Hachette (p. 135-157).


CHAPITRE VII


Octobre au bord du lac Léman. — La mort de mon père. — Protocole funéraire. — M. Dessus et la consolation. — Quand nous ont quittés ceux que nous aimions… — M. Caro et les « Carolines ». — Diplomates à table. — Grandeur et misère des réceptions. — Vivre et mourir.



Un jour vient où le malheur entre dans la maison. Nous étions de très petits enfants, heureux à Amphion, en octobre. Ce mois de cristal est le plus beau qui soit au bord du lac Léman. L’été finissant traîne ses caresses ensoleillées sur les prairies encore en fleur et qui soupirent de satisfaction. Les rayons plus vifs du matin amollissent l’onde en sa profondeur jusqu’à tenir oppressée et immobile la vive et preste truite. Les oiseaux, pris de vertige, tournoient sans discernement, dans une confusion bleuâtre, se trompent d’élément, pénètrent les vagues, d’où ils rejaillissent, si bien qu’on croit voir une hirondelle qui nage ou une ablette ailée. En ces matins d’octobre, l’absence de baigneurs rendait à la navigation industrieuse les bateliers tous enrôlés, en été, dans le service des sources ou du port mouvementé d’Évian-les-Bains. Des voiliers chargés de graviers, larges barques aux ailes croisées et bien ouvertes, dessinaient sur l’horizon, divisé par la ligne des montagnes, d’un bleu accentué, la forme d’un ange parcourant les flots. Les balcons et les terrasses des villas empiétant sur l’espace semblaient aider l’homme à conquérir un peu plus de cet azur qui le tente, et paraît le guider vers le bonheur. Octobre, c’est le moment de la fenaison ; l’odeur du foin fauché qui jonchait les plaines et les coteaux était si dense, que, par une confusion des sens, cette vaste senteur semblait verte. Les cloches des troupeaux, que les sommets neigeux rendaient aux pâturages de la rive, emplissaient l’air d’un angélus pastoral. À l’heure du crépuscule, la troupe invisible des génies de l’air déployait avec plus d’empressement que ne le font les marchands d’Orient le tapis du soleil déclinant, qui dorait jusqu’à la couche secrète de l’onde.

L’intérieur de notre maison, les boiseries du vestibule, des escaliers et du salon, les tentures fleuries de bouquets tramés dans le chanvre, le piano verni où jouait ma mère, s’imprégnaient d’humidité combattue par des feux de bois, où éclataient en étincelles les vigoureuses pommes de pin ramassées sur les pelouses du jardin ventilé. Dans ces moments où l’asile humain lutte contre le turbulent automne, je compris pourquoi la demeure peut, en dépit de son aspect de tutélaire prison, rappeler si fortement la nature et en dispenser les baumes. Elle est née de l’arbre et conserve jusque dans ses humbles revêtements, réduits à nous rendre service, la moelle, l’essence, les fibres et la résine des forêts. De là ce parfum secret et insistant des logis, aussi radieux à l’odorat que la couleur l’est au regard. Si parfaites de transparence, de pureté, de bonheur sans inquiets désirs furent de telles journées de Savoie qu’elles devaient me servir de modèle définitif pour la figure du monde, selon mon choix.

Mon père, dissimulant sous un robuste entrain le regret que lui causait la séparation d’avec son jardin triomphal et d’avec sa famille, était rentré à Paris afin de conduire mon frère aîné, âgé de neuf ans, au collège. Ma mère, entourée de convives familiers, continuait de mener sa vie habituelle enveloppée de musique, soucieuse de visites à rendre aux châtelains du lac. Les uns étaient possesseurs de rudes bâtisses ayant la prétention d’avoir abrité les ducs de Savoie ou saint François de Sales, les autres se montraient vaniteux d’un manoir modeste où les blasons arrogants de la noblesse provinciale déroulaient de la cimaise aux poutres du plafond des chimères dardant une langue de feu. Habitations toutes exquises par le lierre, le buis géant, les vignes, les plates-bandes de calcéolaires et de bégonias, l’ombrage des noyers et des châtaigniers indifférents à la sécheresse casanière de l’arbre généalogique.

Soudain, la nouvelle d’une maladie subite de mon père se répandit dans notre maison. L’alarme, à la manière d’une rumeur assourdie, d’une anxiété brouillée et indéchiffrable, parvenait jusqu’à ma sœur et à moi. Les télégrammes, en ce temps-là peu rapides, arrivaient par le facteur, d’Évian à notre villa d’Amphion. Nos hôtes de l’été, qui occupaient la demeure, s’ingéniaient, nous le devinions en surprenant leurs conversations accompagnées de gestes emportés et négatifs, à rassurer ma mère. Ils lui tenaient ces ignorants propos dont le but est d’embarrasser et de contredire la révélation progressive de la vérité. L’annonce inquiétante faite à ma mère et à son entourage par les messages expédiés de Paris semblait se maintenir fièrement à leur hauteur, ne descendre que lentement et par lambeaux jusqu’aux petites filles placées au bas de la vie commençante. Cependant, d’heure en heure, la gravité du mal qui terrassait mon père augmentait. On nous abandonnait à notre curiosité triste, à nos suppositions sans paroles. La vie quotidienne de l’enfant, quand ne survient aucun événement, est parfois chose si morose, que le remuement causé par l’angoisse circulant dans la demeure pose devant son esprit une interrogation, un inconnu, et, j’ose le dire, une sorte d’espoir désespéré de changement qui l’agite, sans qu’il puisse définir son trouble. Oui, si le vent vif venu de loin, chargé de nouvelles angoissantes, était soudain retombé ; si le télégraphe, aux communications aériennes, rassuré enfin, s’était tu ; si le calme s’était rétabli trop vite, apportant la ponctualité inexorable des leçons, des repas, du coucher, j’eusse ressenti une déception, que l’âme, dans son besoin de surprises et d’aventures, redoute. Ce sentiment fugitif me traversait confusément, sans faire partie de moi-même, tandis que les gouvernantes, préoccupées et parlant à voix basse, nous laissaient user de la balançoire, allégeant notre sort des habituelles réprimandes, dont l’absence, cette fois, éveillait notre défiance. On nous apprit brusquement que notre mère partait le soir même pour Paris, l’état de santé de notre père s’étant aggravé. La maison se vida de ses hôtes ; les femmes de chambre nous éloignaient du corridor en émoi, afin de transporter en hâte et librement, jusqu’aux casiers étalés des malles, les toilettes, la lingerie, tout le contenu des nombreuses armoires. Prête pour le départ, notre mère, au visage soudain immobile et consterné, ne nous fit pas d’adieux. Enfin, nous nous trouvâmes à l’heure du dîner, ma sœur et moi, dans une salle à manger froide, qu’on ne prit pas la peine d’éclairer suffisamment, et entourées de serviteurs sans contrainte, lesquels amenaient à leur suite, autour de nous, bien qu’à distance, les bateliers, les jardiniers de notre propriété sans surveillance. En un instant, nous fûmes assises à la table trop grande, seules, l’une en face de l’autre, à la place qu’occupaient nos parents. Ascension immédiate et poignante des petits êtres qui, tout à coup, succèdent, dans un espace désertique, à ceux qui dominaient, commandaient et protégeaient ! Au cours de ces réminiscences, je songe à la phrase poignante que Michelet nous rapporte de Luther. Revenant d’assister aux obsèques de son père, le violent réformateur se laissa tomber, silencieux et accablé, sur un siège où ses amis, anxieux, s’empressèrent autour de sa farouche détresse. Il les écarta de sa personne, scruta longtemps du regard ce gouffre invisible où s’était engloutie sa chair initiale, et, bien que dans la force de son âge, il prononça ces paroles amères, fit retentir cette plainte d’orphelin que plus rien derrière soi ne surplombe ni n’étaye : « Désormais, c’est moi le vieux Luther ! » Dois-je rapporter tous les propos innocents et cruels qui, pareils à des flèches lancées par des sauvages, transpercèrent mon esprit, dans cette salle à manger où les serviteurs et leurs camarades du jardin et du bateau nous plaignaient et nous accablaient sous une pitié sans choix ? Je veux, si dur que soit pour moi ce souvenir, rappeler le moment stupéfiant où j’entendis le maître d’hôtel dire à la femme de charge, avec un respect profond et pieux, mêlé pourtant du sentiment que son service habituel continuait : « Il faut emballer et expédier immédiatement l’habit du prince, le gilet et la cravate blanche. » Comment eussé-je compris que ces paroles inouïes, qui évoquaient les dîners chez les barons de Rothschild, d’où nos parents nous rapportaient de menus bibelots en confiserie ; l’inauguration des régates sur le lac d’Évian ; un gala de tableaux vivants où je fus déguisée en minuscule Égyptienne, cependant que ma mère, imitant Cléopâtre, dirigeait vers son cœur un serpent de papier, annonçaient la mort de mon père ? Pouvais-je concevoir que le corps sans souffle allait pour la dernière fois, et pour toujours, revêtir ce strict vêtement, au contraste éclatant de noir et de blancheur brillante, sur lequel s’était détachée, appuyée à lui, gracieuse, nerveuse, filiale, ma mère en robe de bal, que l’on nous avait accordé de voir dans son vaste cabinet de toilette de Paris ? À ces moments, mon père, un de ses yeux de myope irisé par le monocle, inspectait minutieusement, avant le départ pour le succès, les atours de sa belle épouse, qui me parut féerique, un certain soir, enveloppée dans un tourbillon de tulle rouge, ayant sur une de ses épaules au pur contour deux noires hirondelles agrafées.

Les enfants sont de trop dans le malheur ; les adultes, convaincus de l’indifférence de l’enfance et agités par tous les pénibles devoirs qui leur incombent, bousculent les petits corps, les refoulent sur leur passage, ne savent où les mettre et de quelle manière, momentanément, s’en défaire.

Lorsque ma sœur et moi nous débarquâmes à Paris, après une nuit passée assises dans un wagon suffocant et comble, où l’on nous avait admises par compassion, nous fûmes d’abord conduites rue de Varenne, dans l’hôtel d’une cousine de ma mère, la princesse Gortchakow, absente de sa superbe demeure. Présente, elle nous eût si fort effrayées par une sorte de brutale désinvolture russe, apprise à son foyer conjugal de Saint-Pétersbourg (plus tard abandonnée par elle pour des rêveries musicales, archéologiques), que toutes nos pensées eussent été accaparées par la crainte de son apparition. Mais la demeure était déserte et silencieuse.

Les timides interrogations que nous posions à nos gouvernantes ne provoquaient pas de réponses ; sans décisions à prendre, elles transportaient les valises, les ouvraient, les refermaient, s’employaient à l’inutile. Vers midi, des serviteurs étrangers drapèrent habilement, d’une nappe, la table en marqueterie d’un des salons et apportèrent des plats nombreux qui participaient à mes yeux du mauvais songe au fond duquel nous étions précipitées lamentablement. Privées de direction, nous errâmes, ma sœur et moi, dans des chambres luxueuses, tapissées de satin bleu, de satin blanc, où les lits, à notre grand étonnement, portaient des enveloppements de mousseline qui les protégeaient contre les moustiques entretenus par un étang, dont le noble aspect composait une des beautés du jardin renommé de la rue de Varenne. Ce dépaysement dans l’aube froide d’octobre, le deuil, incertain encore, que nous sentions planer sur nous et auquel faisait allusion, avec pitié et maladresse, un garçon d’office venu de l’avenue Hoche pour aider à notre éphémère installation, puis à notre retour auprès de notre mère, me firent connaître l’horreur d’une situation qui inquiétait et offensait tous les sens. Et pourtant l’on ne nous reconnaissait pas même le droit d’enregistrer la vie et de nous plaindre. Enfin, nous fûmes replacées le soir de ce jour cruel dans un omnibus de gare, joyeux quelques mois auparavant, quand il nous emportait munies d’instruments de jardinage, de filets à papillons, de boîtes de botanique vers la gare de Lyon. J’eus la vision de ce voyage d’été, des stations aimées d’Ambérieu, de Culoz, de Thonon-les-Bains, apparition bénie du lac ! Pendant le parcours de la rue de Varenne à l’avenue Hoche, la gouvernante, la bonne, le garçon d’office, absorbés par une épuisante métaphysique simple et vague, ne se départirent pas de leur silence. En entrant dans la pièce où ma mère se trouvait assise et comme figée, sans autre expression que celle de la stupeur et vêtue d’un noir opaque, je compris que mon père était mort. Mais je ne voulus pas le savoir. Je tins mes doigts contre mes oreilles pendant des heures, afin de ne pas entendre formuler ce que je n’ignorais plus. La puissance des mots, ce qu’ils ont d’irrévocable, l’annonce évocatrice que ne peut égaler ou dépasser que le spectacle même, qui nous fut épargné, me rendait puissamment minutieuse envers un tel événement. Les précautions que je pris toujours contre la violente intrusion des paroles dans l’esprit, je ne m’en suis pas servie pour dissimuler la douleur, pour la taire. Dire ou ne pas dire, tout le caractère des êtres et l’appui sur lequel se meuvent les événements dépendent du choix que l’on fait de l’une ou de l’autre de ces décisions. J’ai toujours préféré, quand c’était possible et ne pouvait nuire à nul être, dire un peu, ou beaucoup, ou différemment, afin de me délivrer d’une quantité de cet invisible sang spirituel par quoi l’on suffoque.

Ce qui me semble certain, c’est que la phrase de Mme de Staël : « Les grandes douleurs sont muettes » est en marge de la réalité. Le malheur avoue, se débat, raconte, clame, et je trouve parfaitement justes et émouvantes ces paroles prononcées par un être en proie à une grande souffrance dont il cherchait à exprimer l’intensité : « J’ai inventé des cris nouveaux ! »

Dans l’hôtel en deuil de l’avenue Hoche, on continuait à nous jeter de côté comme si notre présence misérable et silencieuse, notre incapacité de servir et d’apporter quelque soulagement au désespoir maternel, témoignaient d’un manque de respect ou révélaient un esprit dissipé. Les amis de ma mère ne se souciaient que d’elle. L’on paraissait nous reprocher jusqu’à notre pauvre aspect d’enfants détériorés par la catastrophe. Nous finîmes notre journée dans l’office, chez les serviteurs, et passâmes la nuit dans la chambre du cocher et de sa femme, qui nous la cédèrent. Le cœur populaire est zélé, organisateur, prodigue ; il offre ce qu’il pense devoir être désirable et réparateur ; on nous apporta une nourriture excessive, on entassa des édredons sur le lit, on fit dans la cheminée un feu qui éclaira la modeste pièce d’une sorte d’incendie heureux, mais l’âme demeura solitaire et comme blessée de tant de soins destinés au corps.

En un instant, mon père, aimé, certes, mais craint, devint l’objet de la dévotion de tous ceux qui l’avaient servi. Nous surprenions des lambeaux de conversation entre les femmes de chambre, où il était dit que nous avions tout perdu en le perdant. Ma mère, qui toujours fut indulgente, expansive, familière, riante, enfantine, semblait soudain exclue de la sympathie. On regrettait celui que l’on avait redouté. Pour ma part, je cessais de vouloir vivre, de pouvoir manger. Je ne comprenais pas bien que le destin, par un si grand trouble intérieur, voulût m’obliger à sortir d’un univers où il m’avait exigée. Je périssais confusément, comme un oiseau qui meurt. Un peu d’eau de Cologne qu’on me contraignit à respirer dans un moment où je défaillais me laissa une impression si nette d’arôme mélangé au malheur que pendant des années je conservai, à l’égard de cet allègre effluve, une aversion insurmontable. Au bout de peu de jours, un surprenant protocole funèbre, affairé, triste, alerte, s’empara de la maison. Les deux amis constants et autoritaires de la demeure, M. Dessus et le docteur Vidal, fort célèbre en son temps par de subtiles découvertes qui le désignaient comme l’animateur de l’hôpital Saint-Louis, veillaient à tout et, pareils à deux cariatides, soutenaient au-dessus de nos têtes implorantes la construction du monde, sur le point de s’écrouler. M. Dessus aimait ma sœur, le docteur Vidal m’aimait. Les petites filles inspirent aux hommes que séduit le charme de leur mère une tendresse protectrice, mais qui, en ses innocentes manifestations de préférence, satisfait un attrait vif, secret, compliqué. Peut-être voile-t-il cet ignorant appétit sensuel qui consiste à n’être rassasié de la créature premièrement désirée que par un prolongement confus de la convoitise, par un souhait d’assouvissement continuel dans la race, représentée par ses jeunes ramures. Néanmoins, le dévouement de ces deux amis de ma mère était, en ces heures funèbres, uniquement occupé d’elle et nous laissait le sentiment de notre importunité. J’ai gardé aussi, du premier deuil de mon existence, le souvenir des discussions qui s’élevaient au sujet de la densité du crêpe ; de la valeur, dans le désastre, du noir mat ou du noir de jais ; de l’audace qu’il y aurait à soulever, au cours d’une promenade furtive dans les chemins isolés du Bois de Boulogne, le voile pesant et rabattu sur le visage, qui empêchait ma mère de respirer. Enfin, six mois étant révolus, les fournisseurs s’enhardirent ; de réservés qu’ils étaient, ils devinrent empressés, obséquieux, flatteurs et abordèrent la question du noir seyant. Peu à peu, le malheur, dans une certaine proportion, se convertit en grâce et coquetterie. M. Dessus, exploitant avec une opiniâtreté sincère, dictée par la foi, notre malheur, retenait la pensée de ma mère et la nôtre fixée sur les tombeaux et sur l’immortalité. Il apportait souvent à ma mère, dont il faisait ainsi jaillir les larmes, toujours prêtes à sourdre, de petits volumes, choisis chez un libraire de la rue Cassette, dans une collection qui s’était donné pour tâche de cultiver la mélancolie, de défricher la renaissance de la vie dans l’âme et dans les corps fortifiés.

Un soir, il lui remit fièrement, comme on offre la subsistance à qui jeûne et la certitude à qui languit dans le doute, une plaquette cartonnée sur laquelle je lus ces mots : Au ciel on se reconnaît. De telles promesses, destinées à ma mère et non à moi, ne manquaient pourtant pas d’agiter mon cœur. Ah ! que je souhaitais la réalisation d’une si radieuse assurance ! Ce qui m’empêchait de me complaire à la lecture de ces petits livres d’un ton hautain, mais, hélas ! insouciant et léger, c’est que j’appelais de toutes mes forces un apaisement plus prompt, que les rédacteurs impérieux des consolantes écritures ne s’ingéniaient pas à procurer. Les alternatives d’espoir et de désespoir durèrent plus de deux ans. Des cérémonies funèbres, fréquemment répétées, s’opposaient à la cicatrisation de la blessure. Le deuil, pesant et prolongé, tel qu’on le conçoit en Orient et que ma mère était encline à le considérer, avait pour conseiller apaisant le docteur Vidal, mais pour zélateur M. Dessus, robuste et sensuel Corrézien, décidé à diriger les âmes vers Dieu par la douleur, qu’il ne jugeait plus nécessaire à son propre salut. Possédant la foi la plus tenace et spacieuse, ayant ainsi atteint le but, il se mettait à l’abri de toute tristesse, jouissait avec plénitude de l’existence et pensait seulement ajouter à ses mérites en guidant durement vers Dieu les esprits hésitants. Il nous faisait de grand cœur gravir un calvaire dont il ne tentait plus l’ascension, assuré qu’il était que nos efforts lui seraient bénéficiels.

Comment ne pas songer ici au deuil secret et dénué de tout apparat qui, plus tard, accompagne la mort de ceux de nos amis qui emportent avec eux notre vie ? Ils nous laissent gisants, sans nul autre parti à prendre que de méditer leur intolérable absence. Le vieux tricot de laine cramoisie que nous portions à l’heure des conversations tendres et familières ; aux instants de notre travail, par eux contemplé ; au cours des repas intimes, et qu’ils baisaient à l’épaule, au coude, au poignet, ne nous offre pas le divertissement de songer à le quitter ! Lorsque, chancelants, amputés d’eux, nous recommençons à faire nos premiers pas sur la terre qui nous les a dérobés et qui, en tous lieux, nous semblera funèbre, nous pouvons revêtir désormais la robe décrochée au hasard dans l’armoire ; nous pouvons poser sur nos cheveux un chapeau garni de plumes de rouge-gorge ou de pourpres camélias, sans nous préoccuper de notre aspect, qui ne nous tient plus à cœur. Les malheurs sans guérison ne se révèlent pas aux passants ni même à nos relations superficielles. Ils n’ont pas de registre dans la loge du concierge ni dans le vestibule de nos maisons ; le meurtre qu’ils ont exercé sur nous demeure notre secret et notre inépuisable savoir…

À partir de la mort de mon père, cessèrent, chez nous, jusqu’au moment des premiers bals pour notre présentation dans le monde, les cordiaux et plantureux déjeuners du dimanche, auxquels mon père prêtait une attention solennelle qui n’eût pas admis de négligence. Ces repas, d’une abondance que l’on a peine à se représenter aujourd’hui, me firent connaître les écrivains et les personnalités françaises les plus en vue, les hommes d’État étrangers, réputés ou craints dans leur patrie.

J’appris aussi ce qu’est l’idolâtrie en regardant, toujours entouré, M. Caro, le philosophe spiritualiste, au visage onctueux et paterne, qu’un trait trompeur de la nature avait marqué d’une lèvre finement narquoise. Aimant et aimé, M. Caro inspirait ce respect que suscite le titre officiel de penseur. Il voyait ses cours suivis par les femmes les plus belles, comme les plus étourdies ; on les avait nommées les « Carolines ». Ma mère, très attachée à M. Caro, initiée à sa facile philosophie par son livre célèbre intitulé L’Idée de Dieu, lui témoignait une amitié si réelle qu’elle se rendit à son chevet de mourant et, tout en larmes, nous rapporta comme un propos sublime cette phrase par laquelle il lui décrivit les affres de l’angine de poitrine : « J’ai autour du cœur comme une cuirasse de sanglots. » Pourtant, par l’absence de brigue et d’artifices, ma mère échappait à la dénomination qui englobait les « Carolines ».

La salle à manger de l’hôtel de l’avenue Hoche semblait être présidée par une vaste et précieuse tapisserie des Gobelins représentant un Assuérus redoutable, mais rose et azuré comme l’aurore sur les mers du Sud, et aux pieds de qui défaillait une pathétique Esther, nuancée comme un pâle volubilis. Le décor de cette pièce spacieuse me déplaisait par les tons heurtés de la peluche bleue des rideaux, voisinant avec des stores coulissés, d’un rouge de pavot, qu’égayait pourtant le soleil de midi. Autour de la table, je voyais se réjouir, se gorger de viandes solides, subtilement accommodées, le comte Gourowski, Polonais grisonnant, large et ventru, qui, avant le repas, me serrait paternellement sur son ample plastron. Ma robe de velours rouge garnie de dentelles d’Irlande s’épanouissait au-dessus de sa chaîne de montre à breloques, tandis qu’il me révélait un sourire de fauve dont les dents auraient connu les soins et l’or de quelque dentiste de la jungle. Dans l’ombre de ce géant se dessinait en sombre découpure un Hongrois au bref visage, couturé par des duels galants ou politiques ; un Italien renommé, bien que suspect, spécialisé dans l’astuce, que lui-même signalait ingénument, et dont la finesse et la ruse trop vantées devenaient à son insu une leste bonhomie aux francs aveux. J’étais intriguée par le ministre de Hollande à Paris, personnage gourmé et taciturne, qui portait le titre inusité de « chevalier ». L’ambassade de Russie nous était comme naturellement délivrée le dimanche, par le court trajet qui reliait l’église russe, située rue Daru, à l’avenue Hoche.

Nous assistions presque toujours à la cérémonie religieuse orthodoxe et rentrions chez nous avec les conseillers et attachés : MM. de Kotzebue, de Friedrichs, Narichkine, de Giers. Je remarquai, dès ce moment, qu’un ambassadeur et son entourage sont une nation en voyage, qui fait halte, selon les ordres de son gouvernement, en telle ou telle ville, où ils impriment, par leur apparence, leurs vocalises, leurs usages imperceptiblement, mais profondément différents des nôtres, l’image de leur race tout entière. J’ai vu des femmes slaves, décoratives ou fascinantes, évoquer mystérieusement pour moi un visage de vieux bouc à favoris et à monocle, tel qu’apparaissait le baron de Mohrenheim ou s’apparenter, par la silhouette, à un svelte comte balte.

Les diplomates, en fonction ou en retraite, étaient assurés du plus grand succès auprès de ma mère. Élevée à Londres dans l’érudition, les minuties et les scrupules des préséances, elle se plaisait à ne pas commettre d’erreur et assignait sans se tromper, à chacun de ces fonctionnaires altiers et susceptibles, la place à laquelle il avait droit. Ma mère ne dédaignait pas les distributions exactes des honneurs, non qu’elle leur accordât une valeur positive ou qu’elle mît quelque croyance en les vanités, — la musique, la poésie, la beauté, une religion sans pesanteur, évangélique et sereine, l’avaient vouée au culte d’un Bach, d’un Mozart, eussent-ils été chemineaux, — mais parce qu’elle recherchait en ses actions la justesse et la perfection. Nous l’entendîmes parfois citer avec force le livre de la Pairie, qui faisait loi en Angleterre et à l’ambassade de Londres, de la même manière dont elle eût nativement, et par hérédité, soutenu les dialogues où s’impose la logique de Socrate.

Mon père, lui, avait pour les réunions fastueuses autour de sa table, ainsi que pour l’accueil qu’il faisait à ses hôtes d’Amphion, une inclination qui tenait du digne amour du décor, d’une sorte d’éloquence dans l’organisation, à quoi se mêlait le besoin de voir croître autour de soi le bonheur dispensé par sa puissance. Je ne pourrais affirmer qu’une ancestrale habitude de commandement, une réminiscence des palais et des parcs d’Orient, le souvenir des réceptions et des calèches de Napoléon III ne s’épanouissaient pas en lui dans les moments où ses efforts aboutissaient à un agréable triomphe. Bien que j’éprouvasse fugitivement une fiévreuse fierté à regarder mon père se réjouir de ses réussites opulentes, mon plaisir cessait et faisait place au plus vif chagrin lorsque je voyais ma mère s’infliger, pendant la semaine, l’obligation de visites à faire, en série compacte et épuisante. À peine le déjeuner terminé, elle revêtait ces toilettes absurdes, spirituelles et despotiques, qui comprimaient la créature de toutes parts. Depuis le pied, étreint dans des chaussures boutonnées haut, jusqu’à la main engourdie dans le gant étroit qui ramassait la paume et la faisait bomber entre deux boutons de nacre, et à la voilette mouchetant le visage d’un semis chenillé ou de minimes grains d’acier, tout était recherche galante et insensée.

Ma mère se rendait, ainsi parée, au « jour » des personnes avec qui elle était en relations. Le « jour » ! fétichisme inimaginable et, en ce temps, formalité d’un code indiscuté. On allait révérencieusement au « jour » d’une Napoléonide, princesse impériale, mais non avec plus d’empressement qu’à celui de Mme Dubois, née Camille O’Méara, jadis élève aimée de Chopin, chère à tous les musiciens, et qui, à son « jour » modeste, mais noblement fréquenté, offrait des macarons savoureux soudés à un mince papier, qu’accompagnait un thé pâle, versé dans des tasses de Chine modiques, récemment déballées et arrachées aux copeaux d’un arrivage d’Extrême-Orient.

Au cours de telles réunions, auxquelles ma mère m’emmenait parfois, je me promis de ne jamais me mêler, plus tard, à ces rencontres conventionnelles compliquées de souvenirs politiques ou coloniaux. J’avais trop sincèrement souffert d’impatience au « jour » de Mme Gavini de Campile} ou de Mlle Olga de La Grenée : l’une, ancienne préfète du second Empire, l’autre, sœur vaniteuse d’un explorateur mort, au loin, de la fièvre jaune. Je compris que j’étais venue au monde pour une tâche ample et rude, qui n’autorise pas les stériles loisirs et, par rapide discernement, me les montrait dénués de séduction. Le puissant et opiniâtre travail qui agissait en moi pour maintenir et développer le germe individuel, parallèlement à une amitié humaine si prodigue qu’elle eût pu m’anéantir en faveur d’autrui, composa le drame confus de mes plus jeunes années. La mission que je sentais m’avoir été confiée par le destin m’enjoignait de persévérer, lorsque passaient sur mon cœur les heures sombres ; de ne point fléchir ; de m’acharner. Et, en même temps, s’établissaient en moi ce profond grief contre la vie, cette hostilité envahissante et résolue, ce reproche réfléchi qui me faisait soupirer souvent, dans la langue allemande de mes gouvernantes, cet Ich möchte sterben (je voudrais mourir !) qu’un soir, à vingt ans, heureuse et orgueilleuse au bord d’une loge, j’entendis, à ma première audition de Tristan, jaillir de la gorge, soudain divine, du célèbre ténor Van Dyck, ange énorme, tout éclatant du génie de Wagner. Vivre et mourir, revivre davantage, mourir sur l’altitude, tel fut le vœu de mon enfance. « Les Grecs utilisent la mort », lit-on dans un des Cahiers de Barrès. Combien est juste pour moi cette affirmation ! Toutes les forces subconscientes, loyales et rusées de mon être se sont appliquées à construire une vie qui, par ses réalisations, son obédience à je ne sais quoi de céleste, permît la mort auguste, fût-elle obscure et sans témoins.

Dans mes très jeunes ans, pendant nos jeux sur une prairie au bord du lac, je me souviens d’avoir raconté à mon frère et à ma sœur ce que serait mon destin. Prophétie mélancolique, où j’eus, par visions éblouissantes ou orageuses, la divination du plus beau et du pire. Image redoutable, dont j’acceptai tout ; certitude de constance, de hardiesse, d’usure fructueuse, qui se mêlait à ma douceur d’humble enfant, mais qui me faisait regarder avec stupeur la gouvernante brutale qui me réprimandait. « Se peut-il, songeais-je tristement, qu’elle offense en moi ce qu’il faudra bien que je devienne et que je sois ? » Quelle différence y avait-il entre la petite fille sage et distraitement grondée et la future adolescente qui, par inclination et assiduité, voulut tout posséder et tout donner ? Aucune. Les gouvernantes, un jour, disparurent ; le sort prit leur place. Il maltraita autant qu’il l’avait comblée la créature puissante et faible ; il la maintint au-dessus des naufrages où elle apparut ainsi qu’une Ophélie combative, sauvant ses fleurs et dont la voix toujours s’élève. Il lui accorda d’espérer que soit vraiment exacte cette ultime promesse : « Les Grecs utilisent la mort… »