Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 276-310).
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XIV



Quelques moments après que Breydel eut quitté le château de Male, il arriva avec les bouchers à Sainte-Croix. Déjà, en route, il avait rencontré quelques Brugeois qui lui avaient annoncé que la garnison française de la ville avait couru aux armes. Encore tout enivré de sa victoire, il n’écouta pas de conseil et se crut assez fort pour entrer à Bruges contre la volonté des Français ; mais, à quelques pas du village de Sainte-Croix, il fut retenu avec ses bouchers par un obstacle inattendu.

La route, jusqu’à la porte de la ville, était tellement couverte de monde, qu’il aurait été impossible de traverser cette foule compacte. Quoiqu’il fît encore nuit noire, on pouvait cependant reconnaître aux milliers de voix qui se mêlaient en un murmure confus qu’une multitude innombrable quittait la ville. Breydel étonné regarda ce peuple qui s’avançait comme une mer furieuse et se rangea avec ses bouchers au bord de la route. Les fuyards ne couraient pas pêle-mêle ; chaque famille formait un groupe distinct et ne se mêlait pas aux autres. Une femme en pleurs était au milieu de chaque groupe ; sur ses épaules s’appuyait un vieux père courbé par l’âge ; à son sein pendait un nourrisson, et d’autres enfants la suivaient cramponnés à ses jupes ou lui tenaient les mains. Derrière elle marchaient des fils plus âgés, fléchissant sous le poids des meubles et des literies. Il y avait une infinité de petites troupes pareilles ; quelques-unes avaient de petites carrioles chargées de marchandises, d’autres étaient à cheval ; le nombre de ceux qui pouvaient se servir de bêtes de somme était très-restreint.

Curieux de connaître la cause de cette fuite extraordinaire, Breydel demanda à maints fuyards où ils allaient et pourquoi ils abandonnaient ainsi leur ville ; les exclamations plaintives des femmes ne pouvaient lui expliquer cette énigme.

— Ô maître ! s’écria l’un, les Français veulent nous brûler vivants ! Nous fuyons une mort cruelle !

— Ô maître Breydel, disait un autre avec plus de douleur, sur votre vie n’allez pas à Bruges, car il y a une potence pour vous devant la porte des Forgerons ?

Quand le doyen voulait faire une seconde question pour se faire expliquer l’affaire, une voix plus puissante, pareille au hurlement d’un loup, s’éleva au-dessus de la foule et cria :

— En avant ! en avant, malheureux ! les cavaliers français nous poursuivent !

Alors chacun se jeta en avant avec désespoir, et les têtes de la multitude passèrent avec une rapidité incroyable dans les ténèbres. On entendit des voix plaintives s’écrier tout à coup :

— Malheur ! malheur ! Ils brûlent notre ville… Voyez, les flammes s’élèvent au-dessus de nos toits Ô malheur ! malheur !

Breydel, qui s’était arrêté, se retourna vers la ville et aperçut des tourbillons de flammes et une fumée rouge au-dessus des remparts. La douleur et la rage lui déchiraient le cœur ; il s’écria en montrant la ville :

— Ô hommes, y a-t-il parmi vous quelqu’un assez lâche, pour laisser détruire ainsi sa ville ? Non ! ils ne se réjouiront pas à ce feu de joie ! Debout ! debout, renversez tout sur votre chemin ! Il faut que nous passions…

Suivi de ses camarades il se précipita avec une force irrésistible à travers la foule et dispersa les familles effrayées. Un horrible hurlement s’éleva dans les airs et ces fuyards entrouvrirent promptement leurs rangs ; car, ils croyaient que les cavaliers français étaient déjà sur leur dos. Il fut donc facile à Jean Breydel de passer en toute hâte à travers ces femmes et ces enfants égarés. Pendant qu’il s’étonnait de ne pas apercevoir des hommes valides, en état de combattre, et qu’il cherchait vainement les hommes des métiers, il fut tout à coup arrêté dans son élan par une troupe régulière.

Elle se composait en grande partie des hommes du métier des tisserands ; tous étaient armés, mais de façon différente. Ils portaient, les uns des arbalètes, les autres, des couteaux, des haches ou d’autres armes. Un doyen ou capitaine marchait à pas comptés devant ces hommes et barrait ainsi la route comme une barricade. Un grand nombre de troupes pareilles sortirent tour à tour de la ville, et le nombre des Brugeois armés s’élevait à cinq mille hommes. Breydel allait aborder le capitaine lorsqu’il entendit un peu plus loin une autre voix qui dominait le bruit des armes. Il reconnut de Coninck aux paroles suivantes :

— Soyez tranquilles et courageux, mes compagnons ! Que personne ne quitte son rang ! et n’avancez pas trop précipitamment, pour que le désordre ne se mette pas parmi nous. En avant le troisième bataillon ! Fermez les rangs ! Capitaine Lindens, rompez votre aile gauche !

— Mais qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Breydel, lorsqu’il fut près de de Coninck, vous vous amusez à de jolis exercices ! Souffrirez-vous qu’on brûle votre ville ? et suivrez-vous comme des lâches vos enfants ? Pauvres poltrons que vous êtes !

— Toujours fougueux, toujours agité, répondit de Coninck. Que parlez-vous maintenant de brûler ? Soyez sûr que les Français ne brûleront rien.

— Mais, maître Pierre, êtes-vous aveugle ? Ne voyez-vous pas les flammes s’élever au-dessus de nos murs ?

— Eh bien, c’est de la paille que nous avons allumée pour faire passer, sans difficulté, nos bagages par la porte. La ville n’a aucun dommage, mon ami. Revenez avec moi jusqu’à Sainte-Croix, j’ai des secrets importants à vous confier : maintenant le temps est venu, vous savez que je juge les affaires de sang-froid, et que, à cause de cela, j’ai raison le plus souvent ; satisfaites à mon désir, et rangez vos bouchers en ordre. Voulez-vous ?

— Il le faut bien, puisque je ne sais rien de ce qui se passe. Arrêtez vos tisserands un moment.

De Coninck ordonna aux chefs d’arrêter, un instant leurs hommes. Alors la voix de Jean Breydel s’éleva, il criait :

— Bouchers ! rangez-vous à la tête de la troupe ! Chacun dans sa compagnie. Hâtez-vous !

En même temps, il courut vers les bouchers et leur assigna leur place. Quand cela fut fait, il revint près de de Coninck.

— Nous sommes prêts, maître, dit-il ; vous pouvez commander.

— Non, Breydel, répondit le doyen des tisserands, je vous laisse le commandement en chef de la troupe ; vous avez plus que moi l’air d’un général.

Breydel, tout fier de cet honneur, s’écria d’une voix tonnante :

— Bouchers et tisserands, au pas ordinaire. En avant !

À cet ordre, les rangs s’ébranlèrent, et la petite armée s’avança lentement sur la route. Peu de temps après, ils arrivèrent à Sainte-Croix, près des femmes et des enfants, qui s’étaient arrêtés là avec leurs meubles. C’était un campement étrange : d’innombrables familles étaient assises sur le sol. La nuit était tellement noire qu’il eût été impossible de voir à quelques pas de soi si des feux multipliés, qui venaient d’être allumés, n’avaient montré la foule des fuyards assise dans ce cercle ardent. La flamme illuminait d’un éclat rougeâtre la figure contractée des mères, serrant avec angoisse contre leur poitrine leurs nourrissons effrayés et tenant sur leurs genoux des enfants plus âgés pleurant de soif et de faim. Les cris des enfants, les plaintes sourdes des femmes, étaient tristes à fendre l’âme comme la dernière prière prononcée sur la tombe d’un ami.

De Coninck entra avec Breydel dans une maison située au bord du chemin et requit les habitants de lui donner une chambre. Les villageois, pleins de respect pour le doyen des tisserands, mirent toute leur maison à sa disposition et conduisirent les deux célèbres Brugeois dans une petite chambre souterraine. De Coninck prit la lampe des mains de la femme qui les avait conduits et ferma la porte pour que personne ne pût les espionner ni les surprendre ; il montra un siége à Breydel, s’assit à côté de lui, et dit au boucher qui le regardait avec curiosité :

— Il faut d’abord que je vous explique pourquoi nous quittons la ville nuitamment comme des fuyards. C’est votre faute. C’est à cause de la soif de vengeance que vous avez imprudemment assouvie sur la garnison du château de Male. Les flammes qui s’élevaient vers le ciel, au-dessus de la forêt, ont fait sonner toutes les cloches d’alarme dans notre ville, et tous les habitants se sont assemblés avec inquiétude ; en ces tristes temps ils ont toujours la mort devant les yeux. Messire de Mortenay, sans autre intention que celle de veiller à sa sécurité personnelle, avait rangé ses soldats sur la place : on ne savait pas ce qui se passait, mais lorsque quelques-unes de vos victimes de Male accoururent et demandèrent à grands cris vengeance des Brugeois, il fut impossible de retenir les Français, ils voulaient tout brûler et tout massacrer. Messire de Mortenay fut obligé de les menacer de la mort pour mettre obstacle à leur projet. Vous pouvez bien penser qu’en cette circonstance j’avais réuni mes tisserands et me préparais à une résistance opiniâtre. Peut-être eussions-nous même réussi à chasser les Français, mais ce triomphe nous eût coûté cher, ou nous eût été défavorable, comme je vais vous le démontrer. Je me rendis donc avec un sauf-conduit auprès de messire de Mortenay, et j’obtins de lui qu’il ne causerait aucun dommage à la ville, à condition que nous partirions tous sur-le-champ. Au coucher du soleil, il ferait pendre tous les klauwaerts qui seraient restés dans la ville.

Breydel s’aigrit en entendant raconter si froidement ces conditions par le doyen des tisserands.

— Est-il possible ! s’écria-t-il. Pourquoi avez-vous accepté cela si lâchement ? Vous vous laissez faire comme un troupeau de stupides agneaux. Si j’avais été là, vous n’auriez pas quitté Bruges…

— Oh ! si vous aviez été là ! Savez-vous ce qui se serait passé ? Les rues de Bruges seraient pleines de cadavres et les flammes auraient réduit nos maisons en cendre. Mais, mon fougueux ami Jehan, laissez-moi vous expliquer plus longuement l’état des affaires, et alors vous me donnerez raison, je le sais. Il est certain que la ville de Bruges ne peut pas, rester libre et indépendante aussi longtemps que les autres villes du pays vivant sous le joug des étrangers ; car nos ennemis demeurent constamment dans nos remparts. Le mot patrie s’entend aussi bien du moindre village que de notre ville de Bruges. Les fers de la domination française, nous ne pouvons les briser qu’avec le secours des autres villes de la Flandre, puisqu’il y a des ennemis dans chaque lieu où il serait important de ravir la liberté reconquise. Vous avez certainement aussi pensé à cela, mais dans votre fougue virile vous franchissez tous les obstacles, sans les écarter de votre route. Une chose plus importante vous a échappé ; vous plaît-il de me répondre à cette demande : Qui nous donne le droit d’assassiner et d’incendier ? Qui a légitimé en nous ces crimes qui, sur la terre, sont punis de mort et dans l’autre monde de damnation ?

Breydel regarda le doyen des tisserands d’un œil mécontent, et repartit :

— Mais, maître, je crois que vous cherchez à m’égarer par vos beaux discours. Qui nous donne le droit d’assassiner et d’incendier ! qui donne ce droit aux Français, dites ?

— Qui ? leur roi, Philippe le Bel et leur général en chef de Châtillon. Les souverains portent aussi sur leur tête couronnée la récompense et la peine de leurs bons et de leurs injustes ordres. Par la fidélité et l’obéissance, un sujet ne peut pas mal faire. Le sang versé témoigne contre le maître qui commande. Mais nous qui agissons sans ordres, de notre propre chef, nous sommes aussi responsables devant Dieu et devant les hommes de nos actions ; le sang versé par nous retombe sur notre tête.

Une colère ardente agita le doyen des bouchers. La déclaration de de Coninck lui pesait sur le cœur.

— Mais, maître, répliqua-t-il, vous paraissez avoir des remords ; ce serait honteux. N’avons-nous pas défendu nos corps et nos biens, et l’amour pour notre seigneur légitime le Lion, ne nous y a-t-il pas guidés ? Je me déclare pur de tout crime ; et j’espère bien que ma hache n’a pas vu sa dernière victime. Si tenté que je sois parfois de blâmer votre incompréhensible conduite, je n’ose cependant pas le faire ; car vos voies sont plus secrètes que le sort d’une âme qui sort de ce monde.

— Vous pensez bien qu’il se cache quelque chose là-dessous, et c’est là le nœud que je vais délier pour vous. Vous avez toujours cru, maître Jean, que j’étais trop patient et trop lent ; mais écoutez ce que je faisais, pendant que, par vengeance, vous faisiez couler inutilement le sang de nos ennemis. J’ai fait connaître secrètement au comte Guy nos efforts pour la liberté de la patrie, et il les a sanctionnés de son approbation souveraine. Maintenant nous ne sommes plus des mutins, mon ami. Maintenant nous sommes les lieutenants légitimes de notre suzerain.

— Merci, ô maître, cria Breydel en extase, maintenant je vous comprends. Comme le cœur me bat fièrement à ce nom honorable ! Oui, j’étais un mutin, et je le savais ; mais maintenant je suis un vrai guerrier… Les Français s’apercevront de la différence !

— Je me suis servi de cette approbation, pour provoquer secrètement tous les amis de la patrie à un soulèvement général, et cela m’a réussi à la première invitation ; dans toutes les villes de Flandre, de courageux klauwaerts sortiront de dessous terre…

Le doyen des tisserands secoua la main de Breydel et reprit :

— Et alors, mon héroïque ami Breydel, ô alors le soleil de la liberté ne brillera plus en Flandre pour aucun Français ! Et, par crainte de notre vengeance, ils nous rendront le Lion. À nous, à nous, fils de Bruges, la Flandre devra sa délivrance ! Votre esprit n’est-il pas plein de la plus noble fierté à cette conviction ?

Breydel embrassa de Coninck avec une joie fébrile.

— Mon ami, ô mon ami ! s’écria-t-il, vos paroles me touchent le cœur : un sentiment inconnu m’élève ; je suis l’homme le plus heureux de la terre ! Ô patrie ! comme vous les rendez grandes, les âmes qui vous aiment !

— Voyez, maître Pierre, en ce moment, je ne donnerais pas mon nom de Flamand pour la couronne de Philippe le Bel.

— Vous ne savez pas encore tout. Le jeune Guy de Flandre et Jean, comte de Namur, se sont alliés avec nous ; messire Jean Borlunt amènera les Gantais ; à Audenaerde nous avons messire Arnould, à Alost Beaudoin de Papenrode. Messire Jean de Renesse nous promet tous ses vassaux de Zélande, et beaucoup d’autres puissants seigneurs seront avec nous. Que dites-vous maintenant de ma patience ?

— Oh ! je vous admire, mon ami, et je remercie Dieu intérieurement qu’il vous ait doué d’un si grand génie. C’en est fait des Français. Je ne donne pas six gros de la vie du dernier !

— C’est aujourd’hui, à neuf heures, que les seigneurs flamands doivent s’assembler, pour fixer le jour de la vengeance. Le jeune Guy reste ici comme général en chef ; les autres retournent immédiatement dans leurs terres pour préparer leurs hommes. Il serait convenable que vous vinssiez avec moi. Vous ne ferez pas avorter les mesures prises, faute de les connaître. Voulez-vous venir avec moi au Bois-Blanc près du Val ?

— Qu’il en soit fait selon votre désir, maître ; mais que diront nos compagnons de notre absence !

— Tout est déjà prévu de ce côté ; je leur ai fait connaître mon départ, et j’ai donné le commandement en chef au doyen Lindens : il se rendra avec ses hommes à Damme pour nous attendre là. Venez, nous partons à l’instant, car il commence à faire grand jour. Deux chevaux de selle furent apprêtés en toute hâte, et après que Breydel eût donné à ses bouchers les ordres nécessaires, les deux doyens quittèrent le village de Sainte-Croix. Pendant ce voyage rapide, il ne leur fut pas possible de parler beaucoup ; cependant de Coninck répondit brièvement aux questions de Breydel, et déroula devant lui le plan hardi de la délivrance générale. Après avoir couru quelque temps à toute bride, ils aperçurent au-dessus des arbres la tour crénelée de Nieuwenhove.

— Est-ce là Nieuwenhove, où le Lion a tué tant de Français ? demanda Breydel.

— Oui, encore une demi-lieue jusqu’au Bois-Blanc.

— Vous devez reconnaître qu’on ne pouvait mieux baptiser notre seigneur Robert, car c’est un vrai Lion quand il a l’épée au poing.

Avant que Breydel eût achevé ces mots, ils étaient à la place où le chevalier noir avait combattu les ravisseurs de la jeune fille : ils virent les cadavres sanglants couchés par terre.

— Ce sont des Français, murmura de Coninck en passant sur l’accotement de la route ; avançons, maître, nous ne pouvons pas nous arrêter.

Breydel regarda cette scène horrible avec une joie haineuse ; il poussa son cheval sur les cadavres étendus, et força l’animal de les écraser. Il ne fit pas attention aux cris de de Coninck, et piétinait les cadavres l’un après l’autre, avec une cruelle précision. Le doyen des tisserands fut obligé de revenir contre son gré.

— Mais, maître Breydel, cria-t-il, que faites-vous ? pour l’amour de Dieu, assez ! C’est une vengeance déloyale !

— Laissez-moi faire, répondit Breydel, vous ne savez pas que ce sont les soldats qui m’ont frappé au visage ; mais, qu’entends-je ? Écoutez ! N’entendez-vous pas là-bas, dans les ruines de Nieuwenhove, un bruit qui ressemble aux plaintes d’une femme ! Oh ! quelle pensée ! Ils ont emporté ici la jeune comtesse Mathilde… Il sauta à bas de son cheval, sans l’attacher, et courut à toutes jambes vers les ruines. Son ami le suivit, mais Breydel était déjà dans la cour du château, avant que de Coninck fût descendu de cheval : il mit encore quelques instants à attacher les chevaux sur la route. Plus Breydel avançait dans les ruines, mieux il entendait les plaintes de la jeune fille ; ne sachant pas trouver assez vite l’entrée de la place où elle se trouvait, il sauta sur un tas de pierres et regarda par la fenêtre de la salle. Il reconnut Mathilde au premier coup d’œil ; mais le chevalier noir qui voulait l’embrasser, et contre lequel elle se défendait désespérement, ne pouvait être à ses yeux qu’un ennemi. À cette pensée, il tira sa hache de dessous son pourpoint, grimpa sur la fenêtre et se laissa retomber comme une pierre sur le plancher.

— Lâche ravisseur ! cria-t-il au chevalier noir, Français déloyal ! Vous avez vécu assez longtemps. Vous n’aurez pas mis impunément la main sur la fille du Lion, mon seigneur.

Le chevalier, stupéfait de cette apparition soudaine, avait, écouté avec étonnement les menaces du doyen ; mais, après avoir porté ses yeux du boucher à la fenêtre, il se remit, et répondit :

— Vous vous trompez, maître Breydel, je suis un fils de Flandre. Du calme ! la fille du Lion est vengée.

Breydel ne savait que croire, il était encore bouillant de colère, mais les paroles du chevalier, qui répondait en flamand et le connaissait par son nom, arrêtèrent son bras menaçant. Mathilde ne s’était aucunement effrayée de l’apparition ; convaincue, dans son égarement, que le chevalier noir était un de ses ravisseurs, elle eut des transports de joie et dit :

— Tuez-le ! Il a emprisonné mon père, et veut me conduire auprès de la méchante Jeanne de Navarre, l’hypocrite ! Pourquoi ne vengez-vous pas le sang de votre comte, Flamand ?

Le chevalier regarda la jeune fille avec une compassion douloureuse, et des larmes abondantes coulèrent de ses yeux.

— Malheureuse enfant ! dit-il.

— Vous aimez et plaignez la fille du Lion, dit Breydel en serrant la main du chevalier, pardonnez-moi, messire, je ne vous connaissais pas.

En ce moment, de Coninck parut à l’entrée de la salle. Il leva les mains au ciel avec stupéfaction, et, se jetant à genoux devant le chevalier, il s’écria ;

— Ô ciel ! le Lion, notre seigneur !

— Le Lion, notre seigneur ! répéta Breydel pendant qu’il s’agenouillait à côté du doyen des tisserands : Dieu, qu’ai-je fait ?

Ils restèrent muets, pleins de respect et profondément inclinés devant le chevalier.

— Levez-vous, mes sujets fidèles, leur dit Robert, de Béthune, je sais ce que vous avez fait pour vos souverains. Regardez la fille de votre comte, et comprenez combien le cœur d’un père doit être brisé à cette vue. Et rien pour l’aider, et pas d’autre breuvage que l’eau du ruisseau… Vous voyez, le Seigneur m’éprouve par de terribles coups !

— Vous plaît-il, illustre comte, de m’ordonner de vous procurer tout cela ? demanda Breydel. Un humble serviteur peut-il vous servir en cela ?

Il était déjà à la porte, mais un geste du comte l’arrêta.

— Allez chercher un médecin, mais que ce soit un sujet fidèle. Exigez de lui le serment qu’il ne révélera rien de ce qu’il verra ou entendra.

— Seigneur comte, dit Breydel tout joyeux, je connais justement un de mes meilleurs amis, le plus klauwaert de Flandre, Il demeure à Wardamme ; je l’amènerai bientôt.

— Je vous supplie de ne pas lui nommer le Lion de Flandre, et je vous ordonne un secret éternel. — Allez !

Breydel quitta la salle.

Après avoir longuement interrogé le doyen des tisserands sur les affaires du pays, le comte reprit : — Oui, maître de Coninck, j’ai appris, dans ma captivité, par messire Devos et Adolphe de Nieuwland, vos efforts infructueux. C’est un grand bonheur pour moi d’avoir encore de si fidèles sujets, tandis que la plupart des nobles m’abandonnent.

— Il est vrai, illustre comte, répondit le doyen, beaucoup de seigneurs se sont déclarés contre la patrie ; cependant le nombre de ceux qui sont restés fidèles est encore plus grand que celui de ces bâtards. Mes efforts non plus n’ont pas échoué, comme le pense Votre Excellence ; jamais la Flandre ne fut plus près de sa délivrance ; à l’heure qu’il est, les seigneurs Guy et Jean de Namur sont réunis, avec un grand nombre d’autres nobles, dans le bois Blanc, au Val, pour faire une puissante alliance ; ils n’attendent que moi[1].

— Que dites-vous, doyen, si près de ces ruines ? Mes deux frères !

— Oui, monseigneur, vos deux illustres frères et aussi votre fidèle ami, Jean de Renesse.

— Ô Dieu ! et je ne puis les embrasser. Messire Devos vous a dit à quelles conditions j’ai quitté ma prison ; je ne veux pas mettre en danger la vie de ceux qui m’ont rendu momentanément la liberté. Pourtant je désire voir mes frères, j’irai avec vous, mais la visière baissée. Si je juge nécessaire de me faire connaître, je vous ferai un signe, et vous exigerez des seigneurs présents leur parole de garder le secret de mon nom ; s’ils refusent cela, ils ne me reconnaîtront pas. Je veux également ne pas parler.

— Votre volonté sera faite, monseigneur, soyez certain que vous serez content de moi ; je comprends très-bien votre intention… La malade paraît dormir : que le repos lui soit favorable !

— Elle ne dort pas, la pauvre enfant, elle est assoupie de fatigue ; mais il me semble entendre des pas d’hommes. Maintenant que j’ai remis mon casque, vous ne me reconnaissez plus, n’oubliez pas cela.

Le médecin entra avec Breydel ; il salua le chevalier noir avec respect et sans dire mot, alla droit à la jeune malade. Après l’examen ordinaire, il déclara que la jeune fille devait être saignée au plus tôt, et il la saigna au bras gauche, pendant que les deux doyens la tenaient immobile sur le lit ; le comte soupira péniblement et détourna la tête. Le sang qui s’élançait, en un jet puissant, du bras de la jeune fille lui parut amer comme du fiel, et le fit trembler de douleur ; il se retourna, toutefois, vers la jeune fille, mais sans la regarder.

Le médecin n’arrêta le sang que quand elle fut tout à fait épuisée. Elle respira plusieurs fois avec effort et tomba dans une défaillance convulsive. Alors son bras fut lié et elle parut dormir.

— Messire, dit le médecin se tournant vers Robert, je vous assure que la jeune dame ne court pas de danger. Le repos rétablira ses sens.

À ces paroles consolantes, le comte se tourna vers les deux doyens et sortit avec eux de la salle ; une fois dehors, il dit à Breydel :

— Maître, je confie mon enfant à vos soins. Retournez près d’elle et gardez la fille de votre comte jusqu’à mon retour. Maître Pierre, nous partons pour le bois Blanc.

Il alla chercher son cheval et sortit des ruines. Le doyen des tisserands l’accompagna à pied, et laissa son cheval sur la route, quoiqu’il y passât avec le comte ; mais il savait qu’il ne lui convenait pas de chevaucher à côté de son seigneur. À peu de distance du bois Blanc, une dizaine de seigneurs vinrent à leur rencontre ; ceux-ci, reconnaissant de Coninck, retournèrent avec lui dans la forêt. Les plus importants d’entre eux étaient Jean, comte de Namur, et le jeune Guy, tous deux frères de Robert de Béthune ; Guillaume de Juliers, leur cousin, prêtre et prévôt d’Aix-la-Chapelle ; Jean de Renesse, le courageux Zélandais ; Jean Borlunt, le héros de Wocringen ; Arnould d’Audenaerde et Baudouin de Papenrode. La présence d’un chevalier inconnu leur inspira la plus grande méfiance : aussi regardèrent-ils de Coninck comme s’ils exigeaient une explication prompte. Le doyen des tisserands s’avança au milieu d’eux et dit :

— Messires, je vous amène le plus grand ennemi de la France, et le plus noble chevalier de Flandre. Une raison importante, à laquelle la vie de l’homme le plus généreux est attachée, lui défend de se faire connaître à vos seigneuries en ce moment ; ne prenez donc pas de mauvaise part qu’il tienne la visière baissée et aussi qu’il ne parle pas, car sa voix est connue de vous tous comme la voix de votre mère. Ma fidélité éprouvée vous est un gage que je n’amènerais pas de faux-frères.

Les chevaliers s’étonnèrent de cette explication, et cherchèrent dans leur mémoire le nom de l’inconnu ; cependant, comme la présence du Lion captif ne leur paraissait pas possible, leurs suppositions furent vaines. Ils eurent, néanmoins, pleine confiance en la prudence du doyen des tisserands, et envoyèrent leurs serviteurs dans des directions différentes, pour les garder de toute surprise. De Coninck commença ainsi :

— Messires, la captivité de nos illustres souverains a été très-cruelle aux Brugeois. Il est vrai que nous nous sommes souvent révoltés, parce qu’on voulait violer nos principes, et peut-être avez-vous pensé que nous aurions fait cause commune avec les Français ; mais réfléchissez qu’un peuple libre et généreux ne peut souffrir des maîtres étrangers ; aussi avons-nous, depuis le guet-apens du roi Philippe le Bel, exposé bien souvent notre vie et nos biens : plusieurs Français ont payé de la vie le forfait de leur souverain, et le sang des Flamands a coulé à Bruges par torrents. Dans cet état de choses, j’ai pris la liberté de faire comprendre à vos seigneuries la possibilité d’une commune délivrance ; car j’ai jugé que nos fers sont profondément usés et qu’un effort suprême peut les rompre. Un heureux événement nous a servis admirablement : le doyen des bouchers, ayant détruit le château de Male, messire de Mortenay a fait sortir tous les klauwaerts de Bruges, et maintenant les métiers se trouvent à Damme, au nombre de cinq mille hommes. Sept cents bouchers se sont joints à nous, et je puis assurer à vos seigneuries que ces derniers, avec leur doyen Breydel, ne reculent pas devant deux fois autant de Français, c’est une vraie troupe de lions. Nous possédons, par conséquent, une armée redoutable, et nous pouvons nous mettre immédiatement en campagne contre les Français, si les secours nécessaires nous sont envoyés par vous des autres villes. Voilà ce que j’avais à vous dire ; qu’il plaise maintenant à vos seigneuries de prendre les mesures nécessaires, car le moment est propice ; j’attends vos ordres pour m’y conformer en humble sujet.

— Il me semble, répondit Jean Borlunt, qu’une trop grande précipitation pourrait nous être nuisible. Quoique les Brugeois soient prêts au combat, on n’est pas encore aussi avancé dans les autres villes. Il conviendrait de retarder un peu la vengeance, pour réunir plus de ressources : soyez sûrs que l’armée des Français sera renforcée par un nombre considérable de traîtres flamands et de léliards. Songeons que nous jouons la liberté de la patrie, car, si nous étions vaincus, ce serait fini pour toujours : nous pourrions pendre nos épées à la muraille.

Comme le noble Borlunt était renommé par toute la Flandre pour un guerrier habile et sage, son avis fut approuvé par tous les chevaliers présents, y compris Jean de Namur. Le jeune Guy s’avança et dit avec chaleur :

— Considérez, cependant, messires, que chaque heure qui s’écoule est une heure de souffrance pour mon vieux père et mes malheureux parents ; songez à ce que doit souffrir mon illustre frère. Lui que la seule pensée d’une injure rendait malheureux, nous l’avons laissé depuis deux ans aux mains de ses ennemis ! Nous avons laissé rouiller nos épées dans un honteux repos ! Si nos frères captifs pouvaient nous parler de leur prison et demander : Qu’avez-vous fait de vos épées, et comment avez-vous rempli les devoirs d’un chevalier ? Que répondrions-nous ? rien ; le rouge de la honte monterait à nos fronts et nous baisserions la tête devant ces reproches. Non, je ne veux plus attendre ; l’épée est tirée, et le fourreau ne la recevra plus que teinte du sang ennemi ! J’espère que mon cousin Guillaume appuyera cette résolution.

— Le plus tôt sera le mieux, cria Guillaume de Juliers ; il y a assez longtemps que nous contemplons les souffrances de nos parents. Elle a sonné enfin, l’heure si désirée de la vengeance ; j’ai revêtu la cuirasse et je la porterai jusqu’au jour de la délivrance : je combattrai avec mon cousin Guy et ne veux point entendre parler de retard.

— Mais, messires, reprit Jean Borlunt, permettez-moi de vous faire remarquer qu’il nous faut du temps pour rassembler secrètement nos hommes, et que ce secours vous manquera si vous vous mettez sans nous en campagne ; messire de Renesse m’a déjà exprimé le même sentiment.

— Je ne puis vraiment armer mes vassaux en moins de quinze jours, dit Jean de Renesse, et je conseillerais à messeigneurs Guy et Guillaume d’écouter l’expérience du noble Borlunt ; il est impossible d’amener en si peu de temps les reîtres allemands : qu’en pense maître de Coninck ?

— Si la parole d’un humble sujet pouvait avoir quelque poids auprès de ses seigneurs, je leur conseillerais aussi la prudence, quoique ce soit contre mon projet. En ce cas, nous profiterions du délai pour enrôler une partie de nos frères de Bruges, et ces messieurs pourraient rassembler et équiper leurs vassaux en attendant que monseigneur de Juliers vienne avec ses cavaliers allemands.

Le chevalier noir manifesta à plusieurs reprises son mécontentement par des mouvements de tête ; il était visible qu’il avait envie de parler ; cependant il se contint. Enfin Guy et Guillaume furent obligés de souscrire à la volonté des autres seigneurs, car ceux-ci étaient tous contraires au projet des deux cousins. Il fut décidé alors que de Coninck ferait camper ses gens à Damme et à Ardenbourg ; Guillaume de Juliers devait partir pour aller chercher ses reîtres en Allemagne ; le jeune Guy irait chercher les soldats du comte son frère ; messire de Renesse devait partir pour la Zélande, et les autres chacun pour ses domaines, afin de se préparer à la révolte générale.

Au moment où ils se serraient la main pour se quitter, le chevalier noir les retint d’un geste et s’écria :

— Messires !…

À sa voix, la stupeur se peignit sur les visages des chevaliers : ils se regardèrent par un coup d’œil furtif pour lire leurs impressions sur leurs physionomies ; mais le jeune Guy s’élança en avant :

— Ô heure fortunée ! dit-il ; mon frère, mon cher frère, votre voix pénètre au fond de mon cœur.

D’un geste rapide, il arracha le casque de la tête du chevalier noir et se jeta à son cou avec tendresse.

— Le Lion, notre comte ! fut le cri général.

— Mon malheureux frère, continua Guy, vous avez tant souffert ; j’ai tant déploré votre captivité ! mais maintenant, ô joie ! je puis vous embrasser ; vous avez donc brisé vos chaînes, et son souverain est rendu à la Flandre. Pardonnez-moi mes larmes, elles coulent par amour pour vous, au douloureux souvenir de vos peines. Que le Seigneur soit loué pour ce bonheur inattendu !

Robert serra tendrement le jeune Guy contre son cœur, puis il se tourna vers son autre frère, Jean de Namur, et, après l’avoir embrassé également, il dit :

— Messires, je ne me serais pas fait connaître, pour des raisons importantes ; mais c’est un devoir pour moi de vous dire une chose qui fera changer votre résolution. Sachez que le roi de France a convoqué tous ses vassaux avec leurs gens pour aller guerroyer contre les Maures ; puisqu’il n’entreprend cette guerre que pour remettre le roi de Majorque en possession de son royaume, il est certain qu’il emploierait plutôt cette puissante armée à la conservation de la Flandre[2]. La réunion est fixée à la fin de juin ; ainsi, dans un mois, Philippe le Bel se trouve à la tête de soixante-dix mille hommes. Réfléchissez s’il ne vaut pas mieux fixer la délivrance avant cette époque : plus tard elle devient impossible. Je ne vous ordonne rien, car, demain, je dois retourner en captivité.

Les chevaliers comprirent le fondement de cette raison et furent d’accord qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Ceci changea leur projet dans ce sens : qu’ils n’attendraient pas plus longtemps et qu’ils reviendraient en toute hâte, avec tous les secours possibles, près de de Coninck, à Damme. Le jeune Guy, comme le plus proche parent de Robert, fut nommé général en chef de l’armée, parce que Guillaume de Juliers ne voulait pas accepter ce titre, à cause de sa qualité de prêtre. Jean de Namur ne pouvait secourir personnellement les Flamands, car, dans l’agitation qui allait se produire, il lui restait assez à faire pour garder son comté ; mais il promit d’envoyer une bonne troupe de cavaliers namurois.

Peu à peu les seigneurs partirent, chacun pour ses domaines ; Robert resta seul avec ses deux frères, son cousin Guillaume et le doyen des tisserands.

— Ô Guy, dit Robert d’un ton douloureux, ô Guillaume ! je vous apporte une nouvelle si terrible, que ma bouche n’ose la proférer, que mes yeux s’obscurcissent de larmes quand j’y pense. Vous savez comment la méchante reine Jeanne a pris notre pauvre sœur Philippine : la malheureuse a eu pendant six longues années pour demeure un cachot du Louvre, et, pendant ce temps, elle n’a pu voir ni son père ni ses frères. Vous croyez qu’elle existe encore, car vous invoquez Dieu pour sa délivrance ; mais hélas ! nos prières sont inutiles : notre sœur est morte empoisonnée, et son corps a été jeté dans la Seine[3] !

Quand la douleur frappe trop brusquement le cœur de l’homme, elle le prive momentanément de sentiment : ainsi en fut-il de Guy et de Guillaume ; leurs joues pâlirent, et, muets, consternés, ils regardèrent fixement le sol. Guy s’éveilla le premier de cette stupeur.

— Il est donc vrai, gémit-il ; Philippine est morte ! Ô âme bienheureuse de ma sœur ! vous pouvez lire dans mon cœur quelle douleur m’oppresse, quelle soif de vengeance me brûle. Vous serez vengée ! Je verserai des flots de sang en votre mémoire !

— Ne te laisses pas emporter ainsi par la douleur, mon beau cousin, dit Guillaume de Juliers ; plains ta sœur, prie pour son âme, et lutte pour la liberté de la patrie : la tombe jalouse ne rend pas ses morts pour du sang.

— Mes frères, interrompit Robert, veuillez me suivre. Nous allons voir notre nièce Mathilde, elle n’est pas loin d’ici. Je vous apprendrai, chemin faisant, des choses encore plus tristes. Faites attendre vos serviteurs ici.

Robert leur raconta successivement comment il avait sauvé miraculeusement son enfant des mains des Français, et ce qu’il avait souffert dans les ruines de Nieuwenhove. Sa douleur s’était cependant apaisée, car il avait foi dans la prédiction du médecin ; l’espoir que Mathilde le reconnaîtrait enfin consolait son cœur, et l’habitude des malheurs lui donnait la force de supporter ses chagrins.

Ils arrivèrent bientôt dans la salle où Mathilde paraissait dormir paisiblement : ses joues étaient blanches comme l’albâtre et sa respiration si faible qu’elle paraissait sans mouvement. Grand fut l’étonnement qui s’empara des chevaliers, à la vue du sang mêlé de boue qui souillait ses vêtements ; ils joignirent les mains avec compassion, car le médecin leur avait fait comprendre, en mettant son doigt sur sa bouche, que le plus grand silence était nécessaire. Le jeune Guy embrassa son frère Robert et versa des larmes amères sur son sein.

— Damnation ! gémit-il, voilà donc l’enfant du Lion !

Le docteur emmena les chevaliers hors de la salle et leur dit :

— La jeune dame a repris ses sens ; mais elle est d’une grande faiblesse. Pendant votre absence, elle s’est réveillée, et elle a reconnu maître Breydel ; elle lui a demandé beaucoup de choses pour rassembler ses souvenirs. Il l’a consolée en lui certifiant que monseigneur de Béthune viendrait la voir ; il ne serait pas bon, messeigneurs, de tromper cette espérance ; je vous conseille donc de ne pas la quitter. Il est également indispensable de lui procurer d’autres habillements et un autre lieu de repos.

Comme Robert ne pouvait se faire connaître d’un plus grand nombre de personnes, il ne donna, pour le moment, pas de suite aux prescriptions du docteur ; il retourna avec ses frères près de Mathilde et resta à contempler avec une douleur muette ses traits décolorés. Les lèvres de la jeune fille remuaient, et, de temps en temps, un son imperceptible sortait de sa poitrine. Un souffle plus puissant fit résonner deux fois le mot : Père ! comme un doux son de harpe, aux oreilles de Robert ; il effleura de ses lèvres la bouche de sa fille endormie ; ce baiser, qui fit passer pour la seconde fois l’âme du père dans le cœur de l’enfant, rendit au sang de la jeune fille plus de fluidité et plus de vie : une teinte rosée colora ses joues, et ses yeux s’ouvrirent avec un sourire tranquille, mais plein de joie.

L’expression des traits de la jeune fille ne peut se décrire ; elle regarda sans rien dire les yeux de son père, et parut absorbée dans une douce volupté. Certainement les anges, dans le ciel, ont cette figure lorsqu’ils regardent la face du Seigneur. Bientôt elle tendit les deux bras, et Robert se pencha vers elle pour se laisser embrasser ; mais ce n’était pas ça que voulait la jeune fille. Elle porta ses deux mains au visage de son père, et toucha ses joues de ses doigts caressants. Tous deux éprouvaient une sensation délicieuse : le père ne regrettait pas ses peines et remerciait Dieu, qui donne aux malheureux la force de supporter la joie.

Les assistants n’étaient pas moins touchés de cette scène d’amour paternel ; ils n’osaient rompre ce silence solennel, et essuyaient furtivement leurs yeux. Leurs attitudes étaient cependant très-différentes ; Jean de Namur, qui maîtrisait le mieux son émotion, se tenait debout, le regard ferme et la tête levée ; Guillaume de Juliers, le prêtre, était agenouillé et priait, les mains jointes ; le jeune Guy et Jean Breydel mêlaient à leur commisération un ardent désir de vengeance ; cela se voyait à l’expression de leurs lèvres et au geste menaçant de leurs poings serrés ; de Coninck qui, en d’autres circonstances, paraissait si froid, était le plus ému de tous, ses larmes coulaient abondamment sous la main dont il avait couvert son visage. Nul homme, en Flandre, n’aimait plus son souverain Robert que le doyen des tisserands ; tout ce qui pouvait rendre la patrie glorieuse était saint pour le noble bourgeois de Bruges.

Enfin, la jeune Mathilde s’éveilla de sa douce extase ; ses bras pressaient la tête de son père contre sa poitrine haletante, et, avec une passion ardente, elle dit d’une voix faible :

— Ô mon père, mon père bien-aimé ! te voilà maintenant sur le sein de ton heureuse enfant ! J’entends battre ton cœur contre le mien… Soyez loué, ô Dieu, qui avez envoyé tant de félicité aux hommes ! Reste ainsi contre mon cœur, mon cher père, car tes baisers m’enlèvent au ciel.

— Ton amour, ô mon enfant, s’écria Robert, efface tous les maux soufferts. Tu ne peux comprendre combien ton égarement a été pénible pour moi ; mais Dieu seul sait quelle joie en ce moment inonde mon cœur. Je veux multiplier mes baisers sur tes joues, car ils sont un baume sur les plaies de mon âme ; ma chère Mathilde, que ton sort était cruel !

Le jeune Guy s’était approché, se tenant les bras ouverts devant le lit, et paraissait aussi implorer un baiser. Aussitôt que Mathilde le reconnut, elle lui dit sans lâcher son père :

— Ah ! mon ami bien-aimé, vous êtes là aussi ! Vous pleurez sur moi ? et monseigneur Guillaume qui prie là-bas, et monseigneur Jean de Namur : sommes-nous donc à Wynendael ?

— Ma pauvre nièce, vos souffrances me brisent le cœur ! oh ! laissez-moi vous embrasser, car mon âme a besoin de soulagements.

Mathilde lâcha son père et se laissa embrasser par son oncle Guy. Alors sa voix devint plus forte, et elle s’écria :

— Monseigneur de Juliers, venez, embrassez-moi aussi, et vous aussi, mon bel oncle Jean, pressez-moi aussi sur votre cœur ; vous m’aimez tous si tendrement !

Ils embrassèrent Mathilde l’un après l’autre, et ces doux épanchements lui firent oublier tous ses malheurs. Lorsque Guillaume de Juliers approcha à son tour, elle le regarda avec étonnement de la tête aux pieds, et demanda :

— Qu’est-ce, monseigneur Guillaume ? pourquoi portez-vous cette cuirasse par-dessus votre soutane, et pourquoi cette longue épée accompagne-t-elle un ministre du Seigneur ?

— Le prêtre qui défend la patrie, combat aussi pour les autels de son Dieu ! répondit Guillaume.

De Coninck et Breydel se tenaient la tête découverte, à une petite distance du lit de camp, et partageaient l’ivresse générale. Mathilde les regarda avec une profonde reconnaissance ; elle attira encore la tête de son père contre sa poitrine, et demanda à voix basse :

— Voulez-vous me promettre quelque chose, mon père chéri ?

— Tout, mon enfant : tes souhaits me réjouiront.

— Je vous prie, mon père, de récompenser ces deux sujets selon leur mérite : ils ont risqué chaque jour leur vie pour la patrie.

— Que ton désir s’accomplisse, Mathilde ! je ferai en sorte qu’ils puissent aussi t’embrasser une autre fois, quand ils l’auront mérité comme maintenant ; détache tes bras de mon cou, car je dois causer avec Guy.

Il s’approcha de son frère, et l’entraîna hors de la salle.

— Mon frère, dit-il, il convient qu’on ne laisse pas sans récompense un dévouement comme celui des deux doyens de notre bonne ville de Bruges ; je vous donne, en conséquence, le pouvoir nécessaire à l’accomplissement de ce vœu ; quand vous serez sur le champ de bataille, au milieu des métiers, ma volonté est que vous fassiez de Coninck et Breydel chevaliers en présence de tous leurs compagnons ; que l’amour de la patrie soit anobli ainsi en eux. Renfermez cet ordre comme un secret dans votre cœur jusqu’à ce qu’il soit temps : maintenant, rentrons, car il faut que je vous quitte tous.

Robert s’approcha de sa fille, prit sa main dans la sienne et dit :

— Mon enfant, tu sais comment j’ai quitté ma prison, un généreux chevalier expose ses jours pour moi dans un cachot. Ne t’attriste pas, Mathilde ; soumets-toi avec moi aux rigueurs du sort…

Mathilde l’interrompit :

— Oh ! je sais quel mot douloureux vous avez sur les lèvres : vous devez me quitter…

— Tu l’as dit, ma noble enfant, je dois retourner dans mon cachot : j’ai promis sur mon honneur que je ne resterais qu’un jour en Flandre. Ne pleure pas ! la fatalité ne nous poursuivra pas longtemps.

— Je ne pleurerai pas, ce serait de l’ingratitude. Je rends grâces au Seigneur qui m’a donné tant de consolations, et je m’en montrerai digue par la patience et les prières. Allez, mon père, donnez-moi encore un baiser, et que les anges du ciel vous accompagnent !

— Doyens, dit Robert, je vous donne le commandement de mes hommes de Bruges ; maître de Coninck, soyez général en chef. Maintenant je vous supplie d’amener une brave femme auprès de ma fille et de lui procurer d’autres habillements. Vous l’emmènerez d’ici et la garderez de toute insulte ; je la mets sous votre garde, pour qu’elle soit traitée selon son rang. Maître Breydel, veuillez faire avancer mon cheval.

Après que Robert eut pris congé de ses deux frères, il étreignit sa fille dans ses bras, et la regarda avec une si tendre attention, qu’on eût dit qu’il voulait graver ses traits chéris dans son souvenir. La jeune fille l’embrassa plusieurs fois en le serrant étroitement.

— Maintenant, mon enfant, reprit Robert, console-toi, je reviendrai bientôt pour toujours. Dans peu, Adolphe, ton frère, sera de retour.

— Ô dites-lui que je le supplie de se hâter ! Allez maintenant, à la garde de Dieu, mon cher père, je ne pleurerai pas à votre adieu !

Robert quitta enfin sa fille et monta à cheval ; les autres chevaliers en firent de même. Aussitôt que Mathilde entendit le pas des coursiers, des larmes roulèrent sur ses joues, malgré sa promesse ; cependant, cela ne l’affligea point, car un sentiment doux et consolant restait en elle.

De Coninck et Breydel remplirent les ordres du Lion, leur maître : ils cherchèrent une femme et Mathilde eut des vêtements propres. Vers le soir, ils étaient tous à Damme, au camp des Brugeois.

  1. Jean de Namur et Guy, son frère, tous deux fils du comte captif avec Guillaume de Juliers leur cousin, qui s’étaient tenus jusqu’alors à Namur, vinrent en Flandre pour décider, avec Pierre de Coninck sur ce qu’il y avait à faire. (Annales de Bruges.)
  2. … Et il arriva dans ce temps que les Sarrasins assiégèrent et prirent en grande force deux royaumes chrétiens, savoir, celui de Majorque et de Mélide. Et ensuite, deux rois étaient venus a Paris, chez le roi, pour demander des conseils et des secours et le pape écrivit au roi de France, comme au premier roi chrétien, pour le prier d’assembler les princes chrétiens, afin de reconquérir les pays de Majorque et de Mélide. (L’Excellente chronique.)
  3. … Le roi et la reine en furent tellement courroucés, qu’ils firent empoisonner Philippine. Le roi ordonna d’étrangler les trente camérières, puis de les jeter dans la Seine, et pendre à une potence les trente chevaliers qui étaient venus avec elles. (L’Excellente Chronique.)