Le Livre des mères et des enfants/I/L’emprunteur

L’EMPRUNTEUR.

Je voudrais, dans l’amour que je leur porte, guérir tous les enfants du désir d’emprunter. Cette manie de s’approprier pour un temps le bien d’autrui s’étend quelquefois sur la vie entière et la remplit de trouble, d’embarras et de honte. Henri, du moins, en est corrigé, et j’en suis très-contente pour Henri.

Tout ce qu’il voyait aux autres le tentait, ce pauvre Henri. Il s’en faisait bientôt un besoin réel et ne pouvant acheter les objets de son ardente fantaisie, n’osant dire franchement : « Donne-le-moi, » ce qui eut été du moins plus loyal, il prenait un détour pour s’initier dans la possession du bien des autres, et disait : « Veux-tu me le prêter ? » On le lui prêtait ; mais il en résultait bien des désagréments, car Henri ne rendait pas vite. Il était oublieux d’une part, de l’autre peu soigneux ; et, lorsqu’après bien des réclamations, des reproches, qui altèrent l’amitié des enfants comme des hommes, il restituait enfin ce dont il avait usé en vrai propriétaire dissipateur, ce qu’il rendait était affreux ; souillé, taché, en lambeaux.

Cette conduite lui fondait une réputation détestable. Un jour il entendit dire de lui :

— Ne lui prête que ce que tu veux perdre.

— C’est ce que je fais, répondit un autre enfant fort sage je ne prête jamais sans réflexion ; et ce que je prête alors, je dis en moi-même : « Je le donne pour toujours. » J’évite ainsi l’impatience d’attendre, et le chagrin de me brouiller ; car l’emprunteur se fâche souvent de ce qu’il appelle votre importunité, et se sauve avec cette excuse un peu aigre : « On te le rendra ! »

Henri fit la moitié d’un retour sur lui-même ; mais sa conscience resta en chemin et se rendormit sur cette mortification. « On ne me l’a pas dit en face ! » pensa-t-il, avec la mauvaise foi de la paresse, qui emprunte aussi de mauvaises raisons à l’orgueil.

Il oublia donc qu’il retenait depuis un mois le sabre en fer blanc et le bonnet de hussard d’Alphonse, avec lesquels il avait tant fait la guerre dans sa chambre et dans les rues, que le bonnet ne ressemblait plus qu’à une vieille boîte à poudre, et que le sabre n’eût pas coupé un fil, tant il était tordu, rouillé, méprisable.

Une compagnie nombreuse était réunie à dîner chez la mère de Henri. Paisible comme l’innocence, il mangeait bien, riait de voir rire ceux qui n’avaient aucun reproche à se faire, et se croyait à cent lieues d’un affront.

Tout à coup on sonne ; on parle dans le vestibule ; tout bas d’abord, puis tout haut et vivement.

— Qu’est-ce donc ? dit la mère de Henri.

— C’est M. Henri qu’on demande, madame.

— Faites entrer. Comment donc ? Henri n’a pas de secrets pour nous.

Et la gouvernante d’Alphonse est introduite.

Henri crut que la table et sa chaise et lui s’enfonçaient dans la terre. Ses yeux hagards s’attachèrent sur cette femme, et il eût alors donné de son sang pour n’avoir jamais emprunté rien en sa vie. Vœu tardif et poignant !

— Que voulez-vous, ma bonne ? dit poliment la mère de Henri ; pensant peut-être qu’on venait inviter son fils à quelque réunion d’ombres chinoises, dont il s’occupait avec talent.

— Madame, répondit avec respect et fermeté la gouvernante, je viens chercher le sabre et le bonnet de hussard de mon jeune maître. M. Henri l’a emprunté depuis un mois ; il est impossible de se le faire rendre ; j’ai pensé que madame voudrait bien l’ordonner à son fils.

Tous les convives se regardèrent entre eux avec un étonnement qui serra le cœur de la tendre mère. Quel coup pour elle ! je vous le demande ? quelle tristesse de voir le front rouge et brûlant de Henri prêt d’éclater sous les regrets de feu qui couraient dans sa tête. Oh ! que sa mère était à plaindre ! Elle le contempla dans sa honte, qui faisait la sienne ; je ne peux pas vous dire avec quel mélange d’amour et d’amertume et de reproche silencieux. Jugez-en, quand vous saurez que tous les convives en eurent les larmes aux yeux et cessèrent de manger.

Cependant elle, courageuse, ordonna d’une voix calme à son fils d’aller chercher les objets réclamés, ne prévoyant que trop la nouvelle humiliation qui l’attendait.

Henri, la tête penchée sur l’estomac, traversa en chancelant la foule des témoins et revint chargé de l’emprunt où personne ne reconnut un sabre, ni un bonnet de hussard. C’était laid, c’était humiliant pour la mère.

Elle les prit des mains de son coupable enfant, et lui dit avec une tendre sévérité :

« — Vous vous êtes trompé, Henri, ceci n’est pas ce qu’on réclame. » Et elle jeta cette horreur dans un grand feu.

Puis ouvrant une armoire où elle aimait à renfermer les douces surprises de Henri, elle en retira le plus beau shako de hussard qu’on ait jamais vu au monde, un sabre superbe, non en fer-blanc, mais d’acier bien trempé, élégamment soutenu par un ceinturon de maroquin rouge brodé d’or, enrichi d’agrafes a têtes de lions dorées.

— Voilà, dit-elle, ce que j’avais destiné aux étrennes de Henri, connaissant tout son penchant pour les parures militaires. Dites à son ami Alphonse avec quel plaisir et quel empressement il le lui envoie, heureux de restituer ce qu’il a si indignement détruit.


Henri n’emprunta plus rien. Sa mère lui fit comprendre : que l’emprunteur de profession n’est qu’un voleur prudent.