dans la chambre, et le syndic alors entra féliciter son épouse. Puis il lui demanda : « Où est le don d’Allah ? « Aussitôt elle lui tendit le nouveau-né. Et le syndic Schamseddîn fut émerveillé de la beauté de cet enfant de sept jours qui avait l’air d’avoir un an, et dont le visage était plus brillant que la pleine lune à son lever. Et il demanda à son épouse : « Comment vas-tu l’appeler ? » Elle répondit : « Si c’était une fille je lui aurais moi-même donné un nom ; mais comme c’est un garçon, à toi la priorité du choix ! »

Or, à ce moment-là, l’une des esclaves qui emmaillottaient l’enfant pleura d’émotion et de plaisir en voyant sur la fesse gauche du petit une jolie envie brune, comme un grain de musc, qui tranchait par sa forme et sa couleur sur la blancheur du reste. Et, d’ailleurs, sur les deux joues de l’enfant, il y avait également, mais en plus petit, un gentil grain noir et velouté. Aussi le digne syndic, inspiré par cette découverte, s’écria : « Nous l’appellerons Alaeddîn Grain-de-Beauté ! »

L’enfant fut donc nommé Alaeddîn Grain-de-Beauté ; mais comme c’était trop long, on ne l’appelait que Grain-de-Beauté. Et Grain-de-Beauté fut allaité durant quatre ans par deux nourrices différentes et par sa mère ; aussi devint-il fort comme un jeune lion et resta-t-il blanc comme le jasmin et rose comme les roses. Et il était si beau que toutes les petites filles des voisines et des parents l’adoraient à la folie ; et il acceptait leurs hommages, mais ne consentait jamais à se laisser embrasser par elles et les griffait cruellement quand elles l’approchaient de trop près ; aussi les petites filles, et même les jeunes filles, profitaient de son sommeil pour venir impunément le couvrir de baisers et s’émerveiller de sa beauté et de sa fraîcheur.

Quand le père et la mère de Grain-de-Beauté virent combien leur fils était admiré et choyé, ils eurent peur pour lui du mauvais œil ; et ils résolurent de le soustraire à cette influence maligne. Pour cela, au lieu de faire comme les autres parents qui laissent les mouches et la saleté couvrir le visage de leurs enfants afin de les faire paraître moins beaux et ne point attirer sur eux le mauvais œil, les parents de Grain-de-Beauté enfermèrent l’enfant dans un souterrain situé au-dessous de la maison, et le firent ainsi élever loin de tous les yeux. Et Grain-de-Beauté grandit de la sorte, ignoré de tous, mais entouré des soins incessants des esclaves et des eunuques. Et lorsqu’il eut atteint un âge plus avancé, on lui donna des maîtres fort instruits qui lui enseignèrent la belle écriture, le Koran et les sciences. Et il devint à son tour aussi savant qu’il était beau et bien fait. Et ses parents résolurent de ne le sortir du souterrain que lorsque sa barbe aurait poussé et grandi à traîner par terre…

— À ce moment de sa narration, Shahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… lorsque sa barbe aurait poussé et grandi à traîner par terre.

Or, un jour l’un des esclaves, qui portait à Grain-de-Beauté les plateaux des mets, oublia de fermer derrière lui la porte du souterrain ; et Grain-de-Beauté voyant ouverte cette porte qu’il n’avait jamais remarquée, tant le souterrain était vaste et plein de rideaux et de portières, se hâta de sortir et de monter vers l’étage où se trouvait sa mère entourée de diverses nobles dames venues en visite.

À ce moment-là Grain-de-Beauté était devenu un merveilleux adolescent de quatorze ans, beau comme un ange ivre, et les joues duvetées comme un fruit, avec toujours, près des lèvres, un grain noir de chaque côté, sans compter celui qu’on ne voyait pas.

Aussi quand les femmes virent entrer tout à coup au milieu d’elles cet adolescent qu’elles ne connaissaient pas, elles se hâtèrent de se voiler le visage, effarouchées, et dirent à l’épouse de Schamseddîn : « Par Allah ! quelle honte sur toi de faire ainsi entrer auprès de nous un jeune homme étranger ! Ne sais-tu donc que la pudeur est un des dogmes essentiels de la foi ? »

Mais la mère de Grain-de-Beauté répondit : « Invoquez le nom d’Allah ! Ô mes invitées, celui que vous voyez n’est autre que mon enfant bien-aimé, le fruit de mes entrailles, le fils du syndic des marchands du Caire, celui qui a été élevé sur les seins des nourrices au lait généreux et sur les bras des belles esclaves, sur les épaules des vierges choisies et sur la poitrine des plus pures et des plus nobles ; c’est l’œil de sa mère et l’orgueil de son père, c’est Grain-de-Beauté ! Invoquez le nom d’Allah, ô mes invitées ! »

Et les épouses des émirs et des riches marchands répondirent : « Le nom d’Allah sur lui et autour de lui ! Mais, ô mère de Grain-de-Beauté, comment se fait-il que tu ne nous aies jamais montré ton fils jusqu’à ce jour ? »

Alors l’épouse de Schamseddîn se leva d’abord et baisa son fils sur les yeux et le renvoya, pour ne pas gêner davantage les invitées, puis leur dit : « Son père l’a fait élever dans le souterrain de notre maison pour le soustraire au mauvais œil. Et il a résolu de ne le montrer que lorsque sa barbe aura poussé, tant sa beauté risque d’attirer sur lui le danger et les mauvaises influences. Et s’il est sorti maintenant, c’est certainement par la faute de l’un des eunuques qui a dû oublier de fermer la porte. »

À ces paroles, les invitées félicitèrent beaucoup l’épouse du syndic d’avoir un fils si beau, et appelèrent sur lui les bénédictions du Très-Haut, puis s’en allèrent.

Alors Grain-de-Beauté revint près de sa mère et, comme il voyait les esclaves harnacher une mule, il demanda : « Pour qui cette mule ? » Elle répondit : « C’est pour aller chercher ton père au souk. » Il demanda : « Et quel est le métier de mon père ? » Elle dit : « Ton père, ô mon œil, est un grand marchand, et il est le syndic de tous les marchands du Caire ; et c’est lui qui est le fournisseur du sultan des Arabes et de tous les rois musulmans. Et, pour te donner une idée de l’importance de ton père, sache que les acheteurs ne s’adressent directement à lui que pour les grosses affaires qui dépassent le chiffre de mille dinars ; mais si une affaire est moindre, serait-elle même de neuf cent quatre-vingt-dix dinars, ce sont les employés de ton père qui s’en occupent sans le déranger. Et il n’y a aucune marchandise ni aucun chargement qui puisse entrer au Caire ou en sortir sans qu’au préalable ton père en soit avisé et sans qu’on vienne le consulter. Allah a donc accordé à ton père, ô mon enfant, des richesses incalculables. Grâces lui en soient rendues ! »

Grain-de-Beauté répondit : « Oui ! Louanges à Allah qui m’a fait naître le fils du syndic des marchands ! Aussi je ne veux plus désormais passer ma vie enfermé, loin de tous les yeux, et dès demain il me faut aller au souk avec mon père ! » Et la mère répondit : « Qu’Allah t’entende, mon fils ! Je vais en parler à ton père dès son arrivée. »

Aussi lorsque Schamseddîn fut rentré, son épouse lui raconta ce qui venait de se passer et lui dit : « Il est temps vraiment de prendre notre fils au souk avec toi. » Le syndic répondit : « Ô mère de Grain-de-Beauté, ignores-tu donc que le mauvais œil est une chose réelle et qu’on ne plaisante pas avec des sujets aussi sérieux ? Et oublies-tu le sort du fils de notre voisin tel et de notre voisin tel et de tant d’autres tués par le mauvais œil ? Crois bien que les tombeaux sont habités la moitié du temps par des morts emportés par le mauvais œil ! »

L’épouse du syndic répondit : « Ô père de Grain-de-Beauté, en vérité, la destinée de l’homme est attachée à son cou ! Comment peut-il y échapper ? Et la chose écrite ne peut s’effacer, et le fils suivra le même chemin que son père dans la vie et dans la mort. Et ce qui existe aujourd’hui demain ne sera plus ! Puis songe aux conséquences funestes dont notre fils sera un jour la victime par ta faute ! En effet, quand, après une vie que je souhaite longue et toujours bénie, tu seras mort, nul ne voudra reconnaître notre fils comme l’héritier légitime de tes richesses et de tes propriétés, puisque jusqu’aujourd’hui tout le monde ignore son existence ! Et de la sorte c’est le Trésor de l’État qui se saisira de tous tes biens et frustrera ton enfant, sans recours. Et j’aurai beau invoquer le témoignage des vieillards, les vieillards ne pourront que dire : « Nous n’avons jamais eu connaissance que le syndic Schamseddîn ait eu un fils quelconque ou une fille ! »

Ces paroles sensées firent réfléchir le syndic qui, au bout d’un instant, répondit : « Par Allah ! tu as raison, ô femme ! Dès demain j’emmènerai avec moi Grain-de-Beauté et je lui apprendrai la vente et l’achat, les négociations et tous les éléments du métier. » Puis il se tourna vers Grain-de-Beauté, que cette nouvelle transportait de joie, et lui dit : « Je sais que tu es ravi de venir avec moi. C’est fort bien ! Mais sache, mon fils, que dans le souk il faut être très sérieux et tenir les yeux baissés avec modestie ; aussi j’espère que tu mettras là en pratique les sages leçons de tes maîtres et les bons principes dont tu as été nourri ! »

Le lendemain, le syndic Schamseddîn, avant de conduire son fils au souk, le fit entrer au hammam…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… le fit entrer au hammam et, après le bain, le vêtit d’une robe de satin tendre, la plus belle qu’il avait en magasin, et lui ceignit le front d’un léger turban à l’étoffe rayée de minces filets de soie dorée. Après quoi tous deux mangèrent un morceau et burent un verre de sorbet et, rafraîchis de la sorte, ils sortirent du hammam. Le syndic enfourcha la mule blanche que lui tenaient les esclaves et prit derrière lui son fils Grain-de-Beauté dont la fraîcheur de teint s’était faite encore plus remarquable, et dont les yeux brillants eussent séduit les anges eux-mêmes. Puis, montés ainsi tous deux sur la mule, précédés et suivis par les esclaves habillés de neuf, ils prirent le chemin du souk.

À cette vue, tous les marchands du souk et tous les acheteurs et les vendeurs furent émerveillés ; et ils se disaient les uns aux autres : « Ya Allah ! regardez l’enfant ! C’est la lune à sa quatorzième nuit ! » Et d’autres disaient : « Qui est donc ce délicieux enfant qui est derrière le syndic Schamseddîn ? Nous ne l’avons jamais vu ! »

Pendant qu’ils s’exclamaient de la sorte sur le passage de la mule montée par le syndic et Grain-de-Beauté, le courtier Sésame vint à passer dans le souk et aperçut également le jeune garçon. Or, Sésame, à force de débauches et d’excès de haschich et d’opium, avait fini par perdre complètement la mémoire et ne se souvenait même plus de la cure qu’il avait opérée jadis au moyen de sa miraculeuse mixture à base de laitance, de musc, de rob de cubèbe et de tant de choses excellentes.

Donc, en voyant le syndic avec ce jeune garçon, il se mit à ricaner d’un air entendu et à plaisanter crapuleusement sur son compte, en disant aux marchands qui l’écoutaient : « Voyez un peu ce vieillard à barbe blanche ! Il est comme le poireau ! Blanc du dehors et vert en dedans ! » Et il allait d’un marchand à l’autre, répétant à chacun ses bons mots et ses plaisanteries, jusqu’à ce qu’il ne fût resté personne dans le souk qui n’eût la certitude que le syndic Schamseddîn avait un jeune mamelouk mignon dans sa boutique.

Lorsque cette rumeur parvint aux oreilles des notables et des principaux marchands, une assemblée se forma composée des plus âgés d’entre eux et des plus respectés, pour juger du cas de leur syndic. Et au milieu de l’assemblée, Sésame pérorait et faisait de grands gestes indignés et disait : « Nous ne voulons plus désormais avoir à notre tête, comme syndic du souk, cette barbe vicieuse qui se frotte en public aux jeunes garçons ! Aussi nous allons nous abstenir dès aujourd’hui d’aller réciter avant l’ouverture des boutiques, comme nous avons l’habitude de le faire chaque matin, les sept versets sacrés de la Fatiha en présence du syndic. Et, dans la journée, nous élirons un autre syndic qui soit un peu moins amateur de garçons que ce vieux-là ! »

À ce discours de Sésame les marchands ne trouvèrent rien à redire, et s’arrêtèrent au plan proposé, à l’unanimité.

Quant au digne Schamseddîn, lorsqu’il vit l’heure passer sans que les marchands et les courtiers vinssent réciter devant lui les versets rituels de la Fatiha, il ne sut à quoi attribuer cette négligence si grave et si contraire à la tradition. Et comme il voyait non loin de là cette crapule de Sésame qui le regardait du coin de l’œil, il lui fit signe de s’approcher pour écouter deux mots. Et Sésame, qui n’attendait que ce signe, s’approcha, mais lentement et en prenant tout son temps et en traînant le pas fort négligemment, tout en jetant de droite et de gauche des sourires d’intelligence aux boutiquiers qui n’avaient d’yeux que pour lui, tant la curiosité les tenait en suspens et leur faisait souhaiter une solution à cette affaire qui primait tout à leurs yeux.

Donc Sésame, se sachant le centre de convergence de tous les regards et de l’attention générale, vint, en se dandinant, s’appuyer sur la devanture de la boutique ; et Schamseddîn lui demanda : « Eh bien, Sésame, comment se fait-il que les marchands, avec le cheikh en tête, ne soient pas venus réciter devant moi les versets du premier chapitre du Koran ? » Sésame répondît ; « Heuh ! heuh ! je ne sais pas, moi. Il y a des bruits, comme ça, qui courent dans le souk, des bruits, comment dirais-je, des bruits ! En tout cas, ce que je sais fort bien, c’est qu’un parti s’est formé, composé des principaux cheikhs, qui a résolu de te destituer et d’appeler un autre aux fonctions de syndic ! »

À ces paroles, le digne Schamseddîn changea de teint et, d’un ton resté grave tout de même, il demanda : « Peux-tu au moins me dire sur quoi est basée cette décision ? » Sésame cligna de l’œil, fit mouvoir ses hanches, et répondit : « Voyons, vieux cheikh, ne fais donc pas le malin ! Tu le sais mieux que n’importe qui ! Et ce jeune garçon-là, que tu as mis dans la boutique, il n’est pas là pour chasser les mouches seulement ! En tout cas, sache bien que moi, malgré tout, j’ai pris ta défense, seul de toute l’assemblée, et j’ai dit que tu n’étais pas du tout un amateur de garçons, vu que j’aurais été le premier à le savoir puisque je suis lié d’amitié avec tous ceux qui cultivent de préférence ce jeune sexe acide. Et j’ai même ajouté que ce garçon devait être quelque parent de ton épouse ou le fils de quelqu’un de tes amis de Tantah, de Mansourah ou de Baghdad, venu chez toi pour affaires. Mais l’assemblée entière s’est tournée contre moi et a voté ta destitution. Allah est le plus grand, ô cheikh ! Tu as pour te consoler ce garçon si joli dont tu me permets, entre nous, de te féliciter. Il est vraiment très bien…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … garçon si joli dont tu me permets, entre nous, de te féliciter. Il est vraiment très bien ! »

À ces paroles de Sésame, le syndic Schamseddîn ne put plus contenir son indignation, et s’écria : « Tais-toi, ô le plus pourri des débauchés ! Ne sais-tu donc plus que c’est mon enfant ? Où est ta mémoire, ô mangeur de haschich ? » Mais Sésame répondit : « On ne me la fait pas ! Et depuis quand as-tu un fils ? Ce garçon de quatorze ans est-il donc sorti, tel qu’il est, du ventre de sa mère ? » Schamseddîn répliqua : « Mais, ô Sésame, ne te souviens-tu donc pas que c’est toi-même, il y a quatorze ans, qui m’as apporté cette miraculeuse mixture qui épaissit les œufs et concentre le suc ? Par Allah ! c’est grâce à elle que j’ai pu connaître la fécondité et qu’Allah m’a doté de ce fils ! Et tu n’es jamais plus revenu me demander des nouvelles de cette cure. Quant à moi, par peur du mauvais œil, j’ai fait élever cet enfant dans le grand souterrain de notre maison, et aujourd’hui c’est la première fois qu’il sort avec moi. Car, bien que ma première intention eût été de ne le faire sortir que lorsque il aurait pu tenir sa barbe dans ses mains, sa mère m’a décidé à l’emmener avec moi pour lui apprendre le métier et le mettre au courant des affaires, en prévision de l’avenir. »

Puis il ajouta : « Quant à toi, Sésame, je suis enfin content de te rencontrer pour me libérer de ma dette ! Voici mille dinars, pour le service que tu m’as jadis rendu grâce à ta drogue admirable ! »

Lorsque Sésame eut entendu ces paroles, il ne douta plus de la vérité et courut détromper tous les marchands, qui aussitôt se hâtèrent d’accourir pour féliciter d’abord leur syndic et s’excuser ensuite auprès de lui du retard apporté à la prière d’ouverture que, séance tenante, ils récitèrent entre ses mains.

Après quoi Sésame, au nom de tous, prit la parole et dit : « Ô notre vénérable syndic, qu’Allah conserve à notre affection et le tronc de l’arbre et les rameaux ! Et puissent les rameaux, à leur tour, fleurir et donner des fruits odorants et dorés ! Mais, ô notre syndic, d’ordinaire les pauvres gens eux-mêmes, à l’occasion d’une naissance, font faire des douceurs et les distribuent aux amis et aux voisins : et nous n’avons pas encore dulcifié notre palais de la pâte d’assida au beurre et au miel, qu’il est si bon de goûter en faisant des vœux pour le nouveau-né ! À quand donc le grand chaudron de cette excellente assida ?

Le syndic Schamseddîn répondit : « Mais comment donc ! Je ne demande pas mieux ! Ce ne sera pas seulement un chaudron d’assida que je vous offrirai, mais un grand festin dans ma maison de campagne aux portes du Caire, au milieu des jardins ! Je vous invite donc tous, ô mes amis, à vous rendre demain matin à mon jardin que vous connaissez. Et là, si Allah veut, nous rattraperons ce qui n’était que différé ! »

Aussitôt rentré chez lui, le digne syndic fit faire de grands préparatifs pour le lendemain et envoya au four, pour être rôtis à la première heure, des moutons gavés pendant six mois de feuilles vertes, et des agneaux entiers, avec du beurre en quantité, et des plateaux innombrables de pâtisseries et autres choses semblables ; et il mit, pour cela, à contribution toutes les esclaves de la maison qui étaient expertes en l’art des douceurs, et tous les confiseurs et pâtissiers de la rue Zeini. Mais aussi la chose, il faut le dire, après tant de peines, ne laissait vraiment rien à désirer.

Le lendemain, de bonne heure, Schamseddîn se rendit au jardin avec son fils Grain-de-Beauté, et fit tendre par les esclaves deux immenses nappes en deux endroits séparés assez éloignés l’un de l’autre ; puis il appela Grain-de-Beauté et lui dit : « Mon fils, j’ai fait tendre, tu le vois, deux nappes différentes ; l’une est réservée aux hommes, et l’autre aux garçons de ton âge qui viendront avec leurs pères. Moi je recevrai les hommes à barbe, et toi, mon fils, tu te chargeras de recevoir les jeunes garçons sans barbe. » Mais Grain-de-Beauté, surpris, demanda à son père : « Pourquoi cette séparation et ces deux services différents ? D’ordinaire cela ne se pratique de la sorte qu’entre hommes et femmes. Et les garçons comme moi qu’ont-ils donc à craindre des hommes à barbe ? » Le syndic répondit : « Mon fils, les jeunes garçons imberbes se trouveront plus libres d’être seuls et pourront mieux s’amuser entre eux que s’ils sont en présence de leurs pères ! » Et Grain-de-Beauté, qui n’y entendait pas malice, se contenta de cette réponse.

Donc, à l’arrivée des invités, Schamseddîn se mit à recevoir les hommes âgés, et Grain-de-Beauté les enfants et les jeunes garçons. Et l’on mangea, et l’on but, et l’on chanta, et l’on s’amusa au possible ; et la gaieté et la joie brillèrent sur tous les visages ; et l’encens et les aromates furent brûlés dans les cassolettes. Puis, quand le festin fut terminé, les esclaves passèrent aux invités les coupes pleines de sorbet à la neige. Et ce fut alors pour les hommes le moment de deviser agréablement, alors que les jeunes garçons, de l’autre côté, se livraient entre eux à mille jeux amusants.

Or, parmi les invités se trouvait un marchand, l’un des meilleurs acheteurs du syndic ; mais c’était un pédéraste fameux, qui n’avait laissé indemne de ses exploits aucun des jolis garçons du quartier. Il s’appelait Mahmoud, mais il n’était connu que sous le surnom de « Bilatéral. »

Lorsque Mahmoud-le-Bilatéral eut entendu les cris que faisaient les enfants de l’autre côté…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et interrompit le récit autorisé par le roi Schahriar.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

Lorsque Mahmoud-le-Bilatéral eut entendu les cris que faisaient les enfants de l’autre côté, il fut ému à l’extrême et pensa : « Il doit sûrement y avoir une bonne aubaine de ce côté là ! » Et il profita de l’inattention générale pour se lever et faire semblant d’aller satisfaire un besoin pressant ; et il se glissa doucement entre les arbres et arriva au milieu des jeunes garçons ; et il tomba en arrêt devant leurs mouvements gracieux et leurs jolis visages. Et il ne fut pas longtemps sans remarquer que le plus beau, sans conteste, d’entre les plus beaux était Grain-de-Beauté. Et il se mit à faire mille projets pour savoir comment lui parler et le prendre à l’écart, et il pensa : « Ya Allah ! pourvu qu’il s’éloigne un peu de ses camarades ! » Or, le destin le servit au delà de ses souhaits.

En effet, à un moment donné, Grain-de-Beauté, excité par le jeu, et les joues toutes roses de mouvement, sentit lui aussi le besoin d’aller pisser. Et, en garçon bien élevé qu’il était, il ne voulut pas s’accroupir devant tout le monde, et s’en alla sous les arbres. Aussitôt le Bilatéral se dit : « Sûrement si je m’approchais de lui maintenant, je l’effaroucherais. Je vais m’y prendre autrement ! » Et il sortit de derrière l’arbre où il était et parut au milieu des jeunes garçons qui le reconnurent et se mirent à le huer en lui courant entre les jambes. Et lui fort content, se laissait faire en leur souriant ; puis il finit par leur dire : « Écoutez-moi, mes enfants ! je vous promets de vous donner demain à chacun une robe neuve et de l’argent de quoi satisfaire tous vos caprices, si vous réussissez à inciter en Grain-de-Beauté l’amour du voyage et le désir de s’éloigner du Caire ! » Et les garçons lui répondirent : « Bilatéral, cela est très facile ! » Alors il les laissa et retourna s’asseoir au milieu des hommes à barbe.

Lorsque Grain-de-Beauté, ayant fini de pisser, fut revenu à sa place, ses camarades clignèrent de l’œil entre eux, et le plus éloquent de la troupe, s’adressant à Grain-de-Beauté, lui dit : « Nous parlions, pendant ton absence, des merveilles du voyage et des pays magnifiques du loin, et de Damas et d’Alep et de Baghdad ! Toi, ô Grain-de-Beauté, dont le père est si riche, tu as dû certainement l’accompagner bien des fois dans ses voyages avec les caravanes ? Raconte-nous donc un peu de ce que tu as vu de plus merveilleux ! » Mais Grain-de-Beauté répondit : « Moi ? Mais vous ne savez donc pas que j’ai été élevé dans le souterrain et que je n’en suis sorti qu’hier seulement ? Comment voulez-vous voyager dans ces conditions ? Et maintenant c’est tout au plus si mon père me permet de l’accompagner de la maison à notre boutique ! »

Alors le même garçon répliqua : « Pauvre Grain-de-Beauté, tu as été sevré des joies les plus délicieuses avant même d’avoir pu les goûter ! Si tu savais, ô mon ami, le goût merveilleux du voyage, tu ne voudrais plus rester un instant de plus dans la maison de ton père ! Les poètes ont tous chanté à l’envi les délices de vagabonder, et voici d’ailleurs un ou deux seulement des vers qu’ils nous ont transmis à ce sujet :

« Voyage, qui dira tes merveilles ? Ô mes amis, toutes les belles choses aiment le changement ! Les perles elles-mêmes sortent des fonds obscurs de la mer, et traversent les immensités pour se poser sur le diadème des rois et le cou des princesses ! »

En entendant cette strophe, Grain-de-Beauté dit : « Assurément ! Mais le repos chez soi a bien aussi son charme ! » Alors l’un des garçons se mit à rire et dit à ses compagnons : « Voyez un peu ce Grain-de-Beauté ! Il est comme les poissons : ils meurent sitôt qu’ils quittent l’eau ! » Et un autre renchérit et dit : « Non ! c’est probablement qu’il craint de faner les roses de ses joues ! » Et un troisième ajouta : « Vous ne voyez donc pas qu’il est comme les femmes : elles ne peuvent plus faire un pas toutes seules, sitôt qu’elles sont dans la rue ! » Et un autre enfin s’écria : « Alors quoi ? Grain-de-Beauté, n’as-tu pas honte de n’être pas un homme ! »

En entendant toutes ces apostrophes, Grain-de-Beauté fut tellement mortifié qu’il quitta incontinent ses invités et, enfourchant la mule, prit le chemin de la ville et arriva, la rage dans le cœur et les larmes aux yeux, auprès de sa mère qui fut épouvantée de le voir en cet état. Et Grain-de-Beauté lui répéta les moqueries dont il avait été l’objet de la part de ses camarades, et lui déclara vouloir partir à l’instant pour n’importe où, mais partir ! Et il ajouta : « Tu vois bien ce couteau ! Il sera dans ma poitrine si tu ne veux pas me laisser voyager ! »

Devant cette résolution si inattendue, la pauvre mère ne put que dévorer ses larmes et consentir à ce projet. Elle dit donc à Grain-de-Beauté : « Mon fils, je te promets de t’aider de tout mon pouvoir ! Mais comme d’avance je suis sûre du refus de ton père, je vais moi-même te faire préparer un chargement de marchandises, à mes frais. » Et Grain-de-Beauté dit : « Mais alors que cela soit fait tout de suite, avant l’arrivée de mon père ! »

Aussitôt l’épouse de Schamseddîn fit ouvrir par les esclaves l’un des entrepôts de réserve des marchandises, et fit faire par les emballeurs des balles en nombre suffisant pour suffire au chargement de dix chameaux.

Quant au syndic Schamseddîn, une fois les invités partis, il chercha en vain son fils dans le jardin, et finit par apprendre qu’il l’avait devancé à la maison. Et le syndic, terrifié à l’idée qu’un malheur avait pu survenir à son fils le long du chemin, mit sa mule au grand galop et arriva hors d’haleine dans la cour où il put enfin calmer son émotion en apprenant, par le portier, l’arrivée sans encombre de Grain-de-Beauté. Mais quelle ne fut point sa surprise en voyant, dans la cour, des balles et des balles, déjà toutes prêtes à être chargées et portant, sur leurs étiquettes, en grosses lettres, leurs différentes destinations : Alep, Damas et Baghdad…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… en grosses lettres, leurs différentes destinations : Alep, Damas et Baghdad !

Il se hâta de monter alors chez son épouse qui lui apprit tout ce qui venait de se passer et le grave inconvénient qu’il y aurait à contrarier Grain-de-Beauté. Et le syndic dit : « Je vais tout de même essayer de le dissuader ! » Et il appela Grain-de-Beauté et lui dit : « Ô mon enfant, qu’Allah t’éclaire et te détourne de ce funeste projet ! Ne sais-tu donc ce qu’a dit notre Prophète (sur lui la prière et la paix !) : « Heureux l’homme qui se nourrit des fruits de sa terre et trouve en son pays même la satisfaction de sa vie ! » Et les anciens ont dit : « N’entreprenez jamais de voyage, ne serait-il que d’un seul mille ! » Donc, ô mon fils, je te demande de me dire si, après ces paroles, tu persistes encore dans ta résolution. »

Grain-de-Beauté répondit : « Sache, ô mon père, que je ne veux point te désobéir ; mais si tu t’opposes à mon départ en me refusant le nécessaire, je me dépouillerai de mes habits, je vêtirai la robe des pauvres derviches, et j’irai à pied parcourir tous les pays et toutes les terres ! »

Lorsque le syndic vit que son fils était résolu à partir coûte que coûte, il fut bien obligé de renoncer à contrarier son projet, et lui dit : « Voici alors, ô mon enfant, quarante charges en plus ; et tu auras de la sorte, avec les dix autres que t’a données ta mère, cinquante charges de chameau. Tu y trouveras les marchandises spéciales pour les besoins de chacune des villes où tu entreras ; car il ne faudrait pas essayer de vendre à Alep, par exemple, les étoffes qu’affectionnent les habitants de Damas ; ce serait de la mauvaise spéculation ! Pars donc, mon fils, et qu’Allah te protège et t’aplanisse le chemin ! Et surtout prends toutes tes précautions en traversant, dans le Désert-du-Lion, un endroit qu’on nomme la Vallée-des-Chiens. C’est le repaire de bandits coupeurs de routes, dont le chef est un Bédouin surnommé « le Rapide » à cause de la soudaineté de ses attaques et de ses incursions. » Et Grain-de-Beauté répondit : « Les événements bons ou mauvais nous viennent de la main d’Allah ! Et, quoi que je fasse, je n’aurai que ce qui doit m’échoir ! »

Comme ces paroles étaient sans réplique, le syndic ne dit plus rien ; mais son épouse n’eut de paix qu’après avoir fait mille vœux et promis cent moutons aux santons et mis son fils sous la sainte protection d’El-Saïed Abd El-Kâder El-Guilani, protecteur des voyageurs.

Après quoi, le syndic accompagné de son fils, qui put à grand peine s’échapper des bras de sa pauvre mère pleurant sur lui toutes les larmes de son cœur, alla trouver la caravane déjà toute prête. Et il prit à part le vieux mokaddem des chameliers et des muletiers, le cheikh Kamal, et lui dit : « Ô vénérable mokaddem, je te confie cet enfant, la prunelle de mes yeux, et je le mets sous l’aile d’Allah et sous ta garde ! Et toi, mon fils, dit-il à Grain-de-Beauté, voici celui qui te tiendra lieu de père, en mon absence. Obéis-lui et ne fais jamais rien sans le consulter ! » Puis il donna mille dinars d’or à Grain-de-Beauté, et, comme dernière recommandation, lui dit : « Je te donne ces mille dinars, mon fils, pour que tu puisses les utiliser et attendre patiemment le moment le plus avantageux pour la vente de tes marchandises ; car il faut bien te garder de les vendre au moment de la baisse ; tu dois saisir l’occasion où les étoffes et les autres articles sont le plus en hausse, pour les placer dans les meilleures conditions ! » Puis, les adieux faits, la caravane se mit en marche et fut bientôt hors des portes du Caire.

Or, pour ce qui est de Mahmoud-le-Bilatéral, voici ! En apprenant le départ de Grain-de-Beauté, il eut bientôt fait de se préparer lui aussi, et, en quelques heures, il avait mulets et chameaux chargés et chevaux sellés. Et, sans perdre de temps, il se mit en route et rejoignit la caravane à quelques milles du Caire. Et il se disait : « Maintenant, dans le désert, ô Mahmoud, nul n’ira te dénoncer et nul ne viendra te surveiller ! Et tu pourras, sans crainte d’être troublé, te délecter de cet enfant ! »

Aussi, dès la première étape, le Bilatéral fit dresser ses tentes à côté des tentes de Grain-de-Beauté, et recommanda au cuisinier de Grain-deBeauté de ne pas prendre la peine d’allumer le feu, vu que lui, Mahmoud, avait invité Grain-de-Beauté à venir partager son repas, sous sa tente.

Et, de fait, Grain-de-Beauté vint sous la tente du Bilatéral, mais accompagné du cheikh Kamal, le mokaddem des chameliers. Et ce soir-là le Bilatéral en fut pour ses frais. Et le lendemain, à la seconde halte, il en fut de même, et cela tous les jours, jusqu’à l’arrivée à Damas ; car, chaque fois, Grain-de-Beauté acceptait l’invitation, mais venait sous la tente du Bilatéral, accompagné du mokaddem des chameliers.

Mais lorsqu’on fut arrivé à Damas où le Bilatéral avait, comme d’ailleurs au Caire, à Alep et à Baghdad, une maison à lui pour y recevoir ses amis…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade, la fille du vizir, vit apparaître le matin et interrompit le récit autorisé.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… à Damas où le Bilatéral avait, comme d’ailleurs au Caire, à Alep et à Baghdad, une maison à lui pour y recevoir ses amis, il envoya à Grain-de-Beauté, resté sous les tentes à l’entrée de la ville, un esclave pour l’inviter, lui seulement, à venir l’honorer de sa présence. Et Grain-de-Beauté répondit : « Attends que j’aille demander l’avis du cheikh Kamal ! » Mais le mokaddem des chameliers fronça les sourcils à la proposition et répondit : « Non, mon fils, il faut refuser ! » Et Grain-de-Beauté déclina l’invitation.

Le séjour à Damas ne fut pas de longue durée, et l’on se mit bientôt en route pour Alep, où, dès l’arrivée, le Bilatéral envoya inviter Grain-de-Beauté ; mais, comme à Damas, le cheikh Kamal conseilla l’abstention, et Grain-de-Beauté, sans trop savoir pourquoi le mokaddem était si sévère, ne voulut pas le contrarier. Et, cette fois encore, le Bilatéral en fut pour son voyage et ses frais.

Mais quand on eut quitté Alep, le Bilatéral se jura bien que cette fois les choses ne se passeraient plus de la sorte. Aussi, dès la première halte dans la direction de Baghdad, il fit faire les préparatifs d’un festin sans précédent, et vint en personne inviter Grain-de-Beauté à l’accompagner. Et cette fois Grain-de-Beauté fut bien obligé d’accepter, n’ayant pas de motif sérieux à opposer, et rentra d’abord sous la tente pour se vêtir d’une façon convenable.

Alors le cheikh Kamal vint le rejoindre et lui dit : « Que tu es imprudent, ô Grain-de-Beauté ! Pourquoi as-tu accepté l’invitation de Mahmoud ? Ne connais-tu donc pas ses intentions ? Et ne sais-tu le motif qui l’a fait surnommer le Bilatéral ? En tout cas tu aurais dû demander l’avis du vieillard que je suis et dont les poètes ont dit :

« J’ai demandé au vieillard : « Pourquoi marches-tu courbé ? » Il m’a répondu : « J’ai perdu sur la terre humide ma jeunesse ! Et je me suis courbé pour la chercher. Et maintenant l’expérience est si lourde qui pèse sur moi qu’elle m’empêche de redresser le dos ! »

Mais Grain-de-Beauté répondit : « Ô vénérable mokaddem, il serait tout à fait inconvenant de refuser l’invitation de notre ami Mahmoud qu’on appelle, je ne sais trop pourquoi, le Bilatéral ! Et d’ailleurs je ne vois pas bien ce que j’ai à perdre à l’accompagner. Il ne me mangera pas ! » Et le mokaddem répliqua vivement : « Mais oui ! par Allah ! il te mangera ! Il en a déjà mangé bien d’autres ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté éclata de rire et se hâta d’aller rejoindre le Bilatéral qui l’attendait avec impatience. Et tous deux s’en allèrent sous la tente où était dressé le festin.

Or, vraiment, le Bilatéral n’avait rien épargné pour recevoir comme il fallait le merveilleux adolescent, et tout était disposé pour charmer les yeux et flatter les sens. Aussi le repas fut-il gai et plein d’animation ; et tous deux mangèrent de grand appétit, et burent dans la même coupe jusqu’à satiété. Et lorsque le vin eut fermenté dans leurs têtes, et que les esclaves se furent discrètement retirés, le Bilatéral, ivre de vin et de passion, se pencha sur Grain-de-Beauté et lui prenant les joues de ses deux mains voulut en prendre un baiser. Mais Grain-de-Beauté, fort troublé, leva instinctivement la main ; et le baiser du Bilatéral ne rencontra que la paume de l’adolescent. Alors Mahmoud lui jeta un bras autour du cou et de l’autre lui entoura la taille, et, comme Grain-de-Beauté lui demandait : « Mais que veux-tu donc me faire ? » il lui dit : « Simplement, essayer d’expliquer, pour les mettre en pratique, ces vers du poète :

« Ô ! mes frissons quand les regards de ses yeux me branlent l’âme ! Ô ! délices du premier désir qui gonfle ses œufs enfantins !

« Voici, ô mon œil ! Saisis ce que tu peux saisir, soulève ce que tu peux soulever, prends une poignée, ou deux, ou trois, et fais-le entrer d’un empan ou plus ! Mais que cela ne te gêne pas ! Il faut de la douceur ! »

Puis, ayant dit ces vers d’une certaine manière, Mahmoud-le*Bilatéral se disposa à les expliquer d’une façon pratique à l’adolescent. Mais Grain-de-Beauté, sans trop se rendre compte de la situation, se sentit tout de même fort gêné de ces airs, de ces gestes et de ces mouvements, et voulut s’en aller. Et le Bilatéral le retint et finit par lui faire enfin comprendre de quoi il s’agissait.

Lorsque Grain-de-Beauté eut bien saisi les intentions du Bilatéral et pesé sa demande…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsque Grain-de-Beauté eut bien saisi les intentions de Bilatéral et pesé sa demande, il se leva sur l’heure et lui dit : « Non, par Allah ! Je ne vends pas cette marchandise-là ! En tout cas, pour te consoler, je dois te dire que si je la vendais aux autres pour de l’or, à toi je la donnerais pour rien ! » Et, malgré les supplications du Bilatéral, Grain-de-Beauté ne voulut pas rester un moment de plus sous la tente ; il sortit assez brusquement et regagna en hâte le campement où le mokaddem, fort inquiet, attendait son retour.

Aussi lorsque le mokaddem Kamal vit entrer Grain-de-Beauté avec cet air étrange, il lui demanda : « Par Allah ! que s’est-il donc passé ? » Il répondit : « Mais absolument rien ! Seulement il nous faut tout de suite lever le campement et nous en aller à Baghdad, sans retard ; car je ne veux plus voyager avec le Bilatéral ! Il a des prétentions exagérées et fort gênantes ! » Le cheikh des chameliers dit : « Ne te l’avais-je pas dit, mon fils ? Mais loué soit Allah qu’il ne soit rien arrivé ! Seulement je dois te faire remarquer qu’il serait fort périlleux de voyager ainsi seuls. Il vaut mieux rester, comme nous sommes, en une seule caravane, afin de pouvoir résister aux attaques des brigands bédouins dont ces terres sont infestées ! » Mais Grain-de-Beauté ne voulut rien entendre et donna l’ordre du départ.

La petite caravane se mit donc seule en marche, et ne cessa de voyager de la sorte jusqu’à ce qu’un jour, vers le coucher du soleil, elle ne fut plus qu’à quelques milles des portes de Baghdad.

Le mokaddem des chameliers vint alors trouver Grain-de-Beauté et lui dit : « Il vaut mieux, mon fils, pousser jusqu’à Baghdad, cette nuit même, sans nous arrêter ici pour le campement. Car cet endroit où nous sommes est le plus dangereux de tout le voyage : c’est la Vallée-des-Chiens ! Nous courons très grand risque d’y être attaqués si nous y passons la nuit ! Hâtons-nous donc d’arriver à Baghdad, avant la fermeture des portes. Car, mon fils, tu dois savoir que le khalifat fait chaque soir soigneusement fermer les portes de la ville pour empêcher les hordes fanatiques d’entrer en cachette et de s’emparer des livres de la science et des manuscrits des lettres, enfermés dans les salles des écoles, et de les jeter dans le Tigre ! »

Grain-de-Beauté, à qui cette proposition n’agréait pas, répondit : « Non, par Allah ! je ne veux pas entrer de nuit dans la ville, car je veux jouir de la vue de Baghdad au lever du soleil ! Passons donc la nuit ici, car enfin je ne suis pas pressé, moi, et je ne voyage pas pour affaires, mais pour mon plaisir simplement et pour voir ce que je ne connais pas ! » Et le vieux mokaddem ne put que s’incliner, tout en déplorant l’entêtement si dangereux du fils de Schamseddîn.

Quant à Grain-de-Beauté, il mangea un morceau ; puis, les esclaves partis se coucher, il sortit de la tente et s’éloigna un peu dans la vallée et alla s’asseoir sous un arbre au clair de lune. Et le souvenir lui vint des lectures que lui faisaient ses maîtres dans le souterrain, et, inspiré d’un lieu si propice aux rêveries, il commença ce chant du poète :

« Reine de l’Irak aux délices légères, ô Baghdad, cité des khalifats et des poètes, si longtemps je t’ai rêvée, ô tranquille… »

Mais soudain, avant qu’il eût achevé la première strophe, il entendit à sa gauche une clameur effroyable et un galop de chevaux, et des vociférations criées par cent bouches à la fois ! Et il se tourna et vit le campement envahi par une troupe nombreuse de Bédouins surgis de toutes parts comme s’ils sortaient de sous terre.

Ce spectacle si nouveau pour lui le cloua sur place, et il put voir ainsi le massacre général de la caravane qui avait voulu se défendre, et le pillage de tout le campement. Et quand les Bédouins virent qu’il n’y avait plus personne debout, ils emmenèrent les chameaux et les mulets, et disparurent en un clin d’œil par où ils étaient venus.

Lorsque la stupéfaction où il était se fut un peu dissipée, Grain-de-Beauté descendit vers l’endroit où se trouvait son campement, et put voir tous ses gens massacrés. Et le cheikh Kamal lui-même, le mokaddem des chameliers, malgré son âge respectable, n’avait pas été épargné plus que les autres et gisait mort, la poitrine percée de nombreux coups de lance. Aussi il ne put supporter davantage la vue d’un spectacle si terrifiant, et il prit la fuite sans oser regarder derrière lui.

Il se mit à courir de la sorte, toute la nuit, et, pour ne pas exciter la cupidité de quelque nouveau brigand, il se dépouilla entièrement de ses riches vêtements qu’il jeta au loin, et ne garda sur lui que sa chemise seulement. Et c’est ainsi qu’à demi-nu il fit son entrée à Baghdad au lever du jour.

Alors, harassé de fatigue et ne pouvant plus rester debout sur ses jambes, il s’arrêta devant la première fontaine publique qui se présenta devant lui, à l’entrée de la ville. Il se lava les mains, le visage et les pieds et monta sur la plate-forme qui surmontait la fontaine, s’y étendit tout de son long et ne tarda pas à s’endormir.

Mais pour ce qui est de Mahmoud-le-Bilatéral, il s’était également mis en route, mais avait pris un raccourci, d’un autre côté, et de la sorte il avait pu éviter la rencontre des brigands ; et, de plus, il était arrivé aux portes de Baghdad, au moment même où Grain-de-Beauté les franchissait et s’endormait sur la fontaine.

Comme il passait près de cette même fontaine, le Bilatéral s’approcha de l’abreuvoir de pierre où l’eau coulait pour les bestiaux, et voulut y faire boire son cheval altéré. Mais la bête vit l’ombre qui s’allongeait de l’adolescent endormi et recula en soufflant. Alors le Bilatéral leva les yeux sur la plate-forme et faillit tomber de cheval en reconnaissant Grain-de-Beauté dans l’adolescent demi-nu endormi sur la pierre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTIÈME NUIT

Elle dit :

… en reconnaissant Grain-de-Beauté dans l’adolescent demi-nu endormi sur la pierre.

Aussitôt il sauta à bas de son cheval, grimpa sur la plate-forme et s’immobilisa d’admiration devant Grain-de-Beauté étendu, la tête reposant sur l’un de ses bras, dans l’alanguissement du sommeil. Et, pour la première fois, il put enfin contempler à nu les perfections de ce jeune corps cristallin où les grains bruns tranchaient d’une façon si belle sur la blancheur du reste. Et il ne comprenait guère par l’effet de quel hasard il rencontrait ainsi sur sa route, endormi sur cette fontaine, cet ange pour l’amour duquel il avait entrepris tout ce voyage. Et il ne parvenait point à détacher son regard de la petite envie, ronde comme un grain de musc, qui ornait sa fesse gauche en ce moment à découvert. Et il se disait, ne sachant exactement à quel parti se résoudre : « Que vaut-il mieux que je fasse ? Le réveiller ? L’emporter tel qu’il est, sur mon cheval, et fuir avec lui au désert ? Attendre qu’il soit réveillé, et lui parler, l’attendrir, et le décider à m’accompagner à ma maison de Baghdad ? »

Il finit par s’arrêter à cette dernière idée et, s’asseyant sur le rebord de la plate-forme, aux pieds de l’adolescent, il attendit son réveil en se baignant les yeux de toute la limpidité rosée que le soleil mettait sur son corps enfantin.

Grain-de-Beauté, une fois abreuvé de sommeil, s’étira les jambes et entr’ouvrit les yeux ; et au même moment Mahmoud lui prit la main et, d’une voix très douce, lui dit : « N’aie pas peur, mon enfant, tu es en sûreté auprès de moi ! Mais hâte-toi, de grâce, de m’expliquer la cause de tout cela ! »

Alors Grain-de-Beauté se leva sur son séant et, bien que gêné tout de même par la présence de son admirateur, lui raconta l’aventure dans tous ses détails. Et Mahmoud lui dit : « Louange à Allah, mon jeune ami, qui t’a enlevé la fortune, mais t’a conservé la vie ; car le poète a dit :

« Si la tête est sauve, la fortune perdue n’est qu’une rognure coupée de l’ongle sans le léser !

« Et d’ailleurs ta fortune elle-même n’est point perdue, puisque tout ce que je possède t’appartient. Viens donc avec moi à la maison te baigner et t’habiller ; et dès cet instant tu peux considérer tous les biens de Mahmoud comme les tiens propres, et la vie de Mahmoud est à ta dévotion ! » Et il continua à parler si paternellement à Grain-de-Beauté qu’il le décida à l’accompagner.

Il descendit donc le premier et l’aida ensuite à se mettre à cheval derrière lui, puis se mit en route vers sa maison, en frissonnant de plaisir au seul toucher du corps chaud et nu de l’adolescent cramponné à lui.

Son premier soin fut de conduire Grain-de-Beauté au hammam et de le baigner lui-même, sans l’aide d’un masseur ou d’un serviteur quelconque ; et, après l’avoir vêtu d’une robe de grande valeur, il le fit entrer dans la salle où d’ordinaire il recevait ses amis.

C’était une salle délicieuse de fraîcheur et d’ombre, éclairée seulement par les reflets bleuâtres des émaux et des faïences et les scintillements tombant de haut en étoiles. Une odeur d’encens ravissait qui transportait l’âme vers des jardins rêvés de camphre et de cinnamome. Au milieu, une fontaine jaillissante chantait. Le repos là était parfait et sûr, et l’extase pouvait y être pleine de sérénité.

Tous deux s’assirent sur les tapis, et Mahmoud avança un coussin à Grain-de-Beauté pour s’y appuyer le bras. Des mets étaient servis sur les plateaux, et ils en mangèrent ; et ils burent ensuite les vins de choix contenus dans les pots. Alors le Bilatéral, qui jusque-là n’avait pas été trop pressant, ne put plus se contenir et éclata, en récitant cette strophe du poète :

« Désir ! ni les caresses délicates des yeux ni le baiser des lèvres pures ne sauraient t’apaiser ! Ô mon désir ! tu sens peser sur toi la lourdeur d’une passion qui ne s’allégerait qu’en jaillissant ! »

Mais Grain-de-Beauté, qui, maintenant habitué aux vers du Bilatéral, en saisissait aisément le sens parfois obscur, se leva immédiatement et dit à son hôte : « En vérité, je ne comprends point ton insistance à ce sujet. Je ne puis que te répéter ce que je t’ai déjà dit : Le jour où je vendrais aux autres cette marchandise pour de l’or, à toi je la donnerais pour rien ! » Et, sans vouloir écouter davantage les explications du Bilatéral, il le quitta brusquement et s’en alla.

Lorsqu’il fut dehors, il se mit à errer par la ville. Mais il faisait déjà noir ; et comme il ne savait où se diriger, étranger qu’il était à Baghdad, il résolut de passer la nuit dans une mosquée qui se présenta sur sa route. Il entra donc dans la cour, et comme il allait enlever ses sandales pour pénétrer à l’intérieur de la mosquée, il vit venir à lui deux hommes précédés de leurs esclaves qui tenaient devant eux deux lanternes allumées. Il se rangea pour les laisser passer, mais le plus vieux des deux s’arrêta devant lui et, l’ayant considéré avec beaucoup d’attention, lui dit : « La paix sur toi ! » Et Grain-de-Beauté lui rendit son salam. L’autre reprit : « Es-tu étranger, mon enfant ? » Il répondit : « Je suis du Caire. Mon père est Schamseddîn, syndic des marchands de la Cité. »

À ces paroles, le vieillard se tourna vers son compagnon et lui dit : « Allah nous favorise au delà de nos vœux ! Nous n’espérions pas trouver si tôt l’étranger que nous cherchions et qui doit nous tirer d’embarras…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … l’étranger que nous cherchions et qui doit nous tirer d’embarras ! » Puis il prit Grain-de-Beauté à part et lui dit : « Béni soit Allah qui t’a mis sur notre chemin ! Nous avons à te demander un service que nous rétribuerons largement en te donnant cinq mille dinars, des effets pour mille dinars et un cheval de mille dinars. Voici !

« Tu n’ignores pas, mon fils, que, d’après notre loi, quand un musulman a répudié une première fois son épouse, il peut la reprendre sans formalités au bout de trois mois et dix jours ; et s’il vient à divorcer une seconde fois, il peut également la reprendre, après le temps légal expiré ; mais s’il vient à la répudier pour la troisième fois, ou si, ne l’ayant jamais répudiée, il lui dit simplement : « Tu es répudiée par trois fois ! » Ou bien : « Tu n’es plus rien pour moi, je le jure par le troisième divorce ! » eh bien ! la loi, dans ce cas, veut, si toutefois le mari désire encore une fois reprendre sa femme, qu’un autre homme se marie d’abord légalement avec la femme répudiée, et la répudie à son tour après avoir couché, ne fût-ce qu’une nuit, avec elle. Et alors seulement le premier mari peut la reprendre comme femme légitime.

« Or, tel est le cas de ce jeune homme qui est avec moi. Il s’est laissé l’autre jour emporter par un accès de mauvaise humeur et a crié à son épouse, qui est ma fille : « Sors de ma maison ! Je ne te connais plus ! Tu es répudiée par les Trois ! » Et aussitôt ma fille, qui est son épouse, a ramené son voile sur son visage, devant son mari devenu désormais pour elle un étranger, a repris sa dot et est rentrée le jour même dans ma maison. Mais maintenant son mari, que voici, désire ardemment la reprendre. Il est venu me baiser les mains et me supplier de le réconcilier avec son épouse. Et moi je consentis à la chose. Et aussitôt nous sommes sortis à la recherche de l’homme qui doit servir de successeur momentané durant une nuit. Et c’est ainsi, mon fils, que nous t’avons trouvé. Comme tu es étranger à notre ville, les choses se passeront en secret, en présence du kâdi seulement, et rien n’en transpirera au dehors ! »

L’état de dénûment où était Grain-de-Beauté lui fit accepter de bon cœur la proposition et il se dit : « Je vais toucher cinq mille dinars, je vais prendre des effets pour mille dinars et un cheval de mille dinars, et de plus je vais copuler toute la nuit. Par Allah ! j’accepte ! » Et il dit aux deux hommes qui attendaient la réponse avec anxiété : « Par Allah ! j’accepte d’être le Délieur ! »

Alors le mari de la femme, qui n’avait pas encore parlé, se tourna vers Grain-de-Beauté et lui dit : « Tu nous tires vraiment d’un grand embarras, car je dois te dire que j’aime mon épouse à l’extrême ! Seulement j’ai bien peur que demain matin, ayant trouvé mon épouse à ta convenance, tu ne veuilles plus la répudier et te refuses à me la rendre. La loi, dans ce cas, te donne raison. C’est pour cela que tout à l’heure, devant le kâdi, tu vas t’engager à me verser dix mille dinars de dommages-intérêts, en compensation, si, par malheur, tu ne voulais plus consentir au divorce, le lendemain. » Et Grain-de-Beauté accepta la condition, car il était bien résolu à ne coucher qu’une nuit seulement avec la femme en question.

Ils allèrent donc tous trois chez le kâdi et, par devant lui, firent le contrat dans les conditions légales. Et le kâdi, à la vue de Grain-de-Beauté, fut excessivement ému et l’aima beaucoup. Aussi le retrouverons-nous dans le courant de cette histoire.

Donc, le contrat fait, ils sortirent de chez le kâdi, et le père de la femme divorcée emmena Grain-de-Beauté. et le fit entrer dans sa maison. Il le pria d’attendre dans le vestibule, et alla aussitôt prévenir sa fille en lui disant : « Ma chère fille, je t’ai trouvé un garçon fort bien fait qui, je l’espère, te plaira. Je te le recommande à la limite de la recommandation. Passe avec lui une nuit charmante et ne te prive de rien. On n’a pas toutes les nuits un si merveilleux garçon dans les bras ! » Et, ayant prêché sa fille de la sorte, le bon père s’en alla fort content retrouver Grain-de-Beauté pour lui dire la même chose. Et il le pria d’attendre encore un peu que sa nouvelle épouse eût fini de se préparer à le recevoir.

Quant au premier époux, il alla trouver tout de suite une vieille femme fort rouée qui l’avait élevé, et lui dit : « Je t’en prie, ma bonne mère, il faut imaginer quelque expédient pour empêcher le Délieur que nous avons trouvé d’approcher cette nuit de mon épouse divorcée ! » Et la vieille répondit : « Par ta vie ! rien ne m’est plus facile ! » Et elle s’enveloppa de son voile…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

Et elle s’enveloppa de son voile et alla à la maison de la divorcée, où elle vit d’abord Grain-de-Beauté dans le vestibule. Elle le salua et lui dit : « Je viens trouver l’adolescente divorcée pour lui enduire le corps de pommades, comme je le fais tous les jours, afin de la guérir de la lèpre dont elle est atteinte, la pauvre femme ! » Et Grain-de-Beauté s’écria : « Qu’Allah m’en préserve ! Comment, ô bonne mère ? Cette femme est-elle donc atteinte de lèpre ! Et moi qui devais cette nuit copuler avec elle ! Car je suis le Délieur choisi par son ancien époux. » Et la vieille femme répondit : « Ô mon fils, qu’Allah préserve ta belle jeunesse ! Oui certes ! tu ferais bien de t’abstenir de copuler ! » Et elle le laissa ahuri et rentra chez la divorcée, à laquelle elle persuada la même chose au sujet de l’adolescent qui devait servir de Délieur. Et elle lui conseilla l’abstention afin de ne pas se faire contaminer. Après quoi elle s’en alla.

Quant à Grain-de-Beauté il continua à attendre un signe de l’adolescente, avant d’entrer chez elle. Mais il attendit longtemps sans voir rien venir si ce n’est une esclave qui lui porta un plateau de mets. Il mangea et but, puis, pour occuper le temps, il récita une sourate du Korân, et se mit ensuite à fredonner quelques strophes lyriques d’une voix plus suave que celle du jeune David en présence de Saül.

Lorsque la jeune femme, à l’intérieur, eut entendu cette voix, elle se dit : « Que prétendait-elle donc, cette vieille de malheur ? Est-ce qu’un homme atteint de lèpre peut être doué d’une si belle voix ? Par Allah ! je vais l’appeler et voir de mes propres yeux si cette vieille-là ne m’a pas menti. Mais auparavant je vais lui répondre. » Et elle prit un luth indien qu’elle accorda savamment et, d’une voix à faire s’arrêter au fond du ciel les oiseaux dans leur vol, elle chanta :

« J’aime un jeune daim aux doux yeux langoureux. Sa taille est si souple que les flexibles rameaux apprennent à onduler à le voir se balancer ! »

Lorsque Grain-de-Beauté eut entendu les premières notes de ce chant, il cessa de fredonner, et écouta avec une attention charmée. Et il pensa : « Que me disait-elle, cette vieille marchande de pommades ? Par Allah ! elle a dû me mentir ! Une si belle voix ne saurait appartenir à une lépreuse ! » Et aussitôt, prenant le ton sur les dernières notes qu’il venait d’entendre, il chanta d’une voix à faire danser les rochers :

« Mon salut va vers la fine gazelle qui se cache du chasseur et porte mes hommages aux roses éparses sur le parterre de ses joues ! »

Et cela fut dit d’un accent tel, que la jeune femme, secouée d’émotion, courut relever les rideaux qui la séparaient du jeune homme et s’offrit à sa vue, telle la lune se dégageant soudain d’un nuage. Et elle lui fit signe d’entrer vivement, et le précéda en mouvant ses hanches, à mettre debout un vieillard impotent. Et Grain-de-Beauté fut stupéfait de sa beauté, de sa fraîcheur et de sa jeunesse. Pourtant il n’osa l’aborder, hanté qu’il était par la crainte d’une contagion possible.

Mais soudain l’adolescente, sans prononcer une parole, en un clin d’œil se dévêtit de sa chemise, et de son caleçon, qu’elle jeta au loin, et parut toute nue et aussi nette que le vierge argent et aussi ferme et élancée que la tige du jeune palmier.

À cette vue, Grain-de-Beauté sentit se mouvementer en lui l’héritage de son vénérable père, l’enfant charmant qu’il portait entre ses cuisses. Et, comme il percevait distinctement son appel pressant, il voulut le passer, pour le calmer, à la jeune femme qui devait savoir où le mettre. Mais elle lui dit : « Ne m’approche pas ! J’ai peur d’attraper la lèpre que tu as sur le corps ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté, sans prononcer une parole, se dévêtit de tous ses habits, puis de sa chemise et de son caleçon, qu’il jeta au loin, et parut dans sa parfaite nudité, aussi limpide que l’eau de roche et aussi intact que l’œil d’un enfant.

Alors l’adolescente ne douta plus du stratagème employé par la vieille entremetteuse, sur l’instigation de son premier époux, et, éblouie par les charmes du jeune homme, elle courut à lui, et l’enveloppa de ses bras et l’entraîna vers le lit, sur lequel elle roula avec lui. Et, haletante de désir, elle lui dit : « Fais tes preuves, ô cheikh Zacharias, ô père puissant des gros nerfs ! »

À cet appel si formel, Grain-de-Beauté saisit l’adolescente par les hanches, et pointa le gros nerf de confiture dans la direction de la porte des triomphes, et, le poussant vers le corridor de cristal, le fit vivement aboutir à la porte des victoires. Puis il le fit dévier de la grande route, et le poussa vigoureusement, par le chemin raccourci, vers la porte du monteur ; mais comme le nerf hésitait devant l’étroitesse de cette porte claquemurée, il força le passage en défonçant le couvercle du pot, et se trouva alors chez lui comme si l’architecte avait pris les mesures des deux côtés à la fois. Après cela, il continua son excursion en visitant lentement le souk du lundi, le marché du mardi, le bazar du mercredi et l’étalage du jeudi. Puis, ayant délié de la sorte tout ce qui était à délier, il se reposa, en bon musulman, à l’entrée du vendredi.

Et tel fut le voyage d’essai de Grain-de-Beauté et de son enfant dans le jardin de l’adolescente…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Et tel fut le voyage d’essai de Grain-de-Beauté et de son enfant dans le jardin de l’adolescente.

Après quoi, Grain-de-Beauté, avec son enfant assoupi dans la félicité, s’enlaça tendrement à l’adolescente aux plates-bandes saccagées ; et tous trois s’endormirent jusqu’au matin.

Une fois réveillé, Grain-de-Beauté demanda à son épouse transitoire : « Comment t’appelles-tu, mon cœur ? » Elle répondit : « Zobéida. » Il lui dit : « Eh bien ! Zobéida, je regrette beaucoup d’être forcé de te quitter ! » Elle demanda, émue : « Et pourquoi me quitterais-tu ? » Il dit : « Mais tu sais bien que je ne suis que Délieur seulement ! » Elle s’écria : « Non, par Allah ! je l’avais oublié ! Et je me figurais, dans mon bonheur, que tu étais un cadeau merveilleux que me faisait mon bon père, pour remplacer l’autre ! » Il dit : « Mais oui, ô charmante Zobéida, je suis un Délieur choisi et par ton père et par ton premier époux. Et, en prévision d’un mauvais vouloir probable de ma part, ils ont eu soin tous deux de me faire signer un contrat, par devant le kâdi, qui m’oblige à leur payer dix mille dinars si ce matin je ne te répudie pas. Or, vraiment, je ne vois pas comment je pourrais leur payer cette somme fabuleuse, moi qui n’ai pas en poche un drachme seulement. Il vaut donc mieux que je m’en aille, sans quoi c’est la prison en perspective, puisque je ne suis pas solvable. »

À ces paroles, la jeune Zobéida réfléchit un instant ; puis, baisant les yeux de l’adolescent, lui demanda : « Comment t’appelles-tu, mon œil ? » Il dit : « Grain-de-Beauté. » Elle s’écria : « Ya Allah ! jamais nom n’a été mieux porté ! Eh bien ! mon chéri, ô Grain-de-Beauté, comme je préfère à tous les sucres candis ce délicieux nerf blanc de confiture dont tu as dulcifié mon jardin, toute cette nuit, je te jure que nous allons trouver l’expédient pour ne jamais nous quitter ; car je préfère mourir plutôt que d’appartenir à un autre, après t’avoir goûté ! » Il demanda : « Et comment allons-nous faire ? » Elle dit : « La chose est fort simple. Voici ! Tout à l’heure mon père va venir te chercher et il te conduira chez le kâdi pour accomplir les formalités du contrat. Alors, toi, tu t’approcheras gentiment du kâdi et tu lui diras : « Je ne veux plus divorcer ! » Il te demandera : « Comment ? tu refuses les cinq mille dinars que l’on va te donner, et les effets pour mille dinars et le cheval de mille dinars, pour rester avec une femme ? » Tu répondras : « J’estime que chaque cheveu de cette femme vaut dix mille dinars ! C’est pour cela que je garde la propriétaire de cette précieuse chevelure. » Alors le kâdi te dira : « C’est ton droit ! Mais tu vas payer au premier époux la somme de dix mille dinars, en compensation. »

« Alors là, mon chéri, écoute bien ce que je vais te dire !

« Le vieux kâdi, homme d’ailleurs excellent, aime les jeunes garçons à la folie. Or, toi, tu as dû déjà produire sur lui une considérable impression, j’en suis sûre ! »

Grain-de-Beauté s’écria : « Tu crois alors que le kâdi, lui aussi, est bilatéral ? » Zobéida éclata de rire et dit : « Certainement ! Pourquoi donc cela t’étonne-t-il tant que ça ? » Il dit : « Décidément il est écrit que toute sa vie Grain-de-Beauté doit aller d’un bilatéral à un autre bilatéral ! Mais, ô subtile Zobéida, continue, je t’en prie, ton développement ! Tu disais donc : « Le vieux kâdi, homme d’ailleurs excellent, aime les jeunes garçons à la folie. Ne va pas me conseiller maintenant de lui vendre ma marchandise ! » Elle dit : « Non ! tu vas voir ! »

Et elle continua : « Lorsque le kâdi t’aura dit : « Il faut payer les dix mille dinars ! » toi, tu le regarderas comme ça, d’une certaine manière, tu feras mouvoir gentiment tes hanches, pas trop, mais cependant de façon à le liquéfier d’émotion sur son tapis. Et lui alors, sûrement, te donnera un sursis pour régler cette dette. Et d’ici là Allah pourvoira ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté réfléchit un instant et dit : « Cela se peut ! »

Et au même moment une esclave, derrière le rideau, donna de la voix et dit : « Ma maîtresse Zobéida, ton père est là qui attend mon maître ! »

Alors Grain-de-Beauté se leva, s’habilla à la hâte et alla trouver le père de Zobéida. Et tous deux, rejoints dans la rue par le premier mari, se rendirent chez le kâdi.

Or, les prévisions de Zobéida se réalisèrent à la lettre ; mais il faut dire aussi que Grain-de-Beauté prit soin de suivre scrupuleusement les précieuses indications qu’elle lui avait fournies.

Aussi le kâdi, absolument annihilé par les œillades de côté que lui jetait Grain-de-Beauté, accorda-t-il non seulement le sursis de trois jours que réclamait modestement l’adolescent, mais conclut son jugement en ces termes : « Nos lois religieuses et notre jurisprudence ne peuvent faire du divorce une obligation ! Et nos quatre rites orthodoxes sont absolument d’accord sur ce point. D’un autre côté le Délieur, devenu l’époux de droit, profite d’un sursis, étant donné sa condition d’étranger. Nous lui donnons donc dix jours pour payer sa dette. »

Alors Grain-de-Beauté baisa respectueusement la main du kâdi qui pensait à part lui : « Par Allah ! ce bel adolescent vaut bien dix mille dinars. Et je les lui avancerais moi-même volontiers ! » Puis Grain-de-Beauté prit congé fort gentiment et courut retrouver son épouse, la subtile Zobéida…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… fort gentiment et courut retrouver son épouse, la subtile Zobéida.

Et Zobéida, le visage éclairé de joie, reçut Grain-de-Beauté en le félicitant du résultat obtenu, et lui donna cent dinars en vue de faire préparer pour eux deux un festin qui durerait toute la nuit. Et Grain-de-Beauté, avec l’argent de son épouse, fit aussitôt apprêter le festin en question. Et tous deux se mirent à manger et à boire jusqu’à satiété. Alors, réjouis à la limite de la réjouissance, ils copulèrent longuement. Puis, pour prendre du répit, ils descendirent dans la salle de réception, allumèrent les flambeaux, et organisèrent à eux deux un concert à faire danser les rochers et à suspendre le vol des oiseaux au fond du ciel.

Aussi il ne faut point s’étonner que soudain des coups se soient fait entendre sur la porte extérieure de la maison. Et Zobéida, qui les entendit la première, dit à Grain-de-Beauté : « Va donc voir qui frappe à la porte. » Et Grain-de-Beauté descendit aussitôt ouvrir.

Or, cette nuit-là, le khalifat Haroun Al-Rachid, s’étant senti la poitrine rétrécie, avait dit à son vizir Giafar, à son porte-glaive Massrour et à son poète favori, le délicieux Abou-Nowas : « Je me sens un peu oppressé de la poitrine. Allons nous promener un peu par les rues de Baghdad, pour trouver de quoi nous dilater les humeurs ! » Et ils s’étaient déguisés tous les quatre en derviches persans, et s’étaient mis à parcourir les rues de Baghdad, dans l’espoir de quelque aventure amusante. Et ils étaient arrivés de la sorte devant la maison de Zobéida et, ayant entendu les chants et le jeu des instruments, avaient, selon l’habitude des derviches, frappé à la porte, sans se gêner aucunement.

Lorsque Grain-de-Beauté vit les derviches, comme il n’était point ignorant des devoirs de l’hospitalité et qu’en outre il était dans d’excellentes dispositions, il les reçut cordialement et les introduisit dans le vestibule et leur apporta de quoi manger. Mais ils refusèrent la nourriture en disant : « Par Allah ! les esprits délicats n’ont guère besoin de nourriture pour se réjouir les sens, mais d’harmonie seulement ! Et justement nous constatons que les accords, entendus du dehors, se sont tus à notre entrée. Ne serait-ce point une chanteuse de profession qui chantait si merveilleusement ? » Grain-de-Beauté répondit : « Mais non, mes seigneurs ! C’était ma propre épouse. » Et il leur raconta son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin, sans omettre un seul détail. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Alors le chef des derviches, qui était le khalifat lui-même, dit à Grain-de-Beauté, qu’il trouvait délicieux au possible et pour lequel il s’était senti pris d’une soudaine affection : « Mon fils, te peux être tranquille au sujet de ces dix mille dinars que tu dois à l’ancien mari de ton épouse. Je suis le chef de la tekké des derviches de Bagdad qui compte quarante membres ; nous sommes, grâce à Allah, dans l’aisance ; et dix mille dinars pour nous ne sont point un sacrifice. Je te promets donc de te les faire parvenir avant dix jours. Mais va prier ton épouse de nous chanter quelque chose, de derrière le rideau, pour nous exalter l’âme. Car, mon fils, la musique sert aux uns de dîner, aux autres de remède et à d’autres d’éventail : pour nous elle remplit les trois rôles à la fois. »

Grain-de-Beauté ne se fit pas prier davantage ; et son épouse Zobéida voulut bien consentir à chanter pour les derviches. Aussi leur joie fut-elle extrême ; et ils passèrent une nuit délicieuse, tantôt à écouter le chant et à répondre : « Ah ! ah ! » de tout leur cœur, tantôt à deviser agréablement, et tantôt à écouter les hilarantes improvisations du poète Abou-Nowas, que la beauté de l’adolescent faisait délirer à la limite du délire.

Avec le matin, les faux derviches se levèrent, et le khalifat, avant de s’en aller, mit sous le coussin sur lequel il était appuyé une bourse contenant, pour commencer, cent dinars d’or, les seuls qu’il eût sur lui en ce moment. Puis ils prirent congé de leur jeune hôte, en le remerciant par la bouche d’Abou-Nowas qui lui improvisa des vers exquis et se promit bien à part lui de ne point le perdre de vue.

Vers le milieu du jour, Grain-de-Beauté, à qui Zobéida avait remis les cent dinars trouvés sous le coussin, voulut sortir pour aller au souk faire quelques emplettes, quand, en ouvrant la porte, il vit, arrêtés devant la maison, cinquante mulets lourdement chargés de balles d’étoffes et, sur une mule bellement harnachée, un jeune esclave abyssin, aux traits charmants, au corps brun, qui tenait à la main une missive enroulée.

En voyant Grain-de-Beauté, le gentil petit esclave mit vivement pied à terre, vint baiser la terre devant l’adolescent et, lui remettant la missive, lui dit : « Ô mon maître Grain-de-Beauté, je viens d’arriver à l’instant du Caire, envoyé vers toi par ton père, mon maître Schamseddîn, syndic des marchands de la cité. Je suis porteur pour toi de cinquante mille dinars en marchandises de prix, et d’un paquet contenant un cadeau de ta mère, destiné à ton épouse Sett Zobéida, composé d’une aiguière d’or enrichie de pierreries et d’une cuvette d’or ciselé…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … composé d’une aiguière d’or enrichie de pierreries et d’une cuvette d’or ciselé. »

Grain-de-Beauté fut tellement surpris et réjoui à la fois de cet événement miraculeux, qu’il ne songea d’abord qu’à prendre connaissance du contenu de la lettre. Il l’ouvrit et lut ce qui suit :

« Après les souhaits les plus parfaits de bonheur et de santé de la part de Schamseddîn à son fils Alaeddîn Grain-de-Beauté !

« Sache, ô mon fils bien-aimé, que le bruit du désastre subi par ta caravane et de la perte de tes biens est parvenu jusqu’à moi. Aussitôt je t’ai fait préparer une nouvelle caravane de cinquante mulets chargés de marchandises pour cinquante mille dinars d’or. De plus ta mère t’envoie une belle robe qu’elle a brodée elle-même, et, en cadeau pour ton épouse, une aiguière et une cuvette qui, nous osons l’espérer, lui agréeront.

« Nous avons, en effet, appris avec un certain étonnement que tu as servi de Délieur dans un divorce lié par la formule de la Répudiation par Trois. Mais du moment que tu trouves la jeune femme à ta convenance, après essai, tu as bien fait de la garder. Aussi les marchandises qui t’arrivent sous la garde du petit Abyssin Salim serviront, et au delà, à payer les dix mille dinars que tu dois, comme compensation, au premier mari.

« Ta mère et tous les nôtres sont dans le bonheur et la santé, espèrent ton prochain retour et t’envoient leurs salams affectueux et la plus grande expression de leur tendresse.

« Vis heureux longtemps ! »

Cette lettre et l’arrivée inattendue de ces richesses mirent Grain-de-Beauté dans un tel émoi qu’il ne pensa pas un instant à l’invraisemblance de l’événement. Et il monta chez son épouse et lui apprit la chose.

Il n’avait pas fini ses explications que l’on frappa à la porte, et le père de Zobéida et le premier mari entrèrent dans le vestibule. Ils venaient essayer de persuader Grain-de-Beauté de divorcer à l’amiable.

Le père de Zobéida dit donc à Grain-de-Beauté : « Mon fils aie pitié de mon premier gendre qui aime beaucoup son ancienne épouse ! Allah t’a envoyé des richesses qui te permettront d’acheter les plus belles esclaves du marché et aussi de te marier, en noces légitimes, avec la fille du plus considérable d’entre les émirs. Rends donc à ce pauvre homme son ancienne épouse, et il consent à devenir ton esclave ! » Mais Grain-de-Beauté répondit : « Justement Allah m’a envoyé toutes ces richesses pour rémunérer largement mon prédécesseur. Je suis disposé à lui donner les cinquante mulets avec leurs marchandises et même le joli esclave abyssin Salim, et à ne garder de tout cela que le cadeau destiné à mon épouse, à savoir la cuvette et l’aiguière ! » Puis il ajouta : « Et si ta fille Zobéida consent à retourner à son ancien mari, je veux, à mon tour, la délier ! »

Alors le beau-père entra chez Zobéida et lui demanda : « Hein ! consens-tu à retourner à ton premier mari ? » Elle répondit, avec de grands gestes : « Ya Allah ! Ya Allah ! Mais il n’a jamais su le prix des plates-bandes de mon jardin, et s’est toujours arrêté à mi-route ! Non, par Allah ! je reste à l’adolescent qui m’a explorée dans tous les sens ! »

Lorsque le premier mari eut constaté que tout espoir pour lui était perdu, il en eut un tel chagrin que son foie éclata à l’heure même, et il mourut. Et voilà pour lui !

Quant à Grain-de-Beauté il continua à se réjouir avec la charmante et subtile Zobéida ; et tous les soirs, après le festin et de multiples foutreries, copulations et autres choses semblables, il organisait avec elle un concert à faire danser les pierres et à suspendre au fond du ciel le vol des oiseaux.

Le dixième jour après son mariage, il se rappela soudain la promesse que lui avait faite le chef des derviches de lui envoyer dix mille dinars, et il dit à son épouse : « Tu vois ce chef des menteurs ! Si j’avais dû attendre la réalisation de sa promesse, je serais déjà mort de faim en prison ! Par Allah ! si je le rencontre encore, je lui dirai ce que je pense de sa mauvaise foi ! »

Puis, comme le soir tombait, il fit allumer les flambeaux de la salle de réception et se disposait à organiser le concert, comme toutes les nuits, quand on frappa à la porte. Il voulut aller lui-même ouvrir et ne fut pas peu surpris de voir les quatre derviches de la première nuit. Il éclata de rire à leur figure et leur dit : « Bienvenus soient les menteurs, les hommes de mauvaise foi ! Mais je veux vous inviter tout de même à entrer ; car Allah m’a dispensé d’avoir désormais besoin de vos services. Et vous êtes d’ailleurs, bien que menteurs et hypocrites, tout à fait charmants et bien élevés ! » Et il les introduisit dans la salle de réception et pria Zobéida de leur chanter quelque chose, de derrière le rideau. Et elle le fit d’une façon à ravir la raison, à faire danser les pierres et à suspendre au fond du ciel le vol des oiseaux.

À un moment donné, le chef des derviches se leva et s’absenta pour satisfaire un besoin. Alors l’un des faux derviches, qui était le poète Abou-Nowas, se pencha à l’oreille de Grain-de-Beauté et lui dit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… le poète Abou-Nowas se pencha à l’oreille de Grain-de-Beauté et lui dit : « Ô notre hôte charmant, permets-moi de te poser une question. Comment as-tu pu croire un instant à l’envoi par ton père Schamseddîn des cinquante mulets chargés de richesses ? Voyons ! Combien de jours faut-il pour aller au Caire de Baghdad ? » Il répondit : « Quarante-cinq jours. » Abou-Nowas demanda : « Et pour revenir ? » Il répondit : « Quarante-cinq autres jours, au moins. » Abou-Nowas se mit à rire et dit : « Comment veux-tu alors qu’en moins de dix jours ton père ait appris la perte de ta caravane et ait pu t’en envoyer une seconde ? » Grain-de-Beauté s’écria : « Par Allah ! ma joie a été si grande que je n’ai guère eu le temps de réfléchir à tout cela ! Mais, dis-moi alors, ô derviche : et la lettre, qui l’a écrite ? et cet envoi, d’où vient-il ? » Abou-Nowas répondit : « Ah ! Grain-de-Beauté, si tu étais aussi perspicace que tu es beau, il y a longtemps que tu aurais déjà deviné en notre chef, sous ses habits de derviche, notre maître le khalifat lui-même, l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid, et dans le second derviche le sage vizir Giafar le Barmécide, dans le troisième le porte-glaive Massrour, et en moi-même ton esclave et admirateur Abou-Nowas, poète simplement ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté fut à la limite de la surprise et de la confusion, et timidement il demanda : « Mais, ô grand poète Abou-Nowas, quel est le mérite qui a attiré sur moi tous ces bienfaits de la part du khalifat ? » Abou-Nowas sourit et dit : « Ta beauté ! » Et il ajouta : « C’est le plus grand des mérites à ses yeux d’être jeune, sympathique et beau. Et il considère que l’on n’achète jamais assez cher le simple spectacle d’un être beau et la vue d’un joli visage ! »

Sur ces entrefaites, le khalifat vint reprendre sa place sur le tapis. Alors Grain-de-Beauté vint s’incliner entre ses mains et lui dit : « Ô émir des Croyants, qu’Allah te conserve à notre respect et à notre amour, et qu’il ne nous prive jamais des bienfaits de ta générosité ! » Et le khalifat lui sourit et lui caressa légèrement la joue et lui dit : « Je t’attends demain au palais. » Puis il leva la séance et, suivi de Giafar, de Massrour et d’Abou-Nowas qui recommanda à Grain-de-Beauté de ne pas oublier de venir, il s’en alla.

Le lendemain, Grain-de-Beauté, à qui son épouse avait beaucoup conseillé de se rendre au palais, choisit les choses les plus précieuses que lui avait apportées le petit Abyssin Salim, les mit dans un fort beau coffret et mit le coffret sur la tête du joli esclave ; puis, après avoir été habillé et accommodé avec beaucoup de soin par son épouse Zobéida, il se dirigea vers le diwan en emmenant le petit avec sa charge. Et il monta au diwan et, déposant le coffret aux pieds du khalifat, lui fit un compliment en vers bien rythmés, et lui dit : « Ô émir des Croyants, notre prophète béni (sur lui la prière et la paix !) acceptait les cadeaux pour ne point faire de la peine à ceux qui les lui offraient. Ton esclave serait lui aussi dans la félicité si tu voulais bien agréer ce petit coffret comme marque de sa gratitude ! »

Alors le khalifat fut charmé de cette attention de l’adolescent et lui dit : « C’est trop, ô Grain-de-Beauté, car toi-même tu nous es déjà un si beau présent ! Sois donc le bienvenu dans mon palais et dès aujourd’hui je veux te nommer à un haut emploi. » Et aussitôt il destitua de sa charge le grand syndic des marchands de Baghdad et nomma Grain-de-Beauté à sa place.

Puis, pour que cette nomination fût connue de tout le monde, le khalifat écrivit un firman où il décrétait la chose, fit remettre ce firman au wali, lequel le remit au crieur public qui le cria par toutes les rues et tous les souks de Baghdad.

Quant à Grain-de-Beauté, il commença dès ce jour à se rendre régulièrement auprès du khalifat, qui ne pouvait plus se passer de le voir. Et, pour vendre ses marchandises, comme il n’en avait guère le temps lui-même, il fit ouvrir une belle boutique à la tête de laquelle il mit le petit esclave brun qui s’acquitta à merveille de ce métier tout de délicatesse.

À peine deux ou trois jours s’étaient-ils écoulés de la sorte que l’on vint annoncer au khalifat la mort subite de son grand échanson. Et le khalifat, sur le champ, nomma Grain-de-Beauté aux fonctions de grand échanson, et lui fit don d’une robe d’honneur appropriée à cette haute charge, et lui fixa des émoluments somptueux. Et de la sorte il ne s’en sépara plus.

Le surlendemain, comme Grain-de-Beauté se tenait aux côtés du khalifat, le grand chambellan entra, baisa la terre devant le trône et dit : « Qu’Allah conserve les jours de l’émir des Croyants, et les augmente d’autant de jours que la mort vient d’en ravir au commandant du palais ! » Et il ajouta : « Ô émir des Croyants, le commandant du palais vient de mourir ! » L’émir des Croyants dit : « Qu’Allah l’ait en sa miséricorde ! » Et séance tenante il nomma Grain-de-Beauté commandant du palais à la place du défunt, et lui fixa des émoluments encore plus somptueux. Et de la sorte Grain-de-Beauté devait rester continuellement à côté du khalifat. Puis, cette nomination faite et annoncée à tout le palais, le khalifat leva la séance en agitant, comme d’habitude, son mouchoir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… le khalifat leva la séance en agitant, comme d’habitude, son mouchoir, et ne garda auprès de lui que Grain-de-Beauté.

Aussi, dès ce jour, Grain-de-Beauté passa toutes ses journées au palais ; et il ne rentrait à sa maison que bien tard dans la nuit, et se couchait heureux avec son épouse qu’il mettait au courant des événements de la journée.

L’affection du khalifat pour Grain-de-Beauté ne fit qu’augmenter de jour en jour, au point qu’il aurait tout sacrifié plutôt que de laisser insatisfait le moindre désir de l’adolescent, comme le prouve le trait suivant.

Le khalifat donnait un concert où se trouvaient présents ses intimes ordinaires : Giafar, le poète Abou-Nowas, Massrour et Grain-de-Beauté. Derrière le rideau chantait la favorite même du khalifat, la plus belle et la plus parfaite de ses concubines. Mais soudain le khalifat regarda fixement Grain-de-Beauté et lui dit : « Ami, ma favorite te plaît, je le lis dans tes yeux. » Et Grain-de-Beauté répondit : « Ce qui plaît au maître doit plaire à l’esclave ! » Mais le khalifat s’écria : « Par ma tête et la tombe de mes aïeux, ô Grain-de-Beauté, ma favorite t’appartient dès cet instant ! » Et il appela aussitôt le chef des eunuques et lui dit : « Transporte à la maison de mon commandant du palais tous les effets et les quarante esclaves de ma favorite Délices-des-Cœurs, puis conduis-la elle-même à sa maison dans une chaise à porteurs. » Mais Grain-de-Beauté dit : « Par ta vie, ô commandeur des Croyants, dispense ton indigne esclave de prendre ce qui appartient au maître ! » Alors le khalifat comprit la pensée de Grain-de-Beauté et lui dit : « Tu as peut-être raison. Probablement ton épouse serait jalouse de mon ancienne favorite ! Que celle-ci reste donc au palais ! » Puis il se tourna vers Giafar, son vizir, et lui dit : « Ô Giafar, il te faut descendre immédiatement au souk des esclaves, car c’est aujourd’hui jour de marché, et acheter pour dix mille dinars la plus belle esclave de tout le souk. Et tu l’enverras tout de suite à la maison de Grain-de-Beauté ! »

Giafar se leva à l’heure même, descendit au souk des esclaves, et pria Grain-de-Beauté de l’accompagner pour lui indiquer lui-même le choix à faire.

Or, le wali de la ville, l’émir Khaled, était également descendu ce jour-là au souk, pour acheter une esclave à son fils qui venait d’atteindre l’âge de la puberté.

Le wali de la ville avait en effet un fils. Mais ce fils était un garçon d’une laideur à faire avorter une femme en couches, — contrefait, puant, l’haleine fétide, les yeux de travers, la bouche aussi vaste que la vulve d’une vieille vache. Aussi l’appelait-on Gros-Bouffi.

Justement, la veille au soir, Gros-Bouffi avait atteint sa quatorzième année, et sa mère était inquiète, depuis déjà un certain temps, de ne constater en lui aucun symptôme de réelle virilité. Mais elle ne tarda pas à se tranquilliser en remarquant, le matin même de ce jour-là, que son fils Gros-Bouffi avait, à la suite d’un rêve, copulé tout seul dans son sommeil en laissant sur le matelas un signe péremptoire.

Cette constatation avait ravi à l’extrême la mère de Gros-Bouffi et l’avait fait courir auprès de son époux à qui elle avait rapporté l’heureuse nouvelle, en l’obligeant à descendre immédiatement au souk, accompagné de son fils, pour lui acheter une belle esclave à sa convenance.

Donc le Destin, qui est entre les mains d’Allah, voulut ce jour-là faire ainsi se rencontrer au souk des esclaves Giafar et Grain-de-Beauté avec l’émir Khaled et son fils Gros-Bouffi.

Après les salams d’usage, ils se réunirent en un seul groupe et firent défiler devant eux les courtiers, chacun avec les esclaves blanches, brunes ou noires dont il disposait.

Ils virent de la sorte une quantité innombrable de jeunes filles grecques, abyssines, chinoises et persanes, et ils allaient se retirer sans fixer ce jour-là leur choix sur aucune, quand le chef des courtiers en personne passa le dernier en tenant par la main une jeune fille au visage découvert, plus belle que la pleine lune du mois de Ramadan.

À sa vue, Gros-Bouffi se mit à renifler avec force pour exprimer son désir et dit à l’émir Khaled, son père : « C’est celle-ci qu’il me faut ! » Et de son côté Giafar demanda à Grain-de-Beauté : « Celle-ci te convient-elle ? » Il répondit : « Elle fait l’affaire ! »

Alors Giafar demanda à la jeune fille : « Comment t’appelles-tu, ô gentille esclave ? » Elle répondit : « Ô mon maître, Yasmine ! » Alors le vizir demanda au courtier : « Combien la mise à prix d’Yasmine ? » Il dit : « Cinq mille dinars, ô mon maître ! » Alors Gros-Bouffi s’écria : « J’en offre six mille ! »

À ce moment, Grain-de-Beauté s’avança et dit : « J’en offre huit mille ! » Alors Gros-Bouffi renifla de rage et dit : « Huit mille dinars et un ! » Giafar dit : « Neuf mille et un ! » Mais Grain-de-Beauté dit : « Dix mille dinars ! »

Alors, le courtier, craignant un revirement des deux parties, dit : « À dix mille dinars, l’esclave Yasmine ! » Et il la livra à Grain-de-Beauté.

À cette vue, Gros-Bouffi tomba en battant l’air des pieds et des mains, à la grande désolation de son père, l’émir Khaled, qui ne l’avait conduit au souk que pour obéir à son épouse, car il le détestait pour sa laideur et son idiotie.

Quant à Grain-de-Beauté, après avoir remercié le vizir Giafar, il emmena Yasmine et l’aima, et elle aussi l’aima. Aussi, après l’avoir présentée à son épouse Zobéida, qui la trouva sympathique et le loua de son choix, il s’unit à elle d’une façon légitime, en la prenant comme seconde épouse. Et il dormit avec elle cette nuit-là, et du coup la féconda, comme il sera prouvé dans la suite de l’histoire.

Mais pour ce qui est de Gros-Bouffi, voici !

Lorsqu’on eut réussi, à force de promesses et de cajoleries, à le ramener à la maison, il se jeta sur les matelas et ne voulut plus se relever pour manger ou boire, et d’ailleurs il avait presque perdu la raison.

Pendant que toutes les femmes de la maison, consternées, entouraient la mère de Gros-Bouffi qui était à la limite de la perplexité, une vieille femme vint à entrer qui était la mère d’un voleur illustre, actuellement détenu en vertu d’une condamnation à la prison perpétuelle, et connu de tout Baghdad sous le nom d’Ahmad-la-Teigne.

Cet Ahmad-la-Teigne était si habile dans l’art du vol que c’était pour lui un jeu d’enlever une porte devant le portier même et de la faire disparaître en un clin d’œil comme s’il l’avalait, de percer les murs devant le propriétaire en faisant semblant de pisser, d’arracher les cils des yeux à un individu sans en être remarqué, et d’essuyer le kohl des yeux d’une femme sans qu’elle le sentît.

La mère d’Ahmad-la-Teigne entra donc chez la mère de Gros-Bouffi, et, après les salams, lui demanda : « Quelle est la cause de ton affliction, ô ma maîtresse ? Et de quel mal souffre mon jeune maître, ton fils, qu’Allah conserve ? » Alors la mère de Gros-Bouffi raconta à cette vieille, qui lui servait depuis longtemps de procureuse de servantes, la contrariété qui les mettait toutes dans cet état. Et la mère d’Ahmad-la-Teigne s’écria : « Ô ma maîtresse, il n’y a que mon fils pour vous tirer d’embarras, je te le jure sur ta vie ! Tâche d’obtenir son élargissement, et il saura trouver un expédient pour amener la belle Yasmine entre les mains de notre jeune maître, ton fils. Car tu sais bien que mon pauvre enfant est enchaîné, avec, aux pieds, un anneau de fer sur lequel sont gravés ces mots : « À perpétuité ! » Et tout cela parce qu’il a fabriqué de la fausse monnaie ! » Et la mère de Gros-Bouffi lui promit de la protéger.

En effet, le soir même, lorsque le wali, son époux, fut rentré à la maison, elle alla le trouver après le souper ; et elle s’était arrangée et parfumée, et avait pris son air le plus aimable. Aussi l’émir Khaled, qui était un homme très bon, ne put résister au désir que provoquait en lui la vue de sa femme et voulut la prendre ; mais elle lui résista en disant : « Jure moi sur le divorce que tu m’accorderas ce que je te demanderai ! » Et il le lui jura. Alors elle l’apitoya sur le sort de la vieille mère du voleur et obtint de lui la promesse de l’élargissement. Aussi elle se laissa monter par son époux.

Aussi, le lendemain matin, l’émir Khaled, après les ablutions et la prière, se rendit à la prison où était enfermé Ahmad-la-Teigne et lui demanda : « Eh bien, bandit, te repens-tu de tes méfaits passés ? » Il répondit : « Je m’en repens et je le proclame par la parole comme je le pense dans mon cœur ! » Alors le wali le tira de la prison et l’amena devant le khalifat qui fut extrêmement étonné de le voir encore en vie et lui demanda : « Comment, ô bandit, tu n’es donc pas mort ? » Il répondit : « Par Allah ! ô émir des Croyants, la vie du méchant est fort dure à la détente ! » Alors le khalifat se mit à rire aux éclats et dit : « Qu’on fasse venir le forgeron pour lui enlever les fers ! » Puis il lui dit : « Comme je suis au courant de tes exploits, je veux t’aider à persister maintenant dans ton repentir et, comme nul ne connaît mieux les voleurs que toi, je te nomme chef de la police de Baghdad. » Et aussitôt le khalifat fit proclamer un édit par lequel il nommait Ahmad-la-Teigne chef de la police. Alors Ahmad baisa la main au khalifat et entra immédiatement dans l’exercice de ses fonctions.

Il commença donc, afin de joyeusement fêter sa délivrance et ses nouvelles fonctions, par aller au cabaret tenu par le juif Abraham, le témoin de ses anciens exploits, vider deux ou trois vieux pots de sa boisson favorite, un vin ionien excellent. Aussi quand sa mère vint le trouver pour lui parler de la gratitude qu’il devait témoigner désormais à celle qui avait été la cause de sa délivrance, l’épouse de l’émir Khaled, la mère de Gros-Bouffi, — elle le trouva à moitié ivre et en train de tirer la barbe du juif qui n’osait protester par respect pour les fonctions redoutables du chef de la police, l’ancien Ahmad-la-Teigne.

Elle réussit tout de même à le tirer de là et, le prenant à part, lui raconta tous les incidents qui avaient eu pour résultat sa délivrance, et lui dit qu’il fallait tout de suite imaginer quelque chose pour enlever l’esclave à Grain-de-Beauté, le commandant du palais.

À ces paroles, Ahmad-la-Teigne dit à sa mère : « La chose sera faite ce soir. Car rien n’est plus facile. » Et il a quitta pour aller préparer le coup…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaitre le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il la quitta pour aller préparer le coup.

Or, il faut savoir que, cette nuit-là, le khalifat Haroun Al-Rachid était entré dans l’appartement de son épouse : car c’était le premier jour du mois, et régulièrement il lui réservait ce jour pour parler avec elle des affaires courantes et prendre son avis sur toutes les questions générales et particulières de son empire. Il avait en elle, en effet, une confiance illimitée, et il l’aimait pour sa sagesse et sa beauté toujours vivante. Mais il faut également savoir que le khalifat avait l’habitude, avant d’entrer dans la chambre de son épouse, de déposer dans le vestibule, sur un guéridon spécial, son chapelet aux grains alternés d’ambre et de turquoises, son sabre droit au pommeau de jade incrusté de rubis aussi gros que des œufs de pigeon, son cachet royal et une petite lampe d’or enrichie de pierreries qui l’éclairait quand il faisait la nuit son inspection secrète du palais.

Ces détails étaient bien connus d’Ahmad-la-Teigne. Aussi lui servirent-ils pour mettre son projet à exécution. Il attendit les ténèbres de la nuit et le sommeil des esclaves pour accrocher son échelle de cordes le long du mur du pavillon qui servait d’appartement à l’épouse du khalifat, y grimper, et pénétrer aussi silencieux qu’une ombre dans le vestibule où, en un clin d’œil, il s’empara des quatre objets précieux, pour se hâter de descendre par où il était monté.

De là, il courut à la maison de Grain-de-Beauté et, de la même façon, il pénétra dans la cour où, sans faire le moindre bruit, il enleva l’un des carrés de marbre qui la pavaient, creusa rapidement une fosse et y enfouit les objets volés. Puis, après avoir tout remis en ordre, il disparut pour aller continuer de boire au cabaret du juif Abraham.

Toutefois, Ahmad-la-Teigne, en voleur parfait qu’il était, n’avait pu résister au désir de s’approprier l’un des quatre objets précieux. Il avait donc distrait la petite lampe d’or et, au lieu de l’enfouir avec le reste au fond de la fosse, il l’avait enfouie dans sa poche en se disant : « Il n’est pas dans mes habitudes de ne pas percevoir la commission. Ici je me paie moi-même ! »

Mais, pour revenir au khalifat, sa surprise d’abord fut grande quand le matin il ne trouva plus sur le guéridon les quatre objets précieux. Puis, quand les eunuques interrogés se furent jetés la face contre terre en protestant de leur ignorance, le khalifat entra dans une colère sans limites et telle qu’il revêtit sur l’heure la terrible robe de la fureur. Cette robe était toute en soie rouge ; et quand le khalifat la portait c’était signe d’un désastre certain et de calamités effroyables sur la tête de tous ceux qui l’entouraient.

Le khalifat, une fois vêtu de cette robe rouge, entra dans le diwan et s’assit sur le trône, tout seul dans la salle. Et tous les chambellans, et tous les vizirs entrèrent un à un et se prosternèrent la face contre terre, et restèrent dans cette position, excepté Giafar qui, pâle pourtant, se tenait droit et les yeux fixés sur les pieds du khalifat.

Au bout d’une heure de ce silence effrayant, le khalifat regarda Giafar impassible et lui dit d’une voix sourde : « La coupe bouillonne ! » Giafar répondit : « Qu’Allah empêche tout mal ! »

Mais à ce moment entra le wali accompagné d’Ahmad-la-Teigne. Et le khalifat lui dit : « Approche-toi d’ici, émir Khaled ! Et dis-moi comment va la tranquillité publique à Baghdad ! » Le wali, père de Gros-Bouffi, répondit : « La tranquillité est parfaite à Baghdad, ô émir des Croyants ! » Le khalifat s’écria : « Tu mens ! » Et comme le wali, bouleversé, ne savait encore comment s’expliquer cette colère, Giafar, qui était à côté de lui, lui glissa à l’oreille, en deux mots, le motif qui acheva de le consterner. Puis le khalifat lui dit : « Si avant la nuit tu n’as pu retrouver les objets précieux, qui me sont plus chers que mon royaume, ta tête sera suspendue à la porte du palais ! »

À ces paroles, le wali embrassa la terre entre les mains du khalifat et s’écria : « Ô émir des Croyants, le voleur doit certainement être quelqu’un du palais, car le vin qui s’aigrit porte en lui-même son propre ferment. Et puis permets à ton esclave de dire que le seul homme responsable ne peut être que le commandant de la police, qui est seul chargé de cette surveillance, et qui d’ailleurs connaît, un par un, tous les voleurs de Baghdad et de l’empire ! Sa mort devrait donc précéder la mienne, au cas où l’on ne retrouverait pas les objets perdus. »

Alors s’avança le commandant de la police, Ahmad-la-Teigne, et, après les hommages dus, il dit au khalifat : « Ô émir des Croyants, le voleur sera découvert. Mais je prie le khalifat de me délivrer un firman qui me permette de faire des perquisitions chez tous les habitants du palais et chez tous ceux qui entrent ici, même chez le kâdi, même chez le grand-vizir Giafar et chez le commandant du palais, Grain-de-Beauté ! » Et le khalifat lui fit aussitôt délivrer le firman en question et dit : « Il me faut, en tout cas, faire couper la tête à quelqu’un, et ce sera ou la tienne ou celle du voleur. Choisis ! Et je jure sur ma vie et sur la tombe de mes ancêtres que, le voleur fût-il mon propre fils, l’héritier de mon trône, ma décision sera la même : la mort par la pendaison sur la place publique ! »

À ces paroles, Ahmad-la-Teigne, le firman à la main, se retira et alla quérir deux gardes de chez le kâdi et deux gardes de chez le wali, et commença immédiatement ses perquisitions en visitant la maison de Giafar, celle du wali, et celle du kâdi. Puis il arriva à la maison de Grain-de-Beauté, qui ignorait encore tout ce qui venait de se passer.

Ahmad-la-Teigne, tenant le firman dans une main et dans l’autre main une lourde baguette d’airain, entra dans le vestibule et mit Grain-de-Beauté au courant de la situation, et lui dit : « Mais je me garderais bien, seigneur, d’opérer des perquisitions dans la maison du fidèle confident du khalifat ! Permets-moi donc de me retirer, comme si la chose était faite ! » Grain-de-Beauté dit : « Qu’Allah m’en préserve, ô chef de la police ! Il faut accomplir ton devoir jusqu’au bout ! » Alors Ahmad-la-Teigne dit : « Je vais le faire pour la forme seulement ! » Et d’un air négligent il sortit dans la cour et se mit à en faire le tour en frappant chaque carré de marbre de sa lourde baguette d’airain, jusqu’à ce qu’il fût arrivé au carré en question qui, sous le choc, rendit un son creux.

En entendant ce son, Ahmad-la-Teigne s’écria : « Ô seigneur, par Allah ! je crois bien qu’il doit y avoir là-dessous quelque ancien caveau qui recèle un trésor des temps passés ! » Et Grain-de-Beauté dit aux quatre gardes : « Alors essayez d’enlever ce marbre pour voir un peu ce qu’il y a dessous ! » Et aussitôt les gardes firent pénétrer leurs instruments dans les interstices du carré de marbre et le soulevèrent. Et, devant les yeux de tous, apparurent trois des objets volés, à savoir le sabre, le cachet et le chapelet !

À cette vue, Grain-de-Beauté s’écria : « Au nom d’Allah ! » et tomba évanoui.

Alors Ahmad-la-Teigne envoya chercher le kâdi et le wali et les témoins, qui dressèrent aussitôt procès-verbal de cette découverte ; et tous cachetèrent la feuille, et le kâdi en personne alla la remettre au khalifat, alors que les gardes s’assuraient de la personne de Grain-de-Beauté.

Lorsque le khalifat eut entre les mains les trois objets, sans la lampe, et eut appris leur découverte dans la maison de celui qu’il considérait comme son plus fidèle confident et son intime, celui qu’il avait comblé de ses faveurs et en qui il avait placé une confiance sans limites, il resta pendant une heure de temps sans prononcer une parole, puis il se tourna vers le chef de ses gardes et dit : « Qu’on le pende ! »

Aussitôt le chef des gardes sortit et fit crier la sentence par toutes les rues de Baghdad, et se rendit à la maison de Grain-de-Beauté, qu’il arrêta lui-même et dont il confisqua sur l’heure les femmes et les biens. Les biens furent versés au trésor public, et les deux femmes allaient être criées sur le marché comme esclaves : mais alors le wali, père de Gros-Bouffi, déclara qu’il emmenait l’une, qui était l’ancienne esclave achetée par Giafar ; et le chef des gardes fit conduire à sa propre maison l’autre qui était Zobéida à la belle voix.

Or, ce chef des gardes était justement le meilleur ami de Grain-de-Beauté, et il lui avait voué une affection de père qui ne s’était jamais démentie. Aussi, bien qu’il exécutât en public les terribles mesures de rigueur prises contre Grain-de-Beauté par la colère du kalifat, se jura-t-il de sauver la tête de son fils adoptif, et commença-t-il par mettre chez lui en sûreté l’une de ses épouses, la belle Zobéida, que le malheur avait anéantie.

Le soir même devait avoir lieu la pendaison de Grain-de-Beauté, qui était pour le moment enchaîné au fond de la prison. Mais le chef des gardes veillait sur lui. Il alla trouver le gardien en chef de la prison et lui dit : « Combien as-tu de prisonniers condamnés à être pendus cette semaine, sans recours ? »

Il répondit : « Près de quarante, à deux ou trois près. » Le chef des gardes dit : « Je veux les voir tous. » Et il les passa en inspection, l’un après l’autre, à diverses reprises, et finit par en choisir un qui ressemblait étonnamment à Grain-de-Beauté, et dit au gardien de la prison : « Celui-ci va me servir comme jadis la bête sacrifiée par le Patriarche, père d’Ismaël, à la place de son fils ! »

Il emmena donc le prisonnier et, à l’heure fixée pour la pendaison, il alla le remettre à l’exécuteur qui aussitôt, devant la foule immense assemblée sur la place, et après les formalités pieuses d’usage, passa la corde au cou du faux Grain-de-Beauté, et, d’un mouvement, le culbuta dans l’espace, pendu.

Cela fait, le chef des gardes attendit l’obscurité pour aller tirer Grain-de-Beauté de la prison et le conduire chez lui en cachette. Et alors seulement il lui révéla ce qu’il venait de faire pour lui et lui dit : « Mais, par Allah ! ô mon fils, pourquoi t’es-tu laissé tenter par ces objets précieux, toi en qui le khalifat avait placé toute sa confiance ? »

À ces paroles, Grain-de-Beauté tomba évanoui d’émotion, et quand, à force de soins, il fut revenu à ses sens, il s’écria : « Par le Nom auguste et par le Prophète, ô mon père, je suis complètement étranger à ce vol, et j’en ignore et le motif et l’auteur ! » Et le chef des gardes n’hésita pas à le croire et s’écria : « Tôt ou tard, mon fils, le coupable sera découvert ! Quant à toi, tu ne saurais rester un instant de plus à Baghdad, car on n’a pas en vain pour ennemi un roi. Je vais donc partir avec toi, en laissant dans ma maison, auprès de ma femme, ton épouse Zobéida, jusqu’à ce qu’Allah, dans sa sagesse, change cet état de choses ! »

Puis, sans même laisser le temps à Grain-de-Beauté de faire ses adieux à son épouse Zobéida, il remmena en lui disant : « Nous allons de ce pas aller au port d’Aïas, sur la mer salée, pour de là nous embarquer pour Iskandaria[1], où tu attendras les événements dans une vie tranquille ; car cette ville d’Iskandaria, ô mon fils, est fort agréable à habiter, et son approche est verte et bénie ! »

Aussitôt tous deux se mirent en route, dans la nuit, et furent bientôt hors de Baghdad. Mais ils n’avaient point de montures, et déjà ils se demandaient comment ils allaient faire pour s’en procurer, quand ils virent deux juifs, qui étaient des changeurs de Baghdad, hommes fort riches et connus du khalifat. Alors le chef des gardes eut peur qu’ils n’allassent raconter au khalifat l’avoir vu avec Grain-de-Beauté vivant. Il s’avança donc vers eux et leur cria : « Descendez de vos mules ! » Et les deux juifs tremblants descendirent, et le chef des gardes leur coupa la tête, prit leur argent, et monta sur une mule en donnant l’autre à Grain-de-Beauté ; et tous deux continuèrent leur route vers la mer.

Arrivés à Aïas, ils prirent soin de confier leurs mules au propriétaire du khân où ils descendirent se reposer, en lui recommandant de les bien soigner, et le lendemain ils cherchèrent ensemble un navire en partance pour Iskandaria. Ils finirent par en trouver un qui était sur le point de mettre à la voile. Alors le chef des gardes, après avoir remis à Grain-deBeauté tout l’or qu’il avait pris aux deux juifs, lui conseilla vivement d’attendre à Iskandaria en toute sérénité les nouvelles qu’il ne manquerait pas de lui envoyer de Baghdad, et même d’espérer son arrivée à lui-même à Iskandaria d’où il le ramènerait à Baghdad quand le coupable serait découvert. Puis il l’embrassa en pleurant et le quitta, alors que le navire gonflait déjà ses voiles. Et il s’en retourna à Baghdad.

Or, voici ce qu’il y apprit :

Le lendemain de la pendaison du faux Grain-de-Beauté, le khalifat, fort bouleversé encore, appela Giafar et lui dit : « As-tu vu, ô mon vizir, comment ce Grain-de-Beauté a su reconnaître mes bontés, et l’abus de confiance qu’il a commis à mon égard ! Comment un être si beau peut-il receler une âme si laide ? » Le vizir Giafar, homme d’une sagesse admirable, qui ne pouvait pourtant arriver à saisir les mobiles d’une action si peu logique, se contenta de répondre : « Ô commandeur des Croyants, les actions les plus étranges ne sont étranges que parce que leur mobile nous échappe. En tout cas, nous ne pouvons juger que de l’effet seul de l’acte. Or, cet effet a été ici déplorable pour l’auteur puisqu’il l’a élevé jusqu’à la potence ! Pourtant, ô commandeur des Croyants, Grain-de-Beauté l’Égyptien avait dans les yeux un tel reflet de beauté spirituelle que mon entendement se refuse à croire au fait contrôlé par mon sens visuel ! »

Le khalifat, à ces paroles, réfléchit pendant une heure de temps, puis dit à Giafar : « Au fait, je veux en tout cas aller voir sur la potence se balancer le corps du coupable ! » Et il se déguisa et sortit avec Giafar et arriva à l’endroit où le faux Grain-de-Beauté pendait entre ciel et terre.

Le corps était recouvert d’un suaire qui l’enveloppait en entier. Aussi le khalifat dit à Giafar : « Enlève le suaire ! » Et Giafar enleva le suaire et le khalifat regarda, mais recula aussitôt, stupéfait, en s’écriant : « Ô Giafar, ce n’est point là Grain-de-Beauté ! » Giafar examina le corps et reconnut qu’en effet ce n’était point là Grain-de-Beauté ; mais il n’en fit rien voir et, calme, il demanda : « Mais à quoi reconnais-tu, ô émir des Croyants, que ce n’est point Grain-de-Beauté ? » Il dit : « Il était plutôt petit de taille, et celui-ci est très grand. » Giafar répondit : « Ce n’est point une preuve. La pendaison allonge. » Le khalifat dit : « L’ancien commandant du palais avait deux grains de beauté sur les joues, et celui-ci n’en a aucun ! » Giafar dit : « La mort transforme, et elle brouille la physionomie ! » Mais le khalifat s’écria : « Soit ! mais regarde, ô Giafar, la plante des pieds de ce pendu : elle porte, en tatouage, selon la coutume des hérétiques sectateurs d’Ali, le nom des deux grands cheikhs ! Or, tu sais bien que Grain-de-Beauté n’était point schiite mais sunnite ! » À cette constatation, Giafar conclut : « Allah seul connaît le mystère des choses. » Puis tous deux regagnèrent le palais, et le khalifat donna l’ordre d’enterrer le corps. Et depuis ce jour il bannit de sa mémoire jusqu’au souvenir même de Grain-de-Beauté.

Mais pour ce qui est de l’esclave, la seconde épouse de Grain-de-Beauté, elle fut conduite par l’émir Khaled auprès de Gros-Bouffi, son fils. Et à sa vue Gros-Bouffi, qui n’avait pas bougé du lit depuis le jour de la vente, se leva en reniflant et voulut s’approcher d’elle et la prendre dans ses bras. Mais la belle esclave, indignée et dégoûtée de l’aspect horrible de l’idiot, tira soudain de sa ceinture un poignard et, levant le bras, elle s’écria : « Éloigne-toi ou je vais te tuer avec ce poignard et me l’enfoncer ensuite dans la poitrine ! » Alors la mère de Gros-Bouffi s’élança, les bras en avant, et cria : « Comment osés-tu résister au désir de mon fils, ô insolente esclave ? » Mais la jeune femme dit : « Ô déloyale, où est donc la loi qui permet à une femme d’appartenir à deux hommes à la fois ? Et depuis quand, dis-le moi, les chiens peuvent-ils habiter dans la demeure des lions ? »

À ces paroles, la mère de Gros-Bouffi dit : « Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, tu vas voir la vie dure que tu vas mener ici ! » Et la jeune femme : « Je préfère mourir plutôt que de renoncer à l’affection de mon maître, vivant fût-il ou mort ! » Alors l’épouse du wali la fit déshabiller et lui prit ses beaux vêtements de soie et ses bijoux, et lui mit sur le corps une méchante robe de cuisinière en poil de chèvre, et l’envoya à la cuisine en lui disent : « Désormais tes fonctions d’esclave ici consisteront à éplucher les oignons, à mettre le feu au-dessous des marmites, à exprimer le jus des tomates et à faire la pâte du pain ! » Et la jeune femme dit : « Je préfère encore faire ce métier d’esclave que de voir la figure de ton fils ! » Et dès ce jour elle entra dans la cuisine, mais ne tarda pas à gagner le cœur de toutes les autres esclaves qui l’empêchèrent de faire tout travail, en la remplaçant dans l’ouvrage.

Quant à Gros-Bouffi, de ne plus pouvoir arriver à la belle esclave Yasmine il s’alita pour de bon et ne se releva plus.

Or, il faut se rappeler que Yasmine avait été, dès la première nuit de son mariage, rendue enceinte par Grain-de-Beauté. Aussi, quelques mois après son arrivée à la maison du wali, elle accoucha à terme d’un enfant mâle aussi beau que la lune, qu’elle appela Aslân, tout en pleurant à chaudes larmes, elle et toutes les esclaves, que le père ne fût pas là pour donner lui-même un nom à son fils.

Le petit Aslân fut allaité deux ans par sa mère, et devint solide et fort beau. Et comme il savait déjà marcher tout seul, sa destinée voulut qu’un jour, pendant que sa mère était occupée, il montât les marches de l’escalier de la cuisine et arrivât dans la salle où se tenait assis, égrenant son chapelet d’ambre, le wali, l’émir Khaled, père de Gros-Bouffi.

À la vue du petit Aslân, dont la ressemblance avec son père Grain-de-Beauté était absolue, l’émir Khaled sentit les larmes lui venir aux yeux, et il appela l’enfant et le prit sur ses genoux et se mit à le caresser, fort ému, et se dit : « Béni soit Celui qui crée des objets si beaux et leur donne l’âme et la vie ! »

Pendant ce temps, l’esclave Yasmine s’apercevait de l’absence de son enfant ; affolée, elle le chercha partout et se décida, en dépit de toutes les convenances, à entrer, les yeux hagards, dans la salle où se tenait l’émir Khaled. Et elle vit le petit Aslân assis sur les genoux du wali ; et il s’amusait à enfoncer ses petits doigts dans la barbe vénérable de l’émir. Mais, à la vue de sa mère, le petit se jeta en avant en tendant les bras ; et l’émir Khaled le retint encore et dit à Yasmine avec bonté : « Approche-toi, ô esclave ! Cet enfant serait-il ton fils ? » Elle répondit : « Oui, ô mon maître, c’est le fruit de mon cœur ! » Il lui demanda : « Et qui est son père ? Est ce un de mes serviteurs ? » Elle dit, en répandant un torrent de larmes : « Son père est mon époux Grain-de-Beauté. Mais maintenant, ô mon maître, il est ton fils ! » Le wali, très ému, dit à l’esclave : « Par Allah ! tu l’as dit. Il est désormais mon fils ! » Et sur l’heure il l’adopta, et dit à la mère : « Il te faut donc, dès aujourd’hui, considérer ton fils comme mien, et lui faire croire pour toujours, quand il sera en âge de comprendre, qu’il n’a jamais eu d’autre père que moi ! » Et Yasmine répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Alors l’émir Khaled se chargea, en vrai père, du fils de Grain-de-Beauté, et lui donna une éducation soignée et le mit entre les mains d’un maître fort savant qui était un calligraphe de premier ordre et qui lui apprit la belle écriture, le Korân, la géométrie et la poésie. Puis quand le jeune Aslân fut devenu plus grand, son père adoptif, l’émir Khaled, lui apprit lui-même à monter à cheval, à manier les armes, à jouter de la lance et à lutter dans les tournois. Et il devint de la sorte, à l’âge de quatorze ans, un cavalier accompli, et fut élevé par le khalifat au titre d’émir, comme son père le wali.

Or, le destin voulut un jour faire se rencontrer le jeune Aslân et Ahmad-la-Teigne, à la porte du cabaret du juif Abraham. Et Ahmad-la-Teigne invita le fils de l’émir à entrer prendre un rafraîchissement.

Lorsqu’ils se furent assis, Ahmad-la-Teigne se mit à boire, selon son habitude, jusqu’à l’ivresse. Alors il tira de sa poche la petite lampe d’or enrichie de pierreries, qu’il avait autrefois volée, et, comme il faisait déjà obscur, il l’alluma. Alors Aslân lui dit : « Ya Ahmad, cette lampe est fort belle. Donne-la moi ! » Le chef de la police répliqua : « Qu’Allah m’en préserve ! Comment pourrais-je te donner un objet qui a fait perdre tant d’âmes ? Sache, en effet, que cette lampe a été la cause de la mort de l’ancien commandant du palais, un certain individu d’Égypte nommé Grain-de Beauté. » Et Aslân, fort intéressé, s’écria : « Raconte-moi cela ! »

Alors Ahmad-la-Teigne lui raconta toute l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin, en se glorifiant, dans son ivresse, d’avoir été lui-même l’auteur du coup.

Lorsque le jeune Aslân fut rentré à la maison, il raconta à sa mère Yasmine l’histoire qu’il venait d’entendre d’Ahmad-la-Teigne et lui dit que la lampe était encore entre ses mains.

À ces paroles, Yasmine jeta un grand cri et tomba évanouie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… À ces paroles, Yasmine jeta un grand cri et tomba évanouie. Et lorsqu’elle fut revenue à elle, elle éclata en sanglots et se jeta au cou de son fils Aslân et lui dit, à travers ses larmes : « Ô mon enfant, Allah vient de faire apparaître la vérité. Je ne puis donc te taire mon secret plus longtemps ! Sache donc, ô mon petit Aslân, que l’émir Khaled n’est que ton père adoptif ; quant à ton père par le sang, c’est mon époux bien-aimé Grain-de-Beauté, qui a été puni, comme tu le vois, à la place du coupable. Il te faut donc, mon fils, aller trouver tout de suite un ancien grand ami de ton père, le vénérable chef des gardes du khalifat, et lui raconter ce que tu viens de découvrir. Puis tu lui diras : « Ô mon grand, je t’adjure par Allah de me venger du meurtrier de mon père Grain-de-Beauté ! »

Aussitôt le jeune Aslân courut trouver le chef des gardes du palais, celui-là même qui avait sauvé la tête à Grain-de-Beauté, et lui dit ce qu’Yasmine avait recommandé de dire.

Alors le chef des gardes, à la limite de la surprise et de la joie, dit à Aslân : « Béni soit Allah qui déchire les voiles et jette la clarté dans les ténèbres ! » Et il ajouta : « Dès demain, ô mon fils, Allah te vengera ! »

En effet, ce jour-là le khalifat donnait un grand tournoi où devaient jouter tous les émirs et les meilleurs cavaliers de Baghdad, et où l’on devait organiser une partie de jeu de balle au maillet, à cheval. Et le jeune Aslân lui-même était du nombre des joueurs de maillet. Et il avait revêtu sa cotte de mailles et enfourché le plus beau cheval des écuries de son père adoptif, l’émir Khaled. Et vraiment il était splendide ainsi ; et le khalifat lui-même fut extrêmement charmé de sa tenue et de sa vivante jeunesse. Aussi voulut-il l’avoir comme son partenaire.

Et le jeu commença. Et de part et d’autre les joueurs déployèrent un grand art dans leurs mouvements et une adresse merveilleuse à renvoyer la balle au moyen de leur maillet, au grand galop de leurs chevaux.

Mais soudain l’un des joueurs du camp opposé à celui que dirigeait le khalifat en personne, lança la balle droit au visage du khalifat, et d’un coup si adroit et si vigoureux qu’infailliblement c’en était fait des yeux et de la vie peut-être du khalifat, si le jeune Aslân, avec une dextérité admirable, n’eût, d’un coup de son maillet, arrêté juste à temps la balle au vol. Et il la renvoya si terriblement dans la direction opposée qu’elle atteignit au dos le cavalier qui l’avait lancée et le désarçonna en lui cassant la colonne !

À cette action d’éclat, le khalifat regarda le jeune Aslân et lui dit : « Vivent les braves, ô fils de l’émir Khaled ! » Et le khalifat descendit aussitôt de cheval, après avoir mis fin au tournoi, et assembla ses émirs et tous les cavaliers qui avaient pris part au jeu ; puis il appela le jeune Aslân, et devant toute l’assistance, il lui dit : « Ô valeureux fils du wali de Baghdad, je veux t’entendre toi-même estimer la récompense que mérite un exploit pareil au tien ! Je suis prêt à accéder à toutes tes demandes. Parle ! »

Alors le jeune Aslân embrassa la terre entre les mains du khalifat et dit : « Je demande au commandeur des Croyants la vengeance ! Le sang de mon père n’a pas encore été racheté, et le meurtrier est vivant ! »

À ces paroles, le khalifat fut à la limite de l’étonnement et s’écria : « Que parles-tu, ô Aslân, de venger ton père ? Mais ton père, l’émir Khaled, le voici à mes côtés, bien vivant, grâces en soient rendues à Allah ! » Mais Grain-de-Beauté répondit : « Ô commandeur des Croyants, l’émir Khaled a été pour moi le meilleur des pères adoptifs. Sache, en effet, que je ne suis point son fils par le sang, car mon père est ton ancien commandant du palais, Grain-de-Beauté ! »

Lorsque le khalifat eut entendu ces paroles, il vit la lumière se changer en ténèbres devant ses yeux, et, d’une voix altérée, il dit : « Mon fils, ne sais-tu donc que ton père a été traître à l’égard du commandeur des Croyants ? » Mais Aslân s’écria : « Qu’Allah préserve mon père d’avoir été l’auteur de la trahison ! Le traître est à ta gauche, ô émir des Croyants ! C’est le chef de la police, Ahmad-la-Teigne ! Fais-le fouiller et tu trouveras dans sa poche la preuve de la trahison ! »

À ces paroles, le khalifat changea de couleur et devint jaune comme le safran, et d’une voix effrayante il appela le chef des gardes et lui dit : « Fouille devant moi le chef de la police ! » Alors le chef des gardes, le vieil ami de Grain-de-Beauté, s’approcha d’Ahmad-la-Teigne et lui fouilla les poches en un clin d’œil, et retira soudain la petite lampe d’or volée au khalifat !

Alors le khalifat, pouvant à peine se contenir, dit à Ahmad-la-Teigne : « Avance ! D’où te vient cette lampe ? » Il répondit : « Je l’ai achetée, ô commandeur des Croyants ! » Et le khalifat dit aux gardes : « Administrez-lui tout de suite la bastonnade, jusqu’à l’aveu ! » Et aussitôt Ahmad-la-Teigne fut saisi par les gardes, mis nu et fustigé et criblé de coups jusqu’à ce qu’il eût tout avoué et raconté toute l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin.

Le khalifat se tourna alors vers le jeune Aslân et lui dit : « À ton tour maintenant. Tu vas le pendre de ta propre main ! » Et aussitôt les gardes passèrent la corde au cou d’Ahmad-la-Teigne, et Aslân la saisit de ses deux mains et, aidé du chef des gardes, il hissa le bandit au haut de la potence dressée au milieu du champ de courses.

Lorsque justice fut ainsi faite, le khalifat dit à Aslân : « Mon fils, tu ne m’as pas encore demandé une faveur pour ton exploit ! » Et Aslân répondit : « Ô commandeur des Croyants, du moment que tu me permets une demande, je te prie de me rendre mon père ! »

À ces paroles, le khalifat, extrêmement ému, se mit à pleurer, puis il soupira : « Mais ne sais-tu, mon fils, que ton pauvre père, injustement condamné, est mort pendu ? Ou plutôt il est probable qu’il est mort, mais la chose n’est pas tout à fait certaine. C’est pour cela que je te jure par la valeur de mes ancêtres d’accorder la plus grande des faveurs à celui qui m’annoncera que Grain-de-Beauté, ton père, n’est pas mort ! »

Alors le chef des gardes s’avança entre les mains du khalifat et dit : « Donne-moi la parole de sécurité ! » Et le khalifat répondit : « La sécurité est sur toi ! Parle ! » Et le chef des gardes dit : « Je t’annonce la bonne nouvelle, ô émir des Croyants. Ton ancien serviteur fidèle, Grain-de-Beauté, est en vie ! »

Le khalifat s’écria : « Ah ! que dis-tu là ? » Il répondit : « Par la vie de ta tête, je te jure que c’est la vérité ! Et c’est moi-même qui ai sauvé Grain-de-Beauté en faisant pendre à sa place un condamné ordinaire qui lui ressemblait comme un frère ressemble à son frère. Et il est maintenant en sûreté à Iskandaria, où il doit être boutiquier dans le souk, probablement. »

À ces paroles, le khalifat jubila et dit au chef des gardes : « Il te faut partir à sa recherche et me le ramener dans le plus bref délai ! » Et le chef des gardes répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Alors le khalifat lui fit verser dix mille dinars pour ses frais de voyage ; et le chef des gardes se mit aussitôt en route pour Iskandaria, où il sera retrouvé, si Allah veut !

Mais pour ce qui est de Grain-de-Beauté, voici !

Le navire où il avait pris passage arriva à Iskandaria après une excellente traversée qui lui avait été écrite par Allah (qu’il soit béni !). Grain-de-Beauté débarqua aussitôt et fut charmé de l’aspect d’Iskandaria qu’il n’avait jamais vue, bien qu’il fût natif du Caire. Et il alla aussitôt au souk, où il loua une boutique toute prête déjà et que le crieur public proposait à la vente, telle quelle. C’était, en effet, une boutique dont le propriétaire venait de subitement mourir ; elle était meublée, comme d’usage, de coussins et contenait, comme marchandises, des objets pour les gens de mer, tels que voiles, cordages, ficelles, coffres solides, sacs pour pacotilles, armes de toutes formes et de tous prix et surtout une quantité énorme de ferrailles et de vieilleries fort estimées des capitaines marins qui les achetaient là pour les revendre aux gens de l’Occident ; car les gens de ces pays-là estiment à l’extrême les vieilleries des temps anciens et échangent leurs femmes et leurs filles contre, par exemple, un morceau de bois pourri, une pierre talismanique ou un vieux sabre rouillé.

Aussi il n’y a pointa s’étonner que Grain-de-Beauté, durant les longues années de son exil loin de Baghdad, ait merveilleusement réussi dans son commerce et réalisé le dix pour un ; car rien n’est plus productif que la vente des vieilleries qu’on achète pour, par exemple, un drachme et qu’on revend pour dix dinars.

Lorsqu’il eut vendu tout ce que contenait la boutique, Grain-de-Beauté se disposait à la revendre vide, quand soudain il aperçut, sur une des étagères qu’il savait absolument dégarnies, un objet rouge et brillant. Il le prit et constata, à la limite de l’étonnement, que c’était une grosse gemme talismanique, taillée sur six faces et suspendue à une chaînette d’or ancien ; et sur les faces étaient gravés des noms en caractères inconnus ressemblant fort à des fourmis ou à d’autres insectes de même taille. Et il la considérait toujours avec une attention extrême, en calculant ce qu’elle pouvait lui rapporter, quand il vit devant sa boutique un capitaine marin qui s’était arrêté pour voir de plus près cet objet qu’il avait aperçu de la rue.

Le capitaine, après le salam, dit à Grain-de-Beauté : « Ô mon maître, peux-tu me céder cette gemme, ou bien n’est-elle pas à vendre ? » Il répondit : « Tout est à vendre ici, même la boutique ! » Il demanda : « Alors consens-tu à me vendre cette gemme pour quatre-vingt mille dinars d’or ? »

À ces paroles, Grain-de-Beauté pensa : « Par Allah ! cette gemme doit être fabuleusement précieuse ! Je vais faire le difficile. » Et il répondit : « Tu plaisantes sans doute, ô capitaine ! Car, par Allah ! elle me revient à moi, comme prix coûtant, à cent mille dinars ! » L’autre dit : « Alors veux-tu la donner à cent mille ? » Grain-de-Beauté dit : « Soit ! Mais c’est par égard pour toi seul ! » Et le capitaine le remercia et lui dit : « Je n’ai point sur moi tout cet argent-là ; car il serait fort dangereux de circuler à Iskandaria avec une si forte somme. Mais tu vas venir avec moi à bord où tu toucheras le prix avec, en plus, un cadeau de deux pièces de drap, de deux pièces de velours et de deux pièces de satin. »

Alors Grain-de-Beauté se leva, ferma à clef la porte de sa boutique et suivit à bord le capitaine. Et le capitaine le pria de l’attendre sur le pont, et s’éloigna pour chercher l’argent. Mais il ne reparut plus, et soudain les voiles furent déployées toutes grandes et le navire fendit la mer, comme l’oiseau.

Lorsque Grain-de-Beauté se vit ainsi prisonnier sur l’eau, sa stupéfaction fut extrême. Mais à qui pouvait-il avoir recours, d’autant plus qu’il ne voyait aucun marin à qui demander des explications, et que le navire semblait voler sur la mer sous l’impulsion de l’invisible.

Pendant qu’il était ainsi perplexe et épouvanté, il vit enfin arriver le capitaine, qui se caressait la barbe et le regardait d’un air moqueur, et qui finit par lui dire : « C’est bien toi, le musulman Grain-de-Beauté, fils de Schamseddîn du Caire, qui as été à Baghdad au palais du khalifat ? » Il répondit : « C’est moi le fils de Schamseddîn ! » Le capitaine dit : « Eh bien ! dans quelques jours nous allons arriver à Genoa, dans notre pays chrétien. Et tu verras, ô musulman, le sort qui t’y attend ! » Puis il s’en alla.

Et de fait, la navigation ayant été fort heureuse, le navire arriva au port de Genoa, ville des chrétiens d’Occident. Et aussitôt une vieille femme, accompagnée de deux hommes, vint à bord chercher Grain-de-Beauté, qui ne savait plus que penser de l’événement. Pourtant, se fiant à la destinée bonne ou mauvaise qui le dirigeait, il suivit la vieille, qui le conduisit, à travers la ville, à une église appartenant à un couvent de moines.

Arrivée à la porte de l’église, la vieille se tourna vers Grain-de-Beauté et lui dit : « Désormais tu dois te considérer comme domestique de cette église et de ce couvent. Ton service consistera à te réveiller tous les jours à l’aube pour aller d’abord à la forêt faire du bois et revenir au plus vite laver le pavé de l’église et du couvent, secouer les nattes, balayer partout ; ensuite cribler le blé, le moudre, faire la pâte du pain, cuire le pain au four ; prendre une mesure de lentilles, les moudre, les cuisiner, et en remplir ensuite trois cent soixante-dix écuelles que tu devras remettre une par une à chacun des trois cent soixante-dix moines du couvent ; après quoi tu iras vider les pots d’ordures qui sont dans les cellules des moines ; puis tu termineras l’ouvrage en arrosant le jardin et en remplissant les quatre bassins et les tonneaux rangés le long du mur. Et ce travail-là doit être terminé quotidiennement avant midi. Car tu devras consacrer tous tes après-midi à obliger les passants à se rendre bon gré mal gré à l’église écouter le prêche ; et, s’ils refusent, voici une masse surmontée d’une croix en fer avec laquelle tu les assommeras, par ordre du roi. De la sorte, il ne restera dans la ville que les chrétiens fervents, qui viendront ici se faire bénir par les moines. Et maintenant, commence l’ouvrage, et prends bien garde d’oublier mes recommandations ! »

Et, ayant dit ces paroles, la vieille le regarda en clignant de l’œil, et s’en alla.

Alors Grain-de-Beauté se dit : « Par Allah ! tout cela est énorme ! » Et, ne sachant plus à quoi se résoudre, il entra dans l’église, en ce moment tout à fait déserte, et s’assit sur un banc pour essayer de réfléchir à tous ces événements assez étranges qui lui arrivaient coup sur coup.

Il était là depuis une heure de temps quand il entendit venir jusqu’à lui, sous les piliers, une voix si douce de femme qu’aussitôt, oubliant ses tribulations, il écouta en extase. Et il fut ému tellement de cette voix qu’aussitôt tous les oiseaux de son âme se mirent à chanter à la fois, et il sentit descendre en lui la fraîcheur bénie que met dan§ l’esprit la mélodie solitaire. Et il se levait déjà à la recherche de la voix, quand elle se tut.

Mais soudain, d’entre les colonnes, une figure apparut de femme drapée qui s’avança jusqu’à lui, et d’une voix tremblante lui dit : « Ah ! Grain-de-Beauté, depuis si longtemps je songeais à toi ! Enfin béni soit Allah qui a permis notre réunion ! Voici ! Nous allons tout de suite nous marier ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté s’écria : « Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! Sûr ! tout ce qui m’arrive là n’est qu’un rêve ! Et lorsque ce rêve sera dissipé je me verrai à nouveau dans ma boutique d’Iskandaria ! » Mais la jeune femme dit : « Mais non, ô Grain-de-Beauté, c’est la réalité ! Tu es dans la ville de Genoa, où je t’ai fait transporter, malgré toi, par l’entremise du capitaine marin qui est aux ordres de mon père, le roi de Genoa. Sache, en effet, que je suis la princesse Hosn-Mariam, fille du roi de cette ville. La sorcellerie, que j’ai apprise tout enfant, m’a révélé ton existence et ta beauté et j’ai été si amoureuse de toi que j’ai envoyé le capitaine te chercher à Iskandaria. Et voici à mon cou la gemme talismanique que tu avais trouvée dans ta boutique, et qui avait été déposée sur une de tes étagères par le capitaine lui-même, pour t’attirer à bord de son navire. Et dans quelques instants tu vas constater les pouvoirs miraculeux que me donne cette gemme. Mais avant tout, tu vas te marier avec moi. Et alors tous les désirs seront satisfaits. » Grain-de-Beauté lui dit : « Ô princesse, me promets-tu au moins de me ramener à Iskandaria ? » Elle dit : « C’est la chose la plus facile ! » Alors il consentit à se marier avec elle.

Aussitôt la princesse Mariam lui dit : « Alors tu veux retourner tout de suite à Iskandaria ? » Il répondit : « Oui, par Allah ! » Elle dit : « Allons-y ! » Et elle prit la cornaline et tourna vers le ciel l’une de ses faces, sur laquelle était gravée l’image d’un lit, et elle frotta vivement cette face avec son pouce, en disant : « Ô cornaline, au nom de Soleïmân, je t’ordonne de me procurer un lit de voyage ! »

À peine ces paroles eurent-elles été prononcées qu’un lit de voyage, avec ses couvertures et ses coussins, vint se poser devant eux. Ils y prirent place tous deux, et s’étendirent à leur aise. Alors la princesse Mariam prit entre ses doigts la cornaline, tourna vers le ciel l’une des faces, sur laquelle était gravé un oiseau, et dit : « Cornaline, ô cornaline, je t’ordonne, par le nom de Soleïmân, de nous transporter sains et saufs à Iskandaria, en suivant la ligne la plus directe ! »

Cet ordre avait à peine été donné que le lit se souleva de lui-même en l’air, sans secousses, monta jusqu’à la coupole, sortit par la grande fenêtre, et, plus rapide que le plus rapide d’entre les oiseaux, il fendit l’espace avec une régularité merveilleuse et, en moins de temps qu’il n’en faudrait pour pisser, les déposa à Iskandaria.

Or, au moment même où ils mettaient pied à terre, ils virent arriver dans leur direction un homme habillé à la mode de Baghdad, que Grain-de-Beauté reconnut aussitôt : c’était le chef des gardes. Il venait lui aussi de débarquer, à l’instant même, pour se mettre à la recherche de l’ancien condamné. Ils se jetèrent alors dans les bras l’un de l’autre, et le chef des gardes annonça à Grain-de-Beauté la nouvelle de la découverte du coupable et de sa pendaison, lui raconta tous les événements qui s’étaient passés à Baghdad depuis quatorze ans, et lui apprit de la sorte la naissance de son fils Aslân qui était devenu le cavalier le plus beau de Baghdad.

Et Grain-de-Beauté, de son côté, raconta au chef des gardes toutes ses aventures depuis le commencement jusqu’à la fin. Et cela stupéfia à l’extrême le chef des gardes qui, une fois son émotion un peu calmée, lui dit : « Le commandeur des Croyants souhaite te revoir au plus tôt ! » Il répondit : « Mais certainement ! Permets-moi toutefois d’aller au Caire baiser la main à mon père Schamseddîn et à ma mère, et les décider à venir avec nous à Baghdad. »

Alors le chef des gardes monta avec eux sur le lit qui les transporta en un clin d’œil au Caire, juste dans la rue Jaune où était située la maison de Schamseddîn. Et ils frappèrent à la porte. Et la mère descendit voir qui frappait ainsi et demanda : « Qui frappe ? » Il répondit : « C’est moi, ton fils Grain-de-Beauté ! »

La joie de la mère fut immense, elle qui depuis de si longues années avait revêtu les habits de deuil, et elle tomba évanouie dans les bras de son enfant. Et le vénérable Schamseddîn également.

Lorsqu’ils se furent reposés pendant trois jours à la maison, ils montèrent tous ensemble sur le lit qui, sur l’ordre de la princesse Hosn-Mariam les transporta sains et saufs à Baghdad, où le khalifat reçut Grain-de-Beauté en l’embrassant comme un fils et le combla de charges et d’honneurs, lui, ainsi que son père Schamseddîn et son fils Aslân.

Après quoi Grain-de-Beauté se souvint qu’en somme la cause première de sa fortune était Mahmoud-le-Bilatéral qui l’avait d’abord si ingénieusement obligé à voyager et l’avait ensuite recueilli, dénué de tout, sur la plate-forme de la fontaine publique. Aussi le fit-il chercher partout et finit-il par le trouver assis dans un jardin au milieu de jeunes garçons avec lesquels il chantait et buvait. Et il le pria de venir au palais où il le fit nommer, tout bilatéral qu’il fût, chef de la police à la place d’Ahmad-la-Teigne.

Ce devoir rempli, Grain-de-Beauté, heureux de retrouver un fils aussi beau et vaillant que l’était le jeune Aslân, remercia Allah de ses faveurs. Et il vécut à la limite du bonheur, à Baghdad, au milieu de ses trois épouses Zobéida, Yasmine et Hosn-Mariam, pendant des années et des années, jusqu’à ce qu’il fût visité par la Destructrice des délices et la Séparatrice des amis ! Louanges soient rendues à l’Immuable vers Lequel convergent toutes choses créées ! »

— Et Schahrazade, ayant fini de raconter cette histoire, se sentit un peu fatiguée, et se tut.

Alors le roi Schahriar, qui était resté immobile d’attention pendant tout ce temps, s’écria : « Cette histoire de Grain-de-Beauté, ô Schahrazade, est vraiment extraordinaire, et Mahmoud-le-Bilatéral et Sésame le courtier avec sa recette pour réchauffer les œufs froids m’ont ravi à l’extrême. Mais je dois te dire mon étonnement de voir si peu de poèmes dans cette histoire, alors que tu m’avais habitué à des vers splendides ! Et puis, il faut que je te le dise, les gestes du Bilatéral ont encore pour moi une certaine obscurité, et je serais charmé de t’entendre m’en donner une explication plus claire, si tu le peux toutefois ! »

À ces paroles du roi Schahriar, Schahrazade sourit légèrement et regarda sa sœur Doniazade qu’elle trouva extrêmement amusée ; puis elle dit au Roi : « Maintenant, ô Roi fortuné, que cette petite peut tout entendre, je veux te raconter une ou deux des Aventures du poète Abou-Nowas, le plus délicieux et le plus charmant et le plus spirituel de tous les poètes de l’Iran et de l’Arabie ! »

Et la petite Doniazade se leva du tapis où elle était blottie et courut se jeter dans les bras de sa sœur, qu’elle embrassa tendrement, et elle lui dit : « Oh ! de grâce, Schahrazade, commence tout de suite ! Tu serais si gentille, ô ma sœur ! » Et Schahrazade dit : « De tout cœur amical et comme hommages dûs à ce Roi doué de bonnes manières ! »

Mais comme elle voyait apparaître le matin, Schahrazade, toujours discrète, renvoya le récit au lendemain.


fin du cinquième volume
  1. Alexandrie.