Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 75-95).
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XVIII


La plus belle période de sa vie ne s’est-elle pas consumée dans une lutte continuelle ? Qu’a-t-elle rencontré, sinon d’amères déceptions pour son cœur si pur ? Chaque jour n’a-t-il pas emporté avec lui une de ses illusions, et, avec l’illusion, une source de bonheur ?
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxJ. A. de Laet.



Deux années s’étaient écoulées depuis que l’étranger, posant le pied sur le sol de la patrie, s’était écrié : « Courbez la tête, Flamands ! enfants du nord, obéissez aux fils du midi, ou mourez ! »

Mais, alors qu’il parlait ainsi, l’étranger ne savait pas qu’à Bruges était né un homme doué du génie souverain de l’intelligence et de l’héroïsme du cœur, — un homme qui devait briller comme un phare au milieu de ses contemporains, et auquel Dieu avait dit comme à Moïse :

— Va, et délivre tes frères de l’esclavage de Pharaon !

Dès que les hordes étrangères avaient envahi la terre flamande, et que la poussière, soulevée par leur pas, avait obscurci l’horizon, une voix mystérieuse avait retenti dans l’âme de de Coninck, une voix qui disait :

— Prends garde ! ces gens cherchent des esclaves !

À ce cri, le noble citoyen avait frémi de douleur et d’indignation.

— Esclaves ! nous, esclaves ! dit-il, ô Seigneur, mon Dieu, vous ne le permettrez pas ! Le sang de nos pères libres a coulé à flots pour vos autels, ils sont morts dans les sables de l’Arabie avec votre nom sacré sur les lèvres ; oh ! ne souffrez pas que leurs fils s’abâtardissent sous le joug de l’étranger, afin que les temples qu’ils vous ont élevés ne soient pas remplis de vils esclaves !

De Coninck avait fait cette prière au Seigneur dans le fond de son âme ; mais Dieu lit dans le cœur de l’homme. Il trouva dans le héros flamand toute la générosité et toute l’intelligence dont il l’avait doué, et il laissa tomber sur de Coninck un rayon émané de lui. Rempli, tout à coup, d’une mystérieuse énergie, le Flamand sentit se doubler sa puissance, et s’écria avec exaltation :

— Seigneur, j’ai senti votre main droite toute-puissante toucher mon front ; oui, je sauverai mon pays ! Je ne laisserai pas fouler aux pieds, par des étrangers, les tombes de mes pères… Soyez béni, mon Dieu, de ce que vous m’avez appelé à une aussi sainte mission !

Depuis ce moment, de Coninck n’eut plus au cœur qu’un sentiment, qu’une aspiration ; toutes ses pensées, toutes ses émotions se rattachaient à ce grand mot : la patrie ; intérêts, famille, repos, toutes les préoccupations les plus légitimes furent bannies de son âme généreuse pour n’y laisser place qu’à l’amour du sol où avait régné le Lion de Flandre. Aussi quel homme plus magnanime et plus dévoué y eut-il jamais, que ce Flamand qui exposa cent fois sa vie et sa liberté pour la liberté de son pays ? Quel homme fut doué d’un plus grand et plus noble génie ? À lui seul, malgré les renégats et les léliards qui voulaient vendre le pays de Flandre, il déjoua tous les efforts, toutes les tentatives du roi de France ; lui seul conserva à ses frères un cœur de lion même dans les fers, et prépara lentement par là l’heure de la délivrance.

Les Français le savaient bien ; ils connaissaient celui qui, à chaque instant, brisait les roues de leur char triomphal ; ils eussent bien voulu écarter de leur chemin l’incommode et redoutable surveillant, mais celui-ci avait la prudence du serpent. Il s’était fait un bouclier de ses frères, et l’étranger n’osait toucher à lui ; car un sanglant réveil du peuple l’eût vengé. Tandis que les Français contraignaient toute la Flandre à se courber sous le sceptre de la tyrannie, de Coninck conservait toute sa liberté au milieu de ses concitoyens asservis : il était le maître de ses maîtres, et ceux-ci le redoutaient plus que lui-même ne les craignait.

Sept mille étrangers venaient de payer de leur vie une oppression qui avait duré deux années : il n’y en avait plus un seul qui respirât dans la ville de Bruges rendue à la liberté ; le peuple se réjouissait de sa délivrance, la ville retentissait de chants joyeux composés par les ménestrels pour la circonstance, et l’étendard blanc faisait flotter dans ses plis ondoyants le lion d’azur au sommet des tours. Cet étendard, qui jadis avait brillé triomphalement sur les murs de Jérusalem et qui rappelait des faits si glorieux, enorgueillissait le cœur des citoyens : ce jour-là l’asservissement de la Flandre était impossible, car les Brugeois se rappelaient combien de sang leurs pères avaient répandu pour la liberté. Des larmes mouillaient de temps en temps leurs yeux, de ces larmes qui soulagent l’âme quand de généreuses passions l’enflamment et qu’elle déborde d’ardeur.

Peut-être croira-t-on que le doyen des tisserands jugeait l’œuvre de délivrance accomplie et s’occupait de restaurer sa demeure dévastée par le pillage. Non, il ne songeait ni à sa demeure ni aux richesses qu’il avait perdues : le bonheur et le repos de ses frères étaient ses premiers soucis. Sachant qu’il suffit d’une nuit pour que le désordre et l’anarchie succèdent à la liberté, il fit, dès le même jour, élire par chaque métier un ancien, et, avec le consentement du peuple, les institua en conseil de gouvernement. Il ne fut pas nommé président de ce conseil ; il ne fut pas investi d’une charge spéciale, il les prit toutes sur lui. Nul n’osait rien faire sans lui, ses conseils étaient des ordres en toute chose ; et, sans qu’il commandât jamais, sa pensée était la règle unique de la république, — tant est grande l’autorité du génie.

L’armée française était anéantie, mais on pouvait s’attendre à ce que Philippe enverrait sans nul doute, en Flandre, des forces nouvelles et plus considérables pour venger l’injure qui lui avait été faite. La plupart des citoyens songeaient peu à cette terrible certitude ; la joie d’être libres leur suffisait ; mais de Coninck ne partageait pas l’allégresse générale : il avait déjà oublié le présent pour conjurer les périls futurs. Il n’ignorait pas que l’enthousiasme et le courage populaire s’arrêtent en présence du danger ; aussi fit-il tous ses efforts pour faire régner dans la ville la constante préoccupation de la guerre. On donna à chaque compagnon de métier un goedendag ou une autre arme, et les compagnies furent reconstituées de nouveau avec l’ordre de se tenir toujours prêtes à marcher au combat : le métier des maçons se mit à réparer les fortifications, et, dans tous les ateliers des forgerons, il était défendu de faire autre chose que des armes pour la commune. L’impôt fut rétabli sur l’ancien pied, et les charges des habitants de la ville diminuées. Grâce à ces sages mesures, de Coninck fit converger toutes les pensées, tous les efforts vers un même but, et préserva sa ville natale des maux nombreux qu’entraîne toujours une grande révolution, quelque généreux et noble qu’en soit le motif. On eût dit que le nouveau gouvernement de Bruges s’était déjà consolidé par de longues années.

Immédiatement après la délivrance, et pendant que le peuple buvait dans toutes les rues le vin de l’allégresse, de Coninck avait envoyé un messager à l’armée de Damme pour rappeler en ville les autres gens des métiers avec les femmes et les enfants. Mathilde était arrivée avec eux, et l’on avait offert à la jeune comtesse une magnifique habitation dans le Prinsenhof, mais elle préféra la maison de Nieuwland, cette demeure où elle avait passé tant d’heures de tristesse, et à laquelle se rattachaient tous ses rêves. Elle y retrouva, dans l’excellente sœur d’Adolphe, une tendre amie dans le sein de laquelle elle pouvait épancher l’amour et les inquiétudes qui remplissaient son cœur oppressé. Il est si doux, quand une mortelle tristesse pèse sur nous, de trouver quelqu’un auquel sa douleur fait comprendre la nôtre, quelqu’un qui aime ce que nous aimons, et dont les plaintes sont les échos de nos plaintes : ainsi deux jeunes vignes s’étreignent mutuellement et bravent ensemble l’ouragan qui allait briser leurs tiges sans soutien. Pour nous, les chagrins et la douleur sont l’ouragan dont l’haleine glacée ôte à notre âme la force et la vie et courbe avant l’âge notre front vers la tombe, — comme si les années marquées par l’adversité comptaient double dans la vie de l’homme.

Pour la quatrième fois, le soleil élevait son disque éclatant sur Bruges affranchie ; Mathilde était seule dans la chambre qu’elle avait jadis habitée dans la demeure d’Adolphe de Nieuwland. Le fidèle oiseau, le faucon bien-aimé, n’était plus avec elle ; il était mort. La souffrance et le découragement se peignaient sur les traits pâles et abattus de la jeune fille, son regard était morne et voilé, ses joues amaigries, tout en elle annonçait que le ver des douleurs rongeait son âme.

Ceux qui ont été longtemps en proie à d’amers chagrins se complaisent dans de sombres rêveries, et, comme si la réalité ne les torturait pas assez, ils se créent des fantômes qui attristent encore davantage ; ainsi faisait l’infortunée Mathilde. Elle s’imaginait que le secret de la mise en liberté de son père était découvert, elle voyait l’assassin, soudoyé par la reine Jeanne, mêler le poison à la nourriture de son père ; — un frisson d’épouvante parcourait son corps, et des larmes d’anxiété remplissaient ses yeux. Adolphe était mort pour elle ; il avait payé de sa vie son amour et son dévouement. Ces scènes déchirantes s’évanouissaient pour reparaître bientôt et faisaient souffrir le plus affreux martyre à la pauvre jeune fille.

Au moment dont nous parlons, son amie Marie entrait dans la chambre. Le sourire qui apparut sur les joues pâles de l’infortunée comtesse ressemblait au sourire qui apparaît, après une mort douloureuse, sur les traits de certains cadavres ; il accusait plus de douleur et de tristesse que la plainte la plus désespérée. Elle fixa sur la sœur d’Adolphe un regard qui disait :

— Oh ! consolez-moi et soulagez-moi !

Marie s’approcha de la jeune fille affligée et lui serra la main avec une tendre compassion. Elle donna à sa voix ce doux accent qui pénètre comme un chant de consolation dans l’âme de ceux qui souffrent, et dit :

— Vous pleurez, ma bien-aimée souveraine ; votre cœur est en proie à la tristesse et au désespoir, et rien, non rien ne vient adoucir votre triste sort ! Oh ! vous êtes bien malheureuse !

— Malheureuse, dites-vous, mon amie ? Oh ! oui, il y a quelque chose qui me serre et me déchire le cœur. Savez-vous quelles terribles visions se pressent sans cesse dans mes yeux ? Comprenez-vous pourquoi mes joues sont toujours baignées de larmes ? J’ai vu mon père mourir empoisonné, j’ai entendu sa voix éteinte me dire : adieu, pauvre enfant que j’aimais tant !

— Je vous en supplie, madame la comtesse, dit Marie, chassez ces lugubres visions ! Vous me faites frémir ! Votre père est en vie ; vous péchez grandement en vous abandonnant au désespoir. Pardonnez-moi la hardiesse de mon langage.

Mathilde prit la main de Marie et la pressa doucement, comme pour lui faire comprendre que ces paroles lui avaient apporté quelque consolation. Elle continua cependant de parler avec le découragement de la désolation, et paraissait se plaire à rechercher des sujets de douleur. Les plaintes, chez ceux qui souffrent, produisent le même effet que les larmes, elles soulagent la souffrance. Elle reprit :

— J’ai vu bien plus encore, Marie, j’ai vu le bourreau envoyé par la cruelle Jeanne de Navarre lever sa hache sur la tête de votre frère ; j’ai vu la tête de messire Adolphe tomber sur le pavé du cachot !

— Ô mon Dieu ! s’écria Marie, quelle affreuse pensée !

Elle tremblait, et ses yeux étaient pleins de larmes.

— Et j’ai entendu sa voix aussi, sa voix qui disait : Adieu ! adieu !

Saisie par cette lugubre prévision, Marié se jeta au cou de Mathilde et se mit à fondre en larmes. Les deux jeunes filles mêlèrent leurs sanglots et leurs gémissements. Après qu’elles furent restées pendant quelques instants abîmées dans une profonde désolation, Mathilde dit :

— Comprenez-vous Maintenant ce que je souffre, Marie ? Comprenez-vous maintenant pourquoi je me consume et meurs d’une mort lente et affreuse ?

— Oh oui, répondit Marie avec désespoir ; oui, je comprends et je partage vos douleurs. Ô mon pauvre frère !

Les deux jeunes filles s’assirent, muettes et accablées. Elles se regardèrent longtemps avec une indicible tristesse ; mais les larmes qu’elles versaient soulagèrent peu à peu leur douleur, et l’espérance rentra insensiblement, dans leur cœur soulagé. Marie qui était plus âgée et plus forte contre la douleur que Mathilde, sortit la première de sa sombre préoccupation et dit :

— Pourquoi, madame la comtesse, nous laisser aller à la douleur à propos de rêves mensongers ? rien ne confirme le triste pressentiment qui nous désole ; je suis sûre qu’il n’est pas advenu malheur à monseigneur Robert, votre père, et que mon frère est déjà en chemin pour revenir dans le pays.

— Et vous avez pleuré, Marie ? Pleure-t-on quand on attend le retour d’un frère ?

— Vous vous créez vous-même des tourments, madame. Il faut que la douleur ait jeté dans votre cœur de profondes racines pour que vous embrassiez avec tant d’ardeur les sinistres prévisions qui vous attristent ! Croyez-moi, votre père vit, et peut-être sa délivrance est-elle proche. Songez donc à la joie qui vous transportera quand sa voix, cette même voix qui vous appelle si tristement dans vos rêves, vous dira : — Mes chaînes sont brisées ! Quand ses lèvres déposeront un baiser plein de tendresse sur votre front et que sa douce étreinte ramènera les roses de la jeunesse sur vos joues pâlies par le chagrin. Le beau manoir de Wynendael vous verra rentrer dans ses murs ; monseigneur de Béthune montera sur le trône de ses pères, et votre amour sera la consolation et l’appui de sa vieillesse ; alors vous ne penserez plus à vos peines d’aujourd’hui que pour vous réjouir de ce que vous avez souffert pour l’amour de votre illustre père. Oh ! madame, dites-moi que vous laissez pénétrer dans votre âme un rayon d’espérance ! Cette bienheureuse perspective ne vous apporte-t-elle pas de consolation ?

Un changement visible s’était opéré chez Mathilde pendant que Marie parlait ; une douce joie animait son regard, et un sourire de bonheur flottait sur ses lèvres.

— Ô Marie ! dit-elle en soupirant et en passant le bras au cou de l’amie qui la consolait, si vous saviez quel soulagement je ressens, quel bonheur inespéré vous avez versé dans mon cœur, comme un baume salutaire ! Puisse l’ange du Seigneur vous donner des consolations aussi douces à votre dernière heure ! Quelles bonnes paroles l’amitié vous a inspirées, ma sœur bien-aimée !

— Votre sœur ! répéta Marie, ce nom ne convient pas à votre humble servante, illustre comtesse ; je suis assez récompensée de voir se dissiper la mortelle tristesse qui vous accablait.

— Acceptez ce nom, ma chère Marie, je vous aime si tendrement ! et puis votre noble frère, Adolphe, n’a-t-il pas été élevé avec moi ? ne m’a-t-il pas été donné comme un frère par mon bien-aimé père ? Oui, nous sommes de la même famille… Oh ! je prie durant les nuits entières, pour que les saints anges accompagnent messire Adolphe dans son périlleux voyage ! Il ne peut ni me consoler, ni me rendre le bonheur… mais qu’entends-je ? Ma prière serait-elle exaucée ? Oui, oui, il est là, notre bien-aimé frère !

Elle étendit le bras vers la rue et resta muette et immobile. Elle ressemblait à une statue et semblait vouloir saisir un bruit lointain. Marie s’effraya : elle crut la comtesse frappée de folie. Au moment où elle allait parler, elle entendit le pas d’un cheval retentir devant la porte : elle comprit alors le sens des paroles de Mathilde. Elle fut saisie du même espoir et sentit ainsi redoubler les battements de son cœur.

Sur ces entrefaites, le bruit qu’elles avaient entendu cessa tout à coup, et déjà le bienheureux espoir qui s’était emparé d’elle, commençait à s’évanouir, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit avec fracas :

— C’est lui ! c’est lui ! s’écria Mathilde. Merci, mon Dieu, je le revois !

Elle s’élança vivement vers le chevalier, et, de son côté, Adolphe courut à elle ; mais une soudaine émotion les fit reculer tous deux tout tremblants.

Au lieu de la jeune fille dans la fleur de la vie qu’il s’attendait à retrouver, il voyait devant lui un squelette vivant, aux joues blêmes et amaigries, aux yeux caves et cernés. Il se demandait si cette ombre humaine était ou non Mathilde, quand un frisson glacial parcourut tout à coup ses membres ; tout son sang reflua vers son cœur et il devint plus pâle que la blanche robe de sa bien-aimée. Ses bras s’affaissèrent lourdement, et, l’œil opiniâtrement fixé sur les traits altérés de Mathilde, il resta immobile comme si la foudre l’eût frappé et ne garda qu’un instant cette attitude de statue ; il baissa soudain les yeux et versa un torrent de larmes amères. Néanmoins il ne prononça pas un mot ; pas une plainte, pas un soupir ne monta à ses lèvres ; peut-être eût-il longtemps pleuré dans le silence du désespoir, car son cœur était trop fortement oppressé par la douleur, pour qu’il pût le soulager par des paroles ; mais sa sœur Marie, qui jusque-là s’était contenue par respect pour Mathilde, se jeta au cou de son frère bien-aimé et le rappela à lui en couvrant ses joues de tendres baisers et en lui prodiguant mille marques d’affection.

La jeune comtesse contemplait avec une profonde émotion cette effusion de tendresse fraternelle : elle se mit à trembler et fut frappée du plus grand abattement. La pâleur qui couvrait le visage d’Adolphe, le saisissement qui s’était emparé de lui, tout lui disait : — tu es affreuse, tes joues décharnées inspirent l’effroi, ton regard terne et éteint épouvante et repousse, et a fait frémir jusqu’à l’homme même auquel tu donnes le nom de frère !

Sous le coup de ce sombre désespoir, elle sentit ses jambes tremblantes se dérober sous elle. Elle gagna péniblement un fauteuil et s’y affaissa épuisée et défaillante ; elle cacha sa tête dans ses deux mains, comme pour se dérober à une cruelle vision, et ne fit plus un mouvement. Au bout de quelques instants, elle n’entendit plus rien dans la chambre ; le plus profond silence s’était fait autour d’elle, et elle s’imagina qu’on l’avait cruellement délaissée.

Mais bientôt elle sentit une main presser la sienne ; elle entendit une voix entrecoupée de sanglots qui lui disait tendrement :

— Mathilde ! Mathilde ! ô mon infortunée sœur !

Elle ouvrit les yeux et vit devant elle Adolphe fondant en larmes. Elle lut dans ses yeux une ardente sympathie et une profonde compassion.

— Je suis bien laide, n’est-ce pas, Adolphe, dit-elle en soupirant ; vous avez peur de moi ! vous ne m’aimerez plus jamais comme autrefois ?

À ces mots, le chevalier tressaillit et arrêta sur la jeune fille un étrange regard ; mais il se remit sur-le-champ et répondit :

— Mathilde, avez-vous pu douter de mon affection ? Ô vous ne faites pas bien ! oui, vous êtes changée, bien changée hélas ! Quelle maladie, quelle tristesse, ma pauvre sœur, a flétri les fraîches couleurs de votre visage ? J’ai pleuré et j’ai été effrayé, c’est vrai !… mais c’était la pitié, le chagrin de vous voir ainsi. Mathilde, je serai toujours pour vous un ami, un frère, toujours, toujours ! Je veux vous consoler et vous guérir par de bonnes et réjouissantes nouvelles !

La jeune fille avait passé peu à peu à un sentiment de joie : la voix d’Adolphe avait une magique puissance sur son âme ; elle répondit avec un joyeux transport :

— De bonnes nouvelles, dites-vous, Adolphe ! de bonnes nouvelles de mon père ? Oh ! parlez, parlez, mon ami !

À ces mots, elle rapprocha deux fauteuils du sien et les indiqua à Marie et à son frère.

Adolphe donna une main à Mathilde et l’autre à sa sœur chérie : il ressemblait, au milieu des deux jeunes filles à l’ange des consolations, dont on attend les paroles comme un hymne céleste.

— Réjouissez-vous Mathilde, et remerciez Dieu de sa bonté, votre père est revenu à Bourges, avec tristesse sans doute, mais du moins sain et sauf ; personne, si ce n’est le vieux châtelain et Didier Devos ne connaît sa délivrance passagère. Il jouit d’une certaine liberté dans sa prison : les ennemis qui sont chargés de sa garde sont devenus ses meilleurs amis.

— Mais, si la perverse Jeanne voulait venger sur lui l’insulte faite à la France, qui le préserverait des bourreaux ? Vous n’êtes plus avec lui, mon noble ami.

— Mathilde, les hommes auxquels est confié le château de Bourges sont tous de vieux guerriers que de graves blessures ont rendus impropres aux expéditions lointaines. La plupart d’entre eux ont vu les éclatants faits d’armes du Lion de Flandre à Bénévent ; vous ne pourriez comprendre quel amour, quelle admiration un vrai soldat ressent pour celui dont le nom a si souvent fait trembler les ennemis de la France. Si monseigneur de Béthune voulait s’échapper sans la permission du châtelain, leur chef, ils l’en empêcheraient sans nul doute ; mais je vous assure, — car je connais la générosité de ces hommes qui ont blanchi sous la cuirasse, — je vous assure qu’ils verseraient pour lui, jusqu’à la dernière goutte, le sang qui leur reste, si l’on voulait toucher un cheveu de cette tête qu’ils vénèrent. Ne craignez rien, la vie de votre père ne court aucun danger, et, si de nouveaux et terribles malheurs ne fussent venus le frapper, il supporterait sa captivité avec résignation.

— Quelles bonnes nouvelles vous m’apportez, mon ami ! comme vos paroles sont douces à mon cœur soulagé ! Je me sens revivre sous votre sourire ; parlez, pour que j’entende encore le son de votre voix aimée.

— Le Lion de Flandre m’a chargé de vous donner une espérance plus douce encore, Mathilde. Peut-être la délivrance de votre père est-elle prochaine,

— peut-être vous retrouverez-vous avant peu, avec lui et toute votre famille, dans le beau manoir de Wynendael !

— Que dites-vous, mon ami ? C’est votre affection pour moi qui vous inspire ces paroles. Ne me flattez pas de l’espoir d’un bonheur impossible.

— Ne soyez donc pas si incrédule, Mathilde. Écoutez sur quoi se fonde ce doux espoir que je vous donne ; vous savez que Charles de Valois, le plus noble des Français, le plus vaillant des chevaliers, s’est retiré en Italie. Il n’a pas oublié, à la cour de Rome, qu’il a été la cause innocente de l’arrestation de vos parents ; il souffre grandement de la pensée que c’est lui qui, comme un traître, a livré aux mains de ses ennemis le Lion de Flandre, son ami et son compagnon d’armes ; aussi fait-il tous les efforts possibles pour amener sa mise en liberté. Déjà les envoyés du pape Boniface se sont rendus auprès du roi Philippe, et lui ont demandé avec instance la libération de votre père et de tous vos parents. Le Saint-Père n’épargne aucune peine pour rendre au pays de Flandre ses princes légitimes. La cour de France a montré des dispositions pacifiques. Embrassons ce consolant espoir, ma douce amie.

— Oui, Adolphe, embrassons cette consolante pensée ; mais, comme nous cédons pourtant à une trompeuse illusion ! Le roi de France ne tirera-t-il pas vengeance de la mort de ses soldats ? Messire de Châtillon, notre mortel ennemi, ne surexcitera-t-il pas la colère de sa nièce, la cruelle Jeanne ? Songez donc, Adolphe, aux tortures et aux supplices que peut inventer cette femme sanguinaire pour nous punir de la valeureuse conduite des Flamands !

— Ne vous créez par des tourments vous-même, ma bien-aimée Mathilde ; vos craintes sont sans fondement. Peut-être aussi la terrible défaite essuyée par ses troupes fera-t-elle comprendre au roi Philippe que les Flamands ne se soumettront jamais au joug de la France. Son propre intérêt le forcera à rendre la liberté à nos souverains, sinon il perdrait le plus beau fief de sa couronne. Ne voyez-vous pas, noble comtesse, que tout nous sourit ?

— Oui, oui, Adolphe, quand vous êtes là, ma tristesse et mes craintes m’abandonnent tout à fait. Vous parlez si bien ; vous avez des accents qui savent si bien toucher mon cœur !

Ils s’entretinrent pendant longtemps encore avec calme de leurs appréhensions et de leurs espérances. Lorsque Adolphe eut donné à Mathilde tous les éclaircissements possibles, et eut rempli son cœur de consolations, il s’adressa à son tour à sa sœur avec une fraternelle tendresse. Il s’établit entre eux une conversation intime qui leur procura les plus pures jouissances. Mathilde oubliait tout ce qu’elle avait souffert, elle respirait plus librement, et ses joues avaient repris leurs délicates teintes rosées.

Tout à coup un grand bruit monta de la rue. Mille voix s’unissaient en de bruyantes acclamations, et les cris de la foule se mêlaient confusément : par intervalles, on pouvait néanmoins, en saisir quelques-uns.

— Flandre au Lion ! vive notre bien-aimé comte ! s’écriait le peuple en battant des mains avec enthousiasme. Adolphe et les deux jeunes filles s’étaient approchés de la fenêtre. Ils virent fourmiller au-dessous d’eux les innombrables têtes de la foule qui se précipitait comme un torrent vers le marché : des femmes et des enfants se mêlaient à ces vagues humaines, qui ondoyaient sous le regard des deux jeunes filles prises d’une vive curiosité. Dans une autre rue on entendait le pas retentissant d’un grand nombre de chevaux. Tout leur faisait supposer qu’il venait d’arriver à Bruges un corps de cavalerie. Tandis qu’elles s’interrogeaient mutuellement sur la cause probable de cette agitation populaire, un domestique vint leur annoncer qu’un messager demandait à être admis en leur présence. À peine y fut-il autorisé que le messager entra dans la chambre.

C’était un jeune page, un charmant enfant sur la douce et naïve physionomie duquel on lisait l’innocence et la fidélité : son costume était mi-partie de soie noire et bleue, et rehaussé par de gracieux ornements. Parvenu à quelque distance des nobles dames, il se découvrit avec respect et courba profondément la tête sans parler.

— Quelle bonne nouvelle nous apportez-vous, gentil page ? demanda Mathilde avec affabilité.

Le jeune page releva la tête et répondit de sa douce voix d’enfant :

— À l’illustre fille du Lion de Flandre, notre comte, j’apporte un message de monseigneur et maître monseigneur Guy, qui vient d’arriver en cette ville avec cinq mille cavaliers[1]. Il m’a ordonné de saluer de sa part sa belle nièce, madame Mathilde de Béthune ; dans quelques heures, lui-même viendra l’assurer de sa vive affection. Voilà mon message rempli, noble dame.

À ces mots, il courba la tête, se retira en marchant à reculons jusqu’à la porte, et disparut.

Fidèle à la promesse qu’il avait faite à de Coninck dans la forêt, aux ruines de Nieuwenhove, le jeune Guy de Flandre venait en effet d’arriver de Namur avec le secours qu’il s’était engagé à fournir. Chemin faisant, il s’était emparé du château de Wynendael, et en avait exterminé la garnison française. Il avait aussi détruit de fond en comble le château de Syssele, dont le seigneur était un léliard fieffé, et avait prêté dans ses murs un refuge aux français[2]. L’arrivée triomphale de Guy transporta de joie les Brugeois : dans toutes les rues la foule criait avec enthousiasme :

— Vive notre comte ! Flandre au Lion !

Dès que le jeune guerrier fut arrivé avec ses cavaliers sur le marché du Vendredi, les anciens des métiers lui apportèrent les clefs, et il fut acclamé comte de Flandre temporairement, c’est-à-dire jusqu’à la délivrance de son frère Robert de Béthune. Les Brugeois crurent alors avoir recouvré entièrement leur liberté ; puisqu’ils avaient maintenant un prince qui pouvait les mener au combat. Les cavaliers furent logés chez les principaux citoyens ; l’empressement et le tumulte étaient tels qu’on se battait pour saisir la bride du cheval, car chacun voulait avoir chez lui un des compagnons du comte. On peut s’imaginer avec quelle cordialité et quelle joie furent reçus et traités ces cavaliers si bien venus.

Guy, après avoir confirmé le gouvernement institué par de Coninck, se rendit, sans tarder, à l’hôtel de Nieuwland, et, après avoir embrassé à plusieurs reprises sa nièce souffrante, il lui raconta, pour la réjouir, comment il avait chassé les Français du château de Wynendael qu’elle aimait tant. Un splendide repas, que Marie avait fait préparer pour fêter l’heureux retour de son frère, les réunit tous à table. Ils burent à la délivrance des Flamands encore captifs, et donnèrent encore une larme à la douloureuse mémoire de Philippine, morte victime du poison.

  1. Le premier juin, Guy de Namur, fils du comte Guy, qui était prisonnier, fut reçu avec une allégresse extraordinaire par les Brugeois, parce qu’il venait à leur secours avec une petite armée allemande. (Chronique de Flandre.)
  2. Il réduisit d’abord en ruines le château de Syssele dont le seigneur appartenait au parti français et avait fait beaucoup de mal à son grand-père dans la dernière guerre. (Chronique de Flandre.)