Le Livre d’un père/Ambition







VI

AMBITION




Des vœux plus inquiets que tous mes jeunes rêves
Depuis que je vieillis m’ont agité sans trêves ;
Mon cœur, exempt d’orgueil, libre des passions,
S’étonne, par moments, de ses ambitions ;
Je me fais, en dehors de la route commune,
Des chimères de gloire et de haute fortune ;
J’entasse des travaux et j’en médite encor,
Et je me surprends même à remuer de l’or !
Je bâtis — moi, logé comme les hirondelles —
Des châteaux sur le roc, presque des citadelles ;
De sévères portraits tapissent le dedans,
Et l’honneur des aïeux y parle aux descendants.
On y suspend aux murs de vaillantes épées ;
Les regards sont joyeux, les mains sont occupées.

On a réparé là le temps que j’ai perdu ;
J’y compte des lauriers dont aucun ne m’est dû.

J’aime les habitants de ce donjon de marbre,
Car ils sortent de moi comme les fleurs de l’arbre ;
Autant que par le bras ils valent par l’esprit ;
Leur plume a fait pâlir mon plus brillant écrit,
Et, d’un coup, trouvé l’art et l’illustre matière
Que j’ai cherchés en vain durant ma vie entière.
Là fleurit le bonheur à côté du devoir.
Tout les trésors qu’on rêve et qu’on ne peut avoir,
Tous ceux que j’ai perdus et tous ceux que j’envie,
Tout ce qui m’a manqué dans cette rude vie,
L’espoir, enfin, s’ouvrant sur un vaste horizon,
Tout ce qui grandit l’âme, emplit cette maison.
Lorsque après un combat le soldat s’y désarme,
La tendresse l’accueille, un sourire le charme ;
L’élégance y rayonne, et la simplicité,
Et la grâce qui rend plus douce la beauté.
Quand j’imagine ainsi, dans mes trop longues veilles,
Ces hôtes, ce manoir et toutes ces merveilles,
Amis, ne croyez pas qu’oubliant la raison,
Je rêve d’habiter cette chère maison !
J’ai vécu, je sais mieux quelle est ma destinée ;
J’avais ma tâche, enfants, et je l’ai terminée.
Je ne prétends pas vivre en ce manoir si beau ;
Je l’aperçois, de loin, par delà mon tombeau.

Vous savez bien pour qui j’ai ces vastes pensées,
Et ces ambitions autrefois repoussées.
Vous savez si, cherchant ou le pouvoir ou l’or,
Autre part qu’en vos cœurs j’ai placé mon trésor !

Mais, pour mes bien-aimés, je suis insatiable.
Qu’importent mes vieux jours que la souffrance accable,
Si, comblé par le ciel dans mes vœux les plus doux,
Tout ce que je n’eus pas, je vous le donne à vous !
Si, travaillant d’accord avec la Providence,
Je laisse aux chers petits la joie et l’abondance !
Si je les ai faits tels, si fiers, si généreux,
Que l’honneur de mon nom s’agrandisse par eux !
S’ils gardent mieux que moi, tout en suivant ma trace,
Les solides vertus qui fondent une race !
Si, de plusieurs degrés rehaussant la maison,
Ils se font de leurs mains un solide blason !
Jadis j’avais rêvé d’ennoblir mes ancêtres,
Je me réglais sur eux, je les prenais pour maîtres…
Il me serait, au prix des efforts que je fis,
Bien doux d’être à mon tour ennobli par mes fils !
Je sais que peu de noms s’inscrivent dans l’histoire ;
Mais on acquiert l’honneur à défaut de la gloire :
On se voit estimé des esprits exigeants ;
Si l’on n’a pas la foule, on a les braves gens.
Fallût-il renoncer à ce lustre modeste,
Le bonheur est possible et la vertu nous reste ;
Et, sous son toit obscur, l’honnête homme a du moins
Les âmes de ses morts et son Dieu pour témoins !
J’applaudirais d’en haut vos victoires secrètes…
Mais je reprends mon rêve, et je vous vois poètes.
Soldats, penseurs, guidant les cités d’un bras fort.
Et, de plus, satisfaits de vous comme du sort ;
Puis, joyeux, animés d’une secrète flamme,
Capables de goûter les voluptés de l’âme,
Atteignant de votre art le suprême degré,
Et touchant les hauteurs où j’ai tant aspiré.

Voilà de quels espoirs s’aiguise mon courage ;
Voilà pourquoi je lutte et m’excite à l’ouvrage ;
Voilà quels rêves d’or, dans mes nuits sans sommeil,
Me font, sans un murmure, attendre le soleil.
Enfants ! mon cher secours en mes peines amères,
Je vous bénis encor pour toutes ces chimères ;
Mon souci paternel m’est doux et bienfaisant,
Car il aide mon cœur à fuir loin du présent.
Ainsi, grâce à vous tous, et grâce à ma tendresse,
Je puis porter encor mes maux et la vieillesse,
Et, par vos douces mains tiré de ma langueur,
Retrouver quelquefois mon esprit et mon cœur.
Peut-être, aidé par vous, j’achèverai ce livre ;
Vous êtes ma raison d’espérer et de vivre.

Vienne donc la douleur ! Je saurai la braver,
Ayant gardé par vous la force de rêver ;
Voyant, à l’horizon, au bout de mes souffrances,
Mûrir en gerbes d’or mes belles espérances.

Qu’importe le passé, mon travail imparfait,
Si vous faites, demain, ce que je n’ai pas fait !
J’accepte également, et d’une âme ravie,
Le combat de la mort ou celui de la vie ;
J’aurai bien accompli mon devoir et ma loi,
Si vous êtes meilleurs et plus heureux que moi.


Novembre 1873.