Le Livre d’esquisses/Philippe de Pokanoket


Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 299-316).

PHILIPPE DE POKANOKET

MÉMOIRE INDIEN.

Bronze monumental, au visage immobile ;
Cœur que la pitié touche et ne rend pas ductile,
Et n’ayant à demi, dès l’arbre son berceau,
Onc senti, bien ou mal, jusques à son tombeau ;
Impassible, craignant — la honte de la crainte ;
Un stoïque des bois, — homme ignorant la plainte.

Campbell.
.


Il est à regretter que les écrivains qui, les premiers, ont traité de la découverte et de la colonisation de l’Amérique, ne nous aient pas laissé des détails plus circonstanciés et plus impartiaux sur les remarquables qualités qui ont fleuri, dans la vie sauvage. Les rares anecdotes qui sont parvenues jusqu’à nous sont pleines d’intérêt et d’originalité ; elles nous offrent des échappées de la vraie nature humaine, et montrent ce qu’est l’homme dans un état comparativement primitif, et ce qu’il doit à la civilisation. Il y a quelque chose du charme de la découverte à s’arrêter sur ces sentiers pittoresques et inexplorés de la nature humaine ; à assister, pour ainsi dire, au développement naïf du sentiment moral ; à voir ces généreuses et romanesques qualités qui ont été artificiellement cultivées par la société s’épanouir dans leur hardiesse spontanée, dans leur rude magnificence.

Dans la vie civilisée, où le bonheur de l’homme, et je dirai presque son existence, dépend si fort de l’opinion de ses semblables, il joue constamment un rôle étudié. Les traits hardis et originaux du caractère natif disparaissent sous la culture, ou sont adoucis, usés par l’influence niveleuse de ce qu’on est convenu d’appeler une bonne éducation ; et il met en œuvre tant de mesquines tromperies, affecte tant de sentiments généreux, dans le but de se concilier la faveur des autres, qu’il est difficile de distinguer son caractère vrai de son caractère artificiel. L’Indien, au contraire, libre des entraves et des raffinements de la vie polie, et à un haut degré être solitaire et indépendant, obéit aux impulsions de ses désirs ou aux prescriptions de son jugement ; il en résulte que les attributs de sa nature, étant librement satisfaits, deviennent singulièrement nobles et frappants. La société ressemble à une pelouse, où toute inégalité de surface est aplanie, où il n’est pas resté une ronce, et où l’œil est charmé par la riante verdure qu’offre une surface veloutée ; celui qui veut étudier la nature dans son éclat vierge et dans sa variété doit s’enfoncer dans la forêt, explorer le vallon, remonter le torrent et affronter le précipice.

Ces réflexions me vinrent en feuilletant par hasard un volume qui traitait de l’histoire des anciennes colonies, où sont rapportés avec une grande amertume les outrages des Indiens et leurs luttes contre les colons de la Nouvelle-Angleterre. Il est douloureux d’y voir (et cela se voit même à travers ces récits partiaux) les pas de la civilisation s’empreindre dans le sang des aborigènes, avec quelle facilité les colons se laissèrent entraîner aux hostilités par leur soif de conquête, quelle guerre impitoyable, quelle guerre d’extermination ils leur firent. Que d’êtres intelligents ont été supprimés ! combien de braves et nobles cœurs, marqués au meilleur coin de la nature, ont été terrassés, brisés et foulés aux pieds dans la poussière ! L’imagination recule devant cette idée.

Tel fut le sort de Philippe de Pokanoket, guerrier indien dont le nom répandait jadis la terreur dans le Massachussetts et le Connecticut. C’était le plus illustre de la foule de Sachems qui, vers le même temps, régnaient sur les Pequods, les Narrhagansets, les Wampanoags et les autres tribus de l’est, à l’époque du premier établissement de la Nouvelle-Angleterre ; bande de héros nés sans culture, qui firent la plus généreuse résistance dont la nature humaine soit capable, combattant jusqu’au dernier soupir pour la cause de leur pays, sans une espérance de triomphe comme sans une pensée de renommée. Dignes d’un siècle de poésie, sujets merveilleux pour l’histoire locale et la fiction romanesque, ils ont à peine laissé quelques traces authentiques sur la page de l’histoire, mais s’avancent fièrement, comme des ombres gigantesques, dans le crépuscule voilé de la tradition[1].

À l’origine, quand les pèlerins (c’est ainsi que les colons de Plymouth sont appelés par leurs descendants) trouvèrent sur les rivages du nouveau monde un asile contre les persécutions religieuses de l’ancien, leur situation était au dernier point menaçante et désespérée. En petit nombre, et ce petit nombre succombant rapidement, enlevé par les maladies et les fatigués ; environnés par un désert rempli de hurlements et de tribus sauvages ; exposés aux rigueurs d’un hiver presque arctique et aux vicissitudes du climat le plus fantasque, leur esprit était agité des plus funestes pressentiments, et il fallut toute la puissante excitation de l’enthousiasme religieux pour les empêcher de s’abandonner au désespoir. Dans cette affreuse situation, ils furent visités par Massasoït, premier sagamore des Wampanoags, chef puissant qui régnait sur une grande étendue de pays. Loin de prendre avantage du petit nombre des étrangers, et de les chasser de ses États, sur lesquels ils étaient en ce moment, il sembla concevoir tout d’abord à leur endroit une généreuse amitié, et étendit vers eux les rites de l’hospitalité primitive. Il vint au commencement du printemps à leur établissement de New-Plymouth, suivi d’une simple poignée d’hommes, passa avec eux un traité solennel de paix et d’alliance, leur vendit une portion du sol, et promit de leur concilier le bon vouloir des sauvages ses alliés. Quoi que l’on puisse dire de la perfidie indienne, toujours est-il que la loyauté et la bonne foi de Massasoït ne furent jamais incriminées ; il demeura le ferme et magnanime ami des blancs, les laissant étendre leurs possessions et prendre racine dans le pays, et ne montrant aucune jalousie de l’accroissement de leur pouvoir et de leur prospérité. Peu de temps avant sa mort, il vint encore une fois à New-Plymouth avec son fils Alexandre, dans le but de renouveler le traité de paix et de l’assurer à sa postérité.

Dans cette conférence, il s’efforça de protéger la religion de ses pères contre le zèle envahisseur des missionnaires, et stipula qu’il ne serait fait ultérieurement aucune tentative pour arracher ses sujets à leur ancienne croyance ; mais, voyant les Anglais obstinément opposés à toute condition de cette nature, il abandonna doucement sa demande. Presque le dernier acte de sa vie fut de mener ses deux fils, Alexandre et Philippe (ainsi les avaient nommés les Anglais), à la résidence de l’un des principaux colons ; il recommanda un bon vouloir et une confiance réciproques, et fit des vœux pour que cette affection et cette sympathie qui avaient existé entre les blancs et lui-même pussent continuer dans la suite avec ses enfants. Le bon vieux Sachem mourut en paix, et eut le bonheur d’être réuni à ses pères avant que l’affliction s’abattît sur sa tribu ; ses enfants restaient pour éprouver l’ingratitude des blancs.

Son fils aîné, Alexandre, lui succéda. Il était d’un caractère vif et impétueux, et particulièrement jaloux de ses droits et de sa dignité héréditaires. La politique d’envahissement des étrangers et l’espèce de dictature exercée par eux excitèrent son indignation, et il ne vit pas sans inquiétude la guerre à mort qu’ils faisaient aux tribus avoisinantes. Il devait bientôt encourir leur inimitié, accusé qu’il était de comploter avec les Narrhagansets pour se soulever contre les Anglais et les expulser du pays. C’est chose impossible que de dire si cette accusation était justifiée par des faits, ou si elle s’appuyait sur de simples soupçons ; mais les violentes et cruelles mesures prises par les colons prouvent qu’ils avaient déjà conscience du rapide accroissement de leur puissance et commençaient à devenir inconsidérés et durs dans leurs traitements à l’égard des Indiens. Ils envoyèrent une troupe d’hommes armés pour se saisir d’Alexandre et l’amener devant leur cour. On le relança dans ses retraites de la forêt, et il fut surpris dans une maison de chasse, où, sans armes, il se reposait, avec une troupe de ses compagnons, des fatigues de la journée. La soudaineté de son arrestation, l’outrage fait à sa dignité de souverain, agirent avec tant de violence sur les sentiments irascibles de ce fier sauvage, qu’ils le jetèrent dans un accès de fureur. On lui permit de retourner auprès des siens, sous la condition qu’il enverrait son fils comme gage de sa comparution ; mais le coup qu’il avait reçu lui fut fatal, et avant qu’il eût atteint sa demeure il succomba aux angoisses d’un esprit blessé.

Alexandre eut pour successeur Metamocet, ou le roi Philippe, comme l’appelaient les colons, à cause de son esprit élevé, de son caractère ambitieux. Tout cela, joint à son énergie, à sa hardiesse bien connues, avait fait de lui l’objet d’une grande jalousie, d’une grande appréhension, sans compter qu’il était accusé d’avoir toujours couvé une haine secrète et implacable contre les blancs. Et il doit très-probablement et très-naturellement en avoir été ainsi : il les considérait comme n’ayant été dans l’origine que de francs usurpateurs du pays, qui avaient spéculé sur leur faiblesse et grossissaient une influence funeste à la vie sauvage. Il voyait la race tout entière de ses compatriotes s’évanouir devant eux, leurs territoires glisser entre leurs mains ; leurs tribus affaiblies, dispersées, réduites. On dira peut-être que dans l’origine le sol avait été acheté par les colons ; mais qui ne sait pas la nature des achats pendant la première période des colonisations ? Les Européens faisaient toujours des marchés avantageux, par suite de leur adresse supérieure dans les trafics ; et ils gagnaient de vastes accessions de territoire au moyen d’hostilités aisément provoquées. Un sauvage, qui n’a reçu aucune culture, n’est jamais bien au fait des raffinements de la loi, au moyen desquels un préjudice peut être graduellement et régalement infligé. Les éléments en saillie sont tout ce d’après quoi il juge ; et c’était assez pour Philippe de savoir qu’avant l’usurpation des Européens ses compatriotes étaient les maîtres du sol, et que maintenant ils allaient devenir des vagabonds dans le pays de leurs aïeux.

Mais quels que puissent avoir été ses sentiments de rancune générale et son indignation personnelle à l’occasion du traitement éprouvé par son frère, il les refoula pour le moment, renouvela le traité conclu avec les colons, et résida paisiblement pendant de longues années à Pokanoket, ou, comme l’appelaient les Anglais, à Mount Hope[2], l’ancien centre de domination de sa tribu. Cependant les soupçons, qui n’étaient d’abord que vagues et indéfinis, commençaient à prendre une forme et de la consistance ; et il fut à la fin accusé de pousser les diverses tribus de l’est à se soulever à la fois et, par un effort simultané, à secouer le joug de leurs oppresseurs. Il est difficile, à cette distance, d’assigner d’une manière bien rigoureuse le degré de confiance que l’on doit à ces anciennes accusations contre les Indiens. Il y avait un penchant au soupçon, et une prédisposition aux actes de violence de la part des blancs, qui donnaient du poids et de l’importance aux contes les plus absurdes. Les dénonciateurs abondent là où la délation rencontre appui et récompense, et l’épée sort volontiers du fourreau quand son triomphe est certain, et qu’elle doit découper un empire.

La seule chose positive enregistrée contre Philippe est l’accusation d’un certain Sausaman, Indien renégat, dont la finesse naturelle avait été développée par une certaine éducation qu’il avait reçue parmi les colons, et qui avait changé deux ou trois fois de croyance et de maître, avec un laisser-aller qui dénotait l’élasticité de ses principes. Il avait été pendant quelque temps le conseiller et le secrétaire intime de Philippe, et avait chez lui trouvé largesses et protection ; mais quand il vit que les nuages de l’adversité se formaient autour de son patron, il abandonna son service et revint aux blancs ; et afin de s’attirer leurs bonnes grâces, il accusa son ancien bienfaiteur de comploter contre leur sûreté. Une enquête rigoureuse eut lieu. Philippe et plusieurs de ses sujets consentirent à être interrogés ; mais rien ne fut prouvé contre eux. Les colons, cependant, avaient été trop loin pour reculer ; ils étaient déterminés à voir dans Philippe un dangereux voisin ; ils avaient d’ailleurs publiquement donné des marques de leur défiance, et avaient fait assez pour s’assurer son inimitié : sa mort était donc, selon le mode habituel de raisonnement en pareil cas, devenue nécessaire à leur sécurité. Peu de temps après Sausaman, le perfide délateur, fut trouvé mort dans un étang ; il avait été victime de la vengeance de sa tribu. Trois Indiens, dont l’un était le conseiller, l’ami de Philippe, furent appréhendés et jugés, et, sur la déposition d’un témoin très-discutable, furent condamnés et exécutés comme meurtriers.

L’indigne traitement éprouvé par ses sujets, cette ignominieuse punition infligée à son ami, blessèrent profondément l’orgueil et mirent le comble à la colère de Philippe. La foudre était tombée à ses pieds ; il leva la tête, vit que l’orage grossissait, et résolut de ne pas rester plus longtemps au pouvoir des blancs. Le sort de son frère insulté, dont on avait brisé le cœur, pesait toujours sur son esprit ; et c’était encore un avertissement que la tragique histoire de Miantonimo, grand Sachem des Narrhagansets, qui, après avoir en homme affronté ses accusateurs devant un tribunal de colons, s’être disculpé d’une imputation de complot et avoir reçu des assurances d’amitié, avait été perfidement mis à mort à leur instigation. Philippe réunit donc ses guerriers autour de lui, attacha le plus d’étrangers qu’il put à sa cause, envoya les femmes et les enfants aux Narrhagansets, pour qu’ils fassent en sûreté, et plus jamais ne se montra nulle part qu’entouré d’hommes armés.

Les deux partis se trouvant ainsi dans un état de méfiance et d’irritation, la moindre étincelle devait suffire pour les enflammer. Les Indiens avaient des armes sous la main ; ils devinrent malfaisants et commirent quelques déprédations. Dans une de leurs maraudes, un colon fit feu sur un guerrier et le tua. Ce fut le signal d’une guerre ouverte ; les Indiens brûlaient de venger la mort de leur camarade, et le cri d’alarme des combats retentit dans toute la colonie de Plymouth.

Dans les vieilles chroniques de ces temps obscurs et mélancoliques apparaissent maintes indications de l’état maladif de l’esprit public. La sombre tristesse fille de l’abstraction religieuse, et l’étrangeté de leur situation au milieu de forêts dépourvues de sentiers, parmi des tribus sauvages, avaient disposé les colons aux idées superstitieuses, avaient rempli leur imaginations des effrayantes chimères de la magie et de la spectrologie. Ils avaient aussi une grande foi dans les présages ; et l’on nous apprend que les hostilités avec Philippe et ses Indiens avaient été précédées d’une foule de ces avertissements terribles qui sont les avant-coureurs des grandes calamités publiques. La forme parfaite d’un arc indien parut dans l’air à New-Plymouth, et fut considérée par les habitants comme une « sinistre apparition ». À Hadley, à Northampton, et dans quelques autres villes voisines, « on entendit la détonation d’une grosse pièce d’artillerie, suivie d’un tremblement de terre, et prolongée par un écho considérable[3]. » Pendant une calme matinée pleine de soleil, d’autres furent alarmés par une décharge de fusils et de mousquets ; les balles semblaient siffler au-dessus d’eux, et des roulements de tambour retentissaient dans l’air, qui paraissaient se diriger vers l’ouest ; d’autres s’imaginèrent entendre des chevaux galoper au-dessus de leurs têtes, et certains accouchements monstrueux qui eurent lieu vers ce temps-là remplirent dans quelques villes les superstitieux de lugubres pressentiments. Nombre de ces visions et de ces bruits sinistres peuvent être rattachés à des phénomènes naturels : aux lueurs boréales, qui ont un caractère saisissant dans ces latitudes ; aux météores qui font explosion dans l’air, à l’irruption accidentelle d’une rafale dans les cimes de la forêt, au craquement produit par un arbre qui tombe, un rocher qui s’entr’ouvre, et à ces autres bruits et échos étranges qui frapperont parfois si bizarrement l’oreille au milieu du profond silence des solitudes de la forêt. Tout cela aura effrayé quelques imaginations mélancoliques, et puis, exagéré par amour du merveilleux, aura été accueilli avec cette avidité qui nous fait dévorer tout ce qui est terrible et mystérieux. La créance donnée partout à ces superstitieuses imaginations et le grave rapport qu’en fait un des savants de l’époque sont fortement caractéristiques du temps.

La nature de la lutte qui suivit fut celle qui trop souvent distingue la guerre entre les hommes civilisés et les sauvages. Du côté des blancs, elle fut conduite avec une habileté et un succès supérieurs, mais avec insouciance du sang versé et mépris pour les droits naturels de leurs antagonistes ; du côté des Indiens, elle fut soutenue avec le désespoir d’hommes intrépides en face de la mort, et qui n’avaient à attendre de la paix que l’humiliation, l’asservissement et la ruine.

Les événements de la guerre nous ont été transmis par un digne ecclésiastique d’alors, qui s’appesantit avec horreur et indignation sur tous les actes hostiles des Indiens, quelques justifiables qu’ils soient, mais en revanche a des applaudissements pour les plus sanguinaires atrocités des blancs. Philippe est réprouvé comme un meurtrier et un traître ; sans réfléchir que c’était un vrai prince, combattant vaillamment à la tête de ses sujets pour venger les injures faites à sa famille, pour ressaisir le pouvoir chancelant de sa race, et pour délivrer sa terre natale de l’oppression d’étrangers usurpateurs.

Le projet d’une révolte générale et simultanée, si réellement il avait été formé, était digne d’un esprit vaste, et, s’il n’avait été prématurément découvert, aurait eu peut-être les plus effrayantes conséquences. La guerre qui éclata alors ne fut qu’une guerre de détail, une simple succession d’exploits isolés et d’entreprises sans unité. Cependant elle met en relief le génie militaire et l’audacieuse bravoure de Philippe ; et toutes les fois que, dans les récits passionnés et pleins de préjugés qui nous en ont été laissés, nous pouvons arriver à des faits nus, nous le voyons déployer une vigueur d’esprit, une fécondité de ressources, un mépris de la douleur et de la fatigue, et une indomptable résolution, qui commandent notre sympathie et nos applaudissements.

Chassé des domaines de ses pères, acculé dans Mount Hope, il se jeta dans les profondeurs de ces immenses forêts, vierges de sentiers, qui bordaient les établissements et étaient presque impénétrables, pour tout autre qu’une bête fauve ou un Indien. Là, il ralliait ses forces, comme l’orage accumulant ses engins meurtriers au sein du nuage qui recèle la foudre, et tout à coup en sortait au moment et à l’endroit où on l’attendait le moins, portant le ravage et la terreur dans les villages. Il y avait de temps à autre des indices de l’approche de ces ravages, qui remplissaient l’esprit des colons de crainte et d’épouvante. Parfois le bruit d’une arme à feu se détachait au loin sur le silence de la forêt, où l’on savait qu’il n’y avait pas d’homme blanc ; le bétail qui s’y était aventuré revenait parfois blessé au logis ; parfois encore on voyait un Indien ou deux en raser la lisière et disparaître soudain, de même qu’on voit parfois l’éclair se jouer silencieusement sur le bord du nuage où se brasse la tempête.

Bien que poursuivi quelquefois et même cerné par les colons, Philippe échappait cependant toujours comme par miracle à leurs embûches, et, s’enfonçant dans le désert, se dérobait à toutes les recherches, à toutes les investigations, jusqu’au moment où il reparaissait sur quelque point tout à fait éloigné, pour porter la désolation dans la contrée. Au nombre de ses repaires étaient les grands marais ou marécages qui s’étendent dans quelques parties de la Nouvelle-Angleterre, composés de flottantes fondrières de vase épaisse et noire, embarrassés de halliers, de ronces, d’un luxe de mauvaises herbes, des troncs brisés et pourrissants d’arbres tombés, qu’ombrageaient de lugubres ciguës. Le peu de sécurité qu’offrait le point d’appui, et les labyrinthes obscurs de ces solitudes hérissées, les rendaient presque inaccessibles pour l’homme blanc, quoique l’Indien en sût franchir les détours avec l’agilité d’un daim.

Philippe fut une fois acculé dans l’un d’eux, le grand marais de Pocasset-Neck, avec une troupe de ses compagnons. Les Anglais n’osèrent pas le poursuivre, craignant de se hasarder dans ces sombres et effrayantes retraites, où ils pouvaient périr dans des bourbiers ou tomber sous les coups d’ennemis embusqués. Ils préférèrent investir l’entrée du Neck, et se mirent à élever un fort dans le but de se débarrasser de leur ennemi par la famine ; mais Philippe et ses guerriers traversèrent un bras de mer sur un radeau, dans le silence de la nuit, laissant derrière eux les femmes et les enfants, et s’échappèrent du côté de l’ouest, pour aller souffler les feux de la guerre parmi les tribus de Massachusetts, le pays de Nipmuck, et menacer la colonie de Connecticut.

Par ainsi Philippe devint un sujet d’appréhension universelle. Le mystère dont il s’enveloppait augmentait encore la terreur réelle qu’il inspirait. C’était un mal qui s’avançait dans l’obscurité, dont nul ne pouvait prédire la venue, et contre lequel nul ne savait quand il lui fallait se prémunir. Le pays tout entier était plein de rumeurs et d’alarmes. Philippe semblait presque doué du don d’ubiquité ; car sur quelque point de la frontière, laquelle couvrait un immense espace, qu’une irruption venue de la forêt eût lieu, Philippe passait pour en être le chef. Maintes idées superstitieuses circulaient aussi sur son compte. On le disait versé dans la nécromancie, et on le prétendait accompagné d’une vieille sorcière ou prophétesse indienne, qu’il consultait et qui l’aidait de ses charmes et de ses incantations ; ce qui, du reste, arrivait souvent aux chefs indiens, soit par le fait de leur propre crédulité, soit pour agir sur celle de leurs compagnons ; et l’influence du prophète et du visionnaire sur la superstition indienne a été pleinement démontrée par des exemples récents tirés des habitudes militaires chez les sauvages.

À l’époque où Philippe effectuait sa retraite de Pocasset, ses affaires étaient dans un état désespéré. Des combats fréquents avaient éclairci ses forces, et il était presque à bout de ressources. Dans cette triste occurrence, il trouva un ami fidèle dans Canonchet, Sachem chef des Narrhagansets. C’était le fils et l’héritier de Miantonimo, le grand Sachem, qui, ainsi qu’il a été dit ci-dessus, après un honorable acquittement sur une accusation de complot, avait été mis à mort en dessous main, sur les instigations perfides des colons. « Il avait hérité », dit le vieux chroniqueur, « de tout l’orgueil et de toute l’insolence de son père, aussi bien que de sa haine contre les Anglais. » — Il fut, à coup sûr, l’héritier de ses insultes et de ses griefs, et le légitime vengeur de sa mort. Bien qu’il se fût abstenu de prendre une part active dans cette guerre sans espoir, cependant il reçut à bras ouverts Philippe et ses forces démantelées, et leur fit le plus généreux accueil, leur prêta le plus généreux appui. Ce fait attira tout d’abord sur lui l’inimitié des Anglais ; et l’on résolut de frapper un grand coup qui enveloppât les deux Sachems dans une ruine commune. En conséquence, des forces considérables furent à la fois mises sur pied dans le Massachussetts, Plymouth et le Connecticut, et envoyées dans le pays de Narrhaganset au cœur de l’hiver, quand les marais, étant pris par la glace, et dégarnis de leur feuillage, pouvaient être traversés avec une facilité comparative, et n’offraient plus aux Indiens un sombre et impénétrable abri.

Redoutant une attaque, Canonchet avait fait transporter la plus grande partie de ses munitions, ainsi que les vieillards, les infirmes, les femmes et les enfants de sa tribu, dans une puissante forteresse, où Philippe et lui avaient également concentré l’élite de leurs guerriers. Cette forteresse, réputée imprenable par les Indiens, était située sur un monticule, une espèce d’île, de cinq ou six acres, au milieu d’un marais ; elle avait été construite avec beaucoup plus de jugement et de science qu’il n’en est ordinairement déployé dans les fortifications indiennes, et témoignait du génie militaire de ces deux chefs de tribu.

Guidés par un Indien renégat, les Anglais pénétrèrent, à travers les neiges de décembre, jusqu’à ce fort, et fondirent par surprise sur la garnison. Le combat fut tumultueux et terrible. Les assaillants furent repoussés à leur première attaque, et plusieurs de leurs plus braves officiers tombèrent frappés au moment où, l’épée à la main, ils donnaient l’assaut à la forteresse. Une seconde tentative eut plus de succès. On fit un logement ; les Indiens furent repoussés de poste en poste. Ils disputèrent le terrain pied à pied, combattant avec la fureur du désespoir. La plus grande partie de leurs vétérans fut taillée en pièces ; et après une longue et sanglante lutte, Philippe et Canonchet, avec une poignée de guerriers échappés au massacre, abandonnèrent le fort et se réfugièrent dans les massifs de la forêt voisine.

Les vainqueurs mirent le feu aux wigwams et au fort : le tout fut bientôt la proie des flammes. Un grand nombre de vieillards, de femmes et d’enfants périt dans l’embrasement. Ce dernier outrage triompha du stoïcisme indien. Les forêts prochaines retentirent des hurlements de rage et de désespoir poussés par les guerriers fugitifs, quand ils virent la destruction de leurs demeures et qu’ils entendirent les cris d’agonie de leurs femmes et de leurs enfants. « L’incendie de leurs wigwams, dit un auteur contemporain, les cris aigus et les lamentations des femmes et des enfants, et les hurlements des guerriers, offraient le spectacle le plus horrible et le plus touchant, au point que quelques soldats en furent grandement émus. » Le même écrivain ajoute avec circonspection : « ils étaient en grand suspens alors, et dans la suite s’enquirent sérieusement si brûler leurs ennemis était bien conforme à l’humanité et aux principes bienveillants de l’Évangile[4]. »

Le sort du brave et généreux Canonchet mérite une mention particulière, la dernière scène de sa vie offrant un des plus beaux exemples qu’on puisse relater de la magnanimité indienne.

Brisé dans sa puissance et dans ses ressources par cette défaite signalée, fidèle cependant à son allié et à la malheureuse cause qu’il avait épousée, il rejeta toutes les propositions de paix offertes sous la condition de trahir Philippe et ses partisans, et déclara « qu’il combattrait jusqu’à son dernier homme plutôt que de devenir l’esclave des Anglais ». Son habitation était détruite, son pays épuisé, ravagé par les incursions des vainqueurs : il fut obligé de gagner en vagabond les bords lointains du Connecticut, où il établit un point de ralliement pour tout le corps des Indiens de l’ouest, et ravagea plusieurs des établissements anglais.

Au commencement du printemps, il partit pour une hasardeuse expédition, avec seulement trente hommes choisis, afin de pénétrer jusqu’à Seaconck, dans le voisinage de Mount Hope, et de se procurer du blé de semence pour l’alimentation future de ses troupes. Cette petite bande d’aventuriers avait traversé sans encombre le pays Pequod, et se trouvait au centre du Narrhaganset, se reposant dans quelques wigwams près de la rivière de Pautucket, quand l’alarme fut donnée. — N’ayant en ce moment près de lui que sept hommes, Canonchet en dépêcha deux vers le sommet d’une colline prochaine, pour lui apporter des nouvelles de l’ennemi.

Frappés d’une terreur panique à la vue d’une troupe d’Anglais et d’Indiens qui s’avançaient rapidement, ils s’enfuirent éperdus d’effroi, laissant derrière eux leur chef, sans s’arrêter pour l’informer du péril. Canonchet envoya un autre éclaireur, qui fit la même chose. Puis il en envoya deux encore, dont l’un, revenant précipitamment sur ses pas, bouleversé par l’épouvante, vint lui dire que l’armée anglaise était derrière lui. Canonchet vit qu’il n’y avait d’autre parti à prendre que celui d’une fuite immédiate. Il tenta de s’échapper en tournant la colline, mais il fut aperçu et chaudement poursuivi par les Indiens alliés des Anglais et quelques-uns des plus agiles parmi ces derniers. Voyant sur ses talons le plus léger à la course de ceux qui le poursuivaient, il jeta loin de lui, d’abord son vêtement de dessus, puis son justaucorps à galons d’argent et son ceinturon, marques auxquelles ses ennemis le reconnaissaient pour être Canonchet ; c’était redoubler l’ardeur de la poursuite.

À la fin, en s’élançant dans la rivière, son pied glissa sur un caillou, et il fit une chute si profonde qu’il mouilla son fusil. Cet accident le jeta dans un tel désespoir, que, comme il l’avoua plus tard « son cœur et ses entrailles faillirent au dedans de lui », et que, « dénué de force, il demeura semblable à une branche pourrie. »

Il était à tel point énervé que, saisi par un Indien pequod à une faible distance de la rivière, il n’opposa aucune résistance, bien que ce fût un homme d’une grande vigueur de corps et d’une grande hardiesse de cœur. Mais dès qu’il eut été fait prisonnier, toute la fierté de son caractère reparut ; et à partir de ce moment nous ne trouvons autre chose, dans les détails rapportés par ses ennemis, que de fréquentes lueurs d’héroïsme sublime et digne d’un prince. Interrogé par un des Anglais qui l’entreprit d’abord, et qui n’avait pas atteint sa vingt-deuxième année, le guerrier au cœur superbe, jetant sur sa jeune mine des yeux où se peignait un serein mépris, répliqua : « Vous êtes un enfant — vous ne pouvez comprendre les matières de guerre — que votre frère ou votre chef vienne — et je lui répondrai. »

On lui avait à plusieurs reprises fait offre de la vie, à condition qu’il se soumettrait aux Anglais, lui et son peuple, mais il la rejeta dédaigneusement, et refusa même d’envoyer aucune proposition de cette nature au grand corps de ses sujets, disant qu’il savait bien qu’aucun d’eux n’y voudrait souscrire. Comme on lui reprochait son manque de foi vis-à-vis des blancs, d’avoir dit bien haut qu’il ne livrerait jamais un Wampanoag, pas seulement la rognure de l’ongle d’un Wampanoag, et sa menace de brûler tout vifs les Anglais dans leurs maisons, il dédaigna de se justifier, répondant d’une façon hautaine que d’autres étaient autant portés pour la guerre que lui-même, « et qu’il désirait n’en pas entendre davantage sur ce sujet. »

Cette noblesse et cette fermeté, cette fidélité si vraie à sa cause et à son ami, auraient peut-être touché le cœur de généreux et des braves ; mais Canonchet était un Indien, un de ces êtres pour qui la guerre n’avait point de courtoisie, l’humanité point de loi, la religion point de pitié : — il fut condamné à mort. Les dernières paroles qu’on rapporte de lui ne démentent point la grandeur de son âme. lorsque fut rendue la sentence, il déclara « qu’il en était content, car il mourrait avant que son cœur se fût amolli ou qu’il eût dit quelque chose d’indigne de lui ». Ses ennemis lui donnèrent la mort d’un soldat ; — il fut passé par les armes à Stoningham par trois jeunes Sachems de son rang.

La défaite éprouvée dans la forteresse de Narrhaganset et la mort de Canonchet portèrent un coup fatal à la fortune du roi Philippe. Il essaya d’allumer une guerre formidable, en excitant les Mohawks à prendre les armes, mais il échoua dans son entreprise : bien que doué des talents naturels d’un homme d’État, ses ruses étaient déjouées par l’habileté supérieure de ses ennemis civilisés, et la terreur inspirée par leur science guerrière commençait à dompter la résolution des tribus voisines. Ce malheureux prince voyait sa puissance diminuer tous les jours, et les rangs s’éclaircir d’une manière effrayante autour de lui. Les uns étaient gagnés par les blancs ; d’autres succombaient à la faim, aux fatigues, aux fréquentes attaques dont on les harassait. Ses munitions furent toutes capturées ; ses amis intimes furent balayés et disparurent de devant ses yeux ; son oncle tomba frappé à son côté ; sa sœur fut emmenée en captivité ; et dans l’une de ses miraculeuses évasions il fut obligé d’abandonner son fils unique et sa femme bien-aimés à la merci de l’ennemi. « Sa ruine, dit l’historien, traînant ainsi en longueur, sa détresse n’en fut pas amoindrie, mais au contraire s’en accrut, puisqu’on lui faisait connaître la sensation et le sentiment pratique de la captivité de ses enfants, de la perte de ses amis, du massacre de ses sujets, de la privation de tous rapports de famille, et qu’on le dépouillait de toutes les consolations extérieures en attendant que sa propre vie lui fut enlevée. »

Pour comble de malheur, ses compagnons eux-mêmes se liguèrent contre ses jours, afin de pouvoir, en le sacrifiant, acheter un honteux salut. Sur ces entrefaites, la trahison fit tomber un grand nombre de ses fidèles adhérents, les sujets de Wetamoe, princesse indienne de Pocasset, proche parente et confédérée de Philippe, entre les mains de l’ennemi. Wetamoe se trouvait alors au milieu d’eux ; elle essaya de s’échapper en traversant une rivière qui coulait près de là ; mais soit qu’en nageant elle se fût epuisée, soit qu’elle eût succombé au froid et à la faim, on la trouva morte et nue près du bord. La persécution ne s’arrêta point devant le tombeau. La mort même, ce refuge des malheureux, où les méchants cessent ordinairement de tourmenter leurs victimes, ne fut pas une protection pour cette infortunée, dont le grand crime était une affectueuse fidélité à son parent, à son ami. Son corps fut l’objet d’une ignoble et lâche vengeance ; la tête fut séparée du tronc et mise au bout d’une perche, et fut exposée à Taunton, sous les yeux de ses sujets prisonniers. Ils reconnurent aussitôt les traits de leur malheureuse reine, et furent tellement affectés de ce barbare spectacle, qu’ils en poussèrent, est-il dit, « les plus horribles, les plus diaboliques lamentations. »

Philippe s’était raidi contre les misères et les infortunes de tout genre qui l’avaient assailli ; mais la trahison de ses partisans sembla déchirer son cœur, le réduire au désespoir. On rapporte que depuis il n’eut plus un seul instant de gaieté et ne réussit plus dans aucun de ses desseins. La source de l’espérance était tarie, — son ardeur entreprenante éteinte. Il avait beau jeter les yeux autour de lui, tout était danger, ténèbres ; aucun regard où il pût lire la pitié, aucun bras pour lui apporter le salut. Suivi d’une petite poignée de compagnons demeurés fidèles à sa mauvaise fortune, le malheureux Philippe revint errer dans le voisinage de Mount Hope, l’ancienne résidence de ses pères. Là, il rôdait de côté et d’autre, comme un spectre, au milieu des scènes de sa puissance et de sa prospérité premières, maintenant privé d’intérieur, de famille et d’ami. Impossible de tracer un plus émouvant tableau de sa morne et pitoyable situation que celui fourni par la plume du naïf chroniqueur, qui, sans le vouloir, enrôlé les sympathies du lecteur au profit de l’infortuné guerrier qu’il outrage. « Philippe, dit-il, semblable à une bête fauve, ayant été poursuivi par les troupes anglaises à travers les bois pendant l’espace de plus de cent milles de va et vient, fut à la fin acculé dans son dernier repaire, dans Mount Hope, où il se retira, avec quelques-uns de ses meilleurs amis, dans un marécage qui devait servir de prison pour le tenir en respect jusqu’à ce que les messagers de la mort vinssent, avec la permission divine, accomplir sur lui leur vengeance. »

Même dans ce dernier asile du découragement et du désespoir, une grandeur farouche s’amasse autour de sa mémoire. On se le représente assis au milieu de ses compagnons dévorés par l’inquiétude, rêvant en silence à sa fortune anéantie, empruntant une sublimité sauvage à la solitude et à la désolation de sa retraite. Vaincu, mais non réduit — renversé, gisant à terre, mais non humilié — il semblait devenir plus hautain sous les revers, et trouver une âpre jouissance à tarir jusqu’au fond la lie de l’amertume. Les petites âmes sont domptées, abâtardies par l’infortune ; mais les grands cœurs s’élèvent au-dessus d’elle. L’idée seule de soumission suffisait pour éveiller la fureur de Philippe, et il frappa mortellement un de ses partisans qui proposait un moyen de paix. Le frère de la victime parvint à s’échapper et, par vengeance, découvrit la retraite de son chef. Un corps de blancs et d’Indiens fut immédiatement dépêché vers le marais où Philippe reposait étendu, la rage et le désespoir dans le cœur. Il ne s’était pas encore aperçu de leur approche qu’il était déjà cerné. En un clin d’œil, il vit cinq de ses plus fidèles compagnons couchés morts à ses pieds. Toute résistance était inutile ; il s’élança hors de sa retraite, et fit une téméraire tentative pour s’échapper ; mais il eut le cœur traversé par un Indien renégat de sa propre nation.

Telle est l’histoire bien simple du brave et infortuné roi Philippe, persécuté de son vivant, calomnié et déshonoré après sa mort. Si cependant nous examinons attentivement même les anecdotes empreintes de préjugés qui nous sont fournies par ses ennemis, nous pouvons y découvrir des traces d’un caractère aimable et plein de grandeur qui suffisent à inspirer de la sympathie pour son sort et du respect pour sa mémoire. Nous voyons qu’au milieu de tous les soucis épuisants et des ardeurs féroces d’une guerre incessante, il était accessible aux sentiments plus doux de l’amour conjugal et de la tendresse paternelle, et au généreux sentiment de l’amitié. On parle de la captivité de ses « bien-aimés femme et fils unique » avec bonheur, comme lui causant un violent chagrin ; la mort de quelque intime ami est enregistrée avec triomphe comme un nouveau coup porté à sa sensibilité, et il est dit que la désertion et la perfidie d’un grand nombre de ses compagnons sur l’affection desquels il s’était reposé déchirèrent son cœur et le fermèrent à toute espérance dans l’avenir. Ce fut un patriote attaché à sa terre natale — un prince fidèle à ses sujets, et qui ne put les voir opprimer — un soldat plein de bravoure dans les combats, ferme dans l’adversité, supportant sans se plaindre les fatigues, la faim, toute espèce de souffrance corporelle, et prêt à mourir pour la cause qu’il avait épousée. Cœur altier, rempli d’un indomptable amour pour la liberté naturelle, il aima mieux en jouir au milieu des muets habitants de la forêt, ou dans les affreuses et stériles retraites de ses marécages, que de plier son esprit hautain à la soumission et vivre dépendant et méprisé dans le repos et le luxe des établissements. Avec des qualités héroïques et des talents militaires qui auraient suffi à la gloire d’un guerrier civilisé, et en auraient fait le thème du poëte et de l’historien, il a vécu errant et fugitif dans son pays natal, et s’est évanoui comme une barque solitaire qui sombre au milieu des ténèbres et de la tempête — et pas un œil compatissant n’a pleuré sa ruine, pas une plume amie n’a raconté ses luttes.



  1. Pendant qu’il corrige les épreuves de cet article, l’auteur est informé qu’un célèbre poëte anglais a presque terminé un poëme héroïque sur l’histoire de Philippe de Pokanoket.
  2. Aujourd’hui Bristol, île de Rhodes.
  3. Histoire du révérend Increase Mather.
  4. Manuscrit du révérend W. Ruggles.