Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 04/Conte de l’Oie

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 4p. 195-213).


CONTE DE L’OIE, DU PAON ET DE LA PAONNE


Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, en l’antiquité du temps et le passé de l’âge et du moment, un paon qui aimait, en compagnie de son épouse, à fréquenter les bords de la mer et à se promener dans une forêt qui s’étendait jusque là et qui était pleine d’eaux courantes et habitée par le chant des oiseaux. Durant le jour, le couple cherchait tranquillement sa nourriture et, la nuit venue, il se perchait sur un arbre touffu pour ne point s’exposer à tenter l’envie de quelque voisin peu scrupuleux dans son admiration pour la beauté de la jeune paonne. Et ils continuèrent à vivre de la sorte, en bénissant le Bienfaiteur, dans la paix et la douceur.

Or, un jour, le paon décida son épouse à aller, pour changer d’air et de vue, faire une excursion du côté d’une île que l’on voyait du rivage. Et la paonne lui ayant répondu par l’ouïe et l’obéissance, ils s’envolèrent tous deux et arrivèrent dans l’île.

Et c’était une île couverte de beaux arbres fruitiers et nourrie par une multitude de ruisseaux. Et le paon et son épouse furent extrêmement charmés de leur promenade au milieu de cette fraîcheur, et s’arrêtèrent quelque temps à manger de tous les fruits et à boire de cette eau si douce et si légère.

Or, comme ils se disposaient à s’en retourner chez eux, ils virent arriver vers eux, les ailes battantes et pleine d’effroi, une oie. Et elle vint, en tremblant de toutes ses plumes, leur demander abri et protection ; et le paon et son épouse ne manquèrent pas de la recevoir en toute cordialité ; et la paonne se mit à lui parler avec beaucoup de gentillesse et lui dit : « Sois la bienvenue au milieu de nous ! Tu trouveras ici famille et facilité ! » Alors l’oie commença à se tranquilliser ; et le paon, ne doutant pas un instant que cette oie n’eût une histoire étonnante, lui demanda avec bonté : « Que t’est-il donc arrivé et pourquoi cet effroi ? » Et l’oie répondit : « Je suis encore toute malade de ce qui vient de m’arriver, et de la terreur terrible que m’inspire Ibn-Adam ! Ah ! qu’Allah nous garde ! qu’Allah nous préserve d’Ibn-Adam ! » Et le paon, bien peiné, lui dit : « Calme-toi, ma bonne oie, Calme-toi ! » Et la paonne lui dit : « Comment veux-tu qu’Ibn-Adam puisse arriver jusqu’à cette île située au milieu de la mer ? Du rivage, il ne pourra sauter jusqu’ici ; et de la mer, comment fera-t-il pour traverser tant d’espace et d’eau ? » Alors l’oie leur dit : « Béni soit celui qui vous a mis sur ma route pour me faire oublier mes terreurs et me rendre la paix du cœur ! » Et la paonne lui dit : « Ô ma sœur, raconte-nous alors le motif de la terreur que t’inspire Ibn-Adam et l’histoire qui a dû t’arriver certainement ! » Et l’oie raconta :


« Sache, ô paon plein de gloire, et toi paonne douce et hospitalière, que j’habite cette île depuis mon enfance, et y ai toujours vécu sans désagrément ni soucis, et sans rien qui pût me troubler l’âme ou m’offusquer la vue. Mais, l’avant-dernière nuit, comme j’étais endormie, la tête sous mon aile, je vis m’apparaître en songe un Ibn-Adam qui voulut lier conversation avec moi ; et j’allais répondre à ses avances, quand j’entendis une voix qui me criait : « Prends garde, ô oie, prends garde ! Méfie-toi d’Ibn-Adam et de la douceur de son langage et de la perfidie de ses manières ! Et n’oublie pas ce qu’a dit le poète à son sujet :

« Il te fait goûter une douceur qu’il a sur le bout de la langue ; mais c’est pour te surprendre à l’improviste, comme le renard, en tapinois ! »

« Car sache bien, pauvre oie, qu’Ibn-Adam a atteint dans la rouerie un tel degré qu’il sait, quand il veut, attirer à lui les habitants du sein des eaux et les monstres les plus farouches de la mer ; il peut du haut des airs faire dégringoler comme une masse les aigles qui planent tranquilles, rien qu’en leur lançant une balle fabriquée avec la boue desséchée ; il est enfin si perfide que, tout faible qu’il est, il peut vaincre l’éléphant et s’en servir comme domestique ou lui arracher les défenses pour s’en faire des ustensiles. Ah ! oie, fuis ! fuis ! »

« Alors moi je sursautai dans mon sommeil et, sans regarder derrière moi, épouvantée, je m’enfuis en allongeant le col et déployant mes ailes. Et je me mis ainsi à vagabonder de-ci et de-là jusqu’à ce que j’eusse senti mes forces m’abandonner ; alors, comme j’étais arrivée au bas d’une montagne, je m’arrêtai un instant derrière un rocher, et mon cœur battait de peur et de fatigue, et ma poitrine était resserrée de toute l’appréhension que m’inspirait Ibn-Adam ! Et, avec tout cela, je n’avais ni mangé ni bu, et la faim me torturait et la soif autant ! Et je ne savais plus comment faire et je n’osais plus bouger, quand je vis en face de moi, à l’entrée d’une caverne, un jeune lion roux, au regard bon et doux, qui m’inspira aussitôt confiance et sympathie. Et de son côté le jeune lion m’avait déjà remarquée ; et il montrait tous les signes d’une grande joie, tant j’avais en moi de timidité et tant mon aspect l’avait séduit. Aussi il m’appela en me disant : « Ô gentille petite, approche, viens causer un peu avec moi. » Et moi je fus très sensible à son invitation, et je m’avançai vers lui très modestement ; et il me dit : « Comment t’appelles-tu ? Et de quelle race es-tu ? » Je lui répondis : « Je m’appelle Oie ! Et je suis de la race des oiseaux ! » Il me dit : « Je te vois tremblante et terrifiée, et j’en ignore la cause ! » Alors je lui racontai ce que j’avais vu et entendu en rêve. Et quel ne fut pas mon étonnement quand il me répondit : « Mais moi aussi j’ai eu un songe semblable et je l’ai raconté à mon père le lion qui m’a aussitôt mis en garde contre Ibn-Adam et m’a dit de me méfier extrêmement de ses ruses et perfidies ! Mais jusqu’à présent je n’ai guère eu l’occasion de faire la rencontre de cet Ibn-Adam-là ! »

« À ces paroles du jeune lion, mon effroi ne fit qu’augmenter et je m’écriai : « Il n’y a plus à hésiter sur le parti à prendre ! C’est le moment de nous débarrasser de ce fléau, et c’est à toi seul, ô fils du sultan des animaux, que doit revenir la gloire de tuer Ibn-Adam ! Et, ce faisant, ta renommée haussera aux yeux de toutes les créatures du ciel, de l’eau et de la terre ! » Et je continuai à encourager de la sorte et à flatter le jeune lion jusqu’à ce que je l’eusse décidé à se mettre à la recherche de notre ennemi commun.

« Le jeune lion sortit donc de la caverne et me dit de le suivre ; et moi je marchai derrière lui, tandis qu’il s’avançait fièrement en faisant claquer sa queue sur son dos. Et nous marchâmes ainsi de compagnie, moi toujours derrière lui et pouvant à peine suivre son pas ; enfin nous vîmes s’élever une poussière qui, dissipée, laissa apparaître, tout nu, sans bât ni licou, un âne fugitif qui tantôt gambadait et ruait, et tantôt se jetait à terre et se roulait dans la poussière, les quatre jambes en l’air.

« À cette vue, mon ami le jeune lion fut assez étonné, car ses parents ne l’avaient guère laissé jusqu’ici sortir de la caverne ; et il héla l’âne en question en lui criant : « Hé toi ! viens par ici ! » Et l’autre se hâta d’obéir ; et mon ami lui dit : « Animal de peu de raison, pourquoi agis-tu de la sorte ? Et d’abord de quelle espèce es-tu d’entre les animaux ? » Il répondit : « Ô mon maître, je suis ton esclave l’âne de l’espèce des ânes ! » Il lui demanda : « Et pourquoi viens-tu par ici ? » Il répondit : « Ô fils du sultan, pour fuir Ibn-Adam ! » Alors le jeune lion se mit à rire et lui dit : « Comment, avec ta taille et ta largeur, peux-tu craindre Ibn-Adam ! » L’âne dit, en agitant la tête d’un air pénétré : « Ô fils du sultan, je vois que tu ne connais guère cet être malfaisant ! Si j’ai peur de lui, ce n’est point qu’il veuille ma mort : il veut pis que cela, et ma terreur provient du traitement qu’il me ferait subir ! Sache en effet que je lui sers de monture, tant que je suis jeune et solide ; et, dans ce but, il me met sur le dos quelque chose qu’il appelle le bât ; puis il me serre le ventre avec quelque chose qu’il appelle la sangle ; et sous la queue il me met un anneau dont j’ai oublié le nom, mais qui blesse cruellement mes parties délicates ; enfin il me fourre dans la bouche un morceau de fer qui me met en sang la langue et le palais et qu’il appelle le mors. Et c’est alors qu’il me monte et que, pour me faire aller plus vite que je ne peux, il me pique le cou et le derrière avec un aiguillon. Et si, fourbu, je fais mine d’aller moins vite, il me lance d’effroyables malédictions et des jurons qui me font frissonner, tout âne que je suis, car devant tout le monde il m’appelle : « Entremetteur ! fils de putain ! fils d’enculé ! le cul de ta sœur ! coureur de femmes ! » — que sais-je encore ! Et si, par malheur, je viens, voulant me soulager un peu la poitrine, à péter, alors sa fureur ne connaît plus de bornes ; et il vaut mieux, par égard pour toi, ô fils du sultan, que je ne te répète pas tout ce qu’il me fait et tout ce qu’il me dit, en pareille circonstance ! Aussi je ne me laisse aller à de pareils soulagements que lorsque je sais qu’il est très loin derrière moi, ou lorsque je suis sûr d’être seul ! Mais ce n’est pas tout ! Lorsque je me ferai vieux, il me vendra à quelque porteur d’eau qui, me mettant sur le dos un bât en bois, me chargera d’outres pesantes et d’énormes cruches d’eau de chaque côté, et cela jusqu’à ce que, n’en pouvant plus de mauvais traitements et de privations, je crève misérablement. Et alors on jettera ma carcasse aux chiens errants sur les décombres ! Et tel est, ô fils du sultan, le sort calamiteux que me réserve Ibn-Adam ! Ah ! y a-t-il parmi les créatures une infortune comparable à la mienne ? réponds, toi, ô bonne et tendre oie ! »

« Alors moi, ô mes maîtres, je sentis un frisson me traverser d’horreur et de pitié et je m’écriai, à la limite de l’émotion et du tremblement : « Ô seigneur lion, vraiment l’âne est excusable ! Car, rien qu’à l’entendre, je meurs ! » Et le jeune lion, voyant l’âne en train de déguerpir, lui cria : « Mais pourquoi es-tu si pressé, compagnon ! Reste encore un peu, car vraiment tu m’intéresses ! Et je serais heureux de te voir me servir de guide pour aller vers Ibn-Adam ! « Mais l’âne répondit : « Je regrette, seigneur ! mais je préfère mettre entre moi et lui l’espace d’une journée ; car je l’ai quitté hier alors qu’il se dirigeait vers cet endroit. Et je suis en train de chercher quelque lieu sûr où m’abriter contre ses perfidies et son astuce. Et puis, avec ta permission, je veux, maintenant que je suis sûr qu’il ne m’entendra pas, me soulager tout à mon aise et jouir de l’air du temps ! » Et, ayant dit ces paroles, l’âne se mit à braire longuement et fit suivre cela de trois cents magnifiques pets, en ruant. Puis il se roula sur l’herbe pendant un bon moment et se releva et, voyant une poussière vers le loin, il tendit une oreille, puis l’autre oreille, regarda fixement et, nous tournant le dos vivement, il déguerpit et disparut.

« Or, la poussière s’étant dissipée, apparut un cheval noir, au front étoilé d’une tache blanche comme une drachme d’argent, beau, proportionné, fier, luisant, et les pieds entourés, à l’endroit qui sied, d’une couronne de poils blancs ; et il arrivait vers nous en hennissant d’une voix fort agréable. Et lorsqu’il vit mon ami le jeune lion, il s’arrêta en son honneur et voulut se retirer par discrétion. Mais le lion, extrêmement charmé de son élégance et séduit par son aspect, lui dit : « Qui donc es-tu, ô bel animal ? Et pourquoi cours-tu de la sorte dans cette immense solitude, et as-tu l’air si inquiet ? » Il répondit : « Ô roi des animaux, je suis un cheval d’entre les chevaux ! Et je suis en fuite pour éviter l’approche d’Ibn-Adam ! »

« À ces paroles, le lion fut à la limite de l’étonnement et dit au cheval : « Ne parle donc pas ainsi, ô cheval, car c’est vraiment honteux pour toi d’avoir peur d’Ibn-Adam, fort comme tu es et doué de cette carrure et de cette taille, et alors que tu peux d’un seul coup de pied le faire passer de vie à trépas ! Regarde-moi ! je ne suis pas si grand que toi, et pourtant j’ai promis à cette gentille oie qui tremble, de la débarrasser à jamais de ses terreurs en attaquant et tuant Ibn-Adam et en le mangeant entièrement. Et alors je me ferai un plaisir de réintégrer cette pauvre oie dans sa maison au milieu de sa famille ! »

« Lorsque le cheval eut entendu ces paroles de mon ami, il le regarda avec un sourire triste et lui dit : « Rejette loin de toi de telles pensées, ô fils du sultan, et ne t’illusionne pas de la sorte sur ma force et ma taille et ma vitesse, car tout cela est vain devant l’astuce d’Ibn-Adam. Et sache bien que lorsque je suis entre ses mains, il trouve le moyen de me dompter à sa guise. À cet effet, il me met aux pieds des entraves de chanvre et de crin, et m’attache par la tête à un poteau planté plus haut que moi dans le mur ; et de la sorte je ne puis ni bouger, ni m’asseoir ni me coucher. Mais ce n’est pas tout ! Lorsqu’il veut me monter, il me met sur le dos quelque chose qu’il appelle une selle, et me comprime le ventre avec deux larges sangles fort dures qui me meurtrissent ; dans la bouche il me met un morceau d’acier qu’il tire au moyen de courroies pour me diriger où il lui plaît ; et, une fois sur mon dos, il me pique et me perfore les flancs avec les pointes de ce qu’il appelle les étriers, et me met ainsi tout le corps en sang ! mais ce n’est pas fini ! Lorsque je suis vieux, et que mon dos n’est plus assez souple ni assez résistant et que mes muscles ne peuvent me lancer aussi vite qu’il le voudrait, il me vend à quelque meunier qui me fait tourner nuit et jour la meule du moulin jusqu’à ma complète décrépitude. Alors il me vend à l’équarisseur qui m’égorge et m’écorche et vend ma peau aux tanneurs et mes crins aux fabricants de cribles, de tamis et de blutoirs ! Et tel est mon sort avec Ibn-Adam ! »

« Alors le jeune lion fut très affecté de ce qu’il venait d’entendre et demanda au cheval : « Je vois qu’il me faut absolument débarrasser la création de cet être de malheur que vous appelez tous Ibn-Adam. Dis-moi donc, ô cheval, où et quand as-tu aperçu Ibn-Adam ? » Le cheval dit : « Je l’ai quitté vers midi. Et il est maintenant à ma poursuite, courant de ce côté ! »

« Or, à peine le cheval venait-il d’achever ces paroles qu’une poussière s’éleva qui lui donna une telle terreur que, sans prendre le temps de s’excuser, il nous quitta au grand galop. Et nous vîmes du côté de la poussière apparaître et s’avancer vers nous à grandes enjambées, effaré et le cou tendu et mugissant éperdument, un chameau.

« À l’aspect de ce grand animal, démesurément colossal, le lion fut persuadé que ce devait être Ibn-Adam et, sans me consulter, il s’élança sur lui et allait bondir et l’étrangler quand je lui criai de toute ma voix : « Ô fils du sultan, arrête ! ce n’est point un Ibn-Adam, mais un brave chameau, le plus inoffensif des animaux ! Et sûrement il fuit l’approche d’Ibn-Adam ! » Alors le jeune lion s’arrêta à temps et, tout interloqué, demanda au chameau : « Vraiment, toi aussi, ô prodigieux animal, tu as peur de cet être-là ? Que fais-tu donc de tes énormes pieds si tu ne peux lui en écraser la face ? » Et le chameau haussa lentement la tête et, les yeux perdus comme dans un cauchemar, répondit tristement : « Ô fils du sultan, regarde mes narines ! Elles sont encore trouées et fendues de l’anneau en crin qu’Ibn-Adam m’y avait passé pour me dompter et me diriger ; et à cet anneau était fixée une corde qu’lbn-Adam confiait au plus petit des enfants, lequel pouvait ainsi, monté sur un tout petit âne, me conduire à sa guise, moi et toute une bande d’autres chameaux à la file les uns des autres ! Regarde mon dos ! il est encore bossué de tous les fardeaux dont depuis des siècles on ne cesse de le charger ! Regarde mes jambes ! Elles sont calleuses et fourbues des longues courses et des voyages forcés à travers les sables et les pierres ! Mais ce n’est pas tout ! Sache que lorsque je me fais vieux, après tant de nuits sans sommeil et tant de jours sans repos, loin d’avoir des égards pour ma vieillesse et ma patience, il sait encore tirer parti de ma vieille peau et de mes vieux os, en me vendant au boucher qui vend ma chair aux pauvres et mon cuir aux tanneurs et mon poil aux fileurs et aux tisserands ! Et voilà le traitement régulier que me fait subir Ibn-Adam ! »

« À ces paroles du chameau, le jeune lion fut pris d’une indignation sans bornes ; et il rugit et agita ses mâchoires et frappa le sol de ses pattes ; puis il dit au chameau : « Hâte-toi de me dire où tu as laissé Ibn-Adam ! » Et le chameau dit : « Il est à ma recherche et ne va pas tarder à apparaître. Aussi, de grâce, ô fils du sultan, laisse-moi émigrer et m’enfuir vers d’autres pays que mon pays natal ! Car ni les solitudes du désert ni les terres les plus inconnues ne sauraient assez me cacher à ses investigations ! » Alors le lion lui dit : « Ô chameau, crois-moi ! attends encore un peu et tu verras comment je vais assaillir Ibn-Adam et le jeter à terre et lui broyer les os et boire son sang et faire nourriture de sa chair ! » Mais le chameau répondit, tandis que des frissons lui agitaient par nappes toute la peau : « Permets ! ô fils du sultan, je préfère encore m’en aller, car le poète a dit :

« Si sous la tente même qui t’abrite, et dans le pays même qui t’appartient, vient habiter un visage désagréable,

Un seul parti te reste à prendre : laisse-lui ta tente et ton pays et hâte-toi de décamper ! »

« Et, ayant récité cette strophe si juste, le bon chameau baisa la terre entre les mains du lion et se releva ; et bientôt nous le vîmes tanguer vers le loin.

« Or, à peine avait-il disparu que soudain, sortant de je ne sais où, un petit vieux, à l’aspect d’homme chétif, l’air rusé, la peau ratatinée, apparut, portant sur les épaules un panier où se trouvaient des ustensiles de menuisier, et sur la tête huit grandes planches de bois.

« À sa vue, ô mes maîtres, je n’eus pas la force seulement de jeter un cri ou d’avertir mon jeune ami, et je tombai paralysée sur le sol. Quant au jeune lion, très amusé par l’aspect de ce petit être drôle, il s’avança vers lui pour l’examiner de plus près ; et le menuisier s’aplatit à terre devant lui et lui dit en souriant et d’une voix très humble : « Ô roi puissant et plein de gloire, ô toi qui occupes le plus haut rang dans la création, je te souhaite le bonsoir et demande à Allah de te hausser encore dans le respect de l’univers et d’augmenter tes forces et tes vertus ! Or, moi je suis un opprimé qui viens te demander aide et protection dans les malheurs qui me poursuivent de la part de mon ennemi ! » Et il se mit à pleurer, à gémir et à soupirer.

« Alors le jeune lion, fort touché de ses larmes et de son aspect malheureux, adoucit sa voix et lui demanda : « Qui donc t’a opprimé ? Et qui donc es-tu, ô toi le plus éloquent de tous les animaux que je connaisse, et le plus poli, bien que tu sois de beaucoup le plus laid d’entre eux tous ? » L’autre répondit : « Ô seigneur des animaux, pour ce qui est de mon espèce, j’appartiens à l’espèce des menuisiers ; mais pour ce qui est de mon oppresseur, c’est Ibn-Adam ! Ah ! seigneur lion, qu’Allah te préserve des perfidies d’Ibn-Adam ! Tous les jours, dès l’aube, il me fait travailler pour son bien-être ; et jamais il ne me paie ; aussi, crevant de faim, j’ai renoncé à travailler pour son compte, et j’ai pris la fuite loin des villes où il habite ! »

« À ces paroles, le jeune lion entra dans une fureur considérable ; il rugit, il bondit, il souffla et il écuma ; et ses yeux lancèrent des étincelles ; et il s’écria : « Mais où est-il enfin cet Ibn-Adam calamiteux, que je le broie entre mes dents et que je venge toutes ses victimes ? » L’homme répondit : « Tu vas le voir poindre tout à l’heure ; car il est à ma poursuite, furieux de n’avoir plus personne qui lui charpente ses maisons ! » Le lion lui demanda : « Mais toi-même, animal menuisier, qui marches d’un pas si petit et si mal assuré sur tes deux pattes, de quel côté te diriges-tu ? » L’homme répondit : « Je vais directement trouver le vizir du roi ton père, le seigneur léopard qui m’a envoyé chercher par un animal de ses émissaires, pour lui construire une cabane solide où s’abriter et se défendre contre les assauts d’Ibn-Adam, depuis que le bruit s’est répandu de l’arrivée prochaine d’Ibn-Adam dans ces parages ! Et c’est pour cela que tu me vois porteur de ces planches de bois et de ces ustensiles ! »

« Lorsque le jeune lion eut entendu ces paroles, il fut très jaloux du léopard, et dit au menuisier : « Par ma vie ! ce serait une audace extrême de la part du vizir de mon père que de prétendre à faire exécuter ses commandes avant les nôtres ! Tu vas sur l’heure t’arrêter ici, et commencer par me construire, à moi d’abord, cette cabane ! Quant au seigneur vizir, il peut attendre ! » Mais le menuisier fit mine de s’en aller et dit au jeune lion : « Ô fils du sultan, je te promets de revenir sitôt fini le travail commandé par le léopard ; car j’ai bien peur de sa colère ! Et je te bâtirai alors non point une cabane, mais un palais ! » Mais le lion ne voulut rien entendre, et entra même en colère, et se jeta sur le menuisier, pour lui faire peur seulement, et, en manière de plaisanterie, il lui appliqua la patte sur la poitrine. Et, rien que de cette simple caresse, le petit homme perdit l’équilibre, et roula à terre avec ses planches et ses ustensiles. Et le lion éclata de rire en voyant la terreur et la mine déconfite du misérable bonhomme. Et celui-ci, bien qu’intérieurement mortifié à l’extrême, n’en fit rien voir, et même se mit à sourire d’un sourire flagorneur, et lâchement se mit à l’œuvre. Or, c’était là le but qu’il souhaitait et pour lequel il était venu !

« Il prit donc soigneusement la mesure du lion dans tous les sens, et en quelques instants il construisit une caisse solidement charpentée, à laquelle il ne laissa qu’une étroite ouverture ; et il cloua à l’intérieur de grands clous dont la pointe était tournée vers le dedans et d’avant en arrière ; et il ménagea par-ci par-là quelques trous pas bien grands ; et, cela fait, il invita respectueusement le lion à prendre possession de son bien. Mais le lion hésita d’abord et dit à l’homme : « En vérité cela me parait bien étroit, et je ne vois point comment je puis y pénétrer ! » L’homme dit : « Baisse-toi et entre en rampant ; car une fois là-dedans, tu t’y trouveras fort à l’aise ! » Alors le lion se baissa, et son corps souple glissa à l’intérieur ne laissant au dehors que la queue. Mais le menuisier se hâta d’entortiller cette queue et de la fourrer vivement avec le reste et, en un clin d’œil, il boucha l’ouverture et la cloua solidement !

« Alors le lion essaya d’abord de bouger et de reculer, mais les pointes acérées des clous lui pénétrèrent dans la peau et l’embrochèrent de tous côtés ; et il se mit à rugir de douleur ; et il cria : « Ô menuisier, qu’est-ce donc que cette maison étroite que tu as construite et ces pointes qui me pénètrent cruellement ? »

« À ces paroles, l’homme jeta un cri de triomphe et se mit à sauter et à ricaner et dit au lion : « Ce sont là les pointes d’Ibn-Adam ! Ô chien du désert, tu apprendras à tes dépens que moi, Ibn-Adam, malgré ma laideur, ma lâcheté et ma faiblesse, je puis triompher du courage, de la force et de la beauté ! »

« Et, ayant dit ces paroles effroyables, le misérable alluma une torche, amassa des fagots autour de la caisse et fit tout flamber. Et moi, plus paralysée que jamais de terreur et d’épouvante, je vis mon pauvre ami brûler vif et mourir ainsi de la plus cruelle mort. Et Ibn-Adam, sans m’avoir aperçue, vu que j’étais étendue sur le sol, s’éloigna triomphant.

« Alors moi, longtemps après, je pus me relever et je m’éloignai, l’âme pleine d’effroi, dans une direction opposée. Et c’est ainsi que je pus arriver jusqu’ici, et que le destin me fit vous rencontrer, ô mes maîtres à l’âme compatissante ! »


Lorsque le paon et son épouse eurent entendu ce récit de l’oie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUARANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Lorsque le paon et son épouse eurent entendu ce récit de l’oie, ils furent émus à la limite de l’émotion, et la paonne dit à l’oie : « Ma sœur, nous sommes ici en sûreté ; reste donc avec nous, tant qu’il te plaira, et jusqu’à ce qu’Allah te rende la paix du cœur, le seul bien estimable après la santé ! Reste donc, et tu partageras notre sort bon ou mauvais ! » Mais l’oie dit : « J’ai bien peur, bien peur ! » La paonne reprit : « Il ne faut pas, vraiment ! En voulant à tout prix échapper au sort qui t’a été écrit, tu tentes la destinée ! Or, elle est la plus forte ! Et ce qui est écrit sur notre front doit courir ! Et toute échéance doit être payée ! Si donc notre terme a été fixé, nulle force ne saurait l’annuler ! Mais ce qui doit surtout te tranquilliser et te consoler, c’est la conviction que toute âme ne peut mourir avant d’avoir épuisé les biens qui lui sont dus par le Juste Rétributeur ! »

Or, pendant qu’ils s’entretenaient de la sorte, les branches autour d’eux craquèrent et un bruit de pas se fit entendre qui troubla tellement la tremblante oie qu’elle étendit éperdument ses ailes et se jeta à la mer en criant : « Garde à vous ! garde à vous ! bien que toute destinée doive s’accomplir ! »

Mais ce n’était qu’une fausse alerte, car, entre les branches écartées, apparut la tête d’un joli chevreuil aux yeux humides. Et la paonne cria à l’oie : « Ma sœur, ne t’effraie donc pas ainsi ! Reviens vite ! Nous avons un hôte nouveau ! c’est un gentil chevreuil, de la race des animaux, comme tu es de la race des oiseaux ; et il ne mange guère de viande saignante, mais de l’herbe et des plantes de la terre ! Viens ! et ne te mets plus dans un pareil état, car rien n’exténue le corps et n’épuise l’âme autant que l’appréhension et les soucis ! »

Alors l’oie revint en mouvant ses hanches ; et le chevreuil, après les salams d’usage, leur dit : « C’est la première fois que je viens de ce côté ; et je n’ai jamais vu terre plus fertile ni plantes et herbes plus fraîches et plus tentantes ! Permettez-moi donc de vous tenir compagnie et de jouir avec vous des bienfaits du Créateur ! » Et tous les trois lui répondirent : « Sur nos têtes et sur nos yeux, ô chevreuil plein de savoir-vivre ! tu trouveras ici aisance, famille et facilité ! » Et tous se mirent à manger, à boire et à respirer ensemble le bon air, pendant un long espace de temps. Mais ils ne négligèrent jamais de faire leurs prières matin et soir ; excepté l’oie qui, assurée désormais de la paix, oubliait ses devoirs envers le Distributeur de la sécurité !

Or, elle paya bientôt de la vie cette ingratitude envers Allah !

En effet, un matin, un navire désemparé fut jeté à la côte ; et les hommes abordèrent dans l’île et, ayant aperçu le groupe formé par le paon, son épouse, l’oie et le chevreuil, s’en approchèrent vivement. Alors les deux paons s’envolèrent au loin sur la cime des arbres, le chevreuil s’élança et en quelques bonds fut hors de portée, et seule l’oie resta embrouillée de sa personne et essaya de courir de tous côtés ; mais on eut bientôt fait de la cerner et de la capturer pour la manger comme premier repas dans l’île.

Quant au paon et à son épouse, avant de quitter l’île pour regagner leur forêt natale, ils vinrent en cachette se rendre compte du sort de l’oie et la virent au moment où on l’égorgeait. Alors ils cherchèrent un peu partout leur ami le chevreuil et, après les salams et les félicitations mutuelles pour le danger auquel ils venaient d’échapper, ils mirent le chevreuil au courant de l’infortune finale de la pauvre oie. Et tous trois pleurèrent beaucoup à son souvenir et la paonne dit : » Elle était bien douce et modeste et si gentille ! » Et le chevreuil dit : « C’est vrai ! mais dans les derniers temps elle négligeait les devoirs envers Allah, oubliant de le remercier pour ses bienfaits ! » Alors le paon dit : « Ô fille de mon oncle, et toi, chevreuil pieux, prions ! » Et tous les trois baisèrent la terre entre les mains d’Allah et s’écrièrent :

« Béni soit le Juste, le Rétributeur, le Maître Souverain de la Puissance, l’Omniscient, le Très-Haut !

Gloire au Créateur de tous les êtres, au Veilleur sur chacun de tous les êtres, au Rétributeur à chacun selon ses mérites et sa capacité !

Loué soit Celui qui a déployé les cieux et les a arrondis et les a illuminés ; Celui qui a étendu la terre et la robe de la terre de chaque côté des mers, et l’a ornée de toute sa beauté ! »

— Alors, ayant raconté cette histoire, Schahrazade s’arrêta un instant. Et le roi Schahriar s’écria : « Que cette prière est admirable et que ces animaux sont bien doués ! Mais, ô Schahrazade, est-ce là tout ce que tu connais sur les animaux ? » Et Schahrazade dit : « Cela n’est rien, ô Roi, en comparaison de que je pourrais t’en raconter ! » Et Schahriar dit : « Mais qu’attends-tu donc pour continuer ? » Schahrazade dit : « Avant de continuer l’Histoire des animaux, je veux te raconter, ô Roi, une histoire qui confirmera la conclusion de la précédente, à savoir combien la prière est agréable au Seigneur ! » Et le roi Schahriar dit : « Mais certainement ! »

Alors Schahrazade dit :