Payot (p. 169-198).


VIII

LA FAMILLE TRIOMPHANTE


« La famille n’existera bientôt plus, » disaient volontiers, il y a dix-huit mois, avec forfanterie ou tristesse, certains esprits rebelles ou chagrins. Ils en voyaient déjà la dissolution prochaine. Les uns trouvaient un mauvais plaisir dans la perspective de se sentir fils du hasard, les autres regrettaient les anciens liens, sans avoir la force de les défendre.

J’ai toujours écouté ces propos d’une oreille incrédule. Il y a des forces indestructibles et il suffira toujours de deux êtres qui s’aiment autour d’un berceau pour reconstituer la famille, si même les lois ne la reconnaissaient plus. Du reste, dans les pays latins elle est encore puissamment organisée et le mot n’a pas perdu son prestige sur les cœurs. Prenons l’Italie comme exemple : elle est plus imbue des principes de droit romain que les autres nations de l’Europe et l’institution familiale y a conservé un empire sur les consciences. Même parmi les révoltés contre toute loi morale, rares étaient ceux qui n’en subissaient pas l’attrait. Les plus infidèles maris se montraient souvent bons fils et bons pères, et quand ils voulaient excuser quelque acte incorrect, « c’est pour la famille, » disaient-ils, et, à cette évocation sacrée, les juges s’attendrissaient et se montraient indulgents.

Les pessimistes voyaient dans cette sentimentalité une cause de faiblesse et prédisaient que ces fils de trop tendres mères ne sauraient pas à l’occasion montrer une suffisante énergie. Les faits ont donné un éclatant démenti à cette prédiction fâcheuse. Que de mères ont encouragé leur fils et refoulé leurs larmes pour ne pas troubler la sérénité de leur départ. Ce sont les mères égoïstes, qui vivaient pour elles-mêmes et ne se privaient jamais d’un plaisir pour leurs enfants, qui crient aujourd’hui à tue-tête leur amour maternel et essayent d’entraver tous les généreux élans.

De tout temps les cœurs les plus affectueux se sont montrés les plus héroïques, et la femme qui a pratiqué vis-à-vis des siens le dévouement sans limites est celle qui, le jour venu, a été capable de sacrifier au devoir suprême ce qu’elle aime le plus au monde. La famille, au lieu d’être une faiblesse, s’est révélée au point de vue patriotique comme une force vivante.


I


Une foule de sentiments dormaient dans l’âme humaine. On les croyait morts, ils n’étaient qu’assoupis, et nous les avons vus renaître à peu près tous sous la pression des événements qui ont bouleversé et bouleversent encore le monde. Celui de la famille a eu un éclatant réveil. Sur les champs de bataille des Flandres et de la France, dès le début de la campagne, quel était le cri qui sortait des lèvres des blessés et des mourants « Maman ! Maman[1] ! » Et ce même appel on l’avait entendu dans les plaines désertes de la Lybie lors de la guerre italo-turque, tellement, à l’heure de la détresse, l’homme le plus fort appellera d’instinct la femme qui enfant l’a bercé dans ses bras. De toutes les affections, c’est celle qui a sur son cœur l’emprise la plus forte. Il s’attendrit sur sa femme, sur ses enfants, les êtres que d’ordinaire il protège, mais il demande sa mère quand il a besoin de secours. En face de la mort, quand la souffrance déchire ses membres meurtris et endoloris, tout ce qu’on a magnifié du nom de passion se tait et le malheureux, qui sent la vie lui échapper, n’aspire qu’à l’étreinte des bras maternels.

Ce cri d’appel jaillit surtout des cœurs simples, de ceux qui ont connu réellement l’intimité de la vie familiale. Quand la mère est une mondaine brillante ou une sèche égoïste, elle ne rend pas elle-même à ses enfants ces soins journaliers qui nouent entre ceux qui les donnent et ceux qui les reçoivent des liens étroits que les années et l’éloignement ne relâchent jamais. Des affections profondes entre parents et enfants existent dans toutes les classes, mais il est certain que le genre de vie influe sur leur développement. La grande richesse et l’extrême misère sont les terrains les plus défavorables à cette floraison ; toutes deux, portant à l’extériorisation des habitudes, empêchent l’intimité morale de se produire. Cependant il est impossible de tracer des limites absolues, car tel fait isolé contredit nettement la théorie.

Toutefois on peut affirmer que c’est en général dans la classe modeste des travailleurs de la pensée, dans ces intérieurs nobles et enviables, où se réunissent « les plus sûres conditions de bonheur : pauvreté, labeur, confiance réciproque[2] » que le sentiment de la famille est le plus robuste et le plus résistant. Si les lettres des soldats à leur famille ont fait connaître des âmes vibrantes, enthousiastes et résistantes, celles des mères sont d’une éloquence simple, révélatrice de sources ignorées de noblesse intime. Une paysanne italienne, écrivait à son fils blessé, après s’être apitoyée sur ses souffrances : « N’oublie pas cependant que tu dois être heureux d’avoir versé ton sang pour la patrie. » Et la lettre continuait, naïvement maternelle dans ses détails intimes. Le jeune homme pleurait en l’écoutant et celle qui lisait pleurait aussi. « Maman a soixante ans, disait-il avec fierté, et comme elle écrit bien ! »

Un autre, tout jeune, dix-neuf ans et demi, d’une apparence enfantine et très paysanne, auquel on apportait la nouvelle qu’il aurait quelques jours de congé à la fin de sa convalescence pour visiter sa famille, élargit tout à coup ses bras en croix sur les coussins. Et, comme on lui demandait la signification de ce geste, il répondit : « Depuis mon départ, c’est ainsi qu’est ma mère, les bras ouverts pour me recevoir quand je reviendrai. » Évidemment il répétait l’une des phrases des lettres maternelles. Les notes des infirmières françaises, des médecins, des journalistes, de tous ceux qui ont parcouru les champs de bataille et les ambulances, constatent ce débordement d’amour filial et maternel. En Italie, le même phénomène se manifeste et des mots analogues errent sur les lèvres pâlies de nos soldats. C’est l’indication d’une similitude de race et d’esprit. Chez les Latins, le sentiment ne diminue pas le courage, il l’exalte. Les plus héroïques parmi nos soldats sont les plus tendres.

Dans ses remarquables Carnets d’une infirmière, Mme Noëlle Roger a écrit des pages d’une belle simplicité et d’un charme profond, qui semblent s’appliquer à nos deux armées. L’image de la maison, dit-elle, latente et fugitive dans le cœur du soldat au début de la campagne, surgit puissante dès la première bataille, dès le premier coup de fouet dans la chair. Quand il s’abat dans le sang, la course cassée net, l’intime et chère présence prend immédiatement possession de son âme. Leur premier cri, leur seul appel, jaillit des profondeurs ignorées de leur être, où vivait encore le petit enfant qu’ils furent un jour, la supplication unanime qui monte des champs de bataille, exhalée des corps étendus, elle est toujours la même, pareille à celle qu’ils jetaient dans leurs peines de gamins en face des périls imaginaires, le cri de suprême défense, l’imploration à celle qui ne fit jamais défaut : « Maman ! »

Les plus durs, les moins sensibles, ceux, peut-être, qui raillaient dans la vie normale ces affections traditionnelles, les traitant d’hypocrisie ou tout au moins de sentimentalité inutile, ont poussé le même cri, et leurs lèvres sceptiques ont prononcé le même appel. Sur les lits d’hôpital, dans les ambulances, c’est la mère, c’est la sœur que le blessé demande, l’épouse, l’enfant… Les autres amours semblent s’être enfoncées dans l’ombre, reculant devant les réalités cruelles, la mort frôlée de si près.

Le désir qui dévore ces soldats, l’aspiration de leur cœur, c’est de retrouver après la victoire — ils ne transigent pas sur ce point — les douceurs du toit familial, de remêler leur vie à celles des êtres dont ils se savent vraiment aimés. Tout le reste leur apparaît faux et passager. Ce besoin de vérité que l’excès du mensonge a fait naître dans leur conscience, les affections en bénéficient elles aussi. Leur plus haute valeur sera désormais la sincérité. Voilà pourquoi la famille a son heure de triomphe.

Bien entendu, par famille, j’entends celle qui mérite ce nom et n’est pas simplement une formule vide de contenu. Il y en a d’indignes qui ne comptent pas, et les malheureux enfants qui ont grandi dans ces sépulcres blanchis sont aujourd’hui particulièrement à plaindre. Dans la détresse, leur cœur ne sait vers qui se tourner et les noms que les autres prononcent avec une inflexion tendre, meurent sur leurs lèvres. Qui appelleraient-ils ? Leur confiance n’a nulle part où se poser. L’idée de créer à ces infortunés une famille factice pendant la guerre a pris naissance en Angleterre et est importante comme symptôme. Elle a donné, partout, d’excellents résultats ; entre les mères adoptives et les soldats sans famille, des rapports touchants se sont noués. Chez la femme, ce sentiment de maternité élargie fait honneur à notre époque. Nous le voyons croître chez les éducatrices et pénétrer peu à peu tous les cœurs. Là où la mère fait défaut, d’autres femmes sont aujourd’hui prêtes à la remplacer.

C’était, du reste, l’esprit des couvents, et peu à peu les instituts laïques se sont pénétrés des mêmes maximes. Dans ses conseils aux dames de St-Cyr, Mme de Maintenon insiste sur ce point. Bien qu’elle essaye de proscrire les amitiés trop particulières, auxquelles les ordres religieux sont contraires en principe, tout en s’en servant dans la pratique, elle se rend compte que l’amour est le plus puissant des moyens éducatifs. « Commencez par vous en faire aimer, dit-elle, sans quoi vous ne réussirez jamais ! » Et s’adressant à la jeune abbesse de Gomerfontaine qui lui avait demandé des conseils, elle écrivait : « Si jeune que vous soyez, traitez-les en mère. »

La foi dans l’influence de la maternité était profondément ancrée dans cette grande éducatrice qui ne fut jamais mère, tout en éprouvant ce sentiment avec une extraordinaire intensité. Celle qui, selon St-Simon, se croyait « l’abbesse universelle de mille couvents, » n’obéissait pas simplement en s’occupant de la jeunesse à un instinct de domination, mais à un besoin réel de tendresse qu’elle n’avait jamais pu autrement satisfaire. Elle fut la première séculière à avoir l’instinct de cette maternité élargie qui, je le répète, fait l’honneur des femmes de notre temps. Dans plusieurs cas, sans cet instinct, le mot famille ne représenterait qu’une formule, vide de tout sens profond.

Avant Mme de Maintenon, Vittorino da Feltre avait compris également à quel point le foyer était nécessaire à l’éducation des hommes et que là où il faisait défaut, il fallait le remplacer. L’un des buts de sa « maison joyeuse » était de donner aux enfants qui l’habitaient l’illusion de la famille heureuse.

Les disciples de ces intelligents éducateurs méritent la reconnaissance de l’humanité. En effet dans les classes soi-disant supérieures, où l’instinct ne domine plus comme dans les campagnes et où le raisonnement le remplace facilement, combien de jeunes gens se seraient complètement démoralisés s’ils n’avaient trouvé des bras et des cœurs disposés à remplacer ce que leur foyer frivole et glacé ne pouvait leur offrir.

Sur les champs de bataille ou dans les ambulances ce n’est pas le mot « maman » qui leur sera venu aux lèvres, mais un autre nom représentatif de maternité pour leur cœur, et le résultat moral et social aura été le même.


II


À quoi fallait-il attribuer le discrédit où semblait en certains esprits et en certains milieux être tombée la famille ? La vie des hommes, leurs maximes, la légèreté avec laquelle ils remettaient entièrement aux mères les soins de l’éducation, sans se soucier de savoir si elles en étaient capables et dignes, sont entrées pour une large part dans cette tendance de l’opinion publique à la dénigrer.

Mais la plus grande responsabilité dans cette dépréciation du plus noble et du plus pur des sentiments retombe sur la femme. Tandis que dans la campagne, dans la province et même dans la population laborieuse des grandes villes, l’instinct maternel restait le même, dans les classes riches ou qui voulaient le paraître, il subissait une altération. La vie tout extérieure de la femme empêchait les manifestations de sa maternité. Ce foyer où elle n’apparaissait qu’en coup de vent, entre deux visites, deux comités et deux flirts, s’éteignait facilement, il n’y restait que des cendres. Les moments où les enfants, déjà grandis, rentraient des cours ou de l’école, étaient ceux justement où la mère sortait…

Les ressources de la famille employées en grande partie à la parure de l’épouse, les économies forcées sur d’autres points essentiels, les scènes conjugales provoquées par les notes des fournisseurs, les mots amers qui en résultaient, tout cela n’échappait pas à l’observation implacable des enfants. Cette mère qu’ils auraient volontiers adorée perdait ainsi son prestige. Plus tard, quand déjà grands, ils la voyaient à demi-nue, couverte à peine d’étoffes transparentes, adhérentes au corps, une stupéfaction envahissait leur cerveau et il n’était pas surprenant qu’ils se montrassent rebelles aux admonestations sortant de pareilles lèvres. Encore quelques années, et ils déclaraient, la bouche sceptique et le regard dur, que la famille n’existait plus.

Contradiction singulière ! Jamais cependant l’importance sociale de l’enfant n’avait été reconnue comme dans ces dernières années par les classes aisées : son hygiène était soignée au point de lui attribuer la chambre la plus saine et la plus ensoleillée de la maison ; on se préoccupait de lui procurer des plaisirs et de faciliter l’étude à son cerveau ; dans l’ordre moral, on avait renoncé aux punitions, les réprimandes étaient rares et douces, et on laissait l’égoïsme enfantin se développer dans sa plénitude. Il n’en est pas moins vrai que tout cela se faisait par délégation et que si la vie de l’enfant était entourée de soins, la mère avait pris l’habitude de déserter la maison, et que dans beaucoup de cas le foyer se glaçait.

Toute généralisation est absurde en soi et soutenir que dans les classes aisées les femmes ne remplissaient plus leurs devoirs maternels serait suprêmement injuste. Les preuves du contraire abondent, et parfois, même dans les existences les plus brillantes, une intimité étroite unissait mère et fils. Cependant puisqu’une logique existe dans les faits, il est indéniable que l’attitude de certaines personnalités féminines détruisait l’image que les enfants dans leur cœur se forment instinctivement de leur mère, et que la vie tout en dehors de celle-ci nuisait à cette confiance qui est la base même de l’amour filial.

L’adversité, sous toutes ses formes, et les angoisses de l’heure présente ont heureusement délivré les femmes du factice qui encombrait leurs journées. Plusieurs, désormais, parmi celles qui croyaient posséder une forte personnalité (que de linottes affichaient cette prétention !) reviendront aux instinctives tendresses que la nature leur a mises au cœur et ne livreront plus leur vie aux hasards des rencontres et des plaisirs.

Celles qui méritent la dénomination de mères d’état-civil, doivent envier aujourd’hui les paysannes, les ouvrières, les petites bourgeoises simples, auxquelles leurs fils, à l’heure suprême, ont envoyé le cri d’amour que, dès l’enfance, ils avaient appris à balbutier. Si elles n’ont pas été ainsi appelées, c’est qu’elles s’étaient volontairement éloignées, pour mieux vivre leur vie, de l’existence quotidienne de leurs enfants. Combien elles doivent se sentir humiliées dans leur conscience et leur fierté et je comprends que leur cœur saigne d’une inguérissable blessure.

Personne ne s’était suffisamment rendu compte combien, en ces dernières années, le peuple s’était affiné dans ses sentiments. Irrités par ses grèves, ses revendications, son perpétuel mécontentement, les esprits les plus humanitaires s’étaient un peu désintéressés de lui. Le matérialisme historique, dont il semblait avoir fait son credo définitif, le reléguait dans les préoccupations économiques et paraissait mettre une barrière entre lui et les choses hautes et grandes.

La guerre devait nous montrer notre erreur. Déjà, pendant la campagne de Lybie, les sentiments qu’exprimaient dans leurs lettres les soldats italiens m’avaient frappée. L’un d’eux, racontant une de ses factions dans le désert, par une claire nuit d’été, se servait d’images si belles pour décrire sa veillée d’armes qu’un grand poète ne les aurait pas désavouées. Et le père, un simple ouvrier gazier qui me lisait la lettre, en comprenait, on le sentait, toute la profondeur et toute la beauté. Cette lecture m’avait rendue rêveuse. Le peuple était-il dans l’aridité générale, le grand réservoir où l’humanité pouvait puiser des forces nouvelles ? Puis l’esprit faussé de ceux qui le dirigent venait réveiller nos préjugés contre lui.

Les événements actuels sont venus donner une réalité à ce qui était vague intuition. La conscience de ses devoirs, celle du respect dû à la justice et à la liberté, sa volonté de combattre pour la victoire du droit et de la civilisation l’ont haussé moralement d’une façon extraordinaire. Dans chaque soldat s’est révélé un homme conscient de ses raisons de combattre et disposé à combattre jusqu’au bout. Par la façon dont elle exprime l’amour intense de la famille, on perçoit à quel point l’âme populaire s’est affinée et purifiée.

Et comme elle comprend la grandeur de son rôle. « Oui, j’ai l’honneur d’être blessé ! » disait l’autre jour un soldat motocycliste, beau jeune homme à la main bandée, qui s’apprêtait à retourner au front. Vingt-trois ans et déjà père d’un enfant, dont il montrait le portrait avec orgueil. « Cela me fend le cœur de le quitter et je pourrais rester à cause de ma main, mais j’ai un compte à régler avec eux et je dois retourner là-haut tout de suite. » Il a ajouté : « Si vous saviez comme nous sommes devenus sensibles ! Quand nous recevons des lettres de la famille, c’est une joie, nous les lisons les uns aux autres et pleurons ensemble d’attendrissement. » L’enfant, la mère, ce sont les deux grandes cordes qui vibrent.

Une personne, dont la fonction, dans l’organisation actuelle des secours, consiste à accueillir les demandes des parents qui viennent demander des nouvelles, soit de leurs fils, soit de leurs maris qui se trouvent sur le front, me disait l’autre jour : « À l’attitude, au regard, je reconnais immédiatement les mères des épouses. La différence est frappante même quand l’âge est le même. » La femme qui vient s’enquérir de son mari, ajoute volontiers, pour donner plus de force à l’expression de ses inquiétudes ou de sa douleur : « Il m’apportait tant par jour ! » Jamais un mot semblable ne sort de la bouche des mères : leur émoi est trop intense pour laisser place à la préoccupation matérielle. Elles arrivent avec des regards éperdus d’angoisse ou résignés d’avance au deuil, et le cœur si battant qu’elles formulent avec peine leur demande. Et toujours elles ajoutent : « Il était bon, si bon ! »

Lorsque tout espoir est perdu, elles pleurent, elles sanglotent, mais ne récriminent pas. Ce qui les exaspère, c’est de ne rien connaître de la tragédie qui leur a enlevé leur fils. Elles voudraient savoir comment le malheur est arrivé. « Oui, je sais, il fallait le donner à la patrie, mais de quelle façon est-il mort ? Je veux savoir comment je dois le pleurer. »

Quand on leur parle de gloire, un pâle sourire illumine leur visage ; il s’accentue chez les pères, ceux-ci s’exaltent plus facilement à certains mots, sentent davantage la fierté de la mort héroïque. Chez eux aussi l’angoisse a atténué la rudesse ordinaire des façons et dissipé les malsaines ivresses qui en faisaient des révoltés contre l’ordre social et les éloignaient du foyer.

Les liens relâchés se sont tout à coup resserrés. Que de jeunes gens apparemment détachés de la famille, qui ne donnaient d’importance qu’aux passions et aux plaisirs de la chair, se sont essentiellement modifiés ; la tendresse de l’enfance leur est remontée au cœur, ils sont redevenus fils. Combien de choses vaines et coupables la grande purificatrice a emportées dans son effroyable coup d’aile.

En parlant du triomphe de la famille, c’est-à-dire des rapports entre parents et enfants et en leur donnant l’importance qu’ils méritent, je ne veux nullement amoindrir la puissance du sentiment qu’on appelle amour et qui devrait en être la base. S’il a été discrédité, la faute en remonte à ses prêtres et à ses prêtresses : après l’avoir sali et rapetissé dans les imaginations, ils en ont fait un élément de trouble et non plus de bonheur. Les complications et les désordres qu’il amène à sa suite, ainsi que son caractère passager, ont engendré la défiance à son endroit et, dans l’ébranlement général, les âmes ont éprouvé le besoin de s’accrocher au tronc solide du vieux chêne familial, la seule forteresse demeurée debout dans le désarroi universel. Voilà pourquoi l’appel du soldat mourant a été poussé bien plus vers la mère que vers l’épouse ou l’amante.

Et je crois que celles-ci, quelle que soit la force de leur amour, auront trouvé le phénomène naturel et normal. Déjà mères pour la plupart, elles sentent bien que le lien indestructible est celui qui lie les parents aux enfants. Dans notre société, si positive et vidée d’illusions, il est admis que les tendresses amoureuses sont fugitives et laissent souvent un goût de cendres. Même dans le mariage, ce qui subsiste de meilleur, après un temps plus ou moins court d’exaltation passionnelle, ce sont les intérêts, les devoirs, les souvenirs mis en commun.

En ceci, comme en toutes choses, des exceptions existent. Certains cœurs se convient à des noces éternelles et en ces âmes rares un lien se noue d’une profondeur et d’une force étonnante. Mais ces amours passionnées et intarissables où les rencontre-t-on aujourd’hui ? Certes, la félicité, l’ordre et l’harmonie se trouvent plus facilement dans les sentiments moyens, mais il ne faudrait pourtant pas que l’image des grandes amours s’effaçât entièrement de l’imagination des hommes. Elles sont une partie de l’idéal et répandent une chaude lumière, même sur les innombrables vies de ceux qui ne les ont pas personnellement connues.

Lorsque la paix sera revenue parmi les hommes, les moules de tous les sentiments se seront agrandis. Les esprits s’étant habitués aux proportions colossales de l’effroyable conflit, ils éprouveront le besoin de rehausser l’amour, car le culte du grand sous toutes ses formes hantera les imaginations. La femme a tout intérêt à voir refleurir les sentiments profonds et forts. Elle devra pour cela s’imposer un changement d’attitude. Bien que le nom de Mme de Maintenon provoque chez plusieurs un sentiment d’antipathie, permettez-moi de la citer une fois encore. Elle insistait auprès des dames de St-Louis sur le devoir d’inspirer à leurs élèves l’amour de leur réputation. Il faut qu’elles y soient délicates, disait-elle, c’est-à-dire qu’elles éprouvent cette certaine « gloire » qui rend la femme jalouse de sa renommée. « Ce serait un défaut dans une religieuse. Il faudra mourir à cette délicatesse, mais avant que d’y mourir, il faut y avoir vécu. »

On doit reconnaître que la femme moderne avait perdu l’habitude d’être délicate à l’amour de sa réputation, le besoin du cabotinage l’avait remplacé. Et si elle avait le goût du fin dans les choses extérieures, en art, en littérature, dans l’ordre moral elle bravait volontiers l’opinion. Au lieu d’être froissée et de rougir des propos que l’on tenait sur elle, volontiers elle les provoquait.

Pour regagner son prestige endommagé, la femme ferait bien de retrouver un peu de sa délicatesse perdue, et sans venir aux anciennes méthodes qui entravaient son libre développement, de cultiver l’amour de la bonne gloire. Au point de vue de l’amour, c’est indispensable ; à celui de la maternité également. Les femmes s’imaginent à tort que leur frivolité augmente leur séduction ; l’homme veut avant tout que la femme s’occupe de lui ; or, depuis qu’elle donne une importance exagérée au changement des modes, elle le néglige. Dans un salon, avant de chercher les yeux de son flirt ou de son ami, la femme moderne regarde comment les autres femmes sont habillées, et elle n’est pas consciente du froissement qu’elle produit ni du dédain qu’elle provoque.

De même dans la famille : les femmes folles de toilette, ne se doutent pas à quel point leurs fils les jugent. Sans parler de celles qui ne sont nullement délicates pour leur réputation, il y en a de fort correctes comme conduite qui ne savent pas s’imposer au respect de leurs enfants. J’ai connu une femme fort belle et qui ne manquait pas d’agrément dans l’esprit, seulement elle aimait la toilette avec passion et y consacrait beaucoup de temps et d’argent, ce qui ne l’empêchait point de prodiguer à ses fils d’excellents conseils. Mais ils ne l’écoutaient pas et étaient en train de tourner assez mal. Un Barnabite, célèbre comme éducateur, les entreprit à ce propos. Puis il aborda le sujet des influences familiales et s’étonna qu’une mère aussi bien douée et respectable que la leur n’exerçât aucun empire sur leurs esprits. Il les tança vertement de leurs torts et voulut connaître la cause qui les rendait rebelles aux conseils maternels. La cause ? Tous trois répondirent en chœur : « Les robes de maman ! »

La catégorie des mères d’état-civil, de celles qui ont laissé à d’autres le soin de leurs enfants, et n’affichent leur maternité que dans les moments éclatants de la vie, doit se persuader que ce sont les douces vertus du cœur qui attachent leurs fils. En effet, c’est vers les femmes modestes et oublieuses d’elles-mêmes que le grand cri d’amour est monté. Il est allé également à celles qui, remplaçant les mères, ont pratiqué la même abnégation, tellement il est vrai que dans les choses du sentiment, la réalité seule compte, la formule n’est rien.

L’homme veut parfois trouver dans la femme le plaisir brutal, mais toujours il en attend l’appui, la consolation, le reflet des vertus dont il porte l’image dans son cœur. Enlevez-lui cette illusion et il deviendra un maître dur, railleur, méprisant… Il y a évidemment dans ce désir une bonne part d’égoïsme. L’homme devrait apprendre qu’on ne peut tout recevoir sans rien donner et que le dévouement demande un équivalent quelconque. Le besoin affolé de tendresse familiale qu’il a ressenti durant les angoisses de l’épouvantable campagne lui aura enseigné bien des choses, et peut-être désormais, attendra-t-il moins et offrira-t-il davantage.

Attendra-t-il moins et faut-il même le désirer ? Cette confiance sans limite dans l’amour inépuisable de la famille est un hommage qu’il lui rend et le plus sûr antidote contre le scepticisme et l’endurcissement. Les femmes, du reste, éprouvent une joie des exigences de leurs fils : elles s’attristeraient si elles ne les voyaient plus tout espérer de leur inépuisable amour.

Les pères ont d’autres fonctions : à eux incombent la sévérité salutaire, l’enseignement des principes inflexibles de l’honneur. Mais l’amour paternel lui aussi s’est affirmé magnifique pendant la guerre actuelle. On a vu des pères s’engager volontaires, pour suivre leurs fils, combattre avec eux et partager leurs dangers ! Si l’on a entendu sur les champs de bataille, tant de jeunes blessés appeler dans leur détresse : « Maman ! Maman ! » dans les hôpitaux, les soldats, déjà pères, s’attendrissent en parlant de leurs enfants. Revoir leurs « petits » est leur intense désir et c’est pour eux que leurs entrailles remuent. C’est comme si dans cette menace contre la race, les générations sentaient le besoin de s’attacher indissolublement les unes aux autres, de fortifier le lien qui rattache le passé à l’avenir.

De toutes les pierres remuées par l’effroyable cataclysme, on a commencé à restaurer le temple de la vérité, et l’un des autels de ce temple devra être consacré à la famille triomphante. Elle est destinée à devenir une des grandes forces du monde futur, et de graves questions morales et sociales, dont on ne voyait pas la solution, pourront ainsi être résolues. Dans l’ordre économique également les résultats seront considérables, mais il ne m’appartient pas d’en parler ici dans cette brève étude sur les manifestations sentimentales de l’heure présente.


  1. Si j’insiste sur ce point à plusieurs reprises, c’est qu’il caractérise la vie sentimentale de nos soldats latins.
  2. Paroles écrites sur la vie et l’intérieur de Charles Péguy.