Payot (p. 199-221).


IX

LE CULTE DE L’HÉROÏSME


Un sentiment nouveau habitera désormais le cœur des hommes, un sentiment que notre époque avait désappris. Dans Napoléon et son armée, on a admiré la force militaire, mais la parole héros signifie quelque chose de plus que la victoire et la conquête ; elle embrasse à la fois le sacrifice volontaire de soi-même et la grandeur du caractère, et elle s’applique aussi bien à la vie civile qu’à la vie militaire.

Lorsque Thomas Carlyle invitait les hommes de sa génération au culte des héros, il savait quel levier puissant pouvait être ce culte et à quel point son oubli avait eu un effet déprimant sur les âmes. Il fut un sonneur de cloches pour l’honneur des hommes, comme l’avait été Tolstoï pour la souffrance humaine.

Mais l’écrivain russe a été apparemment mieux compris que l’écrivain anglais, car ce dernier s’adressait, sans le vouloir, à l’élite intellectuelle que le scepticisme dévorait en tous pays, et l’on a pu croire longtemps qu’à son appel les âmes n’avaient pas répondu. En effet, elles étaient pour la plupart restées muettes. Certaines semences en certaines terres mettent longtemps à lever, puis, tout à coup, des floraisons inattendues se produisent.

Du reste, on doit avouer que pour rendre aux héros un culte vivant, il faut avoir l’occasion d’en rencontrer sur sa route, et nous devions remonter trop loin dans le passé pour nous trouver face à face avec ces grandes figures. En outre, chaque génération a des idées spéciales sur toutes les manifestations de la vie. Il nous fallait un héroïsme qui répondit à nos besoins, à nos notions de bravoure et de noblesse ; nous avons été, il convient de le reconnaître, amplement et généreusement servis.

Non seulement les héros ont surgi nombreux et bien modernes, mais ils n’ont aucune ressemblance, sauf le courage, avec les grands hommes traditionnels de l’antiquité ou du moyen âge. Ce qui les distingue de leurs devanciers, c’est d’abord une extrême simplicité d’attitude et en même temps une conscience de leurs actes que les chefs d’autrefois connaissaient peut-être, mais que la généralité de leurs hommes ignoraient. Aujourd’hui, l’égalité s’est faite par la souffrance et la compréhension mutuelle… Cette égalité, d’ordinaire impossible à réaliser dans la vie, a été en partie atteinte. Une même tempête a courbé toutes les têtes et un même souffle les a relevées : celui du bon droit pour lequel toutes les races nobles doivent combattre.

Il ne faut pas permettre qu’une fois la victoire matérielle conquise, les choses retournent au statu quo ante, et que, guidés par la voix des mauvais bergers, nous retombions dans les minimums, ne demandant et ne voulant que la médiocrité dans les réalités et les aspirations. C’est contre ce mouvement en arrière que tous les cœurs de bonne foi seront appelés à lutter, afin qu’abjurant de vieilles et souvent puériles rancunes, l’union sacrée puisse se prolonger au delà de la guerre.


I


J’ai parlé des mauvais bergers ; on a reconnu maintenant quelle était leur puissance. À peine délivrée de leur joug, un souffle de générosité et de sacrifice a passé sur l’âme du monde. On avait trop l’habitude de dire : les gens ont les chefs qu’ils méritent ! Oui, les militants peut-être, mais la grande masse, en tous pays, repliée sur elle-même, n’avait pas la possibilité d’intervenir. À peine lui en a-t-on donné l’occasion, qu’elle a renié ses conducteurs et ouvert son cœur intime, nous en révélant les beautés secrètes.

Le spectacle a été inattendu. Qui de nous, parmi les plus optimistes, les plus confiants dans l’humanité, s’attendait à voir déboucher des héros à chaque coin de route ? On nous avait tellement répété que nous étions tous corrompus, tous égoïstes, tous incapables d’énergie et de sacrifices que nous avions fini par en être persuadés. Et si quelqu’un de nous croyait encore qu’en entendant résonner le tocsin, d’un bout de l’Europe à l’autre les peuples auraient répondu à l’appel, c’était « pour des raisons que la raison ne comprend pas. » La grande masse doutait, et ce doute lui donnait le frisson.

Les adversaires de la guerre, ceux qui par leurs déprimantes paroles ont essayé d’imposer la neutralité aux nations non directement attaquées, qui se sont permis de déplorer l’attitude héroïque de la Belgique, et dont le songe secret était de courber honteusement les têtes sous le joug de la force, ces gens-là n’ont pas tous obéi à des motifs inavouables, anti-patriotiques et intéressés. Chez plusieurs, cette attitude a eu pour cause déterminante la peur sincère de ne pas voir leurs compatriotes à la hauteur de l’héroïsme qu’on leur demandait. C’est pourquoi dans la triste cohorte des coupeurs d’ailes il faut admettre que des esprits droits pussent s’être égarés.

Mais chez la plupart, c’est l’épouvante des sacrifices personnels qu’ils pourraient être forcés d’accomplir qui a prévalu ; cette crainte a étouffé dans leurs cœurs l’élan patriotique et obscurci dans leur intelligence la vue nette des événements et de leurs conséquences. Aussi serait-il injuste de les mesurer tous à la même aune.

Certes, le manque de foi dans son peuple est une mortelle offense pour ce peuple, mais la foi ne se commande pas et elle manquait à certains cœurs. L’intuition aussi faisait défaut, leur intelligence n’avait pas saisi la menace du « fléau dont il faut se défendre, afin que la vie haute ne périsse pas sur la terre[1]. » Même politiquement, ils ne percevaient que les motifs immédiats, ne voyaient pas au delà des événements journaliers, ne calculaient que le coût personnel prochain, et jamais l’avantage collectif futur. On aurait dit qu’une amnésie paralysait une partie de leur cerveau, les empêchait de se rendre compte que rester simple spectateur du danger peut amoindrir irrémédiablement une nation et que de ne pas coopérer activement à repousser une tyrannie effrayante, d’après l’aveu même de ceux qui ambitionnent de l’exercer, équivalait à un renoncement moral d’une portée incalculable pour l’avenir.

Ces timides et ces aveugles n’ont formé, du reste, en tous pays, qu’une minorité négligeable et la plupart, devant les faits accomplis, ne se sont plus souvenus que d’une chose : la nécessité de vaincre ! Ceux qui se sont obstinés dans leurs vues personnelles ne pourront être des propagandistes d’héroïsme, puisqu’ils ignorent, les malheureux, au milieu de tant d’horreurs, la joie très douce de l’admiration. Je ne vois trop quel rôle ils pourront jouer dans la société de l’avenir, s’étant d’avance disqualifiés.

Un homme du monde, assez jeune encore, l’un de ces Européens errant d’un pays à l’autre, disait récemment à quelques-uns de ses contemporains réunis dans un pays neutre : « C’est tout un monde qui s’en va… et nous avec ! » Le propos est exact, et nous tous qui avons vécu dans cet ancien monde, tout en déplorant ses erreurs, nous en regretterons parfois les agréments. Mais ce regret est égoïste, un état bien meilleur est en train de se préparer pour l’humanité survivante, un état où les haines de classe auront perdu une partie de leur âpreté. Quand on aura traversé ensemble, dans l’étroite promiscuité des tranchées, des heures d’angoisse mutuelle, d’aide réciproque, quand on sera mort les uns dans les bras des autres en ces moments où l’homme se montre dans sa réalité, quand on aura vu tant d’actes d’héroïsme s’accomplir, aussi bien en haut qu’en bas, certaines barrières, faites de préjugés, de malentendus et de haine aveugle, tomberont d’elles-mêmes et ne se relèveront plus. Évidemment le professeur continuera à donner ses cours, et le menuisier à manœuvrer son rabot, mais désormais ils se considéreront comme des hommes ayant une âme qui peut atteindre à l’héroïsme et à l’abnégation, et ils auront compris que sur la qualité de cette âme la richesse et la pauvreté, le nom illustre ou obscur n’ont pas d’influence.

Je lisais récemment la lettre d’un lieutenant italien adressée à un soldat de sa compagnie qui avait été blessé dans un combat très âpre, où il avait montré une extrême bravoure. Son chef direct l’en félicitait, s’enquérait de ses nouvelles et lui racontait les faits d’armes qui avaient eu lieu après son départ. « Ta compagnie a été digne de toi… Même si tu passes dans un autre régiment quand ta blessure sera guérie, tu ne dois jamais oublier ta compagnie ! » Et il rappelait à son camarade subalterne mille souvenirs de leur vie commune et, comme quoi, un soir qu’il se sentait envahi de mélancolie, il lui avait demandé de recueillir son corps s’il tombait et de porter ses derniers adieux à sa mère. L’officier n’avait pas été atteint, c’est au contraire le soldat qui avait vu la mort de près. On sentait qu’entre ces deux hommes un lien s’était formé qu’aucune surprise de l’avenir ne pourrait détruire. Et le cas s’est répété des milliers de fois dans cette guerre abominable et sainte.

Les chefs d’usine qui auront pris part à la campagne, qui se seront battus à côté de leurs ouvriers, qui durant des mois auront partagé les mêmes souffrances, subi ensemble les épreuves de la vie de tranchées, ne traiteront plus leurs hommes comme jadis et ceux-ci, de leur côté, cesseront de voir dans le lieutenant et le capitaine qui les ont aidés, protégés, dont ils ont admiré la valeur et le dévouement, le patron souvent exécré de jadis. Ainsi que me l’écrivait un jeune Français, l’un de ceux qui exigeait le fin du fin en chaque chose et se plaisait à tous les raffinements : « La guerre aura trempé nos âmes, elle nous aura appris à être patients et philosophes. Je suis sûr qu’en revenant nous ne ferons plus attention aux petits ennuis de l’existence. »

C’est le contact avec l’héroïsme qui aura ainsi relevé les caractères. La souffrance toute seule n’aurait pas suffi à produire le miracle. L’homme ne donne de prix qu’à ce qui lui impose des sacrifices. Les religions s’en sont admirablement rendu compte, et ont exploité cet instinct. Sans le sentiment de l’héroïsme, la vertu peut être assez plate ; l’héroïsme, c’est la flamme qui monte, qui éclaire, qui réchauffe, qui communique les vibrations fécondes.

L’Église l’a si bien compris que pour la sanctification elle demande des vertus héroïques aux candidats proposés, témoin le cas de cette reine de Naples[2], à qui elle fut refusée pour une bien légère faiblesse. Ses vertus et sa patience l’auraient méritée ; elle ne l’obtint pas, simplement parce que dans une lettre, datée de sa jeunesse, elle avouait avec candeur avoir trouvé du plaisir à danser avec des officiers ! Le péché est véniel, et ses juges durent le penser, mais pour devenir un objet de vénération publique, il faut avoir l’âme placée au-dessus de tous les plaisirs, même innocents, et éprise d’un tel idéal que rien de terrestre ne puisse ni la tenter, ni la satisfaire.

Cette parenthèse sur la sainteté, tend uniquement à prouver que l’héroïsme est à la base de toutes les grandeurs morales. Une âme qui en est dépourvue pourra difficilement communier avec celles qui le possèdent, qui se tendent vers lui comme la fleur vers la lumière. Ce sentiment était devenu inconscient de lui-même, tellement l’esprit moderne s’en préoccupait peu. Notre scepticisme avait fini par déprécier le mot, et si les natures délicates accomplissaient quelque acte héroïque, elles s’en cachaient, plus encore par crainte du ridicule que par fierté intime.

Il a fallu la tragédie des nations, où tous les peuples sont devenus acteurs, pour remettre l’héroïsme en valeur, lui donner sa vraie place dans la vie intérieure et extérieure des hommes. Soudain, sans transition, de toutes parts, des héros se sont dressés, non seulement parmi les chefs, mais parmi les plus simples lutteurs. Citons les merveilleuses figures du roi Albert, du cardinal Mercier, du peuple belge tout entier ! Vraiment en eux, selon le mot de Mirabeau, il y a de la divinité.

L’histoire de toutes les époques a célébré des guerriers qui, sans raisonner, sans se rendre compte du pourquoi, obéissaient à leurs conducteurs et gagnaient de rapides batailles. La guerre d’aujourd’hui, dont les détails sont présents à tous les esprits, a demandé une somme d’héroïsme bien plus considérable, et elle a pour caractère spécial que nos soldats savent parfaitement pourquoi ils combattent, le but qu’ils poursuivent, le devoir qu’ils accomplissent. Plus que des héros obscurs, ce sont des héros conscients qui travaillent pour un but idéal, celui de sauver leur race et d’assurer la paix du monde.

Voilà pourquoi cette guerre aura des conséquences morales qui lui survivront. Les hommes qui ont senti et agi comme nos soldats et nos officiers, une fois rentrés dans la vie civile, ne pourront plus être des citoyens inertes, indifférents à ce qui se passe autour d’eux. Ils demanderont des comptes et il faudra bien les leur rendre, puisqu’ils auront sauvé la race de l’écrasement qui la menaçait.

Le salut du pays sera dans leurs mains et on ne restera pas inattentif à leur voix. Ils ont signé avec la nation un pacte tacite et ils ne voudront pas être déçus. Qu’exigeront-ils en somme ? Non des richesses ou des privilèges ; ils ont appris à mesurer la valeur des choses ; ils demanderont seulement le règne du bon droit et refuseront de s’incliner devant les factieux, les exploiteurs et les mauvais bergers. S’ils ont donné leur sang et le meilleur d’eux-mêmes, ce n’est pas pour retomber sous le vieux joug. Ils l’ont versé pour assurer à leurs enfants une ère de paix, de justice et de liberté !

L’héroïsme de notre époque a été non seulement hardi, mais patient, ce qui est la rare combinaison de deux forces opposées. Cette nouvelle forme de l’héroïsme permettra aux citoyens d’en faire usage dans la vie publique. Ainsi, seulement, celle-ci pourra se relever. Je ne suis pas de ceux qui préconisent les sacrifices ni les héroïsmes inutiles et je n’estime pas qu’il soit nécessaire de déployer sans cesse un étendard, ni de vouloir s’immoler sans raison. Tout effort qui ne sert pas, a en soi quelque chose de puéril. Les occasions d’intervenir et d’agir naissent à plus d’un tournant de route, il suffit de les attendre avec patience.

Très probablement, les âmes étant montées d’un degré, l’héroïsme entrera dans les habitudes morales des individus. Quelques-uns pourront clamer comme le roi David : « Le zèle de ta maison m’a dévoré. » D’autres attendront d’être appelés pour répondre. Plusieurs, et ce sera le grand nombre, se limiteront à comprendre et à admirer. Or, admirer l’héroïsme, c’est déjà une façon indirecte d’y participer.

Je suppose que cette nouvelle note se manifestera surtout dans l’éducation des enfants et de la jeunesse. Dans les familles — et hélas elles seront nombreuses — où il y aura des morts à pleurer, le culte de l’héroïsme sera enseigné, et de la famille il passera à l’école et de l’école aux universités. Il envahira ainsi la mentalité générale qui apprendra à ne plus s’incliner seulement devant le succès. Il arrivera peut-être, même, que ce dernier, sous ses formes matérielles, provoquera certaines défiances et que l’homme qui aura fait subitement une grosse fortune sera soupçonné d’avoir manqué, en tous cas, d’héroïsme et de patriotisme.

« Le jour viendra où, pour être estimé, il faudra avoir les coudes de son paletot percés, » me disait, il y a quelques années — lors d’un scandale financier dans lequel plusieurs personnages importants furent compromis — un homme qui avait eu en main tous les documents des procès. La boutade me fit sourire, mais je me demande si elle n’est pas à la veille de se traduire en réalité. Demain nous réserve bien des surprises, et la richesse, peut-être, ne servira plus à assurer la considération.

Ce ne serait, du reste, que la conséquence logique de la transformation survenue dans les esprits. Pour les âmes éprises d’héroïsme, la fortune paraîtra plus ou moins nécessaire ou désirable ; elle cessera fatalement d’être un but. Comme je le disais dans un précédent chapitre, il faudra revenir à la vie simple ; elle seule peut donner cette indépendance morale qui permet de cultiver les goûts nobles. Les circonstances économiques faciliteront sans doute cette évolution. Les fortunes anciennes se trouveront amoindries et il y aura de ce fait une diminution forcée dans le luxe. Ceux que la guerre aura enrichis seront disqualifiés et ne pourront de longtemps redresser la tête. Ils ne pèseront donc pas sur la mentalité générale. « Pourvu que les civils tiennent ! » faisait dire à un « poilu » français, un dessinateur célèbre. On peut appliquer ces mêmes mots à une autre pensée : « Pourvu que les gens de bonne volonté tiennent ! » Tout dépendra d’eux dans la constitution du monde futur, quand la victoire se sera définitivement rangée du côté du bon droit.

Un des traits saillants de la société d’avant la guerre, c’était l’ennui intérieur qui rongeait les vies. Pour y échapper, on se lançait dans une ronde infernale qui faisait ressembler les journées de la plupart des oisifs à une crise d’épilepsie continuelle. Quant aux gens occupés, la multitude des charges surnuméraires qu’ils acceptaient provoquaient chez eux des états de fatigue nerveuse qui souvent détruisaient irrémédiablement leur santé. Je suppose qu’après l’effort énorme qui a été fait, un besoin de repos saisira les survivants, et que de nouveau l’on connaîtra cette « douceur de vivre » que la fin du siècle précédent et le commencement du vingtième avaient désapprise.

Cet ennui morne auquel on voulait échapper à n’importe quel prix, avait des racines profondes et était la conséquence logique d’un fait moral : la cessation de la lutte entre le bien et le mal ! Or, elle seule donne une véritable saveur à la vie. Se dire qu’un homme n’a pas plus de valeur que l’autre, c’est se remplir la bouche de cendres, et la respiration en est empêchée, un goût de mort est tout ce que le palais ressent. « Il doit nous être indifférent de savoir, disait Richard Wagner, si nous descendons du singe, le tout est de n’y pas retourner. » Ne nous occupons pas de la première partie de la phrase, la seconde seule est importante. C’est justement ce dont se moquait la société moderne : retourner au singe ne semblait pas l’effrayer.

Ne croyant à personne, ne découvrant partout que des motifs médiocres, bas et vils, l’homme avait fini par se dégoûter de lui-même et des autres. Ces pessimistes qui prenaient des airs de justiciers ne se doutaient pas qu’en niant toute noblesse à l’âme humaine, ils se condamnaient eux-mêmes et avouaient leur propre médiocrité et sécheresse. Ne trouvant rien en leur âme, ils décrétaient le vide de toutes les âmes. Maintenant ils se sont réveillés du cauchemar ; autour d’eux ils ont vu surgir des richesses insoupçonnées, entendu retentir des chants glorieux, et ils ont été amenés à chercher s’ils n’avaient pas eux aussi quelques trésors secrets à apporter au banquet commun et si dans leur cœur un écho ne répondrait pas à ces sons d’appel et de victoire.

C’est ainsi que par la vision tragique ils ont été amenés à constater l’héroïsme chez autrui et en eux-mêmes et que l’embryon d’un culte nouveau a pénétré leurs consciences. Désormais ils trouveront la vie savoureuse, même si elle est dure et simple, car ils posséderont un trésor intime et sauront que d’autres aussi le possèdent, et cela formera entre les hommes un lien très doux et très puissant. Trouver dans son prochain un objet d’intérêt et d’admiration quelle aubaine pour l’esprit, et quelle base pour l’amitié !

On n’y réfléchissait pas assez autrefois, on se liait au hasard des rencontres. Désormais on cherchera les âmes de même qualité. Que de personnes, dont le cerveau était semblable à une maison vide, nous avons accueillies dans notre intimité ! Pourvu que la façade fût élégante, on ne se demandait pas si la tête était habitée par des idées et le cœur par des sentiments, et on avait fini par considérer l’ennui qui se dégageait de ces rapports sociaux comme la conséquence logique des relations humaines. Nous comprenons aujourd’hui à quel point nous nous trompions, et nous regrettons amèrement le temps perdu avec les médiocres, les égoïstes, les vaniteux… Nous avions des héros près de nous et nous n’avons pas su les deviner, les discerner, les révérer…

La grande épreuve a finalement ouvert nos yeux. Il ne faut pas qu’ils se referment, une fois l’invasion repoussée ou le territoire national conquis. Cette guerre ne doit pas avoir seulement des résultats matériels et politiques. Ceux qui la combattent ont un autre objet en vue. « Pourvu seulement, je le répète, que les gens de bonne volonté tiennent ! » Dès que je constate un fléchissement, mon cœur se serre en pensant à tant de jeunes vies tranchées. De tout ce sang répandu, des plantes vivaces doivent sortir et il ne faut pas permettre aux cœurs lâches et pervers d’en empêcher la floraison. Déjà les mauvais bergers commencent leur dissolvant travail et ils trouvent des brebis dociles qui se laissent inoculer le poison. Dès maintenant, il est indispensable de les écarter pour sauver le troupeau. Ce travail s’impose à toutes les consciences droites.

Si elles s’y soustraient, comment oseront-elles regarder les places vides à leurs foyers, les mutilés qu’elles rencontreront sur les routes et tous les survivants de l’épopée tragique, dont le regard leur dira : Qu’avez-vous fait, tandis que nous donnions notre sang et endurions les pires souffrances ? Vous n’avez pas seulement su balayer la place !


  1. Émile Verhaeren.
  2. Christine-Caroline de Savoie.