Le Livre des masques/Adolphe Retté

Mercure de France (p. 82-86).



ADOLPHE RETTÉ


Par sa fécondité en poètes, la journée que nous vivons, et qui dure depuis dix ans déjà, n’est presque comparable à aucune des journées passées, même les plus riches de soleil et de fleurs. Il y eut des douces promenades matinales dans la rosée, sur les pas de Ronsard ; il y eut une belle après-midi, quand soupirait la viole lasse de Théophile, entendue d’entre les hautbois et les buccins ; il y eut la journée romantique orageuse, sombre et royale, troublée vers le soir par le cri d’une femme que Baudelaire étranglait ; il y eut le clair de lune parnassien, et se leva le soleil verlainien, — et nous en sommes là si l’on veut, en plein midi, au milieu d’une large campagne pourvue de tout ce qu’il faut pour faire des vers : herbes, fleurs, fleuves, ruisselets, bois, cavernes et des femmes jeunes et si fraîches qu’on dirait les pensées nouvellement écloses d’un cerveau ingénu.

La large campagne est toute pleine de poètes, qui s’en vont, non plus par troupes, comme au temps de Ronsard, mais seuls et l’air un peu farouche ; ils se saluent de loin par des gestes brefs. Tous n’ont pas de nom et plusieurs n’en auront jamais : comment les appellerons-nous ? Laissons qu’ils jouent, pendant que celui-ci nous accueillera et nous dira un peu de son rêve.

C’est Adolphe Retté.

On le reconnaît entre tous à son allure dévergondée et presque sauvage ; il brise les fleurs, s’il ne les cueille, et avec les roseaux il fait des radeaux qu’il jette au courant, vers le hasard, vers demain ; mais quand passent les jeunes femmes, il sourit et il s’alanguit. Une belle dame passa… et il dit :


Dame des lys amoureux et pâmés,
Dame des lys languissants et fanés,
Triste aux yeux de belladone —


Dame d’un rêve de roses royales,
Dame des sombres roses nuptiales,
Frêle comme une madone —

Dame de ciel et de ravissement,
Dame d’extase et de renoncement,
Chaste étoile très lointaine —

Dame d’enfer, ton sourire farouche,
Dame du diable, un baiser de ta bouche,
C’est le feu des mauvaises fontaines
Et je brûle si je te touche.


La belle dame passa, mais sans s’émouvoir de l’imprécation finale, qu’elle attribua sans doute à un excès d’amour ; elle passa rendant au poète sourire pour sourire.

Cette idylle eut pour premier épilogue une admirable plainte,

Mon âme, il me semble que vous êtes un jardin…


un jardin où l’on voit, laissés aux charmilles, dans la brume du soir, des lambeaux du voile


De la Dame qui est passée.


Quelque temps après cette aventure, on apprit que M. Retté, revenu d’un voyage à l’Archipel en fleurs, s’était enrichi d’une nouvelle cueillaison de rêves. Il s’enrichira encore. Son talent est une greffe vivace entée sur un sauvageon fier et de belle viridité. Poète, M. Adolphe Retté n’a pas que le sens du rythme et l’amour du mot ; il aime les idées et les aime neuves et même excessives ; il veut se libérer de tous les vieux préjugés et il voudrait pareillement libérer ses frères en esclavage social. Ses derniers livres la Forêt bruissante et Similitudes affirment cette tendance. L’un est un poème lyrique ; l’autre, un poème dramatique en prose, très simple, très curieux et très extraordinaire par le mélange qu’on y voit des rêves doux d’un poète tendre et des imaginations un peu rigides et un peu naïves de l’utopie anarchiste. Mais sans naïveté, c’est-à-dire sans fraîcheur d’âme, y aurait-il des poètes ?