XVIII

la douleur de hawa


Les trois femmes de Hag-Mahmoud étaient enceintes. La maison qu’Allah distinguait par cette faveur insigne, vivait dans un continuel émoi. Des devineresses avaient prédit un garçon à chacune des épouses et déjà les esclaves et les habitués de la famille regardaient Goha d’un air consterné, sachant le préjudice que lui causerait la naissance d’un frère.

Mahmoud avait des égards pour ses femmes. Il leur adressait plus souvent la parole et tolérait d’elles un avis modestement formulé. Il se partageait entre elles avec un grand souci d’équité. À tour de rôle, il les conviait à s’asseoir sur son divan et à recevoir ses caresses. Le cadeau qu’il faisait à l’une, il le faisait aux deux autres et pas une fois elles ne purent se plaindre de la moindre partialité.

Ce régime assura la paix du harem. D’ailleurs ne sachant laquelle serait élue et laquelle humiliée, Zeinab, Hellal et Nassime se conformaient, en toute occasion, à une politesse très formaliste. Du matin au soir, elles se prodiguaient des conseils ; jamais elles ne manquaient de se dire « Pince-toi le ventre, ma sœur », au spectacle d’un homme difforme ou d’une bête monstrueuse.

Toutefois chacune d’elles se surprenait à étudier, du coin de l’œil, la démarche, la conformation, l’appétit de ses compagnes. Serait-ce un fils ? une fille ? La réponse des devineresses laissait au doute une large part, tant il y avait eu de mères déçues après des présages favorables.

Quant à Hawa, elle était fort occupée. Ses maîtresses depuis plusieurs mois s’abstenaient de tout mouvement. Il fallait à chaque instant leur passer la gargoulette, leur griller du maïs, leur préparer le narghilé, leur offrir du café, des pistaches, des lupins, des confitures. Hawa ne se plaignait pas. Elle travaillait joyeusement en songeant que Mahmoud serait enfin satisfait. Dix fois par jour, elle faisait aux dames la surprise d’une savoureuse crème de noisettes et de coriandre qui devait adoucir les traits des enfants à naître.

On apprit cependant que le grand Cadi allait épouser la fille du grand cheik d’El-Azhar. Les habitants d’El-Kaïra approuvaient cette union et la maison des Riazy fut bouleversée. Cinq femmes des environs furent appelées en toute hâte pour préparer des vêtements à Zeinab, Hellal, Nassime et leurs filles. Dans l’antichambre, autour des trois épouses immobiles, des esclaves, des voisines pauvres et des fillettes coupaient, cousaient, criaient parmi des pièces déroulées d’étoffes chatoyantes. L’ouvrage de Hawa s’en accrut encore. Il fallait servir beaucoup plus de gens. Mais la pensée que ses maîtresses étaleraient bientôt avec orgueil leur visible maternité dans une foule innombrable et choisie soutenait son courage.

— Elles seront les reines de la fête ! criait-elle en battant des mains, ce sont les trois femmes d’un même homme ! quel honneur pour Sidi Mahmoud ! Quel honneur pour la famille !

Soudain la gaieté de Hawa tomba. Elle fut moins ardente à l’ouvrage, prépara moins de tisanes, et son café n’eut pas aussi bon goût. On la surprit aux fenêtres à ne rien faire et lorsqu’on l’interrogeait elle s’obstinait à ne rien révéler. En vérité, cet état de prostration n’était pas continu. Elle avait des crises d’activité, des retours d’enthousiasme où elle se montrait attentionnée, diligente, spirituelle, Son humeur n’en était pas moins changée, elle avait un ennui qu’elle ne voulait confier à personne. Aux questions de Zeinab, elle répondait invariablement qu’elle était heureuse.

Vint enfin le jour du mariage. Craignant que le nom des Riazy ne fût une fois de plus ridiculisé, Mahmoud avait décidé que son fils resterait à la maison et que Hawa lui tiendrait compagnie. À la dernière minute, Goha avait obtenu la permission de se promener dans la ville, sur la promesse formelle de ne pas s’aventurer du côté de la fête.

Hawa avait prié une négresse de ses amies de passer l’après-midi chez elle. Elles l’occupèrent à converser et à se tresser mutuellement les cheveux. C’était là un des éléments les plus compliqués de leur toilette. Leurs cheveux, en effet, étaient petits et crépus, les doigts y avaient peu de prise et le nombre de tresses nécessaire pour qu’une tête fût décente était d’une trentaine au moins.

La nuit les surprit à leur besogne. La visiteuse se hâta de retourner chez elle et Hawa demeura seule. Elle tira les verrous, entra dans la cuisine et remplit d’eau une bassine. Elle se dévêtit, se lava les pieds, les bras, le visage et, avec la même eau, se rinça la bouche. Accroupie devant sa bassine, elle soufflait bruyamment, car cette position rendait ses mouvements pénibles. Ses longs seins, suivant l’inclinaison du buste, se balançaient ou s’étalaient par terre. Lorsqu’elle eut terminé ses ablutions, elle se releva. Son corps bronzé vu de face était étroit, les hanches étaient serrées, les jambes fines ; vu de profil, il présentait des courbes prononcées qui, toutes, celle du ventre, celle du dos, celle des cuisses venaient aboutir à l’extrémité du cul énorme et pointu.

— Hawa ! Hawa ! cria une voix nasillarde ;

— Oh ! ma mère ! s’exclama l’esclave saisie par cet appel.

Elle ajouta :

— Hé ! Bagba, tu m’as effrayée ! Bagba, tu es un méchant garçon !

— Hawa ! Hawa !… Maudit soit ton père !…

— Hé ! voyons, Bagba, tu n’as pas honte !… Pourquoi veux-tu que mon père soit maudit ?… Mon père ?… Est-ce que je sais qui est mon père ?

Tandis qu’elle parlait, son visage flasque au nez camus, aux petits yeux jaunes demeurait sans expression. Elle essayait de sonder sa mémoire, de retrouver quelques souvenirs du passé. Elle avait été enlevée, encore fillette, par des marchands. Elle se rappelait vaguement le village où l’on marchait tout nu, où l’on dormait dans des huttes. Les hommes chassaient de gros animaux qu’on rôtissait sur de grands feux ; le soir, ils se baignaient dans les rivières infestées de crocodiles, Puis elle avait suivi une caravane dans des sables, des sables sans fin… combien de temps ? des mois, des années, des années…

— Mon père, murmura-t-elle en soupirant. Ah ! laisse-le où il est, Bagba…

Près de la fenêtre, sur son perchoir, un perroquet gris se tenant sur une patte, la regardait attentivement de son œil rond. Immobile, la tête noyée dans son plumage, il avait un air paresseux et narquois.

Par moments, il entr’ouvrait le bec et poussait un sifflet strident. Soudain, il s’érigea, heurta violemment du bec sa mangeoire dont le contenu se répandit sur les dalles, se laissa glisser sur sa barre et se balança, suspendu par les pattes et criant avec véhémence :

— Hawa… Maudit soit ton père !… Maudit soit ton père !… Tozz… Tozz…

L’esclave haussa les épaules :

— Mon père… mon père… Ah ! Bagba, est-ce que je sais qui est mon père ?

Elle alla chercher dans un coin deux paquets soigneusement enveloppés et les ouvrit. L’un contenait des bouts d’étoffes de toutes sortes, rarement plus larges que la main, l’autre une gallabieh roulée, aux couleurs éclatantes. Elle la prit en main, la déplia, la considéra longuement d’un air attendri. Durant quelques minutes, elle ne répondit pas aux facéties de Bagba.

Hawa n’était pas jeune, elle n’avait jamais été jolie, toutefois elle était coquette. Elle mettait de la complaisance dans les soins qu’elle apportait à sa personne et s’était façonné une image idéale d’elle-même, une sorte de double qui réalisait tous ses vœux. C’était la joie de ses siestes et de ses nuits de songer à cet autre elle-même qui ne se distinguait que par des séductions plus évidentes et plus nombreuses. Elle l’entourait de tout ce qui pour elle était inaccessible, des robes les plus riches, des bijoux les plus précieux. Cependant, partout ailleurs que sur sa natte, elle se gardait bien d’évoquer ces folies. S’il advenait qu’admirant les atours de ses dames elle souhaitât d’en avoir de semblables, vite, elle chassait de la main sa vilaine pensée et se morigénait d’un air mi-grave, mi-amusé : « Voyons, Hawa, voyons, je vais me fâcher. » Ne pouvant posséder de somptueuses pièces de damas ou de brocart, elle se contenta d’en ramasser des rognures, ne pouvant remplir ses coffres de cordons d’or, de broderies, de voiles, elle en collectionna des bribes. Mais, sur cette échelle modeste, ce fut une frénésie.

Il y avait trente ans que Hawa avait été acquise par le père de Mahmoud. Depuis trente ans dans la maison des Riazy, il n’avait traîné, ni par terre, ni dans un panier, ni sur un divan, le plus petit chiffon. Étoffes de coton, de laine, de lin, de soie, Hawa escamotait tout. On le savait dans la famille : les chiffons étaient pour Hawa. Elle en avait accumulé des tas avec une joie d’avare.

À ses heures de loisir, elle ravaudait. Minutieusement, elle rapprochait les coupures, combinait les couleurs, recherchait les contrastes locaux et l’harmonie de l’ensemble. Elle montrait avec orgueil une couverture à fond blanc bariolée de vert, de rouge, de violet, de jaune, d’indigo, et d’autres travaux secondaires. Mais son zèle, son intelligence se consacraient depuis deux ans à la confection de cette même gallabieh qu’elle venait de déplier.

— Ouvrez la porte ! Ouvrez la porte ! cria le perroquet contrefaisant la voix de Zeinab…

— La porte ? dit Hawa, il n’y a personne à la porte… Tu es un menteur, Bagba !

— Ouvrez la porte… Donne à manger… Tozz-Tozz-Tozz…

Hawa eut un soupir :

– À qui veux-tu que j’ouvre la porte ? Quand Goha sort, il ne rentre plus. — C’est un enfant, ajouta-t-elle en hochant la tête… Je suis tombée dans les mains d’un enfant.

Elle esquissa un geste d’impuissance et sa physionomie prit une expression consternée. Ses yeux jaunes allaient des paquets à l’encoignure de la chambre. Elle hésitait, ne sachant si elle devait se livrer aux méditations tristes qui convenaient à sa situation ou s’abandonner à ses instincts de coquetterie. Elle prit une aiguille et soupira

— Est-ce que je pouvais savoir ?

Bientôt absorbée par son travail, elle oublia ses raisons de souffrir. La gallabieh presque achevée réalisait pleinement son idéal. Fredonnant une chanson nègre, Hawa bâtit une frange de soie jaune autour de la manche droite pour faire pendant à la frange d’argent déjà fixée à l’autre manche. Elle s’interrompit afin de contempler le corsage de satin bleu clair que rehaussaient à l’endroit des seins, deux petites appliques de velours émeraude, brodées de fils d’or. C’étaient les principaux ornements du costume. De l’échancrure bordée d’un cordon de soie, provenant d’une vieille tenture, partaient deux bandes de brocart cramoisi qui s’arrêtaient aux genoux. Quoiqu’elle jugeât le haut de sa tunique trop simple, Hawa résolut de n’y apporter aucune modification. D’ailleurs, à partir de la ceinture, les richesses de coloris s’accumulaient. Jusqu’à mi-jambe, la robe simulait un damier éclatant. Des bouts d’étoffes y voisinaient suivant un effort de symétrie ; mais, si le vert faisait bien face au vert, le rose au rose, un rectangle violet, l’unique de cette coloration, correspondait à un cercle jaune.

— Tozz ! Tozz !

— Bagba, regarde ma gallabieh… C’est un habit de reine, Bagba… Je vais la mettre et quand Goha viendra, je lui parlerai… Je lui parlerai comme il faut…

Elle se leva et chantonna en balançant sa croupe nue :

Voici ma gallabieh
ma jolie gallabieh…
Hé ! Hé ! Hawa
voici ta gallabieh !

Ayant manifesté sa joie, elle fut prise d’une sorte de terreur, celle des êtres étonnés d’avoir été choisis par le malheur et qui ne parviennent pas à se reconnaître dans l’événement qui les frappe. Elle regarda autour d’elle, hocha la tête et sortit en balbutiant :

— Est-ce que je pouvais savoir ?

Elle entra dans la chambre de Zeinab, s’approcha du miroir de Venise suspendu au mur et revêtit la robe. Involontairement, elle sourit à son image. Dans cette gallabieh qui tombait, raide, autour d’elle, elle se trouvait rajeunie, embellie, irrésistible. La pensée l’effleura que d’autres, moins séduisantes, étaient femmes de grands seigneurs. Dans la cuisine Bagba faisait du vacarme.

— Cette fois, c’est lui, dit Hawa en prêtant l’oreille.

Elle se mira une dernière fois et d’une voix fine, timide, traînante :

— Qui est venu, dit-elle ?

— Ouvre, c’est moi.

— Bien, Sidi, je vais ouvrir.

Elle défit les loquets et livra passage à Goha, dissimulée derrière le vantail, les yeux baissés en signe d’humilité. Il s’installa sur un divan ; Hawa s’accroupit par terre en face de lui. Elle le surveilla, anxieuse de saisir son expression à la vue de son costume. Il posa sur elle ses prunelles, longtemps, et ne dit rien. Une sourde rancune monta du cœur de la négresse à l’outrage de cette indifférence. Alors ce qu’elle avait à dire, le drame, s’imposa à son esprit et, résolue d’accabler son amant par une révélation brutale du malheur, elle prit un air grave, détaché, supérieur :

— Si tu ne veux pas me féliciter pour ma gallabieh, ça m’est égal, je te jure que ça m’est égal…

Elle s’interrompit afin de permettre à Goha de réparer son indélicatesse. Il ne dit rien, ne comprenant pas le grief qu’on avait contre lui.

— Ça m’est égal, poursuivit Hawa, les ânes ne comprennent jamais ce que c’est que le gingembre… Et totalement départie de sa réserve elle ajouta, les pupilles fixées obliquement sur les dalles :

— Écoute, Goha, je veux te dire une parole…

Il la regarda, calmement, sans s’émouvoir de l’appareil solennel qu’elle s’ingéniait à déployer autour de lui. Elle ajouta d’une voix en fausset :

— Seulement avant cette parole, je veux te dire une autre parole.

Concentrant son effort sur ce qu’elle avait à exposer, elle cherchait à procéder avec méthode :

Et d’abord tu as bu mon lait… L’enfant que Hag Mahmoud m’a donné est mort et toi tu as bu mon lait. Mais laissons ça… ce n’est pas ce que j’avais à te dire. Voilà ce que j’avais à te dire : Et d’abord tu m’as obligée à coucher avec toi.

— Je ne me rappelle pas, dit, Goha.

Cette contradiction, qui dérangeait tous ses plans, transporta Hawa dans un accès de colère :

— Comment ! s’écria-t-elle. Tu n’es pas venu sur ma natte, tu ne m’as pas dit : « Tais-toi ! je suis mon père ? » Moi, je l’ai cru… Je suis une femme.

Sincèrement Goha ne se rappelait pas. Cependant avec bonté il acquiesça :

— Bien, Hawa, bien… Comme tu voudras, comme tu voudras, Hawa.

Il y eut un silence. La négresse, accroupie, était menaçante. Ses yeux étaient injectés de sang, et sa main ouverte, au bout de son bras verticalement posé sur les genoux, signifiait qu’elle n’avait pas fini son discours. Enfin, toujours méthodique, elle parla :

— Et d’abord…

Elle s’interrompit pour murmurer très vite :

— Prends garde, Goha, ne me contrarie pas, les diables me possèdent, et quand les diables me possèdent, je ne sais pas ce que je puis faire… Ah ! oui !… prends garde !…

Elle reprit la phrase interrompue :

— Et d’abord tu me trompes… Tu fais dehors ce que tu fais avec moi… On t’a vu avec une fellaha… Dis que ce n’est pas vrai… Non, non, je ne veux pas… On t’a vu dans un jardin… Je ne veux pas… Tu comprends Goha, tout ça m’est égal… qu’est-ce que ça peut me faire ? Tout ça m’est égal… Et d’abord je suis enceinte !…

Cet aveu qu’elle avait lentement préparé, elle fut étonnée de l’avoir fait si simplement. Elle demeura une minute, déconcertée, puis sa fièvre tomba ; elle prit une attitude calme, pudique, humiliée, baissant les paupières comme une vierge dont le sort se joue sans qu’elle veuille l’influencer.

— Voilà, je t’ai dit, mon maître…

Goha sentait qu’on attendait une réponse, une appréciation de sa part, sans saisir le caractère tragique de la révélation qu’on venait de lui faire. Ne sachant dans quel sens parler, il voulut témoigner à la négresse un intérêt poli :

— Si Dieu le veut, tu te portes bien ?

Hawa leva la tête. Dans son visage flasque ses yeux seuls étaient expressifs. Ils annonçaient un dépit haineux qui contrastait avec la douceur apparente qu’elle sut imposer à sa voix, en soupirant :

— Qui sait ce que dira Mahmoud ?

— Laisse-le dire, murmura Goha distraitement, avec un geste évasif.

— Que je le laisse dire ?

— Laisse-le dire, répéta Goha avec moins d’assurance, regardant l’esclave à la dérobée.

— Que je le laisse, dire ? Est-ce que tu es fou ? Réponds-moi !

Pris à partie, Goha se troubla ; il avait émis une phrase, n’importe laquelle, sans en saisir la portée, pour se libérer de Hawa et se reposer de sa longue promenade. Or la négresse exigeait maintenant des explications qu’il jugeait inutiles, qu’il se sentait incapable de donner, et ce contretemps lui fit péniblement pencher la tête.

— Réponds-moi… Je t’ai mis sur tes gardes : mes diables commencent à sauter.

— Fais comme tu voudras, Hawa, balbutia-t-il d’un air suppliant.

Elle savait que sa grossesse aurait un dénouement terrible étant l’œuvre de Goha. Mais elle était incapable de situer un événement dans l’avenir, d’envisager dans toute sa plénitude cette calamité encore lointaine. Elle le considéra stupidement. Depuis qu’elle avait constaté son accident, elle s’efforçait en vain à s’en pénétrer. Comme tous les faibles d’esprit et comme tous ceux de sa race, elle manquait de prévoyance. Aussi sa douleur, quelque véhémente qu’elle fût, n’était qu’artificielle et l’impassibilité de Goha contrariait son application à souffrir. Pour lui confier son secret et se régler une conduite, elle avait attendu d’être seule avec lui et voici qu’aux premiers mots échangés le sens même de son malheur lui échappait.

— Hawa, tozz… tozz… Maudit soit ton père ! cria la voix perçante du perroquet.

Goha éclata de rire pour faire une diversion.

— Tu entends, Hawa, tu entends ?…

Alors elle éprouva de l’égarement, de la terreur devant cette incompréhension obstinée, et pour rassembler son énergie autour du drame, pour s’envelopper du drame et en imposer la vision à Goha, elle usa de mimiques violentes et de mots consacrés au désespoir. Elle se dressa au milieu de la pièce, se porta des coups sur la tête, sur le visage, sur les seins, fredonnant une litanie plaintive :

— Venez à mon secours, s’écria-t-elle, vous tous, les bons, les généreux, les beaux, hommes à la grande taille, et femmes à la peau blanche ! Je suis perdue ! L’orage est sur ma tête !… Et Goha est un âne, et je suis dans les mains d’un âne !

À pas rythmés, elle fit le tour de la salle, longeant les murs et se cognant le front. Elle prononçait les mots mécaniquement, un peu distraite, cherchant à reconnaitre la cause de ses lamentations, les conséquences de sa faute dont elle aurait à pâtir.

— Ô ma mère, reprit-elle, j’ai nourri un taureau pendant six ans… Puis j’ai couché avec ce taureau… Et voilà !… Ô ma mère, je lui ai donné mon lait, et il m’a donné un enfant !

À mesure qu’elle dansait, son mouvement devenait plus spontané, sa physionomie plus farouche et plus concentrée. Lentement elle balançait les hanches. Sa colère s’accroissait peu à peu. Soudain elle poussa des hurlements de fauve. Elle avait entrevu le sort qui l’attendait « Ô malheur !… Ô malheur !… Mon maître m’écrasera du pied, mon vrai maître, celui qui a des cheveux blancs et le cœur juste, ? ô malheur ! il me chassera de sa maison !… Ô malheur ! je serai comme les chiennes. J’accoucherai dans la rue et je mourrai dans la rue… Ô malheur ! » Elle s’arrêta devant Goha, puis elle s’abattit sur lui et le frappa, l’injuria :

— Tu n’es pas un homme !… Allons, lève-toi !… Tu as commis un grand péché ! Dis-moi ce que je dois faire ! Allons, dis-moi ce que je dois faire !…

Goha éprouvait un indicible malaise auprès de cette détresse qu’il ne partageait pas, qu’il ne s’expliquait pas. Dans les paroles de l’esclave, il y avait sans doute un sens caché. Jusque-là, aux heures pénibles de sa vie, il avait trouvé un refuge en Hawa, elle comprenait les hommes mieux que lui, elle avait toujours su lui interpréter leurs pensées. Goha voulut l’apaiser, et, tandis qu’elle l’injuriait, il demanda :

— Hawa, qu’y a-t-il ? Tu veux quelque chose ?…

Elle se découvrit le crâne et se tira les cheveux. Poursuivant sa danse, elle chanta avec une cruelle ironie :

— Goha, tu es l’homme parmi les hommes, tu es mon soutien, tu es mon bras droit et mon bras gauche ! Comment craindrais-je la misère quand tu me soutiens ?

Le drame soufflait entre ces deux êtres et les secouait comme des fétus de paille. Ils étaient lugubres à voir, cet homme qui luttait vainement contre des voiles pour comprendre, cette femme qui se livrait aux événements, grotesque dans sa naïveté désespérée. Ce que Goha voyait c’était la douleur de Hawa, ce que Hawa voyait, c’était la fatalité qui devait la briser. Elle était donc au-dessus de lui par la conception d’une catastrophe inévitable. Et c’était là, borné, misérable, tout le domaine de leur intelligence, tout leur champ d’action raisonnée.

— Dis-moi ce que je dois faire… Tu es mon soutien… Qu’est-ce que tu fais ici ? va travailler ! va, va travailler ! va travailler pour ton enfant !… Demain tu prendras l’âne et un sac de fèves et tu vendras des fèves… Va travailler !…

Goha sentait son être se contracter, se rapetisser, rentrer dans l’habituelle résignation.

— Comme tu voudras, dit-il. Je prendrai l’âne et le sac de fèves… Ne te fâche pas, Hawa, j’irai travailler…

La crise était passée. Fatiguée de ses contorsions, Hawa s’assit auprès de Goha. Ses yeux avaient terni. Dans son visage mou n’errait aucun sentiment, son front noir et son cou brillaient de sueur. Elle n’avait rien décidé, rien combiné pour atténuer son infortune. Son amant n’avait pas saisi la gravité du moment : la voyant s’apaiser, il avait cru que l’épreuve était terminée. Hawa se taisait comme si elle avait trouvé de quoi se rassurer. En réalité, elle s’était lamentée en vertu d’un principe : ayant offert le spectacle de sa détresse, elle était satisfaite. Quels que fussent les résultats de la scène, elle avait fait son devoir envers elle-même et son esprit était incapable de se maintenir plus longtemps dans l’idée abstraite de l’avenir. Elle posa le bras sur l’épaule de Goha et lui parla d’une voix adoucie :

— J’ai dit à Sidi Mahmoud de te donner un métier. Il m’a dit : « Hawa, il ne sait rien faire. » Je lui ai dit : laisse-le vendre des fèves. Alors, il a acheté le même nombre de sacs qu’il y a de doigts dans la main et, si Dieu le veut, demain, tu prendras l’âne et tu vendras des fèves.

— Bien, Hawa.

— Peu à peu tu deviendras un homme.

— Oui, Hawa.

Un rayon de lune passait à travers la fenêtre grillée. Sur le parquet s’allongeait une tache sombre. Goha la regarda curieusement et il s’absorba dans de vagues souvenirs.

Hawa se leva et entra dans la cuisine pour empaqueter ses chiffons épars. Elle revint, se planta coquettement devant Goha.

— Comme tu es méchant, Sidi, murmura-t-elle ; tu n’as pas vu ma gallabieh ?

— J’ai vu ta gallabieh, Hawa, elle est très jolie.

— Regarde, Sidi, regarde… Tu ne m’as pas dit de la porter et de l’user dans la joie…

— Porte-la et use-la dans la joie, Hawa.

Goha se dirigea vers la porte du jardin et l’ouvrit. Hawa qui préparait sa natte pour se coucher et qui se disposait à se dévêtir, l’interrogea :

— Où vas-tu, Goha ?

— Je sors…

Légèrement contrariée, elle n’en laissa rien paraître. Zeinab lui avait souvent répété qu’une femme pour conserver l’amour d’un homme devait se faire soumise et discrète.

— Bien, Sidi, sors… Ne tarde pas, Sidi…

— Que ta nuit soit heureuse, Hawa.

— Prends la clef, Sidi. Quand tu reviendras ne me réveille pas et tire les verrous…