Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 04/Histoire du Berger

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 4p. 214-218).


LE BERGER ET L’ADOLESCENTE


On raconte qu’il y avait, dans une montagne d’entre les montagnes des pays musulmans, un berger doué d’une grande sagesse et d’une foi ardente ; et ce berger menait une vie paisible et retirée, se contentant de son sort et vivant du produit, en lait et en laine, de son troupeau. Et ce berger avait en lui tant de douceur et sur lui tant de bénédictions que les bêtes sauvages n’attaquaient jamais son troupeau, et le respectaient lui-même tellement que lorsqu’elles le voyaient de loin elles le saluaient de leurs cris et de leurs hurlements. Et ce berger continua à vivre ainsi un long temps, ne se souciant guère, pour son plus grand bonheur et sa tranquillité, de ce qui se passait dans les villes de l’univers.

Or, un jour, Allah Très-Haut voulut éprouver le degré de sa sagesse et la valeur réelle de ses vertus, et ne trouva guère d’autre tentation plus forte, pour l’éprouver, que de lui envoyer la beauté de la femme. Il chargea donc l’un de ses anges de se déguiser en femme et de ne rien épargner des artifices de cette créature pour faire fauter le saint berger.

Aussi, un jour que le berger, malade depuis un certain temps, était étendu dans sa grotte et glorifiait en son âme le Créateur, il vit soudain entrer chez lui, souriante et fine, une adolescente aux yeux noirs qui pouvait bien passer aussi pour un adolescent. Et du coup la grotte en fut parfumée, et le berger sentit sa vieille chair frissonner. Mais il fronça les sourcils et se renfrogna dans son coin et dit à l’intruse : « Que viens-tu faire ici, ô femme que je ne connais pas ? Je ne t’ai point appelée et n’ai besoin nullement de toi ! » L’adolescente alors s’approcha et s’assit tout près du vieillard et lui dit : « Homme, regarde-moi ! Je ne suis point femme, mais vierge encore, et je viens m’offrir à toi pour mon plaisir simplement, et pour ce que j’ai appris de ta vertu ancienne déjà ! » Mais le vieillard s’écria : « Ô tentatrice de l’enfer, éloigne-toi ! Et laisse-moi m’anéantir dans l’adoration de Celui qui ne meurt pas ! » Mais l’adolescente fit mouvoir lentement la souplesse de sa taille et regarda le vieillard qui essayait de reculer, et soupira : « Dis ! pourquoi ne veux-tu pas de moi ! Je t’apporte une âme soumise et un corps sur le point de fondre de désir ! Vois si ma gorge n’est pas plus blanche que le lait de tes brebis ! si ma nudité n’est pas plus fraîche que l’eau du rocher ! Touche ma chevelure, ô berger ! Elle est plus soyeuse à tes doigts que le duvet de l’agneau dans le ventre de sa mère ! Mes hanches sont tièdes et glissantes et se dessinent à peine, dans ma floraison première. Et mes petits seins qui se gonflent déjà, si seulement d’un doigt rapide tu les frôlais, ils frémiraient ! Viens !… mes lèvres que je sens vibrer te fondront dans ta bouche. Viens !… Viens !… j’ai des dents dont les morsures infusent la vie aux vieillards mourants, et du miel prêt à tomber goutte à goutte de tous les pores de ma chair ! Viens ! »

Mais le vieillard s’écria, bien que sa barbe tremblât de tous ses poils : « Recule, ô démon ! ou je vais te chasser avec ce bâton noueux ! »

Alors l’adolescente du ciel, d’un geste éperdu, lui jeta les bras autour du cou, et dans l’oreille lui murmura : « Je suis un fruit acide, doux à peine : mange-le et tu guériras ! Connais-tu l’odeur du jasmin ? … Elle te serait odeur grossière, si tu sentais ma virginité ! »

Mais le vieillard s’écria : « Le parfum de la prière est le seul qui ne s’en aille pas ! Hors d’ici, ô séductrice ! » Et il la repoussa de ses deux bras !

Alors la jeune fille se leva et, légère, se dévêtit entièrement et se tint droite et nue, blanche et baignée dans les flots de ses cheveux ! Et l’appel de son silence, dans cette solitude de grotte, était plus terrible que tous les cris du délire. Et le vieillard ne put s’empêcher de gémir et, pour ne plus voir ce lys vivant, il se couvrit la tête de son manteau et s’écria : « Va-t’en ! Va-t’en ! ô femme aux yeux de trahison ! Depuis la naissance du monde tu es la cause de nos calamités ! Tu as perdu les hommes des premiers âges, et tu jettes la discorde entre les enfants de la terre ! Celui qui te cultive renonce pour toujours aux joies infinies que seuls pourront goûter ceux qui te rejettent de leur vie ! » Et le vieillard enfonça davantage sa tête dans les plis du manteau.

Mais l’adolescente reprit : « Que parles-tu des anciens ? Les plus sages d’entre eux m’ont adorée, et les plus sévères m’ont chantée ! Et ma beauté ne les a point fait dévier de la voie droite, mais les a éclairés dans le chemin et a fait les délices de leur vie. La vraie sagesse, ô berger, est de tout oublier dans mon sein ! Reviens à la sagesse ! Je suis toute prête à m’ouvrir à toi et à t’abreuver de la vraie sagesse ! »

Alors le vieillard se tourna entièrement du côté du mur et s’écria : « Arrière, ô pleine de malice ! Je t’abomine et je te vomis ! Que d’hommes admirables tu as trahis et que de méchants tu as sauvegardés ! Ta beauté est menteuse ! Car à celui qui sait prier apparaît une beauté invisible à ceux qui te regardent ! Arrière ! »

À ces paroles, l’adolescente s’écria : « Ô saint berger ! bois le lait de tes brebis et habille-toi de leur laine, et prie ton Seigneur dans la solitude et dans la paix de ton cœur ! » Et la vision disparut.

Alors, de tous les points de la montagne, vers le berger accoururent les animaux sauvages, qui baisèrent la terre entre ses mains pour lui demander sa bénédiction !


— À ce moment de sa narration, Schahrazade s’arrêta, et le roi Schahriar, devenu triste soudain, lui dit : « Ô Schahrazade, en vérité, l’exemple du berger me donne à réfléchir ! Et je ne sais s’il ne vaut pas mieux pour moi me retirer dans une grotte et fuir à tout jamais les soucis de mon royaume, et pour toute occupation mener paître des brebis ! Mais je veux d’abord entendre la suite de l’Histoire des Animaux et des Oiseaux ! »

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUARANTE-HUITIÈME NUIT

Schahrazade dit :