Le Livre des mères et des enfants/II/Le petit déserteur


LE PETIT DÉSERTEUR.

en cinq parties


LA DÉSERTION.

I.

« Huit ans, fluet, rose, bien mis ; une montre d’étain en sautoir, une pièce de dix sous toute neuve et des billes dans sa poche. »

Tel était le signalement passé de main en main, depuis le faubourg Poissonnière jusqu’à la barrière du Temple, d’un petit garçon, sans chapeau, qui avait disparu le matin de chez son père : on ne voulait pas le croire. On disait : « c’est impossible ! un enfant ne quitte pas son père. »

Quelqu’un répondait : — Si ! si ! on l’a vu passer sans chapeau, en petit garnement, criant en confidence à un écolier qui l’appelait pour jouer aux billes : « — Je n’ai pas le temps : je fais l’école buissonnière. Ne dis pas que je vais chez ma tante, à Dammartin. Ah ! ah ! J’ai pris mon parti ? ne le dis pas. »

Il y avait une foule de voisins aux portes qui racontaient ou qui écoutaient ce départ dont l’imagination était frappée comme d’un sinistre présage. Une vieille qu’on croyait comme l’Évangile disait :

— Cela annonce une révolution. L’enfant qui déserte la maison de son père, c’est les hirondelles qui s’envolent d’un toit. Ne me parlez jamais de choses pareilles ; elles portent malheur ! Tout le monde frissonnait.

— C’est-à-dire qu’elles portent malheur aux hirondelles et aux enfants, repartit l’épicier qui combattait pour son compte un augure si menaçant. Il ne faut pas croire que les honnêtes gens doivent payer pour les mauvais sujets.

— À présent, cherche ! » interrompit celui qu’on avait mis à la poursuite du fuyard, et il se mit à courir, le signalement à la main, poussant tout le monde, qui s’arrêtait de surprise, disant :

— Qu’est-ce qu’il a donc ? — Je cherche un enfant, répliquait l’homme, moitié triste et moitié colère : un gamin, que si je le tenais ! « Huit ans, fluet, rose, bien mis ; une montre d’étain en sautoir, une pièce de dix sous toute neuve et des billes dans sa poche ! » Enfin tout le signalement. Quel scandale sur le boulevard ! Quel étonnement pour tous les curieux à qui cet homme racontait que l’enfant, qu’il osait à peine nommer Oscar, évitant d’ajouter le nom de son père, s’enfuyait de sa famille, pour avoir reçu le fouet ; et si peu, si peu, que sa mère n’avait fait que semblant ! Les curieux étaient confondus.

Pendant cela, monsieur Oscar courait comme un brûlé, croyant n’atteindre le bonheur qu’après avoir franchi la barrière. Il passa roide et prompt, sans chapeau, sans passeport, ce qui est d’une audace inouïe, jetant la plume au vent ; ou, pour parler mieux encore suivant son aspect dévergondé, jetant son bonnet par-dessus les moulins. Il y avait un tel parti pris dans son aspect de désordre, qu’on l’eût pris pour Christophe Colomb courant à la conquête d’un nouveau monde.

Il fuyait l’école, il allait chez sa tante, et il avait dix sous ! l’espace, le temps, la fatigue, tout disparaissait devant ses téméraires espérances.

— Ma tante, disait-il en lui-même, en fendant l’air qui faisait voler ses cheveux blonds, ma tante me donnera un chapeau. Elle me donnera cent chapeaux : c’est ma tante ! c’est riche, une tante ! et elle ne me donnera pas le fouet. J’aurai tout ce que j’avais quand je demeurais chez ma mère ; des tartes, des galettes, des cerfs-volants, (j’en veux douze de cerfs-volants !) et je n’irai plus à l’école, où l’on devient bête. Je ferai un buisson tous les jours ; je courrai avec Pierre ; je me battrai avec François, j’irai nager avec le cheval. C’est bien mieux ! d’ici-là, je trouverai à manger, quand je passerai devant les pâtissiers, ils me donneront des gâteaux. On a tout avec de l’argent : mon père l’a dit. Et j’ai une pièce blanche ! on crie toujours que ma tante est mon coupe-gorge ; mais j’aime mieux ma tante, moi ! ma tante n’a pas de livres. Oh ! ma tante ! vive ma tante !

Il marche ! il marche !

Des arbres passaient devant lui, fuyaient derrière comme sur un plancher à coulisse. Des moutons, des vaches, des champs où les blés flottaient, où les fleurs brillaient ; tout glissait sous ses yeux par la rapidité de sa course. Mais point de maisons, point de pâtissiers ! seulement des flots de poussière qu’il levait avec ses pieds, et qui séchaient sa gorge, parce que d’abord il avait chanté la Parisienne et tout !

Il marche ! il marche !

À la fin, quelques chaumières apparaissent sur le chemin. Ses regards affamés se portent vers les enseignes, point d’enseignes ! enfin, au milieu de quelques paires de sabots, de harengs saurs et de savon vert, trois brioches de campagne et des œufs rouges de Pâques dernières raniment le voyageur épuisé. Il paie sans marchander la somme qu’on lui demande de ces denrées desséchées au soleil, puis il remet, comme l’homme errant de l’écriture, cinq sous dans sa poche. Il croit, comme le juif maudit, que ces cinq sous se renouvelleront : vous allez voir.

Quoiqu’il en soit, il mange les œufs durs et les brioches qui tombent en poussière, et reprend haleine un moment devant une femme à demi-stupide, qui le regarde baigné de sueur et défiguré de poussière, sans s’inquiéter ni d’où vient, ni où va ce petit arpenteur de grand chemin.

— Pour aller chez ma tante, dit-il, c’est-il encore loin ? — Quelle tante ? demande la maîtresse de ce bazar de hameau.

— Ma tante, quoi ! ma tante Dorothée Carbonnel.

— Je ne sais pas ce nom là, repart la femme insoucieuse en se remettant à tirer le lin d’une quenouille de chanvre.

— « Mais, ma tante Dorothée Carbonnel, comment ! repart Oscar qui ne comprend pas que sa tante soit inconnue à quelqu’un dans le monde, elle est à Dammartin, ma tante ! et c’est ma tante. »

— « Ah ben ! faut que vous retourniez sur vous, et puis prendre la fourche à votre main droite, et ce sera par là. Y aura toujours quéque laboureur en champ pour vous montrer. »

Oscar dérouté et las du repos même qu’il avait pris, car il en sentait mieux sa fatigue, rebrousse chemin. Alors le soleil lui donna en plein dans la figure, sans chapeau, sans quelques larges feuilles pour cacher un peu sa tête qui bout comme au milieu de la chaudière de midi ; c’est à tomber sur place ; aussi lève-t-il pesamment cette poussière qu’il faisait voler naguère avec tant d’insolence.

Une inquiétude brûlante le dévore sans qu’il y trouve un nom ; car tant de choses déjà tournent dans son isolement, qu’il souffre sans pouvoir dire de quoi : c’est la soif ! il se ressouvient qu’il a oublié de boire, après le repas d’une nourriture fanée et altérante. Ah ! c’est là un commencement de désespoir. Il donnerait ses cinq sous sans chanceler pour un verre de la source, où sa tante puise de si larges cruches, dont l’image fraîche et bouillonnante qui se met tout à coup devant lui, attise le feu mêlé à son haleine. Personne sur cette consumante ! Le désert se montre devant lui ! Oh ! que les prêtres espagnols pourraient dire de lui, ce qu’ils disaient à Montézuma : Les dieux ont soif !…

Cependant, avec la persévérance digne d’un autre but, il fait le signe de la croix pour s’assurer où est sa main droite, et entre dans un chemin un peu moins aride. IL avait entrevu au loin une voiture qui venait du côté de Paris, et plutôt périr que de rencontrer rien de ce qui venait de Paris, car ce ne pouvait être, selon lui, qu’une école, des livres ou le fouet !

Il pénètre donc dans un chemin de traverse, où quelques haies lui donnent d’abord l’espérance d’un ruisseau : bientôt cette fraîche idée se sèche et peut-être qu’il se fut ainsi calciné au milieu d’un chemin sous le soleil vengeur qui dardait à plomb sur lui, si son ange gardien qui devait être pourtant bien fâché, n’eût arrosé son joli visage d’un déluge de larmes qui vinrent du cœur ; car ce cœur crevait. On a beau faire et beau dire, on ne peut porter à la fois une mauvaise action, la solitude et la soif. Il y avait dans ce petit garçon, la désolation profonde qui se trouve au fond de tous les coups de tête où porte l’ingratitude. Il s’arrête, ébloui, se lavant avec ses larmes de la poussière incrustée dans ses joues ; ce bain naturel en dégonflant sa poitrine, détend un moment la peau rose et tendre de sa figure déjà moins hardie. Il s’avoue même pour la première fois que sa mère ne lui faisait pas le moindre mal quand elle disait qu’elle le fouettait ; que c’était vraiment l’ombre du fouet. Il se l’avoue, car enfin, sa tante était très-loin… sa position était déplorable, la porte de l’école ne trouble plus son jugement. Il est donc là sous l’œil de Dieu et devant sa conscience : la vérité étincelle nue au soleil ; il soupire : — ah !

Je crois que vous ne serez pas fâché de le laisser là un moment tout seul, d’autant plus qu’à force de marcher il arrive à la fin près d’un moulin qui tourne dans une écluse. Ce bruit limpide et les flots d’écume qui jaillissent sous un petit pont jusqu’à sa personne penchée en avant, lui rendent la vie, la force et l’étrange imprudence que nous ne saurons que trop tôt, avec ses suites méritées.


L’ABREUVOIR.

Le commissionnaire de confiance envoyé à la recherche d’Oscar tenait toujours à la main son signalement, mais d’une manière plus commode. Il était monté de bon accord sur l’énorme charrette d’un roulier obligeant, et du haut de cette haute position de surveillance il criait loyalement aux rares piétons qui traversaient l’heure la plus chaude du jour. — Avez-vous vu un enfant ? un petit gamin sans chapeau ? huit ans, fluet, rose, bien mis ; une montre d’étain en sautoir, une pièce de dix sous toute neuve et des billes dans sa poche ? »

On lui répondait : Non ! sans faire de longs discours : car on cuisait de soleil.

C’était la voiture que le petit déserteur avait aperçue au loin, elle passa juste devant le chemin en fourche où Oscar se trouvait caché et perdu dans les haies de sureau, ou d’églantiers ; je ne sais lequel.

Ce ne fut donc qu’a la Fileuse, où l’enfant avait fait un si mauvais repas, que cet honnête chercheur d’écoliers obtint quelques renseignements, au moyen du portrait écrit qu’il relut trois fois à cette espèce de femme sauvage qui avait déjà perdu la mémoire. La pièce de dix sous l’éveilla seule ; car elle la touchait souvent au fond de sa poche, neuve et brillante comme elle était, cette petite monnaie blanche ! le génie de l’idiot est au milieu d’une pièce d’or ou d’argent.

Elle donna donc ses instructions ; en refoulant dans sa poche le prix de sa pâtisserie et le pauvre coureur, disant à regret adieu au routier et à la charrette, se remit sur les traces d’Oscar.

Nous l’avons laissé dans une position si calme que ce serait doux de l’y retrouver, n’est-ce pas ? Moi j’y ressentirais un plaisir infini, car le bruit de l’eau durant la grande chaleur me semble un des plus grands bienfaits de Dieu.

Il paraît qu’une chose plaisait mieux encore à Oscar, et qu’après l’école buissonnière, un cheval était ce qui pouvait le plus exalter sa tête déjà très-montée par l’ardeur du grand soleil.

Il paraît encore qu’après s’être saturé de fraîcheur, ne fût-ce que dans le creux de sa main (on tire parti de tout dans le désespoir), Oscar fut tout à coup frappé de la présence d’un cheval qu’il n’avait pas vu d’abord. Ce cheval, les naseaux ouverts, humait comme Oscar l’humidité délicieuse de l’écluse, et savourait, sans maître, sans harnais, sans rien, le charme d’une promenade en toute liberté, qui sentait d’une lieue l’école buissonnière. La ressemblance de leurs situations établit tout à coup une sympathie si puissante entre eux, du côté du petit fuyard au moins, qu’il grimpa plein d’audace et de bonheur sur ce grand camarade qui se laissa faire avec une indulgence tranquille. Tout ce qui est vraiment fort protège la faiblesse.

Toutefois quand il sentit sur son dos cet extrait de cavalier, qui s’agitait en tous sens pour l’exciter à courir un peu, à jouer amicalement pourvu qu’il lui donnât force de coups de pieds, de coups de poing dans les flancs, sur la tête et partout, le géant d’écurie frissonna d’indignation ou d’amour pour la promenade, et prit ses bottes de sept lieues. Il se mit à courir travers champs, faisant des gambades et des manières d’éclats de rire qui épouvantèrent singulièrement l’écuyer de huit ans. Pour comble d’alarme, en gagnant du pays, et chevauchant avec la vitesse du vent, une large rivière parut ouvrir ses bras devant l’immense soif du cheval, qui, se souciant très-peu si Oscar avait peur de l’eau, courut tout droit s’y plonger jusqu’au poitrail, Oscar poussa des cris affreux, se retenant de toute sa peur aux crins du cheval altéré, criant alors, de ce cri né dans le cœur de tous les enfants, même des enfants ingrats comme Oscar : — Ma mère ! ah ! ma mère ! Le cheval ne bougea pas plus que celui d’Henri IV sur le Pont-Neuf. Il prenait son bain, il était bien : tant pis pour Oscar ! que devait-il à Oscar ? ces cris lamentables : — Ma mère ! ah ! ma mère ! ne laissèrent point d’abord parvenir jusqu’aux oreilles bourdonnantes du petit garçon pantelant ces cris plus rudes et plus affreux : Au voleur ! arrêtez le voleur ! arrêtez le cheval ! arrêtez le voleur !

Jugez comme la solitude des champs fut désagréablement troublée par ce tumulte déshonorant pour Oscar ! combien le ciel avec tous ses yeux ouverts dut regarder tristement cette scène ! Des paysans, qui ne badinent pas sur les droits de la propriété, accouraient de toutes leurs jambes, armés de fourches et les yeux en fureur, prêts à déchirer peut-être ce frêle larron. Il y avait sérieusement de quoi frémir ! Oscar les entendit tout à coup si près de lui que l’insensé fut comme poussé à se précipiter dans l’eau, pour éviter le châtiment qui se préparait terrible.

Mais l’ange gardien, oh ! comme j’y crois à l’ange gardien ! il me semble le voir détourner lui-même le cheval de cette rivière qui allait être un tombeau d’enfant !

Il eut pitié de sa mère absente ; le cheval légèrement frappé par une main invisible, rafraîchi d’une station salutaire à l’abreuvoir, se remit gaiement à trotter vers un petit village, emportant Oscar presque évanoui, mais sauvé de la rivière.

Au bord de ce village, l’enfant glissa du cheval moins fougueux. Ranimé par la terreur, environné de toutes parts d’ennemis prêts à fondre sur lui, il s’élança les bras ouverts dans l’église du hameau, qui le reçut haletant, plein de fatigue, de remords et d’espérance ! Car tout petit qu’il était, il sentit qu’il y a une protection puissante aux genoux de la Vierge, qui tient son enfant entre ses bras ; elle rappelait à Oscar sa mère, et semblait lui dire du haut de l’autel où il tremblait : — Reste avec nous.

— Huit ans, fluet, rose, une montre d’étain en sautoir, etc., criait alors, à la porte du village, l’homme qui gagnait si laborieusement sa journée. Il fut entouré, écouté par tous les paysans qui sortaient des chaumières, tandis que le maître du cheval se calmait un peu en remontant, comme on dit, sur sa bête. Cela fit un spectacle pour le hameau. L’asile où Oscar avait porté sa honte fut franchi : on le trouva blotti dans le chœur, la tête cachée entre les pieds de la Vierge, où il eût voulu rester toujours ! personne, en le voyant se retourner si pâle, si rendu d’épuisement, le visage baigné de larmes, les plus amères de la vie d’Oscar, personne, pas même son poursuivant bleu de chaleur, pas même le propriétaire monté sur son cheval à la porte de l’église, n’eut le courage d’insulter à un coupable si malheureux ! On respecta d’ailleurs l’abri inviolable qu’il avait choisi par une inspiration divine ; on découvrit sa tête devant l’autel, on prit de l’eau bénite et l’on fit sortir en silence Oscar qui se laissa conduire en toute humilité devant la foule rassemblée pour le voir passer. Les vieillards dirent :

— À tout péché miséricorde. »

Les femmes, en voyant ce pâle déserteur, la tête courbée sous l’humiliation, les femmes pressèrent leurs enfants contre elles, et sentirent leurs yeux humides. Les enfants, toujours bons quand ils regardent ces yeux de femme brillants de pitié, dirent à plusieurs : Mères, il faut lui bailler du lait. »

Il en but à pleine mesure et jusqu’au cœur, tandis que son guide reprenait sa force par quelques verres de vin, pour lesquels, il faut le dire, Oscar offrit ses cinq sous avec tant d’instance, que tout le monde dit : — Il a bon cœur » et que l’homme, désarmé par cette action, prit sa main, sans rudesse, sans rancœur, saluant à droite, à gauche les habitants, qui leur donnèrent un pas de conduite dans les champs, en criant : Dieu vous garde ! et d’autres compliments qui se gravèrent pour toujours dans le cœur gonflé d’Oscar.


III.

LES BILLES PERDUES.

Une solitude affreuse régnait dans la maison paternelle quand il y rentra. Il semblait que tout fût mort. La nuit tombait les meubles étaient sombres et reprochants. Le père d’Oscar courait à la recherche de son fils depuis le matin. Sa mère, la douleur dans l’ame, était également sortie pour découvrir son cruel enfant !…

La rue était large, dépeuplée, ironique. Elle semblait dire avec une mine glaciale : — Rentrez, monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer !

L’épicier, les bras croisés, sur sa porte, inspectant, à la fin du jour, tous les scandales à la portée de son investigation, railleur comme la rue que reconnaissait à peine le paria volontaire, l’épicier ôta sa casquette avec la dérision écrasante de cette apostrophe :

— Ah ! mon estimable voisin, enchanté de vous revoir. Si vous avez besoin d’excellentes figues, de raisins de caisse pour vous remettre de vos voyages, dites à votre père que j’en vends. Il doit être bien content de vous, il vous en achètera.

Les jambes d’Oscar rentraient sous lui.

La vieille Léonore, qui tricotait à la lampe dans l’arrière-boutique, fut prise d’un grand saisissement à la vue du petit garçon. — Croyez moi, dit-elle en préparant un bon souper à son guide harassé de fatigue, croyez-moi, Oscar, montez dans votre chambre et couchez-vous. Ce soir, votre père sera encore bien fâché, votre mère n’osera vous pardonner devant lui. Venez avec moi ; ce souper que je vous porte, vous le mangerez en vous couchant, et qui vivra verra ! Oscar monta sans proférer une parole.

Son pain fut très-amer ce soir-là, ainsi que tout ce que la vieille Éléonore avait monté pour manger.

Au milieu de sa mélancolie, à demi-déshabillé sur son lit, où l’on voyait à peine clair par une petite fenêtre, et par un reflet de la lune, abîmé dans mille pensers de crainte pour demain ! d’espoir dans la clémence de sa mère, de son père offensé, et de son Dieu fléchi, une fraîche idée se glissa dans la mémoire d’Oscar : Ses billes ! tout l’avenir s’arrangea devant ses yeux. L’argent était dévoré, le chapeau disparu dans le naufrage, mais ses billes ! si polies, si bien veinées, si transparentes qu’on pouvait regarder le soleil et la chandelle au travers. — Oh mes billes comptons mes billes ! et il s’assit avec un soupir plein d’aise et de dilatation.

Tout le monde savait, avant ce jour affreux, que les heures innocentes d’Oscar n’avaient pas de plus doux loisirs que l’examen de ces jolis marbres ronds ; que c’était sa fortune, ses rentes ; qu’il les comptait cent fois par jour ; en mangeant, ce qui le faisait gronder ; à l’école, sous son livre, ce qui le faisait mettre en pénitence, enfin partout, et comme vous voyez jusqu’au fond de ses remords.

Jugez comme il fut triste quand il n’en retrouva plus que deux, après avoir parcouru avec effroi tous les coins de sa poche, d’une immense poche, qui pouvait passer pour un sac, et qu’Éléonore avait la bonté de recoudre souvent, car c’était un entrepôt qui suivait Oscar dans toutes les démarches de sa vie. Malheureusement dans cette dernière aussi ! il est à présumer que les secousses du cheval errant avaient fait sortir ces petites richesses roulantes… Oscar se renversa sur son oreiller, qu’il inonda de ses larmes et s’endormit désenchanté de ce monde, où les fautes s’expient par de si grandes souffrances. Il avait dit : Tout est fini pour moi ! et il était entré dans un profond sommeil.

Ce fut ainsi que le trouva sa mère, quand elle monta, non pour punir un crime qu’elle n’avait jamais prévu, qui ne faisait point partie de ceux enfermés dans son code pénal de mère et qu’elle remettait à Dieu mais quand elle ne put résister enfin à venir s’assurer si c’était bien lui ! bien son enfant perdu tout un jour… C’était lui ! mais qu’il était changé ! comme sa mère le reconnut avec tristesse, lorsqu’après avoir approché bien doucement, bien doucement une lumière auprès de son lit, elle le vit humecté de larmes, barbouillé de la poussière des voyages, et les cheveux mêlés comme s’il se fût battu avec cent chats !

Le cœur de cette mère ne put résister. Elle pleura comme il avait pleuré, avec plus de douceur toutefois, car elle retrouvait son cher enfant ! Aussi laissa-t-elle tomber, avant de sortir, le baiser du pardon sur le front souillé d’Oscar. Elle retourna près de son mari, qui se promenait en long et en large dans le magasin, songeant d’un air soucieux au châtiment que méritait son fils.

Elle parla tant, tant ! sa voix était si bonne, si suppliante, si craintive qu’elle entra dans la colère de l’homme grave et blessé. Il répondit :

— Couchez-vous ; car vous me rendez aussi faible que vous-même !

Elle bénit Dieu ! et se coucha délassée.


IV.

ÉCOLE ET PARDON.

Le lendemain, Éléonore conduisit Oscar à l’école, avant que personne fut levé chez son père. Un déjeuner d’enfant prodigue, préparé par sa mère qui ne se montra pas encore, avait réparé ses forces et rendu un peu de teint à ses joues bien lavées. Excepté la perte des billes dont il était si fier autrefois, si ruiné aujourd’hui, tout semblait à peu près remis en place dans son existence, où il avait repris son banc, son livre et tous ses bruyants camarades.

Quand l’école fut complète, le maître ayant saisi au vol un moment de profond silence, se leva et dit : — Messieurs, il y a parmi vous un enfant qu’il est de mon devoir de vous signaler comme pouvant donner un funeste exemple à ma classe, un buissonnier ! qui n’a pas craint de plonger sa mère dans les angoisses de l’inquiétude, sa mère, sa bonne mère qui l’a nourri de son lait, qui l’habille, qui lui paie des maîtres ! cet enfant ingrat a déserté hier sa maison !

Sou nom est inutile à prononcer ! une rougeur coupable fait éclater sa condamnation dans ses traits, qu’il s’efforce en vain de cacher sous son livre ! Puisse, messieurs, cette rougeur provenir d’une bonne honte qui enchaînera dans notre sein l’enfant qui a mérité tout un jour le titre anti-social de déserteur !!!

Oh ! quel murmure suivit cette dénonciation publique ! Oscar crut tourner dans un tourbillon de feu, quand il sentit trente-six yeux d’écoliers attachés sur lui seul, comme sur un centre de blâme et de curiosité, car il n’y avait pas à hésiter, c’était lui !

Les innocents de ce jour-là s’étalent regardés fièrement entre eux, ayant l’air de se dire :

— Voyez ! les déserteurs portent-ils la tête comme cela ! » et la tête d’Oscar tombait comme une feuille morte sur sa poitrine ! Aussi les murmures, d’abord décents et étouffés, devinrent tellement tumulte que le maître eut besoin d’une vigueur peu commune pour rétablir à la fin le silence, d’où s’échappait encore, comme les dernières fusées d’un feu d’artifice, ce mot qui ne tombait que sur le banc vide d’Oscar. — Déserteur ! déserteur ! et la classe entière lui tourna le dos.

Ce procédé n’est pas d’une haute charité, c’est vrai : mais telles sont les mœurs de l’école, du monde entier. Oscar eut bien du mal à détacher de lui ce vilain nom qui s’y était collé par sa faute.

Son père, quand il rentra, vit qu’il en était si courbé qu’à peine il pouvait s’avancer vers lui. Suivant sa promesse de la veille, il lui tendit la main généreusement. — Oscar ! je te pardonne, tu as souffert. » Et il vit, lui, que sa mère pleurait en faisant semblant de regarder par la fenêtre.

Pauvre Oscar ! il se trouva, sans savoir comment, dans ses bras, dont l’étreinte lui réchauffa le sang autour du cœur ! il s’y plongea comme dans son champ d’asile. Il y oublia tout ! et les grandes routes, et les écoles impitoyables.

Elle fit des épargnes pour lui rendre vingt billes.

Il fit le serment de ne la déserter jamais.