Le Livre d’esquisses/Le Pêcheur à la ligne


Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 338-348).

LE PÊCHEUR À LA LIGNE.


Nature ce jour-là semblait être amoureuse.
Déjà se réveillait la sève vigoureuse ;
Du cep elle gonflait le tissu serpentin ;
Les oiseaux avaient pris chacun leur valentin.
La truite, qui, craintive, au fond de l’eau demeure
Remontait pour se prendre à l’invisible leurre.
Mon patient ami, là d’efforts redoublait,
Ne quittant pas des yeux sa ligne qui tremblait.

Sir H. Wotton.


On dit que bien des mauvais garnements sont amenés à s’enfuir de chez leurs parents et à embrasser la vie de marin pour avoir lu l’histoire de Robinson Crusoë ; je soupçonne que, de même, nombre de ces dignes gentlemen qui ont coutume de fréquenter les bords de champêtres ruisseaux une ligne à la main peuvent faire remonter l’origine de leur passion aux pages séduisantes de l’honnête Isaac Walton. Je me rappelle avoir étudié son Complet Pêcheur il y a plusieurs années, en compagnie d’un cercle d’amis, et qu’à la suite de cette étude nous fûmes, tous sans exception, complètement empoignés par la manie de la pêche à la ligne. On était au commencement de l’année ; mais aussitôt que la saison fut propice, que le printemps commença à se fondre dans la lisière de l’été, nous prîmes en main la ligne et nous enfonçâmes bravement dans la campagne, aussi malades, aussi fous que le fut jamais Don Quichotte pour avoir lu des livres de chevalerie.

L’un de nous avait égalé l’hidalgo dans les complications de son attirail, étant équipé de pied en cap pour l’entreprise. Il avait un habit de futaine à larges basques, émaillé d’une cinquantaine de poches ; une paire de gros souliers, avec des guêtres de cuir ; un panier pour mettre le poisson, en sautoir d’un côté ; une ligne brevetée, une truble, et une douzaine d’autres incommodités profondément ignorées du véritable pêcheur à la ligne. Ainsi harnaché pour la campagne, il était un aussi grand objet d’étonnement et de curiosité pour les gens du pays, qui n’avaient jamais vu de pêcheur à la ligne régulier, que l’était le héros de la Manche tout bardé d’acier parmi les chevriers de la Sierra-Morena.

Notre coup d’essai se fit le long d’un ruisseau de montagne, au milieu des hautes terres de l’Hudson ; endroit assez peu propice au déploiement d’une tactique de pêche qui avait été imaginée sur les rives veloutées de tranquilles petits ruisseaux anglais. C’était un de ces libres courants qui prodiguent parmi nos solitudes romantiques des beautés ignorées à remplir l’album d’un chasseur au pittoresque. Parfois, descendant des rochers à pic, il bondissait et formait de petites cascades, au-dessus desquelles les arbres projetaient leurs larges branches flottantes, tandis que de grandes herbes sans nom se détachaient en franges sur ses bords menaçants, humides de gouttes diamantées. Parfois il mugissait et courait furieux le long d’un ravin pour se perdre dans l’épais ombrage d’une forêt, qu’il remplissait de murmures, et après cette course turbulente, reparaissait tout à coup sans bruit à ciel libre, de l’air le plus placide et le plus modeste imaginable : telle j’ai vu parfois une enragée furie de ménagère, après avoir fait retentir le logis de son vacarme et de sa mauvaise humeur, passer le seuil toute souriante, onduler et tirer des révérences, et lancer des œillades à tout le monde.

Que ce ruisseau vagabond glissait doucement alors, courant au sein de vertes prairies parmi les montagnes, où le repos était seulement interrompu par le tintement accidentel d’une clochette sorti du bétail assoupi dans la luzerne, ou le bruit de la hache du bûcheron, partant de la forêt voisine !

Pour moi, qui fus toujours d’une nullité peu commune dans toute espèce de passe-temps qui exigeait ou de la patience ou de l’habileté, je n’avais pas péché plus d’une demi-heure que j’avais complètement « satisfait le sentiment », et m’étais convaincu de la vérité de l’opinion d’Isaac Walton, que la pêche à la ligne est un peu comme la poésie : — il faut être né pour ça. Je me harponnais au lieu du poisson ; j’embarrassais ma ligne dans tous les arbres, perdais mon amorce, cassais le scion. Enfin, de désespoir, j’abandonnai l’entreprise, et passai la journée sous les arbres, à lire le vieil Isaac ; constatant avec bonheur que c’était sa verve enchanteresse d’honnête simplicité et de sentiment rustique qui m’avait ensorcelé, et non la passion de la pêche. Quant à mes compagnons, ils étaient plus persévérants dans leur illusion. En ce moment je les ai devant les yeux, marchant à petit bruit le long du ruisseau, à l’endroit où il coulait à ciel découvert ou était simplement frangé d’arbustes et de buissons. Je vois le butor s’élever avec un cri sourd lorsqu’ils font irruption dans sa retraite rarement envahie ; le martin-pêcheur les épiant soupçonneusement de son arbre desséché qui se projette au-dessus de l’étang d’un noir foncé, dans la gorge des collines ; la tortue se laissant obliquement glisser de sur la pierre ou le tronc d’arbre sur lesquels elle se réchauffe au soleil ; et la grenouille, saisie d’une terreur panique, s’enflant et plongeant tête baissée à leur approche, répandant l’alarme parmi toute la gent aquatique d’alentour.

Je me souviens aussi qu’après nous être fatigués, avoir épié, rampé pendant la plus grande partie du jour, à peu près sans aucun résultat, en dépit de tout notre admirable équipement, un méchant petit paysan descendit nonchalamment la colline avec un scion fait d’une branche d’arbre, quelques mètres de fil retors, et, Dieu me pardonne ! une épingle recourbée, je crois, pour hameçon, auquel pendait, en guise d’amorce, un ignoble ver de terre, — et dans une demi-heure attrapa plus de poisson que nous n’avions eu de fretin dans toute la journée.

Mais surtout je me souviens de « l’excellent repas, repas honnête, salutaire, riche d’appétit », que nous fîmes sous un hêtre, près d’une source fraîche et limpide qui s’échappait doucement du flanc d’une colline ; et que, lorsqu’il fut terminé, l’un de nous lut à haute voix la scène entre le vieil Isaac Walton et la laitière, tandis que j’étais couché sur l’herbe et que je bâtissais des châteaux dans une brillante pile de nuages, jusqu’à ce que je m’endormisse. Tout cela peut paraître ressembler à de l’égotisme pur ; cependant je ne puis m’empêcher de fixer ces souvenirs, qui passent sur mon esprit comme un accord de musique, et qui ont été évoqués par une agréable scène dont je fus témoin il n’y a pas longtemps.

Dans une excursion matinale le long des rives de l’Alun, charmant petit ruisseau qui descend des montagnes galloises et se jette dans la Dee, mon attention fut attirée vers un groupe assis sur le bord. En approchant, je vis qu’il consistait en un pêcheur à la ligne émérite et deux paysans ses élèves. Le premier était un vieux brave homme à jambe de bois, aux vêtements excessivement mais très-soigneusement rapiécés, indice d’une pauvreté honnêtement encourue et décemment supportée. Sa figure portait les traces d’orages éclatés, mais on voyait que le temps s’était rasséréné ; les rides s’y étaient fondues dans un perpétuel sourire ; ses boucles de cheveux gris-fer se jouaient autour de ses oreilles, et il avait au plus haut degré l’air de bonne humeur d’un philosophe par tempérament, qui était disposé à prendre le monde comme il était. L’un de ses compagnons était un individu en guenilles, ayant la mine en dessous d’un insigne braconnier, et qui savait trouver, j’en répondrais, par la nuit la plus obscure, le chemin conduisant à l’étang de n’importe quel gentilhomme du voisinage. L’autre était un jeune garçon du pays, de haute taille, à l’air gauche, aux allures nonchalantes, et, suivant toute apparence, quelque chose comme un dameret de campagne. Le vieillard était occupé à examiner l’intérieur d’une truite qu’il venait de prendre, afin de découvrir, par son contenu, quels insectes étaient propres à servir d’amorce, et donnait à ce sujet une leçon à ses compagnons, qui paraissaient l’écouter avec une déférence infinie. J’éprouve une certaine sympathie pour tous les « confrères de la ligne » depuis que j’ai lu Isaac Walton. Ce sont, assure-t-il, des hommes de « douce, bienveillante et pacifique humeur » ; et mon estime pour eux s’est encore accrue par suite de la rencontre que je fis d’un vieux traité de la pêche à la ligne dans lequel sont énoncées nombre des maximes de leur inoffensive confrérie. « Ayez bien soin, » dit cet honnête petit traité, « quand vous vous livrerez à ce divertissement, de n’ouvrir la porte de personne sans la refermer. Vous ne vous adonnerez non plus à la savante récréation ci-dessus dans l’unique intention d’arrondir ou d’épargner votre bourse, mais pour votre consolation, afin de vous procurer la santé du corps et surtout celle de l’âme[1]. »

Je crus avoir rencontré dans l’habile pêcheur à la ligne que j’avais sous les yeux la réalisation de ce que j’avais lu ; et puis il y avait dans ses regards un contentement sympathique qui m’attirait irrésistiblement vers lui. Je ne pus m’empêcher d’observer la manière toute galante dont il courait d’un endroit du ruisseau à un autre, tenant en l’air sa ligne pour empêcher le fil de traîner par terre ou de s’embarrasser dans les buissons ; et l’adresse avec laquelle il jetait sa mouche à tous les bons endroits ; lui faisant quelquefois légèrement effleurer un petit courant, quelquefois la plongeant dans une de ces profondes cavités formées par une racine tortueuse ou le surplombement de la rive, et dans lesquelles les grosses truites ont coutume de se tapir. Il donnait en même temps des leçons à ses deux disciples, leur montrant de quelle manière ils devaient tenir leur ligne, fixer leurs mouches et les faire jouer sur la surface du ruisseau. Cette scène me remit en mémoire les instructions du sage Piscator à son élève. Le pays qui se déroulait sous mes yeux avait la physionomie champêtre que Walton se plaît à retracer. C’était une partie de la grande plaine de Cheshire, tout près de la magnifique vallée de Gessford, et précisément l’endroit où les montagnes galloises inférieures commencent à se gonfler et à s’élever du milieu de vertes prairies parfumées. La journée aussi, comme celle dont il est parlé dans son ouvrage, était douce et pleine de soleil, et de temps à autre tombait goutte à goutte une pluie rafraîchissante, qui parsemait de diamants tout le sol.

J’eus bientôt lié conversation avec le vieux pêcheur à la ligne, et il sut m’intéresser tellement, que, sous prétexte de recevoir des instructions sur son art, je lui tins presque tout le jour compagnie, errant avec lui le long des bords du ruisseau et prêtant l’oreille à ses discours. Il était très-communicatif, ayant tout le facile babillage des vieillesses enjouées, sans compter, j’imagine, qu’il était assez flatté d’avoir une occasion de déployer sa science de pêcheur : car quel est celui d’entre nous qui de temps à autre n’aime point à faire le savant ?

Il avait été tant soit peu coureur dans son temps, et avait passé quelques années de sa jeunesse en Amérique, particulièrement dans le Savannah, où il s’était mis dans le commerce et avait été ruiné par l’imprudence d’un associé. Il avait, après cela, éprouvé bien des hauts et des bas dans la vie, jusqu’à ce qu’il entrât dans la marine, où il avait eu la jambe emportée par un boulet de canon à la bataille de Camperdown. C’était la première fois qu’il lui arrivait un bonheur réel ; car elle lui valut une pension, laquelle, jointe à quelque bien qu’il eut du côté de son père, lui constitua un revenu d’environ quarante livres. Il s’était alors retiré dans son village natal, où il vivait tranquille et d’une façon indépendante, et avait dévoué le reste de sa vie à la « noble science de la pêche à la ligne ».

Je m’aperçus qu’il avait lu attentivement Isaac Walton ; et il semblait s’être pénétré de toute sa naïve franchise et de son inaltérable bonne humeur. Bien qu’il eût été douloureusement étrillé de par le monde, il était persuadé que le monde, en soi, était bon et beau. Bien qu’il eût été, en différents pays, aussi rudement traité que la pauvre brebis qui laisse un peu de sa laine à toutes les haies et à tous les buissons, cependant il parlait de toutes les nations avec candeur et bienveillance, paraissant ne voir que le bon côté des choses ; et pour donner le dernier coup de pinceau, c’était presque le seul homme que j’eusse jamais rencontré qui eût cherché sans la trouver fortune en Amérique et qui eût assez de droiture et de générosité pour s’en imputer la faute et ne pas maudire le pays. Le gars qui recevait ses instructions était, à ce que j’appris, le fils et l’héritier présomptif d’une grosse veuve passablement âgée qui tenait l’auberge du village, par conséquent un jeune homme de quelque espérance et très-cajolé par la fleur des oisifs personnages de l’endroit. Aussi le vieillard, en le prenant sous sa direction, avait-il probablement en vue un coin privilégié dans le salon du cabaret, et à l’occasion un verre d’ale réjouissante sans bourse délier.

Il y a certainement quelque chose dans la pêche à la ligne, si nous pouvions oublier, ce que les pêcheurs à la ligne sont enclins à faire, les cruautés et les tortures infligées à de pauvres animaux, aux vers et aux insectes, qui tend à produire une certaine affabilité d’humeur, une sérénité d’esprit parfaite. Comme les Anglais sont méthodiques, même dans leurs passe-temps, que c’est le peuple qui s’amuse de la façon la plus scientifique, elle a été réduite chez eux en règles et en système complets. C’est au reste une distraction singulièrement en harmonie avec la douce nature soigneusement cultivée de l’Angleterre, où toute inégalité de surface s’est aplanie, a disparu du paysage ; et c’est chose ravissante que de flâner le long de ces limpides ruisseaux qui se jouent, semblables à des veines d’argent, au sein de cette belle contrée, vous conduisant à travers une variété de petits paysages intimes ; quelquefois serpentant à travers des terrains d’agrément ; quelquefois débordant en chemin au milieu de riches pâturages où l’épaisse verdure est émaillée de fleurs odoriférantes ; quelquefois se hasardant en vue de villages et de hameaux, et puis allant capricieusement s’enfoncer dans d’ombreuses solitudes. La douceur et la sérénité de la nature, et la tranquille vigilance qu’exige ce passe-temps, vous jettent peu à peu dans de charmants accès de rêverie, qui sont de temps à autre agréablement interrompus par le chant d’un oiseau, le sifflement lointain du paysan, ou bien encore le caprice de quelque poisson s’élançant hors des eaux assoupies et rasant pendant une seconde leur surface polie. « Quand je veux faire naître en moi le contentement », dit Isaac Walton, « et accroître ma confiance dans le pouvoir et la sagesse du Très-Haut, je porte mes pas dans les prairies, au bord de quelque ruisseau coulant doucement, et là je contemple les lis, qui n’ont cure de rien, et toutes ces autres innombrables petites créatures vivantes qui non-seulement sont créées, mais nourries (l’homme ne sait comment) par la bonté du Dieu de la nature, et je mets mon espérance en lui. »

Je ne puis m’empêcher de transcrire une autre citation tirée d’un de ces anciens champions de la pêche à la ligne ; elle respire le même caractère d’innocence et de bonheur :

Qu’en paix je puisse vivre, et près du doux rivage
Du Trent ou de l’Avon avoir un ermitage ;
Y voir mon liége alerte ou mon tuyau sombrer,
Et l’ablette, le dard, le brochet s’enferrer ;
Penser au Créateur, méditer sur le monde :
Tandis que l’un étreint des biens à source immonde,
Que d’autres aux excès consacrent leurs loisirs,
Au vin, à pis encore, à la guerre, aux plaisirs.
Jouissez, vous à qui ces plaisirs savent plaire,
Et que l’illusion vous arrive à plein verre,
Pourvu que mon regard s’arrête avec amour
Sur les prés verdoyants, qu’à loisir chaque jour
Je foule au bord des eaux narcisses, pâquerettes,
Et jacinthes de pourpre, et tendres violettes[2].


En me séparant du vieux pêcheur à la ligne, je m’informai du lieu de sa résidence, et comme je me trouvais être dans les environs du village quelques soirées plus tard, j’eus la curiosité de le découvrir. Il habitait une petite chaumière, composée seulement d’une chambre, mais c’était une pièce rare comme distribution et comme arrangement. Elle était placée sur la lisière du village, campée sur un tertre vert, un peu à l’écart de la route, avec un petit jardin sur le devant, garni d’herbes potagères et décoré de quelques fleurs. Toute la façade était tapissée de chèvrefeuille. Sur le faîte était un vaisseau servant de girouette. L’intérieur était dans un style vraiment nautique, les idées de confort et d’organisation domestique du brave homme ayant été acquises sur le gaillard d’avant d’un vaisseau de guerre. Un hamac était suspendu au plafond, qui pendant le jour était amarré, de manière à n’occuper que peu de place. Au centre de la chambre se suspendait encore un modèle de vaisseau, fabriqué par lui-même. Deux ou trois chaises, une table et une grande caisse de vaisseau formaient la partie principale du mobilier. Sur la muraille étaient fixées des ballades navales, telles que l’Ombre de l’amiral Hosier, Tout le monde dans les hunes, et Tom Bowling, entremêlées de tableaux de combats maritimes, parmi lesquels la bataille de Camperdown occupait une place distinguée. Le manteau de la cheminée était orné de coquillages de mer, au-dessus desquels se détachait un quart de cercle flanqué de deux gravures sur bois de commandants de marine à figure rébarbative. Ses ustensiles de pêche étaient soigneusement disposés sur des clous et des crochets autour de la chambre. Sur une tablette était rangée sa bibliothèque, composée d’un ouvrage sur la pêche à la ligne très-usé, d’une Bible recouverte en toile, d’un volume de voyages dépareillé ou deux, d’un almanach nautique et d’un recueil de chansons.

Sa famille consistait en un énorme chat noir, borgne, et un perroquet qu’il avait pris et apprivoisé, et instruit lui-même, dans le cours de l’un de ses voyages ; lequel débitait une kyrielle de phrases de matelot du ton enroué d’un vieux maître d’équipage. Cet intérieur me rappela celui du fameux Robinson Crusoë ; il était tenu soigneusement en ordre, toute chose étant « arrimée » avec la régularité qui règne à bord d’un vaisseau de guerre, et il m’apprit qu’il « lavait le pont chaque matin, et le balayait entre les repas ».

Je le trouvai assis sur un banc devant la porte, fumant sa pipe aux doux rayons du soleil couchant. Son chat faisait gravement le rouet sur le seuil, pendant que son perroquet décrivait quelques évolutions étranges dans un anneau de fer qui se balançait au milieu de sa cage. Il avait passé tout le jour à pêcher à la ligne, et me fit l’histoire de ses exploits avec autant de détails qu’un général exposant une campagne ; s’animant surtout en racontant de quelle façon il avait pris une énorme truite qui l’avait contraint de déployer tout son savoir et toute sa circonspection, et qu’il avait envoyée comme trophée à son hôtesse de l’auberge.

Qu’il fait bon voir une vieillesse rieuse et satisfaite, et découvrir un pauvre diable comme celui-ci, après qu’il a été battu de la tempête au milieu de la vie, solidement amarré, le soir venu, dans un port bien clos et bien tranquille ! Son bonheur, à vrai dire, avait sa source en lui-même et était indépendant des circonstances extérieures, car il avait cette inépuisable couche basique qui est le plus précieux don du ciel, qui se répand comme de l’huile sur la mer orageuse de la pensée, et maintient l’esprit dans un calme inaltérable par le temps le plus difficile.

En prenant de plus amples informations sur son compte, j’appris qu’il était l’universel favori dans le village, et l’oracle de la salle du cabaret, où il charmait les rustauds avec ses chansons, et, comme Sinbad, les confondait d’étonnement avec ses histoires de pays étranges, de naufrages et de combats maritimes. Il était aussi très-apprécié par les gentlemen à loisirs du voisinage ; avait enseigné à plusieurs d’entre eux l’art de la pêche à la ligne, et était un visiteur privilégié de leurs cuisines. Sa vie était d’un bout à l’autre tranquille et inoffensive, s’écoulant principalement au bord des ruisseaux voisins quand le temps et la saison étaient propices ; dans l’intervalle, il s’occupait chez lui à préparer ses engins de pêche pour la campagne prochaine, ou à manufacturer des lignes, des filets et des mouches pour ses protecteurs et disciples parmi les bourgeois.

Il allait régulièrement à l’église les dimanches, bien que généralement il s’endormît pendant le sermon. Il avait avec instance demandé que quand il mourrait il fût enterré dans un endroit tapissé de verdure, qu’il pouvait voir de son banc dans l’église, et qu’il avait toujours couvé des yeux depuis qu’il était grand, auquel il avait rêvé quand, loin de son village natal, il voguait sur une mer courroucée, exposé à servir de pâture aux poissons : — c’était l’endroit où son père et sa mère avaient été enterrés.

J’ai fini, car je crains que mon lecteur ne se fatigue, mais je n’ai pu m’empêcher de tracer le portrait de ce digne « confrère de la ligne », qui m’a rendu plus que jamais amoureux de la théorie, quoique j’aie bien peur de n’être jamais fort habile dans la pratique de son art ; et je terminerai cette esquisse vagabonde en implorant, comme l’honnête Isaac Walton, la bénédiction du maître de saint Pierre sur mon lecteur « et sur tous ceux qui sont véritablement amis de la vertu, et osent se confier à la Providence, et sont tranquilles, et vont pêcher à la ligne ».


  1. Il semblerait, d’après le même traité, que la pêche à la ligne est une occupation plus savante et plus pieuse qu’on ne le pense généralement. — « Car lorsque vous vous proposez de goûter le plaisir de la pêche à la ligne, vous ne tenez pas essentiellement à avoir beaucoup de personnes avec vous, qui pourraient aller à la traverse de vos jouissances, et pour pouvoir servir Dieu dévotement en disant efficacement vos prières habituelles. Ce faisant, vous fuirez et éviterez aussi bien des vices, par exemple l’oisiveté, qui a surtout pour résultat de pousser l’homme à bien d’autres vices, comme chacun sait. »
  2. J. Davors.