Hachette (p. 76-97).


CHAPITRE IV


Mme de Staël me fait peur. — M. et Mme Necker dans le bocal funèbre. — George Sand. — Ferveur française. — L’Histoire revisée par M. Dessus. — La Patrie, prison maternelle. — L’enfant dans la cage du monde. — Le paradis d’Amphion. — L’oncle Jean. — Méditation funèbre.



Traversons une fois encore, par le souvenir, le lac Léman, d’une de ses extrémités à l’autre. Je retrouve, non loin de Genève, le bourg agreste d’Hermance, composé d’un petit nombre de maisons crépies à la chaux sous un revêtement de vignes plantureuses. Les quelques habitants du site romanesque se montraient vaniteux de l’unique auberge au beau jardin, où les émaux chatoyants du plumage du coq et des poules, dispersés familièrement dans les allées riveraines, retenaient les touristes au cours des mois d’été. Dans ces parages, le château de Coppet, en retrait sur une cour largement pavée, élevait sa pure façade. Pénétrer à l’intérieur de la demeure, être accueillis par la descendance de la fameuse Corinne : le comte d’Haussonville, auprès de qui se tenait sa femme, célèbre par son altière et romanesque allure, et qu’entouraient de jeunes filles au maintien charmant, tous hôtes érudits et pleins de grâce, autorisaient une visite au cœur même de Mme de Staël. J’étais une enfant qu’on emmenait fréquemment, qui, timide, se taisait, mais en qui tout s’installait avec une exceptionnelle précision. Les yeux baissés, semblait-il, et pourtant grands ouverts, je regardais, je contemplais, j’inspectais. De toutes parts surgissaient les portraits, les bustes et les miniatures de Mme de Staël.

Je l’avoue, elle me désolait ; que dis-je ! elle m’épouvantait. Les enfants, avides de beauté, demeurent consternés devant ce qui domine sans séduire. En ses nombreuses effigies, Mme de Staël, coiffée d’un épais turban musulman surmontant un mâle visage, produisait au-dessus d’un corsage de lin une gorge haute et forte qu’élargissaient des épaules vigoureuses, d’où descendaient des bras charnus et bistrés. Mais les enfants espèrent toujours. Un après-midi, à Coppet, j’eus le bonheur d’entendre dire, devant ces images qui me décevaient, que Mme de Staël possédait des yeux magnifiques ainsi qu’une éloquence sans égale, que Benjamin Constant l’avait aimée, que sa harpe vermeille avait laissé s’envoler sous ses doigts des arpèges célestes, que son amour pour ses parents fut exemplaire, que son œuvre était immortelle. Je me sentis rassurée, consolée, heureuse. Je regardais avec béatitude le buste en marbre de sa fille charmante, aux cheveux roulés en boucles allongées, la duchesse de Broglie. Un portrait d’Ingres, représentant la mère de M. d’Haussonville, était délicieux à voir. La jeune femme, sombre grillon sans beauté, touchait pourtant le cœur par l’attitude pensive, par cette proéminence pudique et convenue de la gorge, des hanches, du ventre, que mettait en valeur une robe bleue, couleur de lobélia pâli au soleil. Éternelles Elvires, que Lamartine avait modelées dans le rêve des hommes par ses vers superbes et innocents !

Enfin, plus tard, je lus les romans de Mme de Staël et sa correspondance. Je reconnus instantanément l’accent d’un génie vigoureux. Je l’aimai dès lors, en dépit des effusions sans choix qui m’avaient lassée et m’avaient éloignée d’elle à la lecture de Delphine. J’adoptai avec sympathie sa lyre violemment retenue sur le sein, son cap Misène, son tardif accouplement avec un adolescent soulevé d’amour, qui fit don à son épouse vaillante et usée d’un fils dont les jeunes ans et la mort, à vingt ans, s’inscrivent dans les archives d’Hermance.

La présence mystérieuse, située à Coppet, en un lieu que l’on ne nous révélait pas, des parents de Mme de Staël, M.  et Mme  Necker, flottant dans un immense bocal d’alcool qui les préservait de la corruption, m’emplissait d’une anxiété circulaire. Mon esprit ne savait pas en quel endroit du château ou du parc se perpétrait indéfiniment cette funèbre union.

À chacune de nos visites, les hôtes parfaits de Coppet et leurs convives se plaisaient à admirer et à commenter de nouveau la chambre de Mme Récamier : lit enveloppé d’organdi blanc, tenture peinte de bambous et de lotus roses, — chinoiserie à la française accédant au salon où Chateaubriand rencontra, pour la première fois, cette provocante Juliette, sans être fasciné par elle, sans prévoir leur futur et immortel attachement.

Mais ces visions de grâce, de triomphe et d’amour étaient assombries pour moi par la crainte où j’étais que tant d’aimable curiosité historique n’aboutit au formidable récipient de cristal dans lequel baignaient, saturés d’alcool, deux époux à jamais insensibles et livides.

Mme de Staël est installée dans mon esprit auprès de George Sand, dans une gloire qui leur est commune. Toujours juste pour ces deux héroïnes, je m’insurge dès qu’on les attaque ou les veut diminuer ; je reste silencieuse lorsqu’on les vénère avec excès, car je ne parviens pas à me les représenter dans leur naturel ni à comprendre leur cœur. Si je ne connaissais pas le charmant dessin que Musset fit de George Sand, qui incline avec langueur un délicat profil de poisson japonais, ou bien ce bref portrait de Delacroix où nous la voyons coiffée d’un chapeau aux plumes multicolores, sous lequel son visage foncé, mais pur encore, fait penser à quelque combattante de la Fronde, je ne pourrais pas concevoir que la sévère matrone, gravée par Calamata, son amant, fût l’idole du Musset de Julie, de Pépa, de Juana, de Laurette. Mais, touchée par le récit que fait George Sand d’un matin de Nohant, où, souffrante, elle écoutait, l’âme détendue et ravie, monter jusqu’à son lit les trombes voluptueuses du clavier de Liszt ; assurée de sa maternelle générosité ; éblouie par son règne sur le cœur de Chopin dans un monastère délabré des îles Baléares, je ne lui fais grief que de certains de ses romans, à la fois alpestres et philosophiques. Pourquoi s’est-elle complu à dépeindre une invraisemblable sociologie qui s’ébat sur le bord des torrents, à l’ombre des rudes sapins et dans la froide odeur des cyclamens, où dissertent des Socrates et des Platons montagnards, conducteurs de troupeaux, bûcherons ou métayers ?

Entre les nombreuses opinions politiques que le lac Léman illustrait, j’avais choisi. Ayant reçu au cœur, un jour d’été, dans le clapotement des vagues du rivage de Prangins, le coup d’amour que donne le nom de Napoléon, mais comprenant que l’homme épais, farouche et mélancolique qui portait à présent ce nom enivrant demeurerait en exil, je ne fondai aucun espoir sur lui, j’abandonnai sa dynastie, je fus gagnée entièrement à la République.

Étrange passion d’une enfant pour le régime qu’elle associe définitivement à ce qu’elle aime avec réflexion et poésie : la terre natale. Qui aime son pays et n’éprouve pas de préférence pour les lois qui le gouvernent, de combatif instinct pour l’idée et l’aspiration qui le modèlent, le transforment et l’amplifient, ne connaît pas cette ferveur raisonnante que ressent l’esprit consciencieux et informé. Celui-là est reconnaissant à l’univers que sa patrie ait mérité cette phrase somptueuse : « Sans la France, le monde serait seul. » Cri filial à quoi répond cette affirmation venue de loin. « La France est le flambeau du monde, sa disparition laisserait les nations dans les ténèbres… » et encore cet éloquent témoignage de Gœthe : « Lorsque les Romains avaient quelque chose d’important à formuler, ils le faisaient en grec, pourquoi ne le ferions-nous pas en français ? »

Heureux qui, pieux envers la grandeur et la grâce du passé, se place dans le présent, y travaille pour l’avenir, s’attache laborieusement à bouturer ce qui doit être à ce qui est !

Un jour de mon adolescence, étant plus attentive que de coutume à la cérémonie de la messe, et non pas comme cette compagne ingénue qui me confia avec sincérité : « Je prie pour que la messe finisse », j’entendis le prêtre terminer ses oraisons, lentes à mon gré, par ces mots modulés en longues ondes sonores : Domine salvam fac Rempublicam ! Mots prononcés avec ferveur, supplique adressée au Dieu qui se tient au-dessus des autels, reçoit l’hommage des charbons aromatiques, la fraîche émanation des linges brodés et dépliés avec dévotion.

Ainsi, dans tous les sanctuaires de France, par la voix de tout officiant, on formait des vœux pour la République ! Je venais d’entendre une prière qui s’accordait avec mon cœur. L’atmosphère solennelle et songeuse des églises conquiert aisément la sensibilité sans emploi d’une jeune fille rêveuse. De nettes pensées m’envahissaient. Je me souvins que le précepteur de mon frère, cette année-là précisément, avait fait avec son élève au cours des vacances de Pâques, un voyage en Bohème, en Autriche, dans le Tyrol. Il me racontait la chamarrure, les exigences ou la complaisance du protocole. Aux grands de ce monde allaient les saluts et l’aide empressée que provoquait le texte pompeux de leurs passeports, où leurs titres nobiliaires s’alliaient au nom des souverains autocrates. Le jeune professeur terminait sa description d’une Autriche particulièrement pourvue de fonctionnaires hautains ou serviles par le fier aveu de la désinvolture qu’il éprouvait, lui, homme simple, ayant pour toute opulence son érudition, à sortir de sa poche et à produire le modeste feuillet où ces quelques mots avaient un pouvoir total : « Au nom du peuple français… »

Cette formule simple et digne vint rejoindre en mon esprit l’espèce de solennel respect que m’inspiraient, dès mon enfance, les mots : Liberté, Égalité, Fraternité, largement incisés sur les murs de pierre du lycée Condorcet, que je côtoyais, à l’âge de cinq ans, pour me rendre au cours de solfège, situé près du passage du Havre. J’eus beaucoup à souffrir pour ces vocables infinis, que les passants ne constataient même plus.

Présente à tous les repas chez mes parents, prenant part silencieusement à toutes les conversations, je prêtais une grande attention aux propos d’un vieil homme très instruit, très aimé de nous, du nom de M. Dessus. Cet ami quotidien, — dont l’aspect était si éloigné de ce que notre époque compose qu’on pourrait penser que la physionomie obéit à une mode passagère, que la nature cesse ou s’interrompt de créer M. Thiers ou Émile Ollivier pour ne s’attacher avec constance qu’à la figuration des amiraux, — était un musicien angélique en même temps qu’un politicien de mauvaise foi et un croyant irrité. Aux côtés de ma mère, lorsqu’il jouait du violon, — de l’alto, précisait-il, — son étrange visage sans ciselure, comme découpé ingénument par un enfant dans du carton solide, reflétait la buée d’or des sons et paraissait inondé du bleu, soudain charmant, de son œil, non plus aigre et pointu, mais couleur de l’aile de la mésange. Homme singulier, loyal et sans probité du cœur ! Nulle âme plus que la sienne n’avait bondi d’une conviction à une autre. C’est lui qui, révolutionnaire et antireligieux violent, écarta du lit de Lamennais mourant et jeta dans l’escalier le prêtre venu au chevet du moribond. Du moins, il l’affirmait, et il narrait cet incident avec un repentir bien en vue, que surmontait la vanité inhérente aux caractères emportés, secrètement satisfaits de tous les actes où leur personnalité a dominé sur autrui.

Ce robuste et sensuel vieillard converti signait du pseudonyme transparent de « Super » des articles d’une piété naïve et cruelle, d’un antisémitisme barbare, dans de petits journaux appelés « conservateurs ». Sa personne, en changeant de passion, était demeurée la même. Je l’entendais s’irriter à tout propos contre la Révolution, sans pour cela qu’il apportât la moindre atténuation au mécontentement que lui inspirait l’Histoire entière, dont il s’était fait le juge. Sa critique s’attaquait à chaque époque ; ainsi, plus tard m’apparut Taine, dans son manque d’amour méthodique et prolongé, qui me précipita sur le cœur de Michelet. M. Dessus, dont les griefs m’attristaient sans me convaincre, reprochait à François Ier sa galanterie, son alacrité, son brillant mais léger courage ; à Henri IV, sa naissance huguenote, ses maîtresses aux beaux noms, son épouse florentine ; à Louis XIV, sa hauteur, ses bâtards, sa politique batailleuse, son asservissement de la noblesse, et enfin Mme de Maintenon, qu’il pensait accabler sous la dénomination de « la veuve Scarron ». À Louis XV, M. Dessus ne pardonnait point sa vie lascive, et le Bien-Aimé toujours me terrifia en dépit du plus tendre surnom. À Louis XVI, si pitoyable pourtant, notre malveillant ami demandait compte de la Révolution ; mais, à la Révolution, il reprochait tout. Les noms de Marceau, de Hoche, par patriotisme il les détachait des événements, les faisait flotter dans un espace immense et doré, puis, passionné pour eux comme il l’était pour la musique, il les immobilisait sur un socle aérien où les veillait une France ailée, ignorante et virginale. Ce n’est pas à lui qu’on eût pu citer, sans éveiller son apoplectique colère, la phrase charitable de Michelet, courant et trébuchant d’amour vers tous les pécheurs : « Robespierre avait bu du fiel tout ce que contient le monde… » Mais M. Dessus s’acharnait spécialement contre ces trois mots qui gagnaient mon cœur lorsque je passais devant le lycée Condorcet : Liberté, Égalité, Fraternité.

« Quelle mensongère niaiserie ! s’écriait-il. Quelle coupable et hypocrite affirmation ! »

Pourtant, si petite que je fusse, et possédant le caractère le plus doux et le plus docile, ce que j’avais déjà d’assuré et d’inflexible en moi se refusait à croire M. Dessus, à lui donner raison contre les vocables séduisants. Que l’espérance fût inscrite sur les pierres de la cité ; qu’elle donnât le sentiment de jouer le rôle sacré des commandements sur les Tables de la Loi ; qu’elle incitât les privilégiés à se souvenir de leur chance fortuite et de leurs devoirs ; qu’elle permît aux infortunés de rêver à un vague bonheur équitable, me procurait un contentement et un allégement dont je ne pouvais plus me séparer. C’est ce sentiment puissamment populaire, éprouvé spontanément dès ma petite enfance, qui fit de moi, autant que les paysages de Paris, de l’Ile-de-France et de la Savoie, un être si attaché à sa terre natale. Un sort favorable m’avait dévolu la plus noble patrie de toutes, celle qui travaille pour les autres, s’en rapproche par naturel élan, par volontaire et sage amitié, place sa fierté hors de l’envie, tente d’abolir l’ardeur des antiques rivalités, rédige la convocation de l’amour au fraternel banquet.

Quand le monde aura dénoncé à jamais l’ignominie de la guerre ; quand les mères n’auront pas, pendant des années, dans le souci, l’industrie, la ponctualité, soigné et instruit leur enfant mâle, surveillé ses forces et ses dons d’écolier pour le voir partir vers une mort sans pitié ; quand, enfin, sera moins dominante l’amère parole de Rousseau : « L’haleine de l’homme est mortelle à l’homme », il restera que le fils de la femme est pourtant fils de la terre qui l’a vu naître.

Dans une Europe apaisée, communicante, échangeant ses bienfaits, chaque homme, s’il se connaît soi-même, sera, de corps, d’esprit, de son pays et non point de tous les autres. La plante que l’on transporte de son sol initial dans un sol inconnu, il faut la chloroformer, l’arracher à sa conscience végétale pour qu’elle échappe à la syncope et à la mort. Tels animaux captés en leurs contrées, exilés dans la nôtre, languissent, perdent leur robe lustrée, perdent leur chant, cessent de se reproduire. Comment l’homme, si vaste, ferme et passionné que doive être son amour de tout ce qui est humain, s’évaderait-il de cette suave et délicate prison maternelle ? Il est animal, il est plante. À son insu même, et si généreux, si ascétique qu’il puisse être, il est né pour rechercher la satisfaction. Au sein de la famille humaine, il demeurera l’individu qui veut persévérer en soi, qui, pendant son court passage menacé à travers les éléments et les circonstances, tentera de prospérer, d’augmenter la somme de son plaisir et de sa notoriété. Tel qui se croit détaché du sol natal par un goût généreux de l’universel y est retenu par la connaissance et la délectation du langage paternel, par de fines et fortes exigences organiques, par cette sournoise et noble passion de préséance qui régit les réflexes collectifs comme les réflexes individuels. « J’aime la France parce que j’aime les hommes », répétait souvent un savant biologiste, qui voyait en sa patrie la vigoureuse et preste bâtisseuse d’un avenir plus clément à l’humanité.

Un de mes amis, aussi remarquable par son talent littéraire d’une acide pureté toute française que par sa valeur scientifique, et qui, incapable de demander un verre d’eau en aucune langue étrangère, se croit adapté à toutes les nations, était prié, par ses aînés, d’écrire un article de critique ; son impartialité fut parfaite et refléta sa raison acérée. Avec justesse, il indiqua l’infériorité où se trouvait la France en face des autres pays quant à l’organisation des laboratoires et a l’hommage rendu aux savants. Je remarquai que, plusieurs fois parmi ses reproches bien fondes, je trouvai le mot « chez nous ». Ce chez nous, même quand on le gourmande, c’est bien l’endroit du monde où l’on vit, où l’on travaille, ou l’on souhaite amplifier son destin et mourir : c’est un instinctif baiser appuyé sur la joue maternelle.

L’homme ne me semble pas né pour vivre. Les difficultés de sa naissance, sa chétiveté, la plus totale qui soit, son absence de pensée et d’instinct, ce rien de réalisable qui le caractérise font de lui le plus infirme des esclaves. S’il n’était sauvé à tout instant de la mort par une vigilance permanente, il paraîtrait voué à un passage inutile et bref des ténèbres maternelles à l’anéantissement terrestre. Cependant, l’enfant résiste ; les dangers qu’accumulent sur lui des usages respectés ou la distraction de ceux qui le protègent ne suffisent pas, la plupart du temps, à amoindrir cette force stupéfiante que contiennent déjà le cerveau obscur, les membres maladroits. Dans son inconscience absolue, le petit enfant prévoit son œuvre et sa tâche ; toutes les parcelles qui le composent s’attachent à la lumière, à l’air, à la nourriture, au sommeil, à ce quotidien recommencement dans lequel il se développe et s’affermit. Que pressent-elle mystérieusement, cette chair dont le destin est imprévisible, à laquelle rien n’est promis et qui, pourtant, animalement, souhaite passionnément d’être et de demeurer ? Je dirai pour l’enfant ce que j’écrivais hier encore, en songeant aux adultes comblés et détruits à la fois par le sort et que n’abandonnent pas le souvenir et le souhait de la volupté :

Pour ce peu de bonheur que l’on espère, on vit !…

Édifier sa personne corporelle et morale sur un orgueil solide et combatif, voilà le labeur de l’enfant, qui tente de s’emparer de tout le possible, afin de pouvoir, plus tard, prétendre à la souveraineté par quoi, en outre, on se saisit et se repaît des amours de son choix. Telle est, je crois, la fonction vigoureuse, habile et prudente de l’instinct dans l’enfant. Toutes les sensualités, celles de l’appétit délicat, des températures plaisantes, des mouvements, des repos ; celles des coloris, des sons, des arômes ; celle du génie même et des privautés qu’il autorise, auraient-elles à s’exercer, à connaître leurs puissances et leurs jubilations si tout l’être n’aspirait pas à cette récompense unique de la nature : le plaisir ? Le plaisir, approchant du parfait, le réalisant, le dépassant même, apportant, avec l’extension fulgurante dévolue un instant à l’individu, ce final désintéressement qui consent à la royale satiété de la mort. L’on peut nier que toute action ait pour but le plaisir, mais cette négation plonge dans l’ignorance où nous sommes des heures qu’il nous faudra combler par des occupations acceptables, pour aboutir aux instants enivrés dont l’approche nous soutenait secrètement dès l’enfance. Que de lassitude, que d’ennui, de bâillements, d’irritation, de colères, de désir de mourir chez l’enfant ! Il ne sait pas pourquoi il a été introduit dans la cage du monde, il erre, rôde, s’affaisse jusqu’à ce que la turbulente nature, à travers les barreaux, lui ait murmuré son véridique, invincible et décevant secret !

Petite fille, j’ai, certes, goûté des moments de paradis à Amphion, dans l’allée des platanes étendant sur le lac une voûte de vertes feuilles ; dans l’allée des rosiers, où chaque arbuste, arrondi et gonflé de roses, laissait choir ses pétales lassés sur une bordure de sombres héliotropes ; je respirais avec prédilection le parfum de vanille qu’exhalent ces fleurs exiguës, grésillant et se réduisant au soleil, comme un charbon violet. Oui, ce fut là le paradis et je l’eusse trouvé plus satisfaisant encore si les framboises, mon fruit préféré, n’eussent pas fractionné l’enchantement qu’elles procuraient au goût par leurs multiples et embarrassants pépins ! Mais si je réfléchis, mon bonheur ne me paraissait complet que par cela même qu’il avait d’inachevé. J’attendais. Enfant installée dans un jardin d’avant Adam et Ève, je savais bien, innocemment, qu’il se révélerait à moi, le couple énigmatique pour qui l’univers semble créé et dont la mission est de perpétuer le sort hasardeux de l’homme dans l’inconnaissance de toute raison discernable et probablement dans l’absence de tout but éternel.

Ce sentiment de l’amour, qui constitue l’intérêt de la vie, a pour compagnon et pour ombre couchée à son côté le sentiment de la mort. Un après-midi de juillet, je marchais, toute petite, sur la terrasse de granit, surplombant le lac et enrichie de sphinx en bronze noir, une de mes mains tenue par mon père, l’autre par sa sœur très aînée, ma tante Élise, lorsque j’entendis tous deux me dire, avec précaution, avec ménagement et tendresse, ces mots extraordinaires : « L’oncle Jean est mort. » Ils concevaient donc qu’ils allaient, pour la première fois, offrir à une enfant une pensée terrifiante, car la douceur de leur voix témoignait d’un sentiment de crainte envers moi, et d’excuse.

Bien plus tard, j’admirai qu’on empêchât, sous l’ancien régime, le roi de France d’assister à toute agonie, à toute mort, fût-ce celle du dauphin, son fils. La marque du respect suprême, c’était donc le privilège inhumain, offert au monarque, de n’approcher ni le moribond ni le cadavre. C’est à un sentiment de cet ordre, né au cœur de mon père et de sa sœur, que s’apparentait la phrase, dite à voix basse, insinuée, plutôt que prononcée : « L’oncle Jean est mort. » Tout aussitôt, j’entendis qu’on ajoutait, par piété rêveuse et surtout par égard pour ma surprise bouleversée : « Il est au ciel ! » Je levai les yeux. Un azur sans défaut comblait l’espace et se tenait suspendu sur l’azur faiblement mouvementé du lac. Les floraisons, à l’apogée de leur force et de leur ampleur, teintaient l’atmosphère de nuances éclatantes. On les voyait enveloppées, prolongées par le bouquet dansant et doré des abeilles. Les pelouses accostaient le fin gravier du jardin, où les jardiniers, jeunes Savoyards placides aux regards de doux bétail, armés d’un râteau, remuaient et remettait en place les fins cailloux argentés. Je regardai le ciel. Non, l’oncle Jean, tel que le représentait un portrait imposant, encadré d’une large dorure et apposé sur l’andrinople d’un des salons d’Amphion, n’était pas au ciel.

L’oncle Jean, au visage busqué et bistré, aux yeux bons et renseignés, corpulent dans sa redingote close, les pieds posés sur un rouge tapis, et qui venait de mourir, chargé d’ans et d’honneurs en un palais doré de Moldavie, n’était pas au ciel. Il n’était pas volant dans ce net azur que je contemplais ; il n’était pas en déséquilibre dans l’espace de cette journée triomphale de juillet. Ses bottines, que le peintre avait scrupuleusement reproduites, ne foulaient pas l’altier et mol azur. Où l’oncle Jean aurait-il posé dans l’éther, bien au-dessus de ma tête songeuse, ses fermes chaussures ? Hélas ! ce trajet maladroit, cette ascension impossible, quelle accablante dérision !

Depuis ce jour — car l’enfant n’est pas logique, — j’ai, pendant longtemps, donné mon cœur aux croyances religieuses ; j’ai prié avec ferveur, avec délice ; j’ai fait des sacrifices et des vœux ; j’ai répandu l’eau bénite sur les images aimées qui décoraient ma chambre : héros, musiciens, poètes, romanciers, — mais je n’ai pas cru que l’oncle Jean fût au ciel. J’ai goûté pieusement le pain safrané de l’église du village de Publier, paroisse d’Amphion, où l’indigence du presbytère, la soutane décolorée du curé, le verre de vin blanc modeste me ravissaient (car toujours le Paradis m’apparut pauvre, net, sans faste), — mais je n’ai pas cru que l’oncle Jean fût au ciel. La dignité paysanne des prêtres émouvait mon esprit, leur amitié m’était chère, je me pliais à leur loi, mais je ne crus pas à l’assomption d’un vieil homme de ma famille dans l’intact éther du jardin d’Amphion…

Malade à quinze ans, je fus envoyée, avec une institutrice dont je redoutais l’inopportune (et, plus tard, démente) désinvolture, à l’Ermitage des Voirons : altitude que l’on atteignait lentement par le train qui longeait le lac, s’arrêtait à Bons-Saint-Didier, et confiait ensuite son peu de voyageurs a quelques voitures destinées à gravir la montagne. L’attelage vigoureux et ennuyé dépensait son courage, au bruit de ses grelots, sur les routes hautes et tortueuses. Je souffrais du soleil vertical et du froid soudain que déversaient, de distance en distance, des groupes compacts de sévères sapins. Mais seuls les chevaux intéressaient la collectivité ; on nous faisait descendre de voiture, marcher à leurs côtés quand la route devenait plus ardue. Je perdais le souffle, mais je donnais raison à la pitié. Et puis, vers le soir, on arrivait sur un terre-plein où s’élevait une étroite auberge en face du formidable et triste massif du mont Blanc. La pureté de l’air, dont le large déploiement s’imposait aux créatures, la gaieté de commande qui liait les uns aux autres les touristes, m’oppressaient, isolaient l’âme dans un silence de cristal. L’aubergiste, fière de sa modeste hôtellerie, — unique asile, — faisait aux arrivants un accueil dominateur et souriant ; elle les logeait comme l’arbre des cimes abrite ses rares oiseaux frileux. J’ai connu dans ce pauvre chalet aux chambres monastiques un charmant vicaire botaniste, qui venait se reposer aux Voirons de son dur sacerdoce exercé dans les faubourgs de Lyon. Je le rencontrais le matin, lisant son bréviaire parmi les myrtilles et les champignons des sapins. ou le soir, agenouillé sur les dalles de la chapelle, faisant à la statue de plâtre de la Vierge une offrande de digitales et d’edelweiss, cueillis par lui dans ses périlleuses excursions des après-midi. J’étais une enfant souffrante, mais vaillante ; le jeune prêtre s’était attaché à moi. Il n’approuvait pas mes lectures, il me reprochait les quatre volumes de La Vie Littéraire d’Anatole France, dont je faisais mes délices instructives, mais il aimait bien mon cœur et mon visage. Un jour chaud, sur un banc moisi, dans la plaine crépitante du chant d’insectes ailés, il me récita, non sans tendre émotion, ces vers consacrés par Victor Hugo à sa fille :

Elle était pâle et pourtant rose,
Petite avec de longs cheveux…

Je reçus cet hommage, saintement adressé, avec gratitude et le moins de coquetterie possible. Je vénérais et ne cesserai de vénérer ceux qui ont placé la poésie et la passion au-dessus des sens et de la terre ; nulle jeune fille ne fut plus séduite par l’espace que moi, et pourtant je demeurais assurée que l’oncle Jean de mon enfance n’était pas au ciel.

Après mon mariage, ayant appris le décès d’une compagne de mes cours de solfège, je me rendis à ses obsèques. La musique, les fleurs, les noires draperies, le feu pâle des lumières évoquaient moins pour moi la mort inimaginable qu’une singulière et ténébreuse volupté. La vie est puissante dans une jeune femme rêveuse. Comme je restais la dernière sur le parvis de l’église, je vis de quelle manière alerte, avec quelle rapidité vigoureuse on déménageait soudain le deuil et les honneurs rendus au trépas. Des hommes robustes et affairés arrachaient les tentures funèbres, roulaient les tapis, soulevaient des candélabres argentés, d’apparence somptueuse, mais creux et légers et qui symbolisaient misérablement ce que la plupart des vivants accordent aux morts, et ce que les regrets humains ont de superficiel et d’éphémère. Je regardais avec stupeur cette cessation, à la surface de la terre, de la mort éternelle. N’étant pas restée en relation avec la jeune femme disparue, je pensais moins à elle qu’à ceux qui la pleuraient ; ma détresse se portait vers sa mère, à qui le destin venait d’arracher son petit enfant de vingt ans. Mes regards allaient des abords de l’église, où diminuait le bruit du rangement, à l’atmosphère de Paris, nuageuse, ventilée, qui m’obligeait à presser contre ma bouche une cravate de fourrure. Le sentiment que la mère, à jamais dépouillée, avait perdu sa fille de chair, la louable créature un peu lourde dont je me remémorais nettement les yeux, les cheveux, la voix, — et non pas un ange planant désormais en d’invisibles régions, — provoqua en moi ce souhait de pitié profonde, conforme à mes vœux, et que la mère malheureuse eût repoussé avec horreur :

« Puisse-t-elle, du moins, ne pas croire que sa fille est au ciel… »