Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 96-115).
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XIX


Il était couvert de sueur et de poussière. Il entre dans la salle d’armes où tous sont réunis, s’agenouille devant le prince et lui annonce le danger qui s’approche. Le prince se lève, promène son regard autour de lui, et s’écrie tout tremblant encore de rage : — Aux armes pour la patrie ! aux armes pour Dieu, chevaliers !
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxJ. A. de Laet.



Après la terrible nuit qui avait vu répandre tant de sang français, messire de Châtillon, Jean de Gistel, et quelques autres chevaliers qui avaient échappé à la mort, s’étaient retirés dans les murs de Courtray. Dans cette ville, se trouvait encore une garnison assez nombreuse, qui pouvait s’estimer en sûreté dans la citadelle : c’était sur cette place que les Français comptaient le plus, à cause de ses fortifications inexpugnables. De Châtillon était au désespoir de sa défaite ; une rage muette dévorait son cœur. Il fit venir encore quelques compagnies des autres villes, pour fortifier Courtray contre toute attaque, et donna le commandement de la place au châtelain de Sens, un Flamand renégat. Puis, messire de Châtillon visita de même en toute hâte les autres villes de la frontière, et les garnit des troupes qui restaient encore en Picardie ; il donna le commandement de Lille au chancelier Pierre Flotte[1], partit pour la France et arriva à Paris, à la cour du roi, qui avait déjà appris la défaite de son armée. Philippe le Bel reçut avec colère le gouverneur de la Flandre, et lui reprocha d’avoir causé, par son gouvernement tyrannique, tous les malheurs qui étaient arrivés. Peut-être messire de Châtillon fût-il pour toujours tombé en disgrâce, si la reine Jeanne, qui ne pouvait souffrir les Flamands et qui s’était réjouie de les voir persécutés et opprimés, n’eût su si bien excuser son oncle, que Philippe finit par se croire plus obligé à remercier qu’à sévir. Dans cette disposition d’esprit, le roi fit tomber son mécontentement sur les Flamands, et jura d’en tirer une pleine et exemplaire vengeance.

Déjà une armée de vingt mille hommes était réunie à Paris, pour aller délivrer le royaume de Majorque des mains des mécréants : c’étaient là les troupes dont le rassemblement avait été annoncé par Robert de Béthune aux seigneurs flamands. Avec cette armée, on pouvait entreprendre la guerre contre la Flandre, mais Philippe ne voulait pas courir le risque d’une défaite ; il résolut de différer sa vengeance pendant quelque temps, afin de pouvoir mettre plus d’hommes en campagne. En même temps, des envoyés extraordinaires furent chargés de faire un appel dans toute la France ; ils avaient pour mission d’annoncer à tous les vassaux du royaume que les Flamands avaient mis à mort sept mille Français, et que le roi convoquait ses vassaux dans le plus bref délai à Paris, avec leurs hommes, afin d’aller venger cet outrage. À cette époque, les faits d’armes et la guerre étaient l’unique occupation des nobles : ils s’estimaient heureux du moment qu’il y avait à guerroyer quelque part ; il n’y eut donc rien d’étonnant à ce qu’ils répondissent à cet appel. De tous les points de la France, les détenteurs de fiefs accoururent avec leurs hommes équipés et armés, et, en peu de jours, l’armée française dépassa le chiffre de cinquante mille hommes.

Avec le Lion de Flandre et Charles de Valois, Robert d’Artois était un des plus vaillants généraux que comptât l’Europe alors ; il possédait, de plus que les deux premiers, une rare expérience acquise dans les nombreuses expéditions auxquelles il avait pris part ; jamais il n’avait quitté la cuirasse pendant une semaine entière, et ses cheveux avaient blanchi sous le casque. L’implacable haine qu’il portait aux Flamands, parce que son fils unique avait péri sous leurs coups à Furnes, décida la reine Jeanne à le faire charger du commandement en chef de l’armée ; elle y réussit facilement, car cette honorable mission ne convenait à personne mieux qu’à Robert d’Artois[2].

Le manque d’argent, aussi bien que l’arrivée quotidienne des vassaux qui venaient des seigneuries lointaines, retinrent pendant quelque temps encore cette armée en France. La trop grande précipitation avec laquelle les Français avaient coutume de s’engager dans leurs expéditions leur avait été mainte fois fatale ; ils avaient appris, à leurs dépens, que la prudence est aussi une force ; c’est pourquoi ils voulurent, cette fois, pourvoir à tout et n’entreprendre la campagne qu’après avoir pris toutes les précautions de nature à en assurer l’heureuse issue. La méchante reine de Navarre invita Robert d’Artois à la venir voir, et l’engagea à faire subir à la Flandre toutes les cruautés. Elle lui ordonna, entre autres choses, de faire couper les mamelles à toutes les truies flamandes, de faire périr par l’épée tous leurs petits, et de mettre à mort sans pitié les chiens du pays de Flandre : ces chiens de Flandre, c’étaient les hommes courageux qui, le glaive au poing, allaient combattre pour leur patrie. Ces paroles indignes, prononcées par une femme, par une reine, ont été conservées dans les chroniques du temps, comme un témoignage de sa cruauté[3].

Durant ce retard, les Flamands voyaient leurs forces s’accroître considérablement. Messire Jean Borlunt avait poussé les Gantois à se soulever contre la garnison qui occupait leur ville, et avait chassé les Français de Gand : sept cents d’entre ceux-ci avaient perdu la vie dans ce soulèvement. Audenaerde et plusieurs autres communes s’étaient de même délivrées de la domination étrangère, si bien qu’il ne restait plus d’ennemis que dans les villes fortes, où tous ceux qui avaient échappé s’étaient réfugiés. Guillaume de Juliers, le prélat, arriva à Bruges amenant d’Allemagne une bonne troupe d’archers. Dès que messire Jean de Renesse se fût joint à lui avec quatre cents Zélandais, tous deux partirent avec leurs hommes et un grand nombre de volontaires, pour assiéger Cassel et en chasser la garnison. Cette ville était extrêmement forte et difficile à prendre ; Guillaume de Juliers avait compté sur le concours des habitants ; mais ceux-ci furent si bien surveillés par les Français qu’ils n’osèrent bouger. Cette circonstance força messire Guillaume à entreprendre un siége régulier, et il se passa assez longtemps avant qu’il eût pu se procurer les machines et engins nécessaires.

Le jeune Guy avait été accueilli par de joyeuses acclamations dans les principales villes de la partie occidentale de la Flandre ; sa présence y avait partout inspiré un grand courage et une bouillante ardeur pour la défense de la patrie ; Adolphe de Nieuwland avait en même temps visité les moindres bourgs pour y appeler le peuple aux armes.

À Courtray, se trouvaient près de trois mille Français sous les ordres du châtelain de Lens. Au lieu de se faire tolérer par les habitants, en usant vis-à-vis d’eux de bons procédés, ce ramassis de soudards se livrait à toutes sortes de violences ; mais cela lassa bientôt les Courtraisiens. Encouragés par l’exemple des autres villes, ils se soulevèrent à leur tour contre les oppresseurs et en mirent à mort plus de la moitié : les autres se réfugièrent en toute hâte dans la citadelle, où ils se fortifièrent contre les attaques du peuple. Pour se venger, ils lancèrent sur la ville des flèches enflammées et incendièrent les plus beaux édifices. Toutes les maisons qui avoisinaient le marché et le Béguinage devinrent la proie des flammes. Les Courtraisiens assiégèrent la citadelle avec un intrépide courage, mais il leur était impossible, en l’absence de secours, d’en expulser les Français ; dans la triste prévision qu’ils verraient bientôt la ville entière dévorée par le feu, ils envoyèrent un messager à Bruges en le chargeant de supplier instamment monseigneur Guy de leur venir en aide[4].

Le messager arriva auprès de Guy, le 5 juillet 1302, et lui fit connaître la déplorable situation dans laquelle se trouvait la bonne ville de Courtray, en lui promettant, au nom des habitants, toute aide et toute soumission. Le jeune comte fut profondément touché de son récit, et résolut, sans hésiter, de se rendre dans la malheureuse ville. Comme Guillaume de Juliers avait emmené tous les soldats à Cassel, Guy ne vit pas d’autre moyen de réaliser son intention que de faire appel aux métiers de Bruges. Il fit inviter, sur-le-champ, tous les doyens à se rendre dans la grande salle du Prinsenhof, et s’y rendit lui-même avec les chevaliers qui s’étaient déjà joints à lui : une heure après, les doyens convoqués se trouvaient réunis, au nombre de trente, dans le lieu indiqué ; ils se tenaient tête nue au bout de la salle, et attendaient en silence la communication qu’on allait leur faire. De Coninck et Breydel, à titre de chefs des deux principaux métiers se trouvaient en avant. Monseigneur Guy était assis dans un riche fauteuil adossé à la muraille au fond de la salle ; autour de lui se tenaient, debout, messires Jean de Lichtervelde et de Heyne, les deux Beers de Flandre, le seigneur de Gavre, dont le père avait été tué par les Français devant Furnes, le seigneur de Bornhem, de l’ordre des Templiers, messire Robert de Leeuwerghem, Baudouin de Raveschoot, Ivon de Belleghem, Henri, seigneur de Lonchyn (Luxembourgeois), Gozwin de Goatzenhove et Jean van Cuyck (du Brabant), Pierre et Louis de Lichtervelde, Pierre et Louis Goethals (de Gand) et Henri de Pétershem. Adolphe de Nieuwland se trouvait à la droite du jeune comte et s’entretenait familièrement avec lui.

À égale distance des doyens et des chevaliers se tenait l’envoyé de Courtray. Dès que chacun fut à sa place, Guy ordonna à l’envoyé de répéter, en présence des doyens, le message dont il était chargé. Il obéit et s’exprima en ces termes :

— Messires, les bonnes gens de Courtray, vous font connaître, par ma voix, qu’ils ont chassé les Français de leur ville, et en ont mis à mort sept cents ; mais aujourd’hui la ville se trouve dans la plus grande détresse. Le traître seigneur de Lens s’est retiré dans la citadelle ; il lance de là tous les jours des flèches enflammées sur nos maisons, et déjà la partie la plus riche de la ville est réduite en cendres. Messire Arnold d’Audenaerde est venu prêter aide et secours aux Courtraisiens ; mais leurs ennemis sont trop nombreux. Dans cette terrible situation, ils supplient monseigneur Guy, en particulier, et leurs amis de Bruges, en général, de leur donner appui ; et ils espèrent que vous ne tarderez pas un jour à venir délivrer vos frères menacés. Voilà ce que vous font dire les bonnes gens de Courtray.

— Vous l’avez entendu, doyens, dit Guy : une de nos meilleurs villes est en danger d’être anéantie ; je ne crois pas que l’appel de vos frères de Courtray sera fait en vain. Aussi, n’est-ce pas le doute sur vos intentions qui me fait parler, mais il faut qu’on se hâte ; votre concours seul peut les sauver du péril où ils sont, et c’est pourquoi je vous prie d’appeler au plus tôt vos métiers aux armes. Combien vous faut-il de temps pour préparer vos hommes à entreprendre l’expédition ?

Le doyen des tisserands répondit :

— Cette après-dîner, illustre comte, quatre mille tisserands armés se trouveront sur le marché du Vendredi ; je les mènerai où vous l’ordonnerez.

— Et vous, maître Breydel, vous y trouverez-vous aussi ?

Breydel s’avança fièrement et répondit :

— Noble comte, votre serviteur Jean Breydel ne vous fournira pas moins de huit mille compagnons.

Les chevaliers manifestèrent le plus grand étonnement.

— Huit mille ! s’écrièrent-ils d’une seule voix.

— Oui, oui, messires, reprit le doyen des bouchers, huit mille et peut-être davantage. Tous les métiers de Bruges, à l’exception des tisserands, m’ont choisi pour leur chef, et Dieu sait comment je reconnaîtrai cet insigne honneur ! Dès midi déjà, si monseigneur l’ordonne, le marché du Vendredi sera couvert de fidèles Brugeois ; et je puis dire que monseigneur aura dans mes bouchers mille lions dans son armée, car il n’y a pas d’hommes qui puissent se comparer à eux. Le plus tôt sera le mieux, monseigneur, nos haches commencent à se rouiller.

— Maître Breydel, dit Guy, vous êtes un digne et vaillant sujet de mon père. Le pays qui donne le jour à de pareils hommes, ne peut rester longtemps asservi ; je vous remercie de votre bon vouloir.

Un bienveillant et sympathique sourire des chevaliers qui entouraient le comte attestait combien les paroles de Breydel leur étaient agréables. Le doyen rejoignit ses collègues et murmura à l’oreille de de Coninck.

— Je vous en prie, maître, ne vous offensez pas de ce que j’ai dit à monseigneur Guy. Vous êtes et vous resterez mon chef, car, sans vos sages conseils, je ne pourrais faire grand bien.

Le doyen des tisserands serra la main de Breydel en signe d’affection et d’approbation.

— Maître de Coninck, demanda Guy, avez-vous fait connaître mon désir aux métiers ? Me fournira-t-on l’argent nécessaire ?

— Les métiers de Bruges, répondit le doyen des tisserands, mettent toutes leurs ressources à votre disposition, monseigneur. Veuillez envoyer vos agents au Pand en les munissant d’un ordre écrit ; il leur sera livré autant de marcs d’argent qu’il plaira à votre seigneurie ; les métiers vous prient de ne rien ménager, la liberté ne pourrait leur coûter trop cher.

Au moment où Guy allait témoigner sa reconnaissance du noble dévouement des Brugeois, la porte de la salle s’ouvrit et tous les regards se portèrent avec surprise sur un moine qui entra hardiment sans être appelé et s’avança jusqu’auprès des doyens. Une tunique de drap brun était ceinte par une corde autour de ses reins, un capuchon noir couvrait sa tête et cachait ses traits, de sorte qu’on ne pouvait le reconnaître. Il paraissait d’un grand âge, car son dos était tout voûté et une longue barbe descendait sur sa poitrine. D’un œil rapide il contempla tour à tour tous les chevaliers et son hardi regard pénétra jusqu’au fond de leurs cœurs ; du moins était-ce son intention évidente. Adolphe de Nieuwland reconnut en lui le même moine qui lui avait apporté la lettre de Robert de Béthune, et il allait le saluer à haute voix ; mais les gestes du moine devinrent si étranges, que les paroles s’arrêtèrent sur les lèvres du jeune chevalier. Tous les assistants ressentirent une grande colère ; l’audacieuse inquisition dont l’inconnu les rendait l’objet était une insulte qu’ils supportaient difficilement ; cependant ils ne manifestèrent pas leur irritation, parce qu’ils prévoyaient que l’énigme allait se résoudre.

Le moine, après avoir achevé son examen, dénoua la corde qui ceignait ses reins, jeta sur le sol sa tunique et sa barbe et resta au milieu de la salle exposé à tous les regards. Il releva la tête ; c’était un homme d’une trentaine d’années, d’une taille élégante et fière : il regardait en face les chevaliers comme pour leur demander :

— Eh bien ! me reconnaissez-vous ?

Mais les spectateurs, ne répondant pas assez vite au gré de son désir, il s’écria :

— Messires, il vous semble étrange de trouver un renard sous un froc de moine[5]; il y a cependant deux ans que je le porte.

— Que notre bon ami Didier soit le bienvenu ! s’écrièrent d’une seule voix tous les chevaliers ; nous vous croyions mort depuis longtemps.

— Alors, vous pourriez remercier Dieu de ce que je sois ressuscité, dit Didier Devos ; mais non, je n’étais pas mort, nos frères prisonniers et messire de Nieuwland peuvent vous l’attester. Je leur ai porté à tous des consolations, car, comme prêtre voyageur, je pouvais visiter les captifs ; que le Seigneur me pardonne le latin que j’ai parlé ! J’apporte des nouvelles de tous nos infortunés compatriotes à leurs parents et à leurs amis.

Quelques-uns d’entre les chevaliers voulurent l’interroger sur le sort des prisonniers, mais il évita de répondre à leurs questions et poursuivit :

— Pour l’amour de Dieu, ne me demandez rien là-dessus, j’ai à vous parler de choses plus importantes. Écoutez et ne tremblez pas, car, tout en plaisantant, je vous apporte une triste nouvelle. Vous avez secoué le joug et reconquis votre liberté dans une grande lutte ; je regrette de n’avoir pu assister à cette fête. Honneur à vous, nobles chevaliers et bonnes gens, qui avez délivré la patrie : aussi je vous assure que si, d’ici à quinze jours, les Flamands n’ont pas de nouveaux fers, tous les démons de l’enfer ne seront pas capables de leur ravir de nouveau la liberté ; mais c’est ce dont je doute fortement.

— Expliquez-vous, messire Didier, s’écria Guy ; expliquez-nous votre pressentiment et ne nous inquiétez pas par d’incompréhensibles paroles.

— Eh bien, je vous annonce que soixante-deux mille Français sont campés devant la ville de Lille[6].

— Soixante-deux mille ! répétèrent les chevaliers en se regardant les uns les autres avec inquiétude.

— Soixante-deux mille ! répéta aussi Breydel en se frottant les mains de joie, ô mon Dieu, quel beau troupeau !

De Coninck pencha la tête et tomba dans une profonde préoccupation ; c’était ce que faisait toujours le sage doyen des tisserands dans les circonstances critiques. Il mesurait alors la gravité du danger et les moyens de le détourner.

— Je vous assure, messires, reprit Didier Devos, qu’il y a plus de trente-deux mille cavaliers et au moins autant de fantassins. Ils pillent et brûlent comme s’ils devaient gagner le paradis par là.

— Êtes-vous bien sûr de cette mauvaise nouvelle, demanda Guy ; celui qui vous a dit cela ne vous a-t-il pas trompé, messire Didier ?

— Non, non, noble Guy, je l’ai vue de mes propres yeux, et j’ai soupé hier soir dans la tente du sénéchal Robert d’Artois. Il a juré sur son honneur, en ma présence, que le dernier des Flamands mourrait de sa main. Avisez maintenant à ce que vous pouvez faire. Quant à moi, je vais endosser la cuirasse au plus tôt ; et, dussé-je être seul à combattre ces soixante-deux mille étrangers maudits, je ne reculerai pas d’un pas ; je ne veux plus revoir le pays de Flandre en servitude.

Jean Breydel ne pouvait demeurer un instant immobile ; il trépignait, et agitait les bras avec fureur.

Ah ! s’il eût pu parler ! mais le respect l’arrêtait en présence des nobles seigneurs qui se trouvaient devant lui. Guy et les autres chevaliers s’entreregardaient avec le découragement du désespoir : trente-deux mille cavaliers expérimentés ! c’était trop pour qu’ils crussent à la possibilité de la résistance. L’armée flamande ne comptait que cinq mille hommes de cavalerie, que Guy avait amenés avec lui de Namur. Que pouvait ce petit nombre contre l’effrayante multitude des ennemis ?

— Que faire ? dit Guy, comment sauver la patrie ?

Quelques-uns furent d’avis de s’enfermer dans Bruges jusqu’à ce que le manque de vivres forçât l’armée française à battre en retraite ; d’autres voulaient marcher droit à l’ennemi et le surprendre pendant la nuit. Beaucoup d’autres moyens encore furent proposés, mais la plupart furent rejetés comme dangereux et les autres comme impraticables.

De Coninck réfléchissait toujours, la tête penchée ; il écoutait bien tout ce qui se disait, mais cela ne l’empêchait pas de poursuivre ses méditations.

Enfin Guy lui demanda quelles ressources il pouvait indiquer en d’aussi tristes circonstances.

— Monseigneur, répondit de Coninck en relevant la tête, si j’étais chef, voici ce que je ferais : je me hâterais de me rendre avec les métiers de Bruges à Courtray, pour chasser de cette ville le châtelain de Lens ; il en résulterait que les Français ne pourraient se servir de cette ville comme centre de leurs opérations dans notre pays ; nous y trouverions, nous, un asile sûr pour les femmes, les enfants et pour nous-mêmes ; car Courtray, grâce à sa citadelle, est forte tandis que la ville de Bruges, dans l’état où elle se trouve aujourd’hui, ne saurait supporter un seul assaut. De plus, j’enverrais sur-le-champ une trentaine de messagers dans toutes les villes de Flandre avec la nouvelle de l’approche de l’ennemi et l’appel de tous les klauwaerts à Courtray ; j’y ferais venir de même monseigneur de Juliers et messire de Renesse. Grâce à ces mesures, noble comte, je suis sûr qu’en trois ou quatre jours l’armée flamande compterait trente mille combattants, et, dès lors, nous n’aurions plus lieu de tant redouter l’ennemi.

Les chevaliers écoutaient dans un religieux silence ; ils admiraient l’homme extraordinaire qui, en si peu d’instants, avait conçu un plan général de défense, et développait devant eux un système de mesures aussi salutaires. Bien qu’ils ne doutassent pas de l’habileté du doyen, ils acceptaient avec peine l’idée qu’un tisserand, un homme du peuple, fût doué d’autant de génie.

— Vous avez plus d’intelligence que nous tous, s’écria Didier Devos : oui, oui, qu’il en soit fait ainsi, nous sommes plus forts que nous ne le pensions. Pour le coup, l’affaire change de face, et je crois que les Français se repentiront d’avoir mis le pied chez nous.

— Je remercie Dieu de ce qu’il vous ait inspiré cette pensée, maître de Coninck, dit le jeune comte ; vos bons et loyaux services ne demeureront pas sans récompense. Je suivrai votre conseil, car il est l’oracle d’une profonde sagesse. Maître Breydel, j’espère que vous amènerez las hommes que vous nous avez promis.

— J’ai dit huit mille, noble comte, s’écria Breydel ; eh bien, maintenant je dis dix mille. Je ne veux pas qu’un seul compagnon ou apprenti demeure à Bruges ; jeunes ou vieux, il faut que tous soient présents. J’aurai soin de veiller à ce que les Français ne nous passent point sur le corps, et les doyens, mes amis, en feront autant je le sais.

— C’est la vérité, monseigneur, dirent tous les doyens, personne ne fera défaut, car chacun désire le combat.

— Le temps est trop précieux pour que nous nous arrêtions ici plus longtemps, dit Guy ; hâtez-vous de convoquer les métiers ; dans deux heures, je serai prêt au départ et me trouverai à la tête de vos hommes sur le marché du Vendredi. Allez, je suis content de votre sympathique dévouement et de votre courage.

Tous quittèrent la salle. Guy envoya immédiatement un grand nombre de messagers dans toutes les directions, avec des ordres pour tous les nobles qui étaient demeurés fidèles à la cause de la patrie ; il fit aussi savoir à Guillaume de Juliers qu’il eut à se rendre à Courtray avec messire Jean de Renesse[7].

La terrible nouvelle se répandit en peu de temps dans la ville. À mesure qu’elle passait de bouche en bouche, le nombre des ennemis s’accroissait d’une façon merveilleuse ; bientôt les Français, selon la voix publique, s’élevèrent au chiffre de plus de deux cent mille. On comprend l’inquiétude et la désolation des femmes et des enfants à l’annonce de cette mort qui venait au-devant d’eux ; dans toutes les rues on voyait des mères en larmes qui serraient dans leurs bras, avec un effroi mêlé de pitié, leurs filles épouvantées. Les enfants pleuraient parce qu’ils voyaient pleurer leurs mères et tremblaient sans avoir la pleine connaissance du danger qui les menaçait. Les cris de douleur de ces faibles créatures et l’expression d’épouvante qui se peignait sur leurs traits contrastaient singulièrement avec l’attitude ferme et résolue des hommes.

De toutes parts les gens des métiers accouraient avec leurs armes ; le bruit des plaques de fer qu’un certain nombre d’entre eux avaient prises comme armes défensives frappait l’oreille lugubrement et se mêlait, comme une amère ironie, aux lamentations des femmes et des enfants au désespoir. Quand des hommes se rencontraient dans la rue, ils s’arrêtaient un instant pour échanger quelques paroles et s’encourageaient mutuellement à vaincre ou à mourir. Çà et là, on voyait, sur le seuil d’une maison, le père de famille embrasser tour à tour sa femme et ses enfants ; mais il essuyait bientôt les larmes qui mouillaient ses yeux et, comprimant sa tristesse, disparaissait avec ses armes dans la direction du marché du Vendredi. La mère restait longtemps encore sur la porte et regardait le coin de rue où avait disparu le père de ses enfants. Cet adieu suprême lui semblait une éternelle séparation, et elle versait un torrent de larmes, puis elle relevait ses enfants qui sanglotaient par terre, et s’enfuyait désespérée dans sa demeure.

Les métiers étaient, depuis peu d’instants, rangés en longues files sur le marché du Vendredi ; Breydel avait rempli sa promesse ; il comptait douze mille compagnons de tous métiers sous ses ordres. Les haches des bouchers scintillaient au soleil comme des miroirs et aveuglaient le regard, car on ne fixait pas impunément les yeux sur cet ardent rayonnement. Au-dessus du corps des tisserands s’élevaient deux mille goedendags garnis de leurs formidables pointes de far ; en avant d’eux se trouvait une troupe armée d’arbalètes. Guy était au centre de la place, entouré d’une vingtaine de nobles chevaliers. ; il attendait le retour des compagnons qu’on avait chargés d’aller chercher les chariots et les chevaux qui se trouvaient dans la ville. Un tisserand, envoyé par de Coninck au beffroi, apparut en ce moment sur le marché avec la grande bannière de Bruges. Dès que les gens des métiers aperçurent le lion d’azur, des acclamations inouïes, des cris enthousiastes s’élevèrent de toutes parts ; c’était la clameur incessamment répétée qui, dans la nuit sanglante, avait été le signal de la vengeance.

— Flandre au Lion ! mort à l’étranger !

Et les armes s’agitaient et se heurtaient comme si l’ennemi eût déjà été en présence.

Lorsque les bagages furent chargés sur les chariots, les trompettes firent retentir leurs sons éclatants, et les Brugeois quittèrent leur ville, bannière déployée, par la porte de Gand. Quand les femmes se virent ainsi délaissées et sans protecteurs, leur angoisse s’accrut ; il leur sembla qu’elles n’avaient plus à attendre que la mort. Dans l’après-dîner, Mathilde quitta la ville avec tous ses serviteurs et toutes ses femmes : ce départ fit croire à un grand nombre qu’on serait plus en sûreté à Courtray. Elles rassemblèrent tout ce qui pouvait s’emporter, et, après avoir fermé les portes, sortirent avec leurs enfants par la porte de Gand. D’innombrables familles prirent ainsi la route de Courtray en baignant de larmes amères le sable du chemin.

La ville de Bruges était muette comme une tombe.

  1. Voyez Voisin, Notice sur la bataille de Courtray.
  2. Le comte d’Artois, qui passait pour l’un des plus braves et des plus habiles guerriers de son temps, était l’irréconciliable ennemi des Flamands, auxquels il ne pouvait pardonner la mort de son fils, qui avait péri devant Fumes (Voisin, Notice sur la bataille de Courtray.)
  3. Voir l’Excellente Chronique dont nous avons reproduit textuellement les termes.
  4. Voir Van Velthem, Miroir historique (Spiegel historiael)
  5. Rappelons que le mot devos signifie en flamand le renard.
  6. Les historiens varient beaucoup dans leur estimation des forces de l’armée française : nous avons pris une moyenne entre les différentes versions.
  7. Dès que Guy de Namur apprit l’arrivée des Français en Flandre, il donna dans tout le pays l’ordre de courir aux armes et de venir à lui. Dès le 16 Juin, Arnould, fils du seigneur d’Audenaerde, qui se trouvait en France avec le comte, était venu camper dans la plaine de Grœningen, près de Courtray… Il (Guy) envoya aussi un écuyer à son neveu Guillaume de Juliers qui, après avoir chassé les Français de la Flandre occidentale, assiégeait Cassel ; il lui fit connaître l’état des choses, en l’engageant à lever le siège de cette place et à se rendre à Courtray pour combattre l’ennemi commun. (Voisin.)