Le Livre de désir : histoire cruelle/01/01

Mercure de France (p. 21-72).


PREMIÈRE JOURNÉE

CHAPITRE PREMIER


Une femme mystérieuse…
Se tient debout, silencieuse…

Th. Gautier.


Le lendemain, j’ai trouvé L… classant des papiers :

« Voilà, dit-il, les notes que Jean prenait pour plus de lucidité. Il n’a pas eu le courage de les brûler. Mais elles lui semblèrent cruelles. Et par dégoût de la crise qu’il avait traversée, il me les envoya. Car il sut bien alors comme je l’avais compris…

Nos relations ne se sont pas établies aisément. Il témoignait de la défiance. J’eus beau lui parler de son père, mort quelques années plus tôt, comme d’un ancien ami ; recevoir un camarade que, pour l’aventure du voyage, sa famille lui avait adjoint… Le camarade ne parlait que du Béarn où il était né, et désirait son entrée à la Bibliothèque Vaticane… Deux ou trois personnes à qui je les présentai l’un et l’autre, les ont jugés timides.

Inquiet de désir, d’impatience, soucieux de tout atteindre, sans que pour l’en approcher, on lui abîme rien, Jean ne se laissait pas conduire. Maladroit encore à se mêler dans la vie, il ne paraissait guère la discerner à Rome sous tant d’abandon et de magnificence.

Nos siècles d’histoire, monsieur, n’aboutissent cependant qu’au pittoresque. J’espérai le lui faire entendre ; et, par des spectacles si variés, le convaincre enfin de plus de souplesse… Nous allâmes ensemble au Museo nazionale.


i


Depuis dix ans, les Ministères ont logé un lycée de jeunes filles, un asile d’aveugles et une collection de sculptures dans les thermes ruinés de Dioclétien… Michel-Ange y ménagea une Chartreuse : son cloître enferme la cour centrale, ornée des cyprès qu’il planta, dominée par le campanile de Santa Maria degli Angeli. Les fleurs alternent avec des sarcophages où des corps mal taillés s’étendent, figurent des défunts, les époux… Je me souviens d’une courtisane brutalement dénudée, les bras pris en arrière dans sa robe, et des boucles aux tempes… De quelle ombre la lumière lui chargeait la poitrine !

… Vous connaissez, monsieur, des jeunes femmes qui mettent de la grâce à grouper, près de leur bergère tous les aimables mots qu’on leur propose ! D’aucun visiteur, il ne semble pas qu’elles acceptent rien : au vrai nul ne se retire satisfait de soi. Elles nous grisent et nous éloignent. — Ainsi Jean, parmi des images complaisantes, s’entourait de solitude et ne laissait retomber que des souvenirs d’enfant :

« Sur les prés, disait-il, quand on a douze ans, c’est chercher les caresses que dormir, mordre un fruit, écouter en secret des camarades qui chantent mieux que l’oiseau. Si l’on fait les foins, le beau désir de se rouler dans leurs souples amas ! Le village peine à l’entour, et jusqu’aux sœurs de l’Hospice qui surveillent les revenus de leurs vieillards, des orphelines. Nous rions parce qu’il y a une forte odeur de thym dans l’air, qui excite nos membres…

Quand les herbes fauchées laissent le sol plus dur déjà, le ciel lance par son travers des vents que les haies ne suf­fisent plus à rompre. On ne peut plus longuement s’asseoir. Mais le repos pénètre la promenade, l’heure des stations, de l’attente… »

Puis il ajoutait sur un ton plus âpre :

« À la Côte d’Azur, j’ai passé le soir dans l’odeur des oranges. Leur arbre était plein d’abeilles… Elles se fourrent dans les parfums comme nous nous blotissons sur le monde. Et c’est un suc qui nous englue… »

La douceur de l’air couvrait la volup­té… De sa plus profonde mémoire Jean dégageait l’éveil du plaisir. À ces pre­miers frissonnements dans une tendre chaleur, je crois voir un petit paysage du Nord : près des saules, un jeune gar­çon qui se dévêt avant qu’il se jette à l’eau… Les souvenirs, monsieur, offus­queraient la vie, s’ils n’aidaient à son effort.

… Jean s’intéressait aux sculptures. Mais, par crainte de se livrer mieux encore, il n’avouait que des admirations lointaines. Il parlait du Musée de Mar­seille.

Jean y avait vu le portrait du Puget, celui que le peintre fit de sa mère, le plan de leur maison et les profils de Caravelles qu’il ornait pour le Roi ; sur­tout, une esquisse où, dressé sur la croupe du Centaure son maître, Achille combat un obscur ennemi… Les jeunes gens, monsieur, qui d’abord prétendent tout conquérir, haussent leur taille de notre aide et nous méprisent. Ils ne veulent se mesurer qu’avec le divin inconnu. Mais s’ils nous échappent, le plaisir nous assure la revanche. La passion, le désir mêlent leurs cris à tous les vents, les y perdent, et sur l’amour ramènent au plus commun destin.

C’est pourquoi les hommes d’expérience ont des curiosités perfides :

« Jean, lui dis-je, dans ce Musée si beau, il n’était donc pas une image féminine ? Jadis, y figurait, peinte par Nattier, Mme de Châteaudun qui fut maîtresse de Louis xv… »

— « Je sais. Elle porte en diadème sur le front le croissant de Diane, et sa robe bleue repose sur des nuages… À peine un déguisement… Pour moi, si j’avais une maîtresse, je la ferais peindre parée à la turque, comme ce fut de mode sous la Régence. Et peut-être, en pendant, voudrais-je un prestigieux Circassien qui ne serait pas moi. »

Cette réserve, ce « si j’avais une maîtresse », à Rome, ne passent plus pour de la naïveté. On peut dire qu’ils empruntent le ton ecclésiastique… Ils nous retiennent à chercher sous le manteau.


ii


Un matin, sous le même cloître, j’ai surpris Jean qui fredonnait un noël : « Nous venons tous pleins d’espérance — saluer avec révérence — l’enfant né dans cet humble lieu… » Et sitôt qu’il m’eut aperçu : « Nous croyons, ajouta-t-il, qu’une belle année surgit, que l’adolescence sera un étonnant luxe… Rien ne naît, et nous demeurons seuls. »

Je perçus une sorte d’ironie : « Un jour, lui repartis-je, dans cet Orient dont vous aimez les lointains, une inconnue, la Belle Marie donna à des Grecs de l’Athos un grain de l’encens que les Mages offrirent au Bambino. Les moines l’ont serti d’un filigrane d’argent, et l’adorent. Autour de lui, ils oublient le monde, leur mère et jusqu’au ciel. Préférez-vous donc ces psalmodies ? »

« Je ne veux pas, m’a-t-il répondu, de votre talisman. Le rêve qu’il procure est monotone. Mais, plutôt que la joie bruyante, j’admets la patience, le silence. L’homme joyeux parcourt la route, entraîné par des chansons. Il n’entend rien au mystère des nuits, et ne se réserve pas une part de soi-même… Dans les cellules, derrière nous, ne passent jamais que les cortèges plus apaisés des dieux. »

Par les portes basses, on pénètre en effet, les plus jolis jardins intérieurs : deux colonnes sous l’arcade, une vasque, de la vigne mal venue y accompagnent les statues brisées de Pâris, Hélène… Comme on fait la part de l’ombre, quand elle s’avance avec égalité sur un corps penché ! Il tend un bras, ne sourit même point, mais semble le plaisir soumis à l’accoutumance des caresses. Et nos pas qui déplaçaient le gravier, suffisaient bien à bruire.

Tout près de là, on peut voir la Junon colossale à qui Gœthe, chaque matin, demandait la sérénité. Mais c’était pour mon ami, le consentement à trop de paix. « Gœthe, m’a-t-il dit, vieillard, a cru chérir sans trouble Bettina von Arnim. Elle rencontra Beethoven, et écrivit au poète : « Quel homme que ce Beethoven ! Il m’a fait oublier ton visage, ô Goethe ! » Ainsi, l’immobilité faiblit sous la plus subtile fantaisie, une figure de jeune fille.

Le Désir seul assemble, soutient la vie… Je me rappelle le glissement de la faux sur les champs, bruit simple, de bon travail qui pendant quelques secondes ne décroît pas. Il fait planer la plus charmante tension ; le bonheur, l’orgueil de tout fléchir, enlever sous le passage de notre volonté. »


iii


Le canon de midi résonnait… Jean se leva, considéra deux têtes d’auroch qui provenaient des jardins de Salluste et paraissaient barbares au milieu des fleurs :

« Le prince de Danemark, dit-il, aima la belle Hilde, et son chant retentissait jusqu’à la haute fenêtre où elle était assise. Comme la nuit s’en allait, « Qu’ai-je entendu, dit la Reine ; c’est la plus noble mélodie ! Plût au ciel que mes chambellans s’y complaisent… » Elle s’exprimait sans doute un peu bien librement. Mais le Désir est plus sonore que les cloches, et devance le prêtre. Si nous ne savons pas en faire une organisation du monde, il nous laisse dehors. »

Jean prononça ces mots avec surprise, en tournant la tête.

D’un angle, avançait une jeune femme. Elle portait un grand chapeau d’ailes noires semblable à la coiffe de Mercure, une robe de flanelle blanche, et un petit col de velours orange lisérait son cou de désir.

Avec hésitation, Jean s’excusa de prendre le premier congé de moi. Tandis que je m’éloignais, je le vis qui se dirigeait vers elle. — J’avoue, monsieur, que je les ai suivis.

Malgré les derniers battements de la cloche sur lesquels on ferme le Musée, ils entrèrent à la collection Ludovisi. Et par la porte vitrée, je les ai vus debout devant le trône de Vénus, qui porte sur ses bas-côtés une mince Sicilienne nue et jouant de la double flûte. Ils la contemplaient avec un peu de moquerie.

Je ne doutai pas qu’à cette nouvelle venue Jean se fût soumis. Trois jours après, j’en étais assuré. »



CHAPITRE ii


Que de belles ont à moins perdu leur indifférence !
Lucie de Chateaubriand.

D’où venait-elle ?

Je ne l’ai jamais su. L’ami de Jean n’en parlait point ; car il était sans imagination. Quand il eut, après lui, quitté Rome, de leur intimité, seul y demeura un jeune abbé que les circonstances firent bientôt muet, et qu’il ne me convenait guère d’interroger.

Jean l’appelait Dorietta, nom qui, contre l’usage, n’était pas d’une Sainte, mais le pouvait devenir, l’an prochain, d’une courtisane, fantaisie qui laissait agréablement voleter leur amour sur ce qu’il faut toujours admettre d’instinctif… Pour moi, il m’enchantait que, derrière Jean si singulièrement placé sur l’inconnu, je puisse imaginer l’ombre de ce beau Gianetto Doria, dont les yeux noirs et le nom me rappelaient Dorietta ; la chevelure bouclée, au portrait qu’en a laissé le Bronzino, le visage de Byron. Elle gardait peut-être, sur les rives du Tibre, l’assurance de ces aventuriers, leur goût de vivre et de vaincre.

Ce fut, m’a dit Jean, aux Lanzi de Florence, que pour la première fois, je causai avec elle, librement. »

Ils s’étaient assis dans la Loggia, sur le banc de pierre qui court au long du mur, derrière le groupe violent de la Sabine enlevée par le Romain. Et Jean s’était excusé :

« Vous trouverez ce siège trop élevé. Il nous oblige de poser les pieds sur son rebord… On connaît bien le médiocre de sa taille… »

Elle se taisait, surprise qu’il eût pu lui parler sans émoi de son corps. D’ordinaire, elle ne le sentait que pour en perdre la conscience dans ce qu’avec trouble, elle imaginait de l’amour. Par la rue, avec la liberté que laisse l’Italie, elle avait vu les jeunes gens délier les bras de quelque bouquetière, et renverser sur leur épaule sa tête. Comme il n’avait pas apporté de roses, elle discerna le défaut d’une caresse. Elle sourit, avec un peu d’anxiété et d’ironie… Telles sont les petites filles, malicieuses quand elles rêvent d’amour ; angoissées si on les oublie dans leur solitude. Sur l’abandon, elles ne raisonnent point, et ce qu’elles ont d’esprit s’allie à la curiosité.

Le plus souvent, les hommes taisent avec soin les heures de la vie qu’ils croient plus intimes. Ils ont tort, puisqu’elles ne furent possibles qu’en rejoignant de très générales conditions. Tous les savent ; il ne reste donc que d’embellir.

« Et j’y tâche, poursuivait Jean, si je me raconte. »

Cette demi-réflexion, un sourire sur lequel il se retirait, l’allure toute romaine de Dorietta, approchaient ce récit d’une fable. Mais, en faisant son amie étrangère à ma ville, il me témoignait qu’il ne supporterait pas de nouvelles questions.

Pour peu que vous sachiez, monsieur, les ardents déserts de Rome, vous goûterez un conte qu’inventait peut-être Jean de ses premières voluptés. Si je n’étais qu’un simple Italien, épris de la vie facile et d’un large plaisir, sans doute verrais-je en tant de précautions, la seule timidité d’un enfant venu du Nord, qui ne se fie point encore à la beauté de nos nuits et qu’il s’agit de déniaiser. Mais Jean me fait souvenir de l’amoureuse chanson : « La mer est calme, la nuit est belle ! Quel plaisir de déjeuner sur la barque. » Il avait rencontré une loge ouverte, Dorietta sur les vents, le plaisir et l’inconnu…

Un Hollandais, le pasteur Colerus raconte que Spinoza, étant jeune, ne put épouser Mlle van den Ende qui savait le latin et la musique, parce qu’un étudiant hambourgeois lui offrit un rang de perles et qu’elle le lui préféra. Spinoza, dépité, s’efforça de connaître géométriquement l’espace.

Pour nous, qui avons mis des colliers d’ambre sur la gorge de Dorietta, afin qu’ils la protègent du mauvais œil, osons la fantaisie, une prière… Supplions le Destin qu’il l’entraîne, la contente ; emmêle, à ses matins, le plaisir, le désor­dre… »

CHAPITRE iii


Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils possèderont la Terre.
Deuxième Béatitude.

« … Sur les allées de la villa Borghèse, Jean se plaisait à conduire Dorietta.

Par les calmes après-midi de septem­bre, quand ils avaient franchi les murs de ce parc public après avoir été l’une des plus précieuses retraites de Rome, ils jouissaient de la promenade qui ne laisse d’intérêt qu’à son propre mouve­ment.

Elle épand sur toutes les rencontres, les plates-bandes, les visages, une belle indifférence… Dorietta, lui-même ne parlaient point. Ils s’essayaient à rythmer leur allure ; à laisser choir sur de la paresse, toute curiosité.

Je connais des bonheurs qui sont de charmantes mièvreries, quand tout le frêle consiste à jouer de son propre cœur ; délicieux instants où nous n’osons pas dire le trouble qui nous égare. Alors se prononcent des mots si légers qu’ils s’enfuient… Demander des nouvelles d’une jeune femme, c’est moins que l’apercevoir au détour d’un sentier. Mais, l’insinuer parmi l’indifférence, quel plaisir pour que la politesse s’incline, et donne à notre cœur plus d’émotion.

Ainsi, monsieur, Jean menait Dorietta sous les pins de la Villa Borghèse. — Il aimait qu’à leur ombre, sur les longues prairies, elle glisse, s’absente…


i


De mille accidents au passage, Jean se détournait. Nul soin ne le distrayait qu’une caresse dont accompagner Dorietta. Tant de mesure, près de son amie, les enveloppait de douceur. Ils devenaient peu à peu des errants à qui rien ne s’assemble.

Ils foulaient un sol noir, des herbes. Et les lents effluves du brouillard naissant diminuaient sur les lointains, la violence du paysage. Rien n’attirait, n’en imposait. S’ils avaient eu de la tristesse, ils l’eussent perdue dans cette lénifiante monotonie.

Tout ce vague, où Jean semait les heures, l’aidait à combler de bien peu la journée : Sa prudence empêchait que rien chante ou disperse leur plaisir.


Jean savait que le parc rejoint les terrasses du Monte-Pincio ; et comment trois cents mètres au delà, ils eussent contemplé la plus belle vue sur Rome. Mais Jean ne voulait subir que la lumière, des parfums, la chaleur ; tous ces soutiens de l’existence qui n’ont jamais meurtri la tendresse.

Il respirait avec aise, comme un remède, l’odeur forte des pins échauffés, qui plaisait à son goût susceptible. Il y laissait flotter ces senteurs de forêt mouillée, de fumées errantes au soir, qui démêlent lentement la patience dans l’air, et, sur des contrées plus septentrionales, avaient enveloppé son enfance. Il associait les lieux, des souvenirs, son ardeur pour ne voir que Dorietta saisissable, lointaine.


Dans les plants plus espacés, quand les pins suspendent des corbeilles d’ombre à leurs branches, il songeait aux vergers de la Grèce. Car il distinguait ces doux parfums d’abondance, tirés des fruits, de la fraîcheur et du miel, qui, là-bas, font la saison légère et bien munie.

… Jean, lorsqu’il menait avec tant de douceur que c’en devient un rêve, Dorietta par la main, poursuivait la vie avec hésitation et nonchalance, de la réserve, comme si derrière quelques voiles il devinait qu’elle passe.

II


Je n’ai pas eu l’honneur, monsieur, de connaître la mère de Jean ; et son fils en parlait bien peu… Elle devait avoir l’âme délicate, soucieuse de lui donner de la religion pour qu’au delà de ses dix-sept ans, il la transforme, à fréquenter quelque jeune femme, en vénération et tendre amour.

Le goût d’une certaine mesure, la notion de distances qui laissent au bonheur sa durée, nous valent de reconnaître où la beauté séjourne. Et nos mères dont la prudence ne veut pas que leur fils soit un héros, lui souhaitent cependant un divin entourage, après qu’elles l’ont fait se jouer sur les pelouses du jardin.

Comme Jean savait, monsieur, s’arrêter ! se baigner d’indulgente lumière, et ne rien retenir ! — Il ne voulait, ces jours-là, que déposer d’un seul regard, sur deux yeux troubles, tout le possible de l’univers…

Sous ces arbres, les impatients viennent rêver… Il a dû plus d’une fois écarter le souvenir de M. de Chateaubriand qui, lassé par son ambassade, y regrettait Paris et l’Orient.

Jean s’appliquait à n’incliner Dorietta sur aucune hâte. Il lui semblait qu’elle figurât sur le monde comme les nymphes dansent simplement sur la clairière qu’elles ont choisie. Elle ne soumettait, ni ne demandait rien ; et n’avait d’insistance qu’à se poser sur la vie.

III


Il advenait pourtant que Dorietta éprouve de la fatigue, une légère inquiétude. — Elle soignait son visage, l’équilibre de son voile, et craignait qu’à tant allonger la promenade, Jean souhaite enfin les beautés plus ardentes que conseille la saison.

Vous souvient-il, monsieur, du triomphe de Flore, tel que Poussin le compose ?… Les fleurs d’un arbre ne cachent pas ses branches. C’est le printemps plus raisonnable, alors que ses intentions demeurent la parure. Et la déesse Pomone, Flore est assurée dans ses avantages.

Mais une maîtresse qui commet l’imprudence de promenades à la fin de l’été y rencontre une abondance, des parfums qui la gênent.

Sur les vastes espaces où flotte le regard de Jean, Dorietta s’égarait. Et, percevant le peu qu’il l’a faite, elle ne soupçonnait pas de combien il l’entoure.

… Lui-même, dans sa pensée plus allègre pourtant que le vent sur leurs têtes, hésite, s’encombre. Il voyait son déplaisir et comme elle se dérobe.


Les Borghèse conservent une aquarelle de Christian Baur qui montre au dix-septième siècle leur jardin envahi par des capitans, de luxueux Orientaux. — Désirs, mollesse que suggèrent des fonds d’avenues où Jean n’admettait que de l’ombre !

Les heures où règne librement la lumière, le troublaient de leur chaleur, comme s’il eût pu en attendre des caresses silencieuses. Il rêvait qu’elles le déposent hors ces parcs mal limités dont le désordre rejoint la campagne.

Et pour que Dorietta dévête sa fatigue, que lui-même restreigne leur détresse, il la faisait entrer dans les salons de la villa ; ce qu’en Italie nous nommons « Casino », véritable demeure d’amour ».



CHAPITRE iv


J’ai pris ce jeune lion sans
filet, comme tu peux voir.
Euripide.


« À vingt ans, vous le savez peut-être, monsieur, il n’est pas dans Rome, un lieu plus redoutable. Dans la langueur des jardins Borghèse, ce pavillon n’offre à l’âme que des tableaux, du luxe, d’amoureuses images qui séduisent la volonté.

Sur la campagne, le désir se disperse. Elle le renvoie, l’affaiblit, s’y mêle. Toujours, sur la baie de Naples les chansons se diluent : elles s’éloignent, et ne fût-ce que dans l’eau, trouvent enfin un accueil, la mollesse.


Mais ici tout obsède. Des apparences humaines divinisent, proposent l’amour. La Danaé du Corrège accueille Jupiter ; Apollon poursuit Daphné. Tant de précision assure le plaisir, et Jean ne peut plus craindre qu’aucun appel l’égare.


I


Plus tard, Jean me l’avoua : Jamais il ne pénétrait dans ces salles, que ne tombe son angoisse.

Il savait combien l’art simplifie mais il ne laissait pas de soupçonner derrière lui toute la vie. À leur extrême, il se maintenait avec sécurité.

« J’ai fréquenté, disait-il, Ie secret palais où règne Circé… » Car il avait vu dans la galerie, le tableau de Dossi : cette magicienne d’invention grecque, vêtue à l’orientale et groupant autour d’elle les beaux amusements du Tasse et de l’Arioste. Sans doute, à ses pieds, gisait un lion, ménagerie sauvage que Jean rêvait au bourg d’Èze en compagnie de Zarathoustra. Sans doute, dans le parc, Goethe a surpris les sorcières de Faust, leurs cris désarticulés… Mais lui, sur le dallage des lumineux salons, il ne suivait que le déroulement du plaisir, une lente allure.


Il regardait le bas-relief ancien, où l’on voit Ajax entraîner Cassandre… Et il lui rapportait les vers d’Euripide : « Ô couronnes du dieu que j’ai le plus chéri, ma main vous enlève de ce corps encore pur et je vous livre au souffle des vents… » — Ainsi la jeune fille dans ce divin séjour célèbre elle-même l’hyménée. Elle arrache les attributs de la fête, et se tourne vers Hécube sa mère : « Pare, lui dit-elle, ma tête victorieuse. Réjouis-toi de cette royale union… »

Dorietta rassurée perdait sa fatigue, toute mesure !… Le palais se prêtait aux simples émois de l’amour.

Au centre de la pièce, sur le lit Pauline Bonaparte repose, plus belle que Vénus ; et son frère est maître du monde. Cependant Camille Borghèse, son époux porte le titre de Prince de Sulmone, où naquit Ovide…

Ah ! les divines Métamorphoses. Voici le dernier secret qui s’annonce. Comme le poète latin et les dieux qu’il nous conte, nous préparerons la volupté des attributs du monde. Sur l’amour, nous inclinerons les arbres, les nues les vents : Ils porteront, propageront notre désir, qui, calmement, disjoint le poids du jour…


Jean se tournait vers Dorietta avec autant de sûreté que Troïlus, frère de Cassandre, lorsqu’il aborde Cressida : « Viens, lui dit-il. Il nous faut le secret. »


II


Dans l’extrême jeunesse, l’amour ne nous laisse rien prévoir que de net. — Nous voulons que notre trouble ondule à notre gré. Notre amie le sait, et, presque toujours nous oppose ce qui disperse au mieux son sourire, de la douceur.


… Elles soupçonnent le mal qu’elles font au jeune homme impatient, ces Dianes qui l’ayant une fois surpris, se plaisent à renouveler leur apparition. En place du clair soleil dans lequel il les pourchassait, elles l’entourent de mille nuages parfumés et roses qui l’enivrent et l’affadissent.

« Mais nos jeux, disait Jean, nos soins, de la tendresse nous enlèvent à la duperie des jeunes femmes qui voudraient détenir le monde. C’est à nous qu’il revient de les y promener. »


Déjà, monsieur, vous avez méprisé la nature. Les longs après-midi, vous avez demandé à la douceur de l’air, à la largeur du ciel, de calmer, de dissoudre votre angoisse. Or un amour sûr de soi-même crée le maître de l’espace : il est une jeune fête…


Dans la galerie du premier étage, une toile du Dominiquin montre la chasse de Diane, des nymphes qui jouent sur la rivière. La déesse songeuse, de beau visage, orne de perles sa chevelure. Le plaisir suspend aux arbres trophées, couronnes, guirlandes. D’aisance, d’allégresse, il fait respirable le triomphe. À son rythme, tout s’organise.

S’incliner vers Dorietta devient une révérence. Et Jean comprend que le jeu, sa gaieté, de prestes mouvements promettent ce que conseille un séjour enchanté.

Jean souhaite fournir à Dorietta sa fantaisie. Il est trop persuadé que complaisance, liberté entourent l’amour, pour ne pas croire qu’en en cernant sa maîtresse, il la voile de divines légèretés. — Que l’allégresse devienne ce qu’elle interpose entre elle-même et le soleil, le regard des hommes, et, durant la solitude, l’âcreté de ses nuits !… Il la voudrait apeurée, sensible à ce point qu’elle devine, dans le vent qui la frôle, l’hésitation d’une parole sur sa nuque.

En clôture, en confort, il espère autour d’elle le maintien d’un tel ordre qu’il puisse, avec égalité, rêver toute la plaine, choisir les plus simples roses et de leurs guirlandes enlacer son amie : Belle chasseresse dans l’ombre des bois, prêtresse de l’amour, en un temple perdu sur les bords d’un lac calme.

Comme s’il lui proposait un semblable refuge, Jean voulait que Dorietta, des fenêtres, contemple la cour d’honneur.

On ne l’entretenait pas ; et la mousse envahissait son dessin, les statues. De la mélancolie, une trop grande sujétion au soir tombant dégradaient la moindre fantaisie. Quand ils descendaient, Dorietta frissonnante se plaignait d’un accueil si maussade.


Dans les taillis, le jour mourait, à l’abandon… Ce n’était que le laisser-aller des brumes ; et les géraniums abattaient sur la terre moite leur odeur sauvage… Ah ! l’amertume, sur le soir, du parc Borghèse. Des pins bleuissent les ombres. Elles troublent les gestes, dépriment les volontés, ralentissent la promenade. — Dorietta déclinait dans la douceur : un brouillard la vêtait, où son jeune visage éparpillait l’habile regard d’une nymphe.


Nous sommes tous fouettés du vent, de la poussière. Ils irritent notre orgueil et nous lancent à la lutte. Ces grands agents de brusquerie, de soumission, ces rafales plus puissantes que notre course, enlèvent. Mais la fièvre et la tristesse accablent.


Autour de soi, Jean n’entendait rien bruire. Il s’affolait du silence, de la volupté qu’il dépose. Et Dorietta, nonchalante, n’attendait pas une parole.

Des jeunes gens s’ils chantaient en regagnant les murs, le faisaient souvenir des soirs où il errait encore sans vertige… Il redoutait, il voulait la nuit comme presque enfant il avait souffert, alors que, de l’Amour, il ne savait pas le précis.


Il essayait quelques ruses.

Des écriteaux disaient les fleurs empoisonnées. Il espéra qu’à les lire, Dorietta s’effraierait… D’aussi puériles dangers s’alliaient à l’obscurité maladive…

Jean parlait de la petite princesse Marc-Antoine Borghèse, lady Gwendoline Talbot, prise, un soir de fête, de fièvre sous ces arbres jusqu’à en mourir le lendemain. Mais, insouciante, Dorietta ne se troublait pas au nom d’une jeune femme populaire dont cinquante Romains, en se relayant, avaient porté le cercueil à San Lorenzo in Lucina : un tel triomphe ne figurait-il pas comme un cortège d’amour, une sorte de bacchanale…

Quand Childe Harold termine son pèlerinage dans Rome, c’est encore une princesse anglaise, morte elle aussi à vingt ans, la princesse Charlotte, qu’il pleure. Romantiques déclamations ! Jean les soupçonnait bien lointaines lorsqu’il voyait Dorietta caresser d’un doigt nu la main qu’elle n’avait pas dégantée.


Vous avez croisé, monsieur, dans nos musées de sculpture, les Heures qui soulèvent Aphrodite hors la mer. Oui, tôt ou tard, elles dégagent le plaisir, et nous forcent d’oublier… Quand elles atteignaient à la nuit, Jean consentait enfin qu’elles l’attirent. Il cédait à leurs soins indiscrets… »

CHAPITRE V


Qu’il est doux, ma Lisidis,
de venir partager avec toi la
couche longtemps solitaire.
Nodier.


Pour achever son récit, L… s’était levé. Il marchait, tandis que m’accoudant aux fenêtres, je regardais fuir le Tibre. On construisait sur ses rives ; et il reflétait les échafaudages comme il avait apporté les matériaux de toute Rome. — Dans ce paysage imparfait, aussi incapable que nous-mêmes sur la vie de combiner l’essentiel et le momentané, les déesses de la fièvre, se levant des eaux, m’exaltaient :

« Il faut, murmuraient-elles à ma jeunesse, que des garçons de vingt ans, alors que la vie s’offre à eux, y mêlent le bonheur, la fatigue et l’oubli. Nous saurons bien empêcher qu’ils se jugent.

« Ils se promènent sur les quais, et attendent de nos brumes qu’elles leur ravinent le cœur… S’il s’effraie, nous l’effarerons d’une solitude plus grande ; si l’orgueil le visite nous l’obligerons à se renoncer… Enfin ils connaîtront une maîtresse toute puissante et, dans sa retraite, nul plaisir qu’elle ne l’ait préparé… »

Éternels débats d’Éros qui, jusque dans l’abandon, n’admet pas qu’on le voie… Le matin, secrètement, il parcourt l’espace, et se reprend à dominer la terre.

En souriant, L… feuilletait un volume. « Quand votre La Fontaine, me dit-il, dans les jardins de Versailles narre à ses trois amis les amours de Psyché, leur société se plaint du sol trop humide. » Et il lut : « Tous ensemble prièrent ceux qui leur faisaient voir la Grotte, de réserver ce plaisir pour le Bourgeois ou l’Allemand, et de les placer en quelque coin où ils fussent à couvert. Ils, furent traités comme ils souhaitaient. » Puis : « Où Jean se retire, il convient, monsieur, que sur le seuil, je vous arrête…


Dorietta avait dit son inquiétude, car elle souffrait du soir en plein air. C’était une âme tendre, capable d’analyse sensuelle et qui, pour mieux goûter un baiser, se faisait d’abord autoritaire. Sur des riens, par un peu de coquetterie, pour se soumettre une journée où Jean l’avait trop conduite, elle demandait qu’il s’expliquât. Les sphynx roses du portique égyptien surtout, dans le parc de la Villa, lui déplaisaient.

« Vous ne vous êtes pas promenée, lui répondait Jean, sur d’assez nombreux jardins… J’en connais un, près Paris, dont le nom peut vous plaire : Bagatelle. En lisière du bois, ses terrasses dominent la plaine comme des rives leur étang. On s’y accoude en paix aux mêmes monstres qui portent, cette fois, des amours enfantins. »

Mais il n’avouait pas le Degré de Versailles, où il savait en perspective la statue d’Ariane délaissée, qui penche la tête sur son bras. — Ainsi, quand il attirait Dorietta, Jean réservait toujours une image plus profonde, l’y promenait, et confondait son ignorance avec la légende, jusqu’à maîtriser l’inconnu…

Par les soins dont il l’entourait, il cherchait à rejoindre les premiers mots qui la durent troubler, lorsque les lointains, la chaleur commencèrent à l’émouvoir. — De telles paroles égrènent la sensibilité des jeunes femmes. En l’égarant sur mille souvenirs, elles la réduisent en délicates poussières que les dispositions de l’heure, son secret, ses parfums dispersent. Il ne nous en reste que ce que nous voulons garder, au revers d’une caresse ; au creux de notre main. Et c’est après que tant d’appauvrissement laisse à notre amie une timide gravité qu’un premier baiser lui paraît un sourire…


La possession d’une maîtresse limite à sa beauté l’univers. Et Dorietta attire tous les rêves. — Mais elle serait plus belle endormie sur un vaste champ de silence. Le bourdonnement des airs soutiendrait alors son règne. Nul besoin de la conquérir.

Dans la nuit encombrée de plaisir, il me semble que Jean, séparé de tout Rome, la rêvant, parlait à Dorietta sur de tendres caprices. Il lui disait que leur solitude ne les confondait pas. Il eût aimé qu’elle s’inquiète ; et cherchait pourtant une volupté capable d’effacer le désordre… Il appelait l’inconscience.


Presque chaque jour, Dorietta se confessait, Cette singulière intrusion de l’idéalisme dans leurs plaisirs, ne déplaisait pas à Jean. Des scrupules occupaient la pensée de son amie, la limitaient… Il savait bien les assoupir.

… Elle avait pour directeur un jeune prêtre espagnol dont Jean se fit un guide dans les Catacombes. Il y gagna de voir de médiocres peintures murales qui figurent le Christ sous les traits d’Adonis, et la Bible en scènes de mythologie. L’abbé s’enthousiasmait aux querelles d’exégèse que ces graffiti provoquent ; car il préférait les cathédrales gothiques de Burgos et de Séville à l’ordonnance romaine.

Jean s’enquérait peu d’érudition. Mais il prenait plaisir à noter comme les systèmes, les dogmes, tous les efforts de la Raison à conquérir la vie, se valent auprès d’une gentille image ; n’aboutissent enfin, sous Rome, dans l’ombre, qu’à du minime et du précis. »


J’ai relu à Rome même, les Élégies de Gœthe… Il y fait preuve avec tant de philosophie, d’une sagesse un peu vulgaire ! « J’ai possédé, dit-il, une jeune femme de belle poitrine, parce que j’offris à sa mère, voiture, théâtres, festins… »

En 1789, André Chénier, de séjour à Londres, aimait une jeune fille dont il ne garda que le portrait. Sur cette miniature, il a composé des vers grecs si brûlants, que les éditeurs n’osent pas les traduire… Excès du cœur ! Tendre indécence ! Comme votre secret éblouit la nuit chaude…