Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 259-276).
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XIII



Dans la guerre de 1296, quand les Français prirent toute la Flandre occidentale, le château de Nieuwenhove leur opposa une résistance opiniâtre. Un grand nombre de chevaliers flamands y étaient enfermés, sous Robert de Béthune, et ne voulurent pas le rendre aussi longtemps qu’un d’eux put se défendre. Mais le grand nombre de leurs ennemis rendit inutile ce courage héroïque ; ils périrent presque tous sur les murs des remparts[1]. En entrant dans le château, par les remparts renversés, les Français ne trouvèrent que des cadavres ; et comme ils ne pouvaient pas faire tomber leur colère sur des ennemis, ils brûlèrent le château, renversèrent les murs et remplirent les fossés de cendres.

Les restes de Nieuwenhove étaient situés à deux lieues de Bruges, dans la direction de Courtray, au milieu d’une épaisse forêt, et loin des demeures des gens du pays ; il était très-rare que le pas d’un homme foulât ce tas de ruines ; les croassements continuels des oiseaux de nuit avaient fait croire aux villageois superstitieux que les âmes des Flamands tués y demandaient vengeance et délivrance.

Quoique l’incendie eût atteint tout le château, il n’était cependant pas tellement anéanti, que les murs ne montrassent plus aux yeux sa forme première ; le bâtiment existait encore, mais avec une infinité de crevasses. Les toitures étaient tombées à côté des murs qui les soutenaient, et des fenêtres sans carreaux il ne restait plus que les châssis de pierre. Tout portait la marque d’une destruction précipitée, car quelques parties étaient restées intactes, tandis que d’autres avaient été renversées avec beaucoup de peine ; dans la grande cour, qui était entourée de remparts à demi écroulés, on voyait çà et là des monceaux de décombres.

Nieuwenhove était dans cet état, depuis six ans, au moment que nous avons choisi pour faire cette description. Les plantes, que le vent avait semées entre les pierres éparses, s’étaient multipliées à l’infini : un gazon délicieux poussait partout ses pointes verdoyantes, et, comme des enfants gâtés de la nature, les fleurs des champs agitaient leurs calices d’argent par-dessous les tas de décombres. Le long des murs noircis grimpaient des lierres flexibles qui avaient pris racine dans les crevasses des pierres calcinées : d’autres plantes, telles que des vignes vierges et des liserons se jetaient d’une muraille à l’autre, et formaient, au-dessus des déchirures profondes, une voûte de la plus agréable verdure.

Il était quatre heures du matin ; un faible crépuscule colorait l’orient d’un jaune douteux et une auréole de rayons d’or se montrait derrière l’horizon, comme l’avant-courrière du soleil. Cependant les ruines de Nieuwenhove étaient encore couvertes d’ombres grises : la nature endormie était enveloppée de ces teintes indécises qui ne sont pas encore des couleurs, tandis que la lumière du levant se reflétait déjà dans l’immensité bleue du ciel. Çà et là quelque orfraie attardée volait vers son trou en huant tristement contre la lumière qui venait la chasser.

En ce moment un homme était assis sur un des tas de décombres au milieu des ruines. Un casque sans plume était attaché sur sa tête par deux courroies, une cuirasse entourait son corps athlétique, et des plaques d’acier couvraient ses membres. Sa main, revêtue d’un gantelet de fer, était posée sur un bouclier dont on aurait vainement cherché les armoiries, car on n’y voyait qu’une ligne brune oblique. Ses armes, de même que la longue lance placée à côté de lui, étaient peintes en noir, probablement en signe de deuil, À peu de distance de là se tenait un cheval encore plus noir que le chevalier : comme il était aussi entièrement couvert d’écailles de fer, l’animal courbait avec peine la tête jusqu’à terre, et broutait ainsi les têtes humides des plantes. L’espadon suspendu au côté de la selle était d’une grosseur surprenante et paraissait destiné à une main de géant.

Pendant qu’un silence de mort régnait dans les ruines, le chevalier poussait des soupirs de désespoir et ses mains gesticulaient comme s’il parlait à quelqu’un. De temps en temps il tournait la tête avec méfiance vers les haies et les chemins environnants ; et, quand il fut bien sûr d’être seul, il leva la visière de son casque, et découvrit son visage : c’était un homme d’un âge mûr avec des joues ridées et des cheveux grisonnants. Quoique ses traits portassent la trace d’une longue tristesse, il avait cependant encore assez de feu dans le cœur pour donner à ses yeux une vivacité extraordinaire. Après avoir contemplé un instant les murs restés debout de Nieuwenhove, un sourire amer erra sur ses lèvres ; il baissa la tête et parut regarder quelque chose dans le gazon : deux larmes brillèrent sous ses paupières et roulèrent jusqu’à terre. Alors il dit :

— Ô héros, mes frères ! votre noble sang a été versé sur ces pierres, vos cadavres reposent sous moi, dans le sommeil éternel de la mort, et les fleurs solitaires se sont enracinées comme des couronnes saintes de martyr par-dessus vos ossements. Vous êtes heureux, vous qui avez perdu cette pénible vie pour la patrie ; car vous n’avez pas vu l’esclavage de la Flandre. Vous êtes morts, libres et glorieux, vos âmes ne portent pas la tache que l’étranger a imprimée sur la tête du Flamand. Le sang de celui auquel vous avez donné le nom superbe de Lion a trempé cette terre avec le vôtre ; son épée était un éclair exterminateur, et son bouclier un mur ; maintenant, ô honte ! maintenant il est assis sur vos tombes solitaires soupirant comme un réprouvé ; maintenant des larmes d’impuissance jaillissent de ses yeux comme de ceux d’une faible femme.

Le chevalier se leva tout à coup, baissa précipitamment la visière de son casque et, se tournant vers la route, il parut écouter avec attention. Un bruit qui ressemblait à des pas de chevaux se fit entendre au loin. Quand il se fut convaincu que son oreille ne le trompait pas, il ramassa sa lance et courut à pas pressés vers son coursier, lui remit son mors en bouche, se plaça en selle et marcha jusque derrière un mur qui devait le cacher. Il était à peine derrière cet abri lorsque d’autres sons parvinrent à son oreille ; à travers le cliquetis des armes et le galop des chevaux, il crut distinguer les plaintes d’une jeune fille. En entendant ces cris le chevalier pâlit sous sa visière ; non de peur, la peur lui était inconnue, mais l’honneur et les devoirs de la chevalerie lui ordonnaient de voler au secours de cette jeune fille ; son cœur magnanime brûlait déjà de sauver une malheureuse, quoique des raisons plus importantes et une promesse sacrée lui défendissent de se faire connaître à personne : c’est ce combat intérieur qui faisait pâlir ses joues. Au bout d’un instant le cortége approcha et les plaintes de la jeune fille devinrent intelligibles pour le chevalier.

— Ô mon père, mon père ! criait-elle sur un ton pitoyable.

À ces accents le chevalier repoussa toutes ses réflexions. Cette voix avait quelque chose d’étrange qui avait profondément remué ses entrailles. Il donna de l’éperon dans le ventre de son coursier, sauta rapidement au-dessus des monceaux de décombres jusque sur la route. Là il vit arriver la troupe à une petite distance : six cavaliers français, sans lances, mais bien armés d’ailleurs, poussaient leurs chevaux à bride abattue : un d’eux tenait une femme devant lui sur sa selle et la serrait fortement dans ses bras. Elle se débattait avec désespoir et remplissait l’air de ses cris de douleur. Le chevalier noir s’arrêta au milieu du chemin et mit sa lance en arrêt pour attendre les ravisseurs. Étonnés d’un obstacle si inattendu, les cavaliers ralentirent le pas de leurs chevaux et regardèrent ce protecteur, non pas sans une crainte secrète. Celui qui paraissait les commander s’avança et cria :

— Hors du chemin, seigneur chevalier ! hors du chemin ! ou nous passons sur votre corps !

— Je vous somme, chevaliers félons et déloyaux, de lâcher cette dame, sinon je me déclare son protecteur.

— En avant, en avant ! cria le commandant à ses hommes.

Le chevalier noir ne leur donna pas le temps d’approcher, il se courba sur le cou de son cheval et tomba tout à coup au milieu des Français stupéfaits. Du premier coup de sa lance il troua le heaume et la tête d’un Français, et le jeta à bas de sa selle mortellement blessé ; mais pendant qu’il réussissait ainsi à vaincre un de ses ennemis, les autres avaient levé leurs glaives sur sa tête, et déjà le chevalier de Saint-Pol avait, d’un formidable coup d’épée, fait tomber l’épaulière du chevalier noir. Celui-ci, à la vue de tant d’ennemis menaçants, jeta sa lance et tira du fourreau son épée de géant ; il saisit la poignée des deux mains et la fit tournoyer si rapidement, qu’aucun des Français n’osait approcher, car chaque coup de son arme terrible tombait comme un pesant coup de marteau sur l’armure de ses ennemis. Le cavalier qui portait la jeune fille se défendait avec une longue épée, et tenait son fardeau tremblant serré contre sa poitrine. La jeune fille, succombant aux émotions de ces alternatives de craintes et d’espoir, n’avait plus la force de parler ni de se plaindre ; ses yeux étaient d’une fixité effrayante, et ses joues d’une pâleur mortelle. Parfois elle levait vers son libérateur inconnu des mains suppliantes ; mais bientôt elle tomba évanouie sur le cou de son coursier. Les chocs terribles des épées sur les casques et les boucliers retentissaient au loin dans les bois voisins, et le sang coulait en filets rouges sous les cuirasses ; mais les combattants, dans leur ardeur de la vengeance, paraissaient ne pas sentir leurs blessures et continuaient la lutte en haletant. Les armures étaient brisées et pour ainsi dire hachées en maint endroit, et le cheval du commandant de Saint-Pol portait au cou une large blessure ; son maître avait grand’peine à le conduire de manière à éviter les coups du chevalier noir. Saint-Pol, voyant que le combat prenait une tournure très-désavantageuse aux Français, fit un signe au soldat qui tenait la dame. Le soldat comprit et tenta de s’enfuir du champ de bataille ; mais le chevalier noir devina son intention et, enfonçant l’éperon dans le flanc de son coursier, il barra le passage au soldat et lui cria, tout en parant avec une merveilleuse adresse les coups des autres assaillants :

— Sur votre corps et votre vie, déposez cette femme à terre ! Sans tenir compte de ces paroles, le soldat détourna son cheval et chercha à sauter hors du chemin ; mais l’épée du chevalier noir tomba sur son casque avec une violence épouvantable et lui fendit la tête jusqu’aux épaules. Deux larges jets de sang jaillirent de la blessure béante et retombèrent en pluie tiède sur la tête et sur la robe blanche de la jeune fille : ses boucles blondes et soyeuses en furent toutes couvertes et se teignirent d’un rouge foncé. Le cavalier tué tomba de sa selle, et, quoique la vie se fût éteinte en lui, les dernières convulsions de ses muscles serraient encore haineusement la jeune fille contre sa poitrine ; mais au bout de quelques minutes les bras du cadavre se détendirent et la jeune femme roula sur le sol avec le mort.

Sur ces entrefaites, le chevalier noir avait encore abattu un autre Français et il ne lui restait plus que trois ennemis ; mais, à mesure que diminuait le nombre des combattants, le combat devenait plus acharné, car la vue du sang fumant enflammait, d’une rage furieuse, ces hommes élevés pour la guerre. Les chevaux, tiraillés de droite à gauche, hennissaient à chaque coup qui tombait sur leur cuirasse de fer. La jeune fille était étendue sans connaissance sous leurs pieds : comme elle était tombée de la selle la première, le corps sanglant du soldat tué la couvrait entièrement. Par un bonheur tout providentiel les chevaux, qui piaffaient autour d’elle, ne la touchèrent même pas ; seulement son visage était couvert de la boue sanglante que leurs pieds faisaient voler en soulevant la terre du chemin. Les combattants, affaiblis par des chocs meurtriers ou par la perte de leur sang, s’arrêtèrent un moment pour reprendre haleine, tout en jurant de se battre jusqu’à la mort. Les Français se réjouirent intérieurement en voyant le mouvement rétrograde de leur ennemi ; ils s’imaginèrent qu’il avait besoin de repos et qu’il ne tarderait pas à se rendre. Mais leur erreur ne dura pas longtemps ; car il tomba sur eux à toute bride, et il avait si bien calculé son coup, que la tête du premier soldat vola au bord du chemin encore coiffée de son casque. Surpris et terrifié de cet exploit, Saint-Pol s’enfuit en toute hâte du champ de bataille avec le survivant de ses compagnons ; ils poussèrent leurs chevaux comme des flèches et quittèrent le chevalier noir avec la ferme croyance qu’il avait à son service quelque puissance diabolique.

Ce combat n’avait duré que quelques instants, car les coups s’étaient succédés sans relâche. Le soleil n’avait donc pas encore paru sur l’horizon ni illuminé les champs de ses rayons ; mais les vapeurs du matin montaient déjà au-dessus de la forêt, et la cime des arbres se colorait d’un vert charmant. Quand le chevalier se vit maître du champ de bataille et qu’il n’aperçut plus d’ennemis, il descendit de son cheval, l’attacha à un arbre, et s’approcha de la jeune fille immobile : elle était étendue sous le corps du soldat, et ne donnait plus signe de vie ; la terre était labourée autour d’elle par les pieds des chevaux et pétrie comme de la boue. Il fut impossible au chevalier noir de reconnaître ses traits ; le sang des Français avait coulé sur ses joues et s’y était coagulé avec la paupière. Les chevaux avaient piétiné sur ses longues boucles soyeuses et les avaient enfoncées dans la terre. Sans plus long examen, le chevalier releva la malheureuse victime et la porta dans ses bras jusque dans les ruines de Nieuwenhove. Là, il la coucha doucement sur le gazon de la cour et entra dans l’autre partie du bâtiment. Parmi tous les murs debout il trouva encore une salle dont la voûte n’était pas tombée et qui pouvait servir d’abri. Les carreaux des fenêtres avaient bien éclaté par les flammes, mais les autres parties étaient encore intactes ; de longues bandes de tapis déchirés pendaient à la muraille, des restes de meubles et des lits brisés gisaient en désordre sur le sol. Le chevalier ramassa quelques-uns de ces restes et en fit, à l’aide de quelques planches, quelque chose qui ressemblait à un lit de camp ; alors il arracha les tapis de la muraille et les étendit sur les planches qu’il avait arrangées.

Enchanté de sa découverte, il retourna près de la jeune fille évanouie et la porta dans la salle. Il l’étendit avec un soin paternel sur le lit improvisé et roula un morceau de tapis sous sa tête. Pour s’assurer qu’elle n’était pas blessée, il examina attentivement ses vêtements et découvrit avec joie que le sang ne tachait que sa mante, et que son cœur battait encore. Le respect qu’il sentait pour cette femme ne lui permit pas de pousser plus loin son examen ; après lui avoir essuyé la bouche et les yeux, il quitta les ruines et retourna sur le chemin, où se trouvaient les cadavres de ses ennemis ; il prit le casque d’un des Français et le remplit d’eau au ruisseau qui coulait près du champ de bataille ; alors il prit son cheval par la bride, et le ramena dans un coin du château. Revenu près de la jeune fille, il déchira un morceau du pourpoint qu’il portait sous sa cuirasse, et s’en servit pour laver la figure de la jeune fille. Quoique le grand jour fût proche, il faisait encore assez obscur sous la voûte de cette salle, car le chevalier ne pouvait voir s’il avait enlevé complétement la boue qui couvrait les joues de la jeune fille. Il lui lava la tête, le cou et les mains, et la couvrit d’un grand morceau de tapis, qu’il arracha de la muraille, pour la préserver du froid.

Alors, convaincu que la jeune fille était vivante, il laissa au repos et à la nature le soin de la fortifier et retourna près de son cheval ; il nettoya son armure avec de hautes herbes qui croissaient dans la cour afin de faire disparaître autant que possible les traces sanglantes de la lutte. Ce travail lui demanda un certain temps, et il y employa ses nobles mains avec résignation ; enfin il apporta à son cheval toute une brassée de fourrage frais… Le soleil était monté sur l’horizon et avait illuminé la campagne de couleurs éclatantes ; par la fenêtre de la salle il entrait assez de lumière pour qu’on pût distinguer tous les objets qui se trouvaient par terre. Le chevalier y rentra. La jeune fille se trouvait assise sur le lit et regardait avec stupéfaction les murs noirs de son horrible demeure ; elle ouvrait démesurément les yeux et paraissait égarée, car ses paupières ne s’abaissaient pas et restaient obstinément levées. Dès que le chevalier l’eut regardée de près, un tremblement soudain parcourut son corps ; il pâlit et sentit que le froid de la peur lui coupait la parole, il ne sortit de sa bouche que des sons inarticulés. Dans cette agitation il s’élança vers la jeune fille qu’il embrassa et la pressa avec amour contre son cœur.

— Mon enfant ! ma pauvre Mathilde ! cria-t-il avec désespoir, devais-je quitter ma prison pour cela ? pour te retrouver ainsi entre les bras de la mort !

La jeune fille mit la main avec dégoût contre la poitrine du chevalier et le repoussa avec colère.

— Traître ! dit-elle, comment osez-vous maltraiter ainsi la fille du comte de Flandre ? Vous ne rougissez pas d’enlever une jeune fille sans défense, mais Dieu veille sur moi. Sa foudre n’est pas éteinte, entendez-vous ? Votre punition approche. Écoutez comme le tonnerre gronde, scélérat !… À ces paroles, deux ruisseaux de larmes jaillirent des yeux du chevalier ; il arracha le casque de sa tête, et alors on put voir briller les pleurs sur ses deux joues.

— Ô ma bien-aimée Mathilde, s’écria-t-il, reconnais-moi ! je suis Robert, ton père, que tu aimes, qui a tant pleuré pour toi dans sa captivité. Ciel ! tu me repousses de ton cœur…

Un sourire de haine contracta les traits de la jeune fille, et elle reprit :

— Maintenant vous tremblez, ravisseur déloyal, maintenant votre cœur s’oppresse de la crainte des scélérats. Mais il n’y a pas de pitié pour vous. Le Lion, mon père, me vengera, et vous n’aurez pas insulté impunément le sang du comte de Flandre… Silence ! j’entends le rugissement du Lion… mon père approche. Tenez, la terre tremble sous ses pas. Pour moi, un baiser avant que je meure, ô joie !

Chaque parole entrait comme une flèche empoisonnée dans le cœur du chevalier. Toutes les tortures de l’enfer oppressèrent son cœur : des larmes brûlantes couraient dans les rides profondes de ses joues, et il se frappa la poitrine avec désespoir.

— Ô reconnais-moi, ma pauvre enfant ! cria-t-il, ne me fais point mourir ; ne ris pas si amèrement : tes regards me jettent la mort dans le cœur. Je suis ce Lion que tu aimes, ce père que tu appelles.

— Vous, le Lion ? répondit Mathilde avec mépris, vous le Lion ? Ô calomniateur ! Non, le Lion parle flamand… N’entends-je pas que la langue de la reine Jeanne est dans votre bouche ? cette langue qui flatte et trahit. Le Lion est allé aussi, on lui disait : venez ! et une chaîne…, un cachot, une vaisselle d’or et du poison. Ô France ! France ! son sang !… et moi aussi, moi son enfant ; mais vous ne savez donc pas que la tombe est un refuge ? une âme près de Dieu, dans le ciel, ne peut être déshonorée !

Le chevalier ne put contenir son désespoir, il embrassa encore sa fille, et dit :

— Mais n’entends-tu pas, mon enfant, que je parle la langue de nos pères. Quelle souffrance amère as-tu donc endurée, qu’elle égare ton esprit ? Rappelle-toi que notre ami, messire Adolphe de Nieuwland, devait me délivrer, et ne m’appelle plus traître ou scélérat, car tes paroles me percent le cœur.

Au nom d’Adolphe, les joues contractées de la jeune fille se détendirent. Un doux sourire éclaircit la pénible expression de son visage, et, sans repousser le chevalier, elle reprit d’un ton plus tranquille :

— Adolphe, avez-vous dit ? Adolphe est allé chercher le Lion. L’avez-vous vu ? il vous a parlé de la malheureuse Mathilde, n’est-ce pas ? Oh oui, il est mon frère ! Il a fait des noëls pour moi… Chut ! j’entends les cordes de sa harpe… quelle jolie chanson !… mais qu’est ceci ? Oui, mon père vient ! Je vois déjà un rayon… une sainte lumière… allez-vous-en, scélérat !

Ses paroles se terminèrent par des sons étouffés, et devinrent inintelligibles. Sa physionomie s’obscurcit d’une expression de courroux.

Le chevalier effrayé ne savait que faire et sentait le courage l’abandonner. Il prit la main de la jeune fille et l’arrosa de larmes d’amour et de douleur. Elle retira sa main, et s’écria :

— Cette main n’est pas pour un Français ! Un chevalier félon, un ravisseur comme vous, ne peut pas la toucher. Vos larmes sont des taches que le Lion effacera avec du sang. Craignez, serpent ! Tremblez ! car le moment approche. Voyez-vous ce sang sur ma robe ? C’est aussi du sang français ; comme il est noir ! Le chevalier ne put résister plus longtemps à ce supplice, il tomba à genoux devant la comtesse, le visage suppliant et soupira :

— Pour l’amour du Seigneur, ma malheureuse Mathilde, ne repousse pas plus longtemps l’amour de ton père. Ne rends pas mon douloureux voyage inutile. Peux-tu regarder mes larmes d’un œil si indifférent et ta voix chérie ne prononcera-t-elle pas une seule parole de consolation ? Me laisseras-tu mourir de chagrin à tes pieds ? oh, je t’en supplie, toi à qui je donnai la vie, un baiser, ô un baiser de ta bouche !

La jeune fille le regarda avec dégoût.

— Une parole ! reprit le chevalier, nomme-moi ton père, ne me repousse pas ! Si tu savais, ma malheureuse enfant, quelles douleurs horribles ta résistance me cause, si tu connaissais la frayeur de ton père… Mais non, tu es égarée ; la poursuite des Français a frappé ton esprit. Ô désespoir !

Il voulut presser son enfant dans ses bras, mais elle s’effraya et cria d’une voix perçante :

Allez-vous-en : n’approchez pas vos bras de moi. Ce sont des serpents, ceux qui portent le déshonneur avec eux. Oh ! ne me touchez pas, laissez-moi, scélérat ! Au secours ! au secours !…

Par un mouvement désespéré, elle s’échappa des bras du chevalier et sauta de son lit en criant. Dans son égarement, elle courut vers l’entrée de la salle et voulut fuir. Le chevalier tremblant s’élança pour la retenir. Il entoura la pauvre fille avec un soin craintif et s’efforça de la ramener au lit ; mais elle, dans son égarement, le prenant pour un ennemi, se débattit violemment contre son père au désespoir. Par des efforts surhumains, elle s’arracha plusieurs fois de ses mains, et l’obligea à la poursuivre dans la salle ; elle poussait des cris horribles et le frappait avec énergie. Pour l’empêcher de sortir, il lui fallut la retenir de force en la serrant vigoureusement dans ses bras. Enfin, rassemblant toutes ses forces, il la leva et la replaça sur son lit. Elle le regarda avec une expression de reproche et se prit à pleurer amèrement.

— Vous avez triomphé d’une jeune fille, gémit-elle. Oh ! chevalier déloyal ! Qu’hésitez-vous maintenant ? Personne ne voit votre crime que Dieu ! mais ce Dieu a placé la mort entre nous. Une tombe est ouverte entre nous deux.

Le malheureux père était tellement accablé par la douleur, qu’il n’entendit pas ces paroles. Il s’assit sur la pierre, et regarda silencieusement sa fille en pleurs, avec des yeux égarés ; le courage l’abandonna, et sa tête tomba sans force sur sa poitrine.

Mathilde avait fermé les yeux et paraissait dormir. Un léger rayon d’espoir éclaira le cœur du père : ce repos pouvait adoucir la souffrance et les pensées de sa fille. Dans cette idée, il se tint immobile pour ne pas troubler le sommeil de la jeune fille ; seulement, il la contempla avec des yeux pleins d’amour, et il goûta encore un moment de repos au milieu de toutes ses peines.

  1. … L’été de l’année 1296, vers la Saint-Jean, le roi Philippe vint en Flandre avec 20,000 hommes, prit Douai, et assiégea Lille… Là on se battit fort, le comte de Blois et tous ceux de Guise, qui avait assisté à la première bataille, y restèrent morts ; de ces Français, il resta 4,000 Wallons ; toute la Flandre occidentale était perdue. Les Français pillèrent Lille, Ypres, Courtray et Roulers, et brûlèrent des églises, des couvents, des villages, des hôpitaux. (L’Excellente chronique.)