Le Livre des ballades/Vide ton verre & baise ta maîtresse


Ballade de la vraie Sagesse

Mon bon ami, poëte aux longs cheveux,
Joueur de flûte à l’humeur vagabonde,
Pour l’an qui vient je l’adreſſe mes vœux.
Enivre-toi, dans une paix profonde.
Du vin ſanglant & de la beauté blonde.
Comme à Noël, pour faire réveillon
Prés du foyer en flamme, où le grillon
Chante à mi-voix pour charmer ta pareſſe,
Toi, vieux Gaulois & fils du bon Villon,
Vide ton verre & baiſe ta maitreſſe.

Chante, rimeur, ta Jeanne & ſes grands yeux
Et cette lèvre où le ſourire abonde ;
Et que tes vers à nos derniers neveux,
Sous la toiſon dont l’or ſacré l’inonde,
La faſſent voir plus belle que Joconde.
Les Amours nus, preſſés en bataillon,
Ont des roſiers broyé le vermillon

Sur le beau ſein de cette enchantereſſe.
Ivre déjà de voir ſon cotillon,
Vide ton verre & baiſe ta maîtreſſe.

Une bacchante, aux bras fins & nerveux,
Sur les coteaux de la chaude Gironde,
Avec ſes ſœurs, dans l’ardeur de ſes jeux,
Preſſa les flancs de ſa grappe féconde
D’où ce vin clair a coulé comme une onde,
Si le déſir, aux yeux d’émerillon,
T’enfonce au cœur ſon divin aiguillon,
Profites-en ; l’Ame, diſait la Grèce,
A pour nous fuir l’aile d’un papillon ;
Vide ton verre & baiſe ta maîtreſſe.


ENVOI.


Ma muſe, ami, garde le pavillon.
S’il eſt de pourpre, elle aime ſon haillon,
Et me répète à travers ſon ivreſſe,
En ſecouant ſon léger carillon :
Vide ton verre & baiſe ta maîtreſſe.


Théodore de Banville.