Hachette (p. 158-172).


CHAPITRE VIII


Mon amour de la foule. — Déjeuners dominicaux. — Désirs d’enfant. — Le corset et les liqueurs. — La silhouette. — L’embonpoint des sylphides. — De l’église russe à la chapelle espagnole. — Lucide mélancolie. — La promesse du Bosphore.



Le luxe amical et prodigue dans lequel, petite fille, je voyais mes parents et leur entourage se mouvoir développait rapidement chez moi, par l’observation et par de subites tristesses, le goût de la méditation, des groupements familiers, des repas pris dans l’intimité. Non pas que devaient m’abandonner le plaisir et la vigueur que me communiquèrent toujours les foules. J’ai aimé et j’aime l’agora. L’affluence humaine a pour moi un seul visage, un seul cœur, qu’il s’agit d’atteindre, de forcer, de convaincre. Attraction de la multitude, circulation sanguine étendue et unifiée, débats et triomphes sur le forum, moi, si souvent l’amie du silence, de la torpeur rêveuse et de la mort, je ne cesserai de vous louer et de me complaire à vos fêtes tumultueuses et fécondes ! Aussi, ai-je souvent pu rassurer des amis qui s’excusaient du nombre de leurs convives, dont ils craignaient que je ne fusse importunée, par ce sincère aveu : « Je n’aime pas jouer devant des banquettes vides. »

Probablement, dans mon enfance, étais-je incommodée, en ces dimanches cérémonieux que je viens de décrire, par la hâte qui nous précipitait hors de l’église russe dans le salon et la salle à manger où éclatait la joie bruyante de nos hôtes : vieux écoliers à l’heure de la récréation et qui subodoraient la fin du jeûne. Épanchements émouvants, mais non sans niaiseries, de collègues qui échangeaient des poignées de main heureuses et se félicitaient mutuellement de se rencontrer. J’étais stupéfaite du rire aux nombreux échos suscité par des conversations dont je ne discernais ni le divertissement ni le droit à l’hilarité. Confuse de l’intérêt que j’inspirais à quelques-uns de ces ogres dont la main distraite s’abattait sur la mienne, l’engloutissait et la tenait captive, je souhaitais être invisible. Parfois, imbue de la certitude que ma personne ténue, au bout d’une table si grande, disparaissait, je me repliais sur les mets qui, pendant près de deux heures, circulaient, et je me gorgeais imprudemment d’aliments dont me plaisaient l’aspect, l’arôme et la saveur.

Non seulement l’enfant aime manger et la succulence inspire ses facultés imaginatives, mais tout ce qui le séduit dans la vie, par tous les sens, il le voudrait porter à ses lèvres et l’absorber. Quel enfant n’a souhaité boire l’eau de pluie, déguster la neige, mordre les bourgeons où repose, âcre, entassé, chiffonné, l’avenir de la rose, broyer la châtaigne incomestible, lutter contre l’écorce qui enferme d’étroits univers, la meurtrir et la vaincre ? Ce désir de happer, cette jouissance gustative, la sournoise satisfaction de dissimuler en soi ce que l’on convoite et de s’en rendre propriétaire est certainement la formule de tout désir.

Néanmoins, ce sont bien des souvenirs sans joie que m’ont laissés les réunions insouciantes et gloutonnes du dimanche, où, vers la fin du repas, le teint délicat de ma mère se colorait de vif carmin, comme si l’évaporation des bordeaux et des bourgognes avait embué son beau visage et fait d’elle, par traîtrise, une bacchante novice et décente. Assemblées dont je ne concevais pas la nécessité, mais intéressantes, si j’y songe, où des hommes aux joues pourprées, aux cheveux drus, aux corps alourdis mais résistants, ou bien secs et onduleux, révélaient tous l’énergie physique d’une époque à la fois laborieuse et futile.

Les hommes, attachés à leurs charges ; les femmes, à leurs devoirs de maîtresse de maison, qui comportaient des allures de coquettes provocantes, plus souvent chastes, ne cédaient pas à la mélancolie, au ménagement de soi, au souci de leur préservation. Époque où brillait, chez tous ces gens affairés, galants, voraces et repus, les vertus incorporelles.

Hommes et femmes auraient pu réclamer, en faveur de leur brillant courage, le témoignage de tortures et de délices également ennemies de la nature : le corset et les liqueurs. Mon enfance s’écoula dans un paysage humain où les gorges et les croupes féminines, livrées à la pression du corset, que ces innocentes croyaient apte à résorber ce qu’il ne faisait que répartir curieusement, n’entravaient ni les élans, ni les gestes intrépides, ni la candide sécurité de l’âme dans l’amour.

J’ai vu des corps féminins débordant de proéminences se hisser légèrement, et dès l’heure matinale, sur le marchepied des breaks, s’installer, l’ombrelle à la main, sur d’étroites banquettes, heureux d’entreprendre, dans un bruit de grelots dont résonnaient le postillon et les chevaux harnachés, l’ascension de quelque colline abrupte recélant un monastère au parfum de plâtre et d’abandon. Là, on vénérait le chapeau de saint François de Sales, le prie-Dieu de sainte Chantal. Je les ai vues, ces femmes espiègles et rebondies, enfourcher des ânes, choisis robustes, et s’amuser des ruades provoquant un nuage de poussière. Je les ai surprises à l’aurore, se baignant dans le lac angélique et transparent, hymne d’azur qu’elles dérangeaient et brouillaient en s’y élançant sous le pudique costume de bain, bleu marine, orné d’une ancre brodée en fil blanc. J’ai vu, le soir, ces déesses volumineuses, sanglées dans le satin, les cheveux ceints d’une couronne de lierre ou de jasmins, chanter, aussitôt après le repas copieux, des mélodies accortes ou voluptueuses de Verdi, de Gounod, de Saint-Saëns. Amenée par surprise, grâce à nos bonnes, que la musique séduisait, jusqu’à la porte vitrée du hall où, sur une mousse veloutée, s’élevaient des palmiers sur qui serpentaient de précieuses orchidées, je vis ces sylphides énormes danser au son des valses de Strauss. Elles tourbillonnaient avec la finesse de la neige silencieuse, leurs appas incrustés dans l’habit noir d’un danseur fringant et musclé, au rythme du Beau Danube Bleu. Je les voyais enjouées aussi, et sentimentales, sous le regard triomphateur de leurs cavaliers, qui, vigoureux et de cœur militaire, chevauchaient la vie, ses plaisirs, ses obstacles, comme une monture capricieuse que la bravoure de ces hommes entraînés était toujours prête à dompter, ce qui leur donnait une tenue d’esprit, si l’on peut dire, équestre.

Les beautés célébrées dans mon enfance, pour qui délirait un Maupassant, se tuait d’une balle au cœur un gentilhomme cosaque, étaient des îles charnues, dont le visage, aux traits délicats, les mains dodues, pareilles à de blanches palombes, nous apparaîtraient aujourd’hui comme des bijoux victimes d’un maléfice qui les préserverait de toute concupiscence.

Mais aussi la nourriture, considérée en ce temps-là comme salutaire, honnête et valeureuse, les vins, les cigares, les alcools entretenaient chez les hommes, avec la hardiesse et l’élégant libertinage, un sentiment de l’honneur dans l’amour, qui faisait d’eux des amants courtois et sûrs, dévoués à leurs conquêtes féminines comme un officier l’est à son épée.

Il est curieux de songer que le mot « silhouette » est à peu près absent du vocabulaire de l’époque. Des membres déliés, un visage gracile étonnaient et déconcertaient. La ravissante Mlle Van Zandt, cantatrice nordique qu’accompagnait sa robuste mère et que je connus au bord du lac quand j’avais cinq ans, était, par son charme fragile, le sujet de toutes les conversations. On l’aimait poétiquement, on la plaignit avec une particulière ardeur lorsqu’elle dut interrompre définitivement ses représentations à l’Opéra-Comique, où, un soir, elle apparut chancelante dans Lakmé, ayant absorbé, comme à son ordinaire, d’incalculables coupes de champagne, qui, cette fois-là, eurent raison de sa résistance diaphane et dorée.

L’embonpoint des femmes, glorifié par l’adoration de leurs amants, n’éveillait les propos satiriques que si le corps épanoui s’était désigné à l’attention par quelque singularité de l’esprit. C’est ainsi que j’entendis de légers sarcasmes dirigés vers les formes excessives de deux personnes dont les torts n’étaient point dans leur aspect, mais consistaient à n’avoir pas craint d’afficher des opinions voyantes : l’une dans la violence, l’autre dans la vertu rehaussée de solennité ecclésiastique. En effet, Mlle Marianne Swistinoff, aimable Russe révolutionnaire, se réclamait du nihilisme, et la chanoinesse de Faudoas, vieille fille infatuée de son ascendance nobiliaire, avait obtenu, par des intrigues romaines, le titre religieux qui l’autorisait à porter en tout temps, sur ses vêtements, une large croix en diamants, qui soulevait, par son étrangeté dans les réunions mondaines, une réprobation unanime.

Nos déjeuners du dimanche étaient, je l’ai dit, précédés d’une station à l’église russe ; la fumée des encensoirs y était dense et comme épicée ; elle me touchait moins que celle que je respirais les jours de la semaine à la chapelle mi-espagnole et mi-anglaise de l’avenue Hoche, étroite église sévère où nos bonnes et nos gouvernantes catholiques retrouvaient leurs collègues et parlaient à voix basse, mais d’abondance, au-dessus de la tête de leurs élèves hébétées. La chapelle, alvéole religieux essaimé des villes saintes d’Avila et de Tolède, plus encore que de la plaintive Irlande, avait pour règle la pauvreté. On y voyait circuler de sombres prêtres tonsurés et rasés dans un ton bleu indigo et qui portaient sur d’énergiques et pâles visages, aux yeux d’ardents picadors, les traces de la mortification.

C’est entre les murs de la chapelle ascétique que je connus la crèche de Noël, exposée en décembre et janvier. Petite scène ingénieuse, où étaient représentés, avec un mécanisme de jouet, le défilé des rois mages, le salut du bœuf et de l’âne, la palpitation de l’étoile, qu’un carillon mélancolique enveloppait d’une poésie captivante et triste. Au contraire, sous les dômes dorés de l’église orthodoxe, ayant pour chef le tsar, régnait le protocole des cours. Seul l’ambassadeur de Russie (et parfois quelque grand-duc de passage) avait devant lui une légère chaise dorée sur laquelle il s’appuyait élégamment de la main, sans jamais s’y asseoir, tant par respect pour le service religieux, les icones pathétiques et illuminées, que par une bienséante courtoisie à l’égard de femmes et d’enfants constamment debout. Grâce aux chants séraphiques que des voix d’adolescents faisaient retentir sous l’œil menaçant d’un maître de chapelle, je supportais la fatigue d’un équilibre épuisant et j’eus le loisir de rêver, d’espérer, de désirer, à l’église russe. En ce salon de Dieu, parfumé de résine et de bergamote, toute petite fille, je fis gravement, avec réflexion et ferveur, une prière pour que Dieu m’accordât, un jour, de posséder un enfant né de moi seule ! D’où pouvait venir, chez une créature si tendre et qui, par tous les charmes de l’univers, pressentait l’amour, cet ingénu et obsédant souhait ? J’aimais les poupées, je prêtais à leur immobilité l’animation de ma propre existence ; je n’eusse pas dormi sous la chaleur d’une couverture sans qu’elles aussi fussent enveloppées de laine et de duvet. Je connaissais des moments de bonheur sans défaut dans le silence de cette unité. Je rêvais de goûter vraiment la pure solitude dédoublée. Il me semblait aussi que les hommes, dont ma mère, je l’ai raconté, me faisait gaîment l’offre matrimoniale, éveillaient le trouble et le désordre dans mon esprit. Je crus donc que j’assurais mon bonheur en implorant cet enfant identique à moi, sans intrusion d’autrui et sans mélange.

Plus tard, bien plus tard, observant la désharmonie que présentent les couples humains et découvrant en leur descendance le désarroi causé par la transmission des dons et des imperfections, j’ai pu dire que la plupart des enfants me semblaient être un divorce vivant. Ce besoin de persister intacte, d’être deux fois moi-même, je l’éprouvais avec avidité dans ma petite enfance. Ah ! que j’ai souhaité, dans les instants tragiques où ma douceur rêveuse était le jouet des injurieuses bonnes, avoir à mes côtés une autre petite Anna qui jetterait ses bras autour de mon cou, qui me consolerait, me comprendrait, soutiendrait le cœur et l’orgueil si fréquemment blessé et abaissé des petits êtres ! Cette pauvre enfant compatissante, toute pareille à ce que j’étais, dont j’ai tant appelé la compagnie, s’est en effet, un jour, révélée à moi. Au cours de la vie, je la rencontrai en mon cœur et je la retins fortement ; elle me secourut, non sous la forme de la consolation que j’avais espérée, mais sous celle du courage, le seul bien que le sort puisse déposer dans un des plateaux de sa prodigue mais inique balance.

La mort de mon père, en me séparant de cette vie de réceptions et de faste où une sorte de philosophie heureuse s’apparentait, d’une manière noble, aux orchestrations et aux quadrilles étourdissants d’Offenbach, me laissait languissante, et j’eus une peine extrême à continuer d’exister. Je vivais dans une mélancolie que ma mère approuvait d’un regard profond et tendre et pour laquelle m’estimaient nos amis, veillant à la réparation de la déchirure familiale. L’amour, comme la dignité, avait été offensé en moi par la mort de mon père. Aux Champs-Élysées, où l’on nous menait dans l’espérance de « grand air » et dont je ne sus jamais goûter les petits théâtres de Guignol, la voiture aux chèvres, les boutiques bariolées par leurs bâtons de sucre d’orge vert et rouge, que surveillait des matrones délurées, — misérable copie du bonheur, — je cessai bientôt de vouloir me mêler aux autres enfants.

« Pourquoi êtes-vous habillée en noir ? » m’avait demandé, un jour, une petite fille robustement installée dans des vêtements clairs et gais. Le questionnaire des enfants adressé à d’autres enfants est toujours celui d’un soupçonneux investigateur, d’un sévère policier. Elle insistait. Je dus avouer que j’avais perdu mon père. « Moi, j’ai mon père et ma mère », répondit avec orgueil et confort la petite fille à qui rien ne manquait dans l’ordre social du cœur. Je vis bien que je lui apparaissais comme une créature appauvrie par son deuil, participant d’un foyer négligent et sans prudence, d’où on laissait s’évader ce que la demeure possède de plus humainement solide : le père. Le père, régime et gouvernement du foyer, obstacle à l’invasion, réponse au défi et garantie superbe contre les peurs chimériques ou le réel danger, constitué en ce temps-là par l’incendie et les chevaux emballés. Ma mère, soumise au hasard qui distribue dès la naissance les inquiétudes, ne fut pas hantée par l’incendie, mais elle ne cessa jamais de l’être par les chevaux emballés. Bien longtemps, dans ma vie, je fus entraînée par elle, à chacune de nos promenades à pied, dans les taillis bordant les routes, tant elle croyait qu’une voiture qu’elle apercevait au loin nous menaçait par son correct ou chétif coursier. Jeunes filles, nous ne montâmes jamais dans notre landau attelé des magnifiques chevaux Balthazar et Pluton, sans demander à Dieu de nous garder du péril dans lequel nous nous étions engagées.


Les mois passaient. Souffrante, je trouvais indiscernablement dans la douleur physique, subie avec courage, et comme biffée par l’esprit, une diversion à l’oppressante nostalgie que j’avais de la présence de mon père. Je n’oubliais pas que lui, le premier, me fit écrire ces narrations qu’il lisait à haute voix dans le salon d’Amphion, éveillant ainsi ma destinée. Ma mère s’était montrée aussi charmée que lui à la lecture de ces récits puérils, mais elle craignait pour moi la fatigue. Je dois confesser que la phrase coutumière : « Cette enfant est trop intelligente pour vivre… » qui, bien entendu, ne pouvait être prononcée par mes parents, mais qui était lancée distraitement par mes bonnes, m’emplissait d’une terreur que je n’hésitais pas à croire justifiée. Je dirigeais alors vers la fenêtre de ma chambre du chalet d’Amphion, qui offrait le spectacle du ciel et du jardin heureux, un regard tout empli du désir de ne leur point dire adieu.

Néanmoins, malgré la tristesse, le temps qui s’écoulait amenait ses diversions et ses projets. Par un enchaînement de souvenirs et de rêveries, ma mère, privée désormais de son compagnon inventif et dominateur, souhaita revoir son père, qui habitait un palais de marbre bleu à Arnaout-Keuï, sur le Bosphore, dans les environs de Constantinople. Le Bosphore ! — phosphore, phosphorescence… toutes ces syllabes lumineuses, soudain, m’éblouirent, m’envahirent, ne me laissèrent plus de repos. Désormais, je ne songeais qu’à ce départ vers le Bosphore. Je me préoccupais, sans me laisser distraire de mon plaisir par les dédains de ma sœur, enfant farouche et taciturne, des robes que l’on nous avait commandées pour notre séjour en Orient. Je les voyais étalées sur le sofa du petit salon de ma mère, qui les faisait approuver par nos amis et par nos tantes. Toilettes enfantines, noires mais luisantes et à reflets : en cora, mot ravissant qui, aujourd’hui, s’appelle pongé ; en surah merveilleux, devenu crêpe satin ; en popeline, en sicilienne, en ottoman enfin en alpaga, vision et vocable qui faisaient bondir mon cœur par ses étincellements de fil verni et léger. Aujourd’hui encore, l’alpaga évoque pour moi les délicieuses et pénibles chaleurs du plein été, ces journées où la créature, mêlée à l’atmosphère, ne redoutant plus ses rigueurs, se familiarise avec elle et, comme les plantes, fait avec elle de confiants échanges. Chapeaux nombreux aussi, en paille d’Italie ou en paille de riz, inclinés sur les yeux comme un auvent délicat, ou hardiment relevés sur le front par un panache de plumes pareil à ceux qui décoraient les coiffures des héros de l’an II.

Il est dans le destin de l’homme d’être soumis à toutes les variations brusques. Fils dédaigné de la nature, il est précipité du plaisir et de la quiétude dans la douleur, traîné cahotant sur la route, arraché à toutes ses racines, conduit jusqu’au bord de l’abîme, puis replacé tout à coup dans un éphémère et rassurant paradis. Nous avions souffert misérablement jusqu’à être désaccoutumées de nous-mêmes et, soudain, la promesse du Bosphore fit renaître chez moi l’instinct du printemps, de la poésie, le délectable désir de plaire.

À qui voulais-je plaire ? Au Bosphore. Il y a, chez les petites filles passionnées, deux formes songeuses de l’amour : l’une pour un être, et je l’avais éprouvée déjà douloureusement au contact du rapide et négligent baiser d’Alexis, le jeune batelier d’Amphion-la-Rive, ainsi que pour un petit M. de Lesseps, âgé de treize ans, qui suivait avec nous les cours de gymnastique du pittoresque Espagnol, M. Lopez, rue du Colisée. Je l’avais ressentie pour le consul britannique à Genève, ivrogne roide, énigmatique et respecté ; pour un condisciple de mon frère, au lycée Janson, dont je ne connaissais pourtant que le nom : Roger Després, syllabes délicieuses ; pour le très jeune comte Hoyos, rose autrichienne, entrevu à une première leçon d’équitation. Enfin, j’avais été séduite par l’image de Roland à Roncevaux que me présentait un beau livre reçu en cadeau le jour de l’An et que l’on me permettait de conserver le soir sous mon oreiller. L’autre amour qui m’envahissait s’adressait aux paysages, aux cités inconnues, à l’espace, à l’espérance, à l’aventure. J’avais aimé, de cette manière, le bateau à vapeur Le Rhône, qui faisait le service d’Évian à Genève et sur lequel j’avais été embarquée, un matin d’été, dans une odeur stimulante de goudron, d’huile, de soleil et de vent.

L’indicible plaisir que m’avait dispensé la robuste allure du bateau Le Rhône faisant jaillir à ses côtés une eau écumeuse, je le retrouvai, vague et puissant, dans la passion qui naissait en moi pour le Bosphore. Ah ! s’il n’y avait pas eu un seul petit garçon sur la terre, si la nouvelle m’avait été annoncée que le monde ne serait peuplé désormais que de petites filles, je n’eusse certes pas souhaité voir se lever le soleil du lendemain ; mes robes m’eussent inspiré l’indifférence, je n’aurais pas été heureuse à bord du Rhône, je n’eusse pas désiré le Bosphore ! Mais, laissant s’estomper dans mon cœur l’image des humaines amours enfantines, je souhaitais réellement séduire l’espace et plaire au Bosphore lui-même…