XIX

la première nuit


Goha se dirigea rapidement vers le désert. Le ciel était lumineux ; la lune aux contours nets répandait sur la ville et sur les bancs de sable une clarté limpide, sans vibrations, sans jeu d’atomes. Parfois une fine brise, étourdissante et directe, glissait dans l’atmosphère comme à travers une fissure.

Goha prit une venelle que pailletaient des débris de verre et de faïence. À son approche, des oiseaux de nuit s’envolaient, décrivant mollement une courbe dans l’espace. Parfois il longeait une clôture en ruine, puis des deux côtés du chemin c’était de nouveau des plaines de sable où de loin en loin surgissait, isolé, le dôme d’une turbé.

Une colline obstruait l’horizon. Goha en gravit la pente. Sur le sommet, il s’arrêta. À sa droite s’étendait une ville blanche, silencieuse et déserte : la nécropole ; à sa gauche, une ville blanche également silencieuse et déserte : El-Kaïra. Soudain, à l’écart, une mosquée au doigt levé : Kaït-Bey.

Goha pénétra dans la nécropole. Il côtoya les maisons blanches et, attenantes à ces maisons, les cours exiguës, dallées de marbre, où s’alignaient les tombes, les unes nues, les autres coiffées d’un turban.

— Ils prient, songea Goha gravement.

El-Kaïra dormait, la nécropole dormait. Seules veillaient ces formes figées dans la prière : les tombes.

Goha avait repris le chemin du désert. La mosquée du sultan Barkouk lui parut un monstre à plusieurs têtes. Il s’en écarta.

Mais une ombre s’était dressée devant lui. C’était Omar, le gardien des tombes.

— Où vas-tu à cette heure ?

— À la grâce de Dieu…

— Que Dieu soit loué… Que viens-tu faire ici ?

La question était tellement inattendue que, l’ayant enregistrée inconsciemment, Goha ne l’entendit que longtemps après. Ce qu’il venait faire là ? Il regarda Omar d’un air interloqué.

Goha avait marché au hasard avec le besoin de s’égarer dans la nuit. Il avait agi tout en ignorant le mobile de son acte, de même que nous vivons en ignorant le sens de la vie et son réveil était aussi pénible que le nôtre, lorsque nous nous voyons responsables de ce que nous avions cru fatal.

Le mutisme de Goha, son attitude, étrange éveillèrent les soupçons d’Omar.

— Eh bien ? fit-il en serrant son gourdin.

Goha eût pu répondre : je me promène, et se tirer ainsi d’embarras. Mais il n’avait pas l’habitude des formules, toujours les mêmes, qui suffisent aux hommes dans leurs rapports quotidiens. Il chercha vainement à définir les aspirations auxquelles il avait obéi et de guerre lasse balbutia :

— Est-ce que je sais, moi ?

Soudain la pensée lui vint d’interroger Omar. Peut-être qu’à eux deux, ils trouveraient la réponse à une question qu’à lui seul il était incapable d’élucider. Mais le gardien l’avait empoigné vigoureusement par le caftan.

— D’abord qui es-tu ?

— Goha…

L’étreinte d’Omar se desserra…

— Goha !… fit-il avec compassion, il fallait le dire, mon pauvre enfant… Allons, rentre, rentre chez toi… Tout le monde est couché…

— Tout le monde est couché, répéta Goha, impressionné par cette idée, et il revint tristement sur ses pas.

Dans le vestibule, Hawa ronflait. Il entra dans sa chambre et s’étendit sur un matelas. L’atmosphère confinée de la pièce lui oppressa la poitrine. Il se mit sur un côté, puis sur l’autre, ferma les yeux, les ouvrit. Mécontent de s’être couché sans sommeil, il ressentait une sourde rancune… contre qui ? Il ne le savait au juste. Doucement, il murmura « taureau ! taureau ! » et cette injure où il y avait plus de mélancolie que de colère il l’adressait au gardien des tombes, à sa propre personne, au genre humain. Il se leva cependant. Par l’escalier qui se trouvait derrière la cuisine et ensuite à l’aide d’une échelle, il gagna la terrasse pour y épuiser, loin de tout regard, son immense désir de liberté.

Vers la même heure, Nour-el-Eïn, accompagnée d’Amina, de Yasmine et de Mirmah, revenait de chez le grand Cadi. La fête l’avait énervée. Elle s’y était rendue avec une hâte fébrile, désireuse de revoir Goha dont elle avait vainement espéré le retour depuis deux mois. Ayant répondu d’une manière sèche aux salutations des invitées, elle s’était assise à une fenêtre qui donnait sur les jardins du palais. Quoique éblouie par les guirlandes de lampions multicolores suspendues aux vastes tentures, et qu’elle ne pût rien distinguer, au premier abord, dans la foule qui s’agitait sous ses yeux, elle comprit que son amant n’était pas là, qu’il ne viendrait pas et elle n’eut plus d’autre pensée que de rentrer chez elle. La fête devait durer jusqu’au matin. Après l’exposition du linge ensanglanté, elle prétexta un violent mal de tête et, avec ses esclaves, monta dans son palanquin. L’eunuque Ibrahim suivit à pied.

Nour-el-Eïn s’enferma dans sa chambre et défit sa robe. Étendue sur son lit, elle se déplaçait sans cesse à la recherche d’un contact frais. La brise intermittente du désert qui pénétrait par la fenêtre ouverte, sillonnait son corps et disloquait la flamme de la veilleuse. Elle voulut pleurer et n’y parvint pas. Elle essaya de réfléchir et y renonça aussitôt. À cette atonie de sentiments et de pensée, correspondait une grandissante irritabilité de ses nerfs. Son corps flexible et menu lui parut une masse énorme avide de sensations brutales. Elle prit une gargoulette qui se trouvait à proximité de son lit, appuya sur sa lèvre inférieure le goulot humide et but longuement, à petites gorgées. Les yeux mi-clos, elle suivait intérieurement le glissement de l’eau. Mais une goutte tomba sur son cou. Elle éprouva une volupté subtile et rit si brusquement qu’elle s’inonda la poitrine et mouilla ses draps.

— Amina ! Amina ! Au secours ! cria-t-elle avec une gaieté bruyante.

L’esclave vint en courant. Elle était rouge d’émotion.

— Lève-toi, Nour-el-Eïn !… Lève-toi !… Goha… Lève-toi !

Nour-el-Eïn avait sauté sur le tapis. Elle prit Amina par les épaules, la bouscula. L’esclave en riant s’efforçait d’immobiliser les petites mains de sa maîtresse.

— Parle donc ! s’écria Nour-el-Eïn.

— Mais, ma chérie, répliqua la jeune esclave en se débattant, tu ne me laisses pas…

— Alors il est en haut ? Goha est sur la terrasse ? Il t’a dit de m’appeler ?

Hâtivement elle défit ses tresses et revêtit sa tunique.

— Mon châle, reprit-elle… Là… à ta gauche… Il me suppliera et tu verras comme je serai dure… Ah ! c’est que je suis méchante quand il le faut… Montons, accompagne-moi !

Elles prirent un petit escalier qui partait du harem et gagnèrent la terrasse.

— Tu le vois ? dit Amina en étendant le bras.

— Descends, ordonna Nour-el-Eïn d’une voix dure, et la jeune esclave s’empressa d’obéir ayant remarqué un pli méchant sur le front de sa maîtresse.

Les deux terrasses étaient presque contiguës. La maison de Mahmoud-Riazy, en encorbellement comme la plupart des bâtisses d’El-Kaïra, s’avançait à son étage supérieur vers la demeure de Cheik-el-Zaki. Nour-el-Eïn se rendit compte aussitôt que Goha pourrait facilement la rejoindre.

Goha était adossé à un monceau de casseroles usagées et de cuves à lessive. Le ciel pur s’incurvait, piqué d’étoiles qui, dans la croyance du Simple, étaient des trous ouverts sur un monde incandescent et par où l’œil multiple d’Allah épiait les hommes. Les dômes, les terrasses, les minarets d’El-Kaïra se dressaient distinctement dans leur blancheur uniforme. C’était dans la clarté limpide de la nuit une succession de courbes, d’angles et de flèches d’une exactitude géométrique. Immobile parce que tout autour de lui était immobile, Goha se laissait aller à une douce béatitude. Il pensait à beaucoup de choses, sans s’en rendre compte, comme si c’était quelqu’un d’autre qui pensait en lui.

Rien ne lui échappait, ni le vol d’un oiseau, ni les brises et rien ne l’inquiétait. Il était en confiance aussi bien avec le vieux pan de mur qu’il apercevait au fond du jardin, qu’avec les arbres et les étoiles. Le ciel, cette grande voûte solide, qu’on avait posée sur la ville comme on pose un dôme sur les mosquées, menaçait il est vrai de s’écrouler de temps en temps. Goha savait également que du désert qui s’étendait à sa droite partaient souvent des khamsins faits du souffle de dix mille démons et qui renversaient des maisons, déracinaient des arbres, soulevaient des hommes… Mais il était sûr, cette nuit, que rien de tel n’arriverait. Et quand même le ciel s’écroulerait sur sa tête, l’écraserait, le tuerait ?… il serait mort… Goha sourit longuement, béatement à cette idée… Quelle serait la différence quand il serait mort ? Dans le silence de la nuit, il était en tel harmonie avec la nature que la pensée même de ses éléments déchaînés le réjouissait, comme s’il faisait partie de leurs forces, comme si leur marche était en accord avec sa volonté.

On pourrait à cette minute dire à Goha : « Tu es Botros, le copte, fils de Mikail », qu’il ne protesterait pas, ne se sentirait pas différent pour cela.

Derrière la balustrade, une forme venait de surgir. Il la vit et ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, son regard se posa sur elle et l’image se précisa. La présence d’une femme lui parut aussi naturelle que la présence du dattier dont il apercevait, au loin, la tête échevelée.

En s’approchant de la balustrade, Nour-el-Eïn avait combiné dans ses moindres détails la scène qui allait s’ensuivre ; elle avait soigneusement préparé ses répliques, elle avait prévu celles de Goha. L’inexplicable immobilité de son amant la déconcerta. « Il ne m’a pas vue », se dit-elle, quelque peine qu’elle eût à l’admettre, et elle résolut de patienter. Cependant Goha ne semblait nullement se conformer au rôle qu’elle lui avait assigné. Calmement ses grands yeux se posèrent sur elle, s’en allèrent ensuite aux étoiles, à droite, à gauche, pour retomber enfin sur la jeune femme. Sous ce regard mélancolique, Nour-el-Eïn se sentit défaillir, mais sa faiblesse ne fut que momentanée, car les yeux de Goha fixaient maintenant un point vague dans le désert… Nour-el-Eïn venait de se convaincre qu’on se jouait d’elle. « Il se moque de moi ! » balbutia-t-elle rageusement. L’insolence de Goha la suffoquait.

– C’est à toi à me supplier, oui, à toi ! s’écria-t-elle. Et après une courte pause elle ajouta :

« Allons… Supplie-moi, je te pardonnerai peut-être… Supplie-moi ! »

Ces mots ne produisirent aucun effet sur Goha. Il fallait néanmoins que tout se passât comme elle l’avait imaginé. On eût dit que son bonheur, sa vie étaient l’enjeu de ce pari.

– Viens… Viens me supplier, reprit-elle d’une voix tremblante, je t’en prie, viens me supplier.

Des larmes montaient à ses yeux, ses lèvres frémissaient.

Tandis que la personnalité de Goha s’était dissoute dans l’univers, la conscience de Nour-el-Eïn se concentrait farouchement dans le besoin d’un mot suppliant. Et ce mot qu’elle réclamait devenait d’une importance gigantesque. Il perdait pour elle sa signification précise, il perdait même toute signification… Ce n’était plus qu’un son et ce son nécessaire à sa vie, elle s’acharnait, de toute sa volonté désespérée, à le tirer de l’être terrible et puissant, qu’en cette minute elle voyait en Goha.

Celui-ci soulevé à demi, demanda :

– Tu m’appelles ?

Sa voix était bizarre. Il semblait avoir été arraché d’un sommeil tout en songes. Elle ne répondit pas. Dans le court silence qui suivit, un voile se dissipa et ils furent étonnés d’être si près l’un de l’autre, d’être semblables.

– Tu m’appelles ? demanda-t-il pour la seconde fois.

Nour-el-Eïn répondit brièvement :

– Viens !

Inquiet, il se leva et enjamba les deux balustrades.

D’une main, elle lui saisit le poignet, de l’autre, elle lui pinça le bras sauvagement. Le buste incliné, la tête relevée, elle dévisagea son amant sans rien dire. Une lueur de haine brillait dans ses yeux et elle songeait à précipiter Goha par-dessus le parapet, dans la rue. Soudain, elle fonça sur lui et de son front dur lui laboura la poitrine. Goha se sentit reculer dans le vide. Il s’épouvanta du danger qui le menaçait et protesta.

– Hé là ! hé là ! pourquoi ? hé là !

Alors elle se redressa. Elle avait épuisé sa colère. Maintenant elle riait comme une folle et se livrait tout entière à la joie de retrouver son amant qui, stupéfait, l’admirait avec un contentement hébété. D’ailleurs les minutes étaient précieuses, car l’aurore n’était pas loin de poindre et Cheik-el-Zaki devait revenir de la fête. Elle se suspendit au cou de Goha et le fit tomber par terre, avec elle.

Pendant qu’elle lui racontait sa douleur, ses espoirs, ses déceptions, il la regardait avec douceur et lui caressait les joues. Il la trouvait jolie. Ses paroles, bien qu’il n’y prêtât pas attention, lui plaisaient. Au lieu de répondre, il disciplinait sur sa tempe brune une mèche récalcitrante en murmurant : « Oui… Oui… ».

– Tu m’avais oubliée !… Tu en aimais une autre ?

– Oui… Oui… répéta Goha.

– Lâche ! Lâche ! Je le savais bien, s’écria-t-elle.

Son visage, qui s’était adouci jusqu’à la candeur, devint méchant. Goha se tut. Il était séduit par cette femme autoritaire et tendre, dont chaque mouvement lui était imprévu. Il couvrit ses bras de baisers, lui serra la taille comme s’il voulait l’empêcher de s’enfuir. Il poussait des cris d’admiration :

– Allah ! Allah ! Allah !

– Alors dans la bibliothèque… Tu as oublié ?…

– Je ne sais pas, je ne sais pas, dit Goha de plus en plus grisé.

Elle le repoussa nerveusement, mais il la retint contre lui. Ses yeux égarés se posèrent sur la ville blanche, sur les étoiles et le désert bleuté… Que tout cela paraissait petit et morne et inutile… L’univers entier entrait en cette femme, elle était tout. Avec un tremblement convulsif, il pétrit sa chair dans ses doigts.

– Tu te rappelles ? balbutia Nour-el-Eïn…

Dans ce murmure elle révélait toute sa faiblesse.

De nouveau un mot, un seul mot, si mensonger fût-il, lui était nécessaire. D’une voix étouffée, Goha répond. Dans sa hâte du plaisir, il acquiesce machinalement à ce qu’elle veut :

– Je me rappelle… Oui… Oui…