Le Livre d’un père/Le Petit Garde-malade

LE

LIVRE D’UN PÈRE

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I

LE PETIT GARDE-MALADE


Mon cher petit, ton père est vieux ;
Son mal chaque jour se fait pire ;
Mais la vie, à travers tes yeux,
Lui sourit d’un dernier sourire.

Il souffre de plus d’un tourment,
Ami, qu’on ignore à ton âge.
Toi, tu sais trouver gentiment
Le mot tendre qui le soulage.

Roule au coin du feu mon fauteuil,
Voilà ta leçon terminée…

Et mets ma tasse de tilleul
Près de moi sur la cheminée.

Reste assis là, sur mes genoux ;
Laisse chômer ton écritoire.
Causons tous deux, embrassons-nous ;
Chacun contera son histoire.

Dis-moi nos courses d’autrefois,
Tes frais souvenirs de campagne ;
A t’entendre parler des bois
Je me croirai sur la montagne.

Je reverrai l’azur du ciel,
L’émail des prés dont Dieu me sèvre,
Ces fleurs où je prenais mon miel
Renaîtront pour moi sur ta lèvre.

Cher compagnon, venu trop tard !
Mes pieds ne peuvent plus te suivre.
Tu n’as vu de moi qu’un vieillard ;
Tu me connaîtras par mon livre.

Je grave aujourd’hui dans tes yeux
Une image austère et sans charmes,
Et je mêle à tes premiers jeux
L’ennui de mes dernières larmes.

Tu reverras, sur tes vieux jours,
Dans les scènes de ton enfance,
Ce père qui souffrait toujours,
Mais que soulageait ta présence.


Doucement tu te souviendras
Qu’au bruit de ton rire sonore,
Quand il te prenait dans ses bras,
Sa gaîté s’éveillait encore.

Quand il parlait à ta raison,
Tu savais déjà le comprendre…
Cher petit, remets ce tison
Et la bouilloire sur la cendre.

Reviens à ton poste chéri ;
Baise encor mon front que tu presses
Pour ce soir me voilà guéri…
Et Dieu te rende tes caresses !


Mars 1873.